1« La nature imposa toujours aux êtres cet impérieux dilemme : s’adapter ou disparaître » (Le Bon, 1920, p. 43). Cette proposition d’un médecin et sociologue français (1841-1931) semble faire écho aux défis proposés à l’entrepreneur du XXIème siècle. C’est à partir de cette idée que nous allons porter un éclairage sur la place du dilemme du temps dans la formation à l’entrepreneuriat de plus de cent entrepreneurs bretons. Quelles sont les tensions, ruptures, disruptions, déséquilibres du rapport au temps vécus par les entrepreneurs au travers de leur projet entrepreneurial ? Sous quelle forme se traduisent-ils dans l’apprentissage entrepreneurial ?
2Selon Cristol et Muller (2013) « pour apprendre, les entrepreneurs disposent de peu de temps, car ils se consacrent d’abord au développement de leurs affaires. […] Ils arbitreraient leurs choix en fonction d’un paramètre de gestion du temps et de leur engagement en formation ». De plus, Toutain et Verzat (2015) précisent que même s’il est d’usage de considérer « professionnellement et socialement » l’entrepreneuriat comme une « activité individuelle », on ne peut éluder l’interaction permanente entre l’entrepreneur et son environnement. Comment l’entrepreneur peut-il appréhender le temps entre apprentissages et activité ? Comment peut-il préserver son indépendance tout en apprenant de et par les autres ? Qu’est-ce qui cache derrière l’expression : « manque de temps », si souvent évoquée par les entrepreneurs dans leur difficulté à se former ?
- 1 L’étude s’est déroulée dans le cadre d’une recherche doctorale (Mégret, 2021), en collaboration ave (...)
3Pour essayer d’apporter des éléments de réponse à ces questions, nous délimiterons tout d’abord le dilemme dans sa dimension aux temporalités des processus de transformation (i.e. manque de temps pour réfléchir de manière critique, pour dialoguer) dans un contexte entrepreneurial. Dans un deuxième temps, en référence aux travaux de Alhadeff-Jones (2014) en particulier, nous regarderons l’aspect central de nouvelles conceptions de « modalités d’accompagnement susceptibles de favoriser le déploiement d’une capacité réflexive et d’un pouvoir d’agir sur notre rapport au temps ». Puis, en nous appuyant sur « la réciprocité éducative » proposée par Eneau (2005) et la « théorie de l’apprentissage transformateur » de Mezirow (2001), nous interrogerons la place du dilemme désorientant dans une situation de codéveloppement en contexte entrepreneurial. Enfin, d’un point de vue empirique, nous présenterons une étude menée par un « entrepreneur-praticien-chercheur »1, s’appuyant sur une méthodologie mixte (quantitative et qualitative) et présentant deux phases successives : une première phase, conduite par une série de questionnaires auprès de 84 entrepreneurs en activité ; une deuxième phase, construite autour d’entretiens semi-directifs réalisés auprès de 22 entrepreneurs en activité, complétés par 5 entretiens auprès d’entrepreneurs ayant cessé leur activité suite à la défaillance de leur entreprise. L’objectif de ce recueil était de questionner, entre autres, le rapport au temps des entrepreneurs et le rôle joué par les pairs dans leur processus entrepreneurial et leurs apprentissages, de la phase de création de leur entreprise à aujourd’hui. Parmi les résultats saillants, les analyses font apparaître l’émergence d’enjeux importants pour les entrepreneurs concernant leur rapport au temps et aux autres, dans leur vécu des situations qu’ils rencontrent dans les phases d’apprentissages, tout au long du processus entrepreneurial.
4Ainsi, nous essaierons de montrer par cette réflexion l’importance des temporalités dans les processus éducatifs en entrepreneuriat et la place du dilemme dans des dispositifs d’accompagnement par les pairs, autorisant par le partage d’expériences des apprentissages impossibles autrement, donnant à l’entrepreneur un pouvoir d’agir grandissant.
5Emprunté au bas latin dilemma (1555), lui-même pris au grec dilêmme « argument par lequel on pose une alternative entre deux arguments contraires », le nom masculin dilemme renvoie aujourd’hui dans son acception la plus courante à un « choix difficile entre deux possibilités » (v.1940) (Rey, 2012, p. 1 034). Dans le domaine entrepreneurial, cette difficulté se pose dès l’engagement de l’individu dans un processus de création d’entreprise, ce que Bruyat (1993) appelle le « dilemme de projets concurrents », qui se traduit selon lui par la complexité du choix pour un individu récemment licencié percevant deux opportunités de reprendre un emploi salarié ou de créer son entreprise. Fayolle & Lassas-Clerc (2005) précisent que « dans ces situations potentiellement chaotiques, la pression du temps (liée au projet et/ou au créateur) devient un facteur déterminant. Le hasard peut également jouer un grand rôle dans la mesure où l’individu n’explore pas "rationnellement" les différentes perspectives, faute de temps » pour dialoguer ou réfléchir de manière critique (p. 10). En matière d’apprentissage, les notions de temps peuvent aussi être envisagées comme des situations ponctuant et régulant un parcours de vie (Maubant, Biasin & Roquet, 2018), ou être restructurées dans une idée de chrono-formation proposant l’émergence de nouveaux synchroniseurs tels que le quotidien, l’alternance ou le retour narratif sur sa vie (Pineau, 2000). Si ces différentes approches du temps contribuent à nourrir de nouveaux rythmes de développement en formation d’adultes, le choix a été fait d’inscrire cet article dans la continuité de la recherche doctorale (op. cit.) en s’appuyant sur une approche rythmique de la formation (Alhadeff-Jones, 2018) dans une perspective transformatrice et émancipatrice (Mezirow, 2001 ; Alhadeff-Jones, 2021).
6Cette notion du temps peut aussi, dans son usage latin, exprimer une transition, tel un fleuve que l’on traverse ou un orage qui passe (Gaffiot, 1934, p. 1350). À partir de leurs travaux sur la transition, Balleux & Perez-Roux (2013) posent celle-ci comme :
« un espace/temps de passage inscrit au cœur d’un changement, assumé ou non, abouti ou non, et qui nécessite de l’individu la mise en œuvre de stratégies d’adaptation pour mieux gérer éléments de rupture et (re)construction de continuités » (Balleux & Perez-Roux, 2013, p. 102). Pour le dire autrement, la transition est une « aire intermédiaire d’expérience » (Boutinet, 2009, p. 226).
7Pour Balleux & Perez-Roux (2013) le « "passage à travers le miroir" donne lieu à de nombreux dilemmes liés aux écarts entre métier rêvé et réalité professionnelle et projection personnelle dans une carrière future par identification à un groupe de référence » (p. 103). L’entrepreneur se retrouve ainsi, dès l’initiation de son projet, dans un processus l’amenant à considérer la transition comme « un espace-temps de co-construction du changement individuel et social » (Dupuy & Le Blanc, 2001, p. 74) au sein duquel les parcours socioprofessionnels s’expriment non seulement par l’influence de l’environnement économique et culturel, mais également par la mise en place de stratégies originales issues de représentations, de rôles et de valeurs. Ces phases successives de transitions accompagnent l’entrepreneur tout au long de son activité (élaboration du projet, création, lancement, développement et pérennisation), créant des espaces délimités par le temps, tout en ouvrant un chemin réflexif où apprendre, c’est apprendre quelque chose et quelque chose sur soi, prendre conscience de certaines continuités ou ruptures dans son parcours de vie et mieux se comprendre soi-même (Renouf, 2018). En d’autres termes, c’est faire « l’épreuve de soi » (Balleux & Perez-Roux, 2013, p. 109). L’entrepreneur évolue ainsi dans un climat ponctué d’orages déstabilisateurs et d’accalmies constructives semant jour après jour des graines qui ne donneront leurs fruits que dans un futur plus ou moins incertain. Comme le résument Balleux et Perez-Roux :
« présent provisoire, souvent émancipatoire, le temps de la transition doit être mis en perspective du passé et du futur, comme un moment unique de rencontre au sein duquel l’individu s’inscrit dans de multiples interactions avec l’environnement organisationnel et humain » (Balleux & Perez-Roux, 2013, p. 110).
8Pour sa part, Alhadeff-Jones (2014) rappelle que tout projet émancipateur est à concevoir en relation avec un projet critique. S’interroger sur la portée émancipatrice inhérente à un projet éducatif implique dès lors de questionner les présupposés qui définissent sa portée critique. Cette étude s’appuie sur les théories de la critique développées en Sciences de l’éducation et de la formation, à partir desquelles Alhadeff-Jones (2012) propose un « modèle multiréférentiel » dans le but de rendre plus accessible la conception d’une approche critique en éducation. C’est en s’appuyant sur les sept propositions qu’il propose que nous allons questionner le rapport au temps de l’entrepreneur dans le but « d’explorer la portée émancipatrice d’une éducation et d’une formation critiques du rapport au temps, à partir des finalités qu’on peut leur prêter » (2014, p. 2) :
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« Apprendre à remettre en question le rapport au temps comme fondement d’une pédagogie critique » suppose d’inciter l’entrepreneur à prendre le temps de « souffler » pour « prendre un peu de recul » sur sa pratique en développant sa capacité critique par des « (re)prises de conscience, des (re)prises de pouvoir et des (re)prises de position » dans le but « d’accroître son pouvoir d’agir » (Alhadeff-Jones, 2014, p. 3) et par là-même, son contrôle sur le développement et la pérennisation de son entreprise.
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« Apprendre à discriminer la complexité des temporalités et des rythmes » invite l’entrepreneur à développer une « capacité à sentir, à reconnaître et à identifier l’influence et la spécificité des rythmes qui façonnent l’expérience quotidienne » (organisation du travail, relations commerciales, etc.) et « la présence de synchronies et d’asynchronies », sans attendre pour comprendre « l’expérience d’interruptions, de disruptions ou de contraintes subies (maladie, accident, etc.) » (idem, p. 4), voire l’expérience de la faillite dans certains cas.
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« Apprendre à garder une trace et à évaluer les temporalités et les rythmes » peut permettre à l’entrepreneur de réfléchir sur les outils dont il dispose « pour garder une trace et évaluer les temps et les rythmes vécus ou observés (idem, p. 5), par la mise en place d’échéanciers, de rétroplannings, de feuilles de présences, etc.
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« Apprendre à interpréter la complexité des temporalités et des rythmes » suppose pour l’entrepreneur « d’apprendre à accéder, à exprimer et à formuler autant sa propre histoire de vie que l’histoire collective à laquelle elle se rattache, de façon à pouvoir interpréter les futurs possibles » (ibid.). Cet apprentissage doit lui permettre de mieux cerner les contours de sa posture d’entrepreneur et augmenter sa capacité à projeter son entreprise vers l’avenir, dans un but de développement et de pérennisation.
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« Apprendre à argumenter et à négocier l’importance des temporalités et des rythmes » implique l’entrepreneur dans la gestion « des contraintes temporelles », la recherche « des formes de flexibilité », la négociation du « temps pour soi » et du « temps pour autrui », ainsi que la réévaluation de « ses priorités ». Il s’agit d’un point de vue pragmatique, pour l’entrepreneur, de négocier « les programmes et plannings de travail, mais aussi les rythmes et les cycles qui ponctuent l’activité ou encore des normes culturelles qui déterminent les temporalités individuelles, collectives et organisationnelles » (idem, p .6).
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« Apprendre à formuler un jugement sur les temporalités et les rythmes » consiste pour l’entrepreneur, « à partir de processus réflexifs et narratifs, d’articuler et de contenir des temporalités enchevêtrées, contribuant ce faisant à la création de son propre milieu temporel ». La création de cet espace-temps nécessite « d’être capable d’établir une forme d’autorité à partir de laquelle on s’autorise à privilégier des rythmes ou des temporalités spécifiques, dans la mesure où ils apparaissent comme justes, équilibrés et légitimes dans un contexte donné » (idem, p. 7).
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« Apprendre à mettre en crise les temporalités et les rythmes reconnus comme illégitimes » suggère que l’entrepreneur puisse élaborer de nouvelles stratégies, privilégiant des rythmes de vie et de travail alternatifs (idem, p. 8), brisant les codes et représentations d’un rapport au temps prédéterminé, et qui n’est pas nécessairement adapté au développement de son entreprise et de sa propre autonomie.
9Ainsi, « le rapport au temps, tout comme le rapport à l’espace, est au fondement de notre rapport au monde, à soi et à autrui » (ibid.). Selon cette perspective, l’entrepreneur doit donc prendre conscience de la façon dont il en « fait expérience », car comme le rappelle Alhadeff-Jones :
« apprendre à questionner son rapport au temps constitue dès lors un processus potentiellement transformateur et émancipateur qui requiert la remise en question, voire la transgression, de schèmes et de perspectives de sens développés tout au long de la vie et qui déterminent notre identité, nos compétences et nos connaissances » (Alhadeff-Jones, 2014, p. 9).
10Selon Mezirow (2001), « ces schèmes et perspectives de sens forment nos "structures-frontières " au-delà desquelles les données nouvelles ne sont ni perçues, ni comprises » (p. 24). Aussi, dans le champ de l’entrepreneuriat, l’apprentissage transformateur implique, chez l’entrepreneur, « une conscience plus aigüe du contexte de ses croyances et sentiments », telles que les raisons qui l’ont amené à créer son entreprise, à opter pour telle stratégie de développement ou à agir de telle façon avec ses salariés ou partenaires. Il implique également « une critique des présomptions, en particulier des prémisses sur lesquelles ces croyances et sentiments reposent », comme la mise en perspective de différentes alternatives redessinant les contours de ses propres objectifs, ou le renoncement à telle option stratégique élaborée au départ pour réorienter son activité (idem, p. 178). Pour Mezirow, « la transformation de perspective peut se produire de deux manières : soit à la suite d’une accumulation de transformations de schèmes de sens provoquées par une série de dilemmes », dans des rythmes parfois asynchrones et longs ; soit « en réponse à un dilemme marquant imposé de l’extérieur : un décès, une maladie, une séparation ou un divorce, le départ des enfants, etc. » (idem, p. 184).
11Dans un contexte entrepreneurial, certains professionnels de l’accompagnement recourent à la « règle des trois D » : Défaillance d’entreprise, Divorce, Dépression, cette perspective étant susceptible de traduire l’expression d’une série de dilemmes ou d’un dilemme marquant. Cependant, une « première confrontation à un dilemme peut être auto-induite », tout autant qu’elle peut aussi « être induite par les circonstances de la vie » ou par « le formateur » (Mezirow, 2001, p. 189).
12Engager l’entrepreneur dans une transformation de perspective, du point de vue de la formation, peut donc impliquer « une séquence d’activité d’apprentissage qui commence avec un dilemme perturbateur » (idem, p. 209). Cette première phase d’apprentissage se traduit par une désorientation, « un déséquilibre intérieur qui perturbe l’harmonie du moi sans que le problème ne soit compris, ni nommé de manière satisfaisante » (idem, p. 194). Mezirow précise cependant que « la séquence des activités d’apprentissage transformateur n’est pas composée de stades de développement invariables ». Ces activités sont plutôt à comprendre comme des moments séquentiels « d’une élucidation de sens ». Cet ensemble de séquences, impliquant des temporalités différentes, « se termine avec un concept de soi différent qui permet une réintégration dans son contexte de vie sur la base des conditions dictées par une nouvelle perspective » (idem, p. 209). C’est donc au rythme des difficultés qu’il rencontre que l’entrepreneur doit « mettre de l’ordre dans son monde vécu », quand il se trouve confronté à des situations « où les recettes dont il a hérité pour résoudre les problèmes semblent ne plus remplir leur office » (idem, p. 211).
13Il semble enfin que la transformation de perspective soit « un processus social impliquant souvent des points de vue exprimés par les autres ». Et s’il est d’usage de considérer l’entrepreneuriat comme une activité individuelle, les « points de vue » que l’entrepreneur en apprentissage a commencé par « trouver discordants, déplaisants et menaçants » pourront être admis car ils lui seront indispensables pour traiter ses expériences. Mezirow ajoute ainsi que « nous attendons des autres qu’ils communiquent des perspectives alternatives, éventuellement susceptibles d’expliquer nos dilemmes » (idem, p. 201) et que « l’identification », par exemple dans un groupe de pairs, « peut être le moyen le plus efficace de renforcer une nouvelle façon de voir son propre dilemme » (idem, p. 204).
14Concernant ce « rôle d’autrui » dans la formation d’adultes, les travaux d’Eneau (2012) sur « les dimensions sociales de l’autonomie en formation » et plus particulièrement sur « la réciprocité éducative », soulignent la place importante accordée à l’expérience dans l’apprentissage des adultes ainsi que le rôle du groupe et de l’échange entre pairs pour l’apprentissage. Cette perspective permet d’envisager les conditions, dimensions et effets attendus de la réciprocité éducative, ici proposés dans un contexte de formation à l’entrepreneuriat :
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« Les conditions préalables à la réciprocité » résident « dans la prise en compte de l’autonomie des individus » (l’entrepreneur doit être capable de « prendre des initiatives, de faire des choix, de prendre des risques et la responsabilité des conséquences » , comme exposer aux autres les dilemmes qui lui posent problème) et en même temps encourager au niveau collectif et individuel un certain nombre de valeurs sociales concernant l’autre (comme l’écoute d’autres entrepreneurs, dans notre cas, le dialogue, « le respect des autres et de la différence, la confiance voire la coopération ou même la coresponsabilité en termes collectifs ») (Eneau, 2012, p. 50).
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« Les dimensions opérationnelles de la réciprocité » impliquent également pour l’entrepreneur « l’obligation de donner-recevoir-redonner » (dans un contexte de formation à l’entrepreneuriat, il faudrait donc encourager les entrepreneurs « à prendre le pari de la coopération, donner d’abord avant d’attendre quelque chose en retour ») et donner « sans compter sur un échange de valeur égale en retour (la réciprocité étant basée sur des dons incalculables), dans un délai qui n’est pas connu à l’avance et dont l’ensemble ne peut être calculé en termes d’intérêt » (ibid.). Ceci engage l’entrepreneur sur un chemin opposé à la réalité et aux exigences de son « métier » d’entrepreneur, où l’optimisation du temps et de la rentabilité sont au cœur des préoccupations quotidiennes, créant des écarts entre métier rêvé et réalité professionnelle et donnant lieu à de nouveaux dilemmes à résoudre.
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« Les effets attendus de la réciprocité » suggèrent une régulation et une équilibration des liens sociaux au sein d’une communauté qui permet « au fur et à mesure des échanges, d’inverser les situations asymétriques pour que chacun puisse à son tour donner, recevoir et donner en retour ». Cette transformation progressive de l’intérêt collectif en bénéfice individuel apporte, par le « jeu » de la réciprocité, une « valeur ajoutée » à chacun, amenant potentiellement les apprenants à « une plus grande autonomie individuelle » (idem, p. 51).
15Proposer des modalités d’accompagnement basées sur l’échange entre pairs, dans une dynamique de réciprocité, offre alors la possibilité à l’entrepreneur de s’engager dans des échanges asymétriques et réciproques en forme de « donner-recevoir-rendre ». Le travail en groupe d’élaboration du discours sur les situations problématiques vécues par l’entrepreneur et le retour des pairs, peuvent alors générer de nouveaux questionnements et dilemmes nécessaires à une transformation de perspective, elle-même inscrite dans un rapport au temps reconsidéré. Par ces retours réflexifs successifs et réguliers avec les pairs, l’entrepreneur en formation peut ainsi (re)construit de nouvelles représentations, connaissances et compétences augmentant ainsi son pouvoir d’agir.
- 2 Réalisées, dans le cadre de cette étude, avec le logiciel SPSS
16L’enquête menée auprès de 111 entrepreneurs bretons interrogés dans le cadre de notre étude de terrain (Mégret, 2021) questionne le rapport au temps des entrepreneurs et le rôle joué par les pairs dans leur processus entrepreneurial et leurs apprentissages, de la phase de création de leur entreprise à aujourd’hui. D’un point de vue méthodologique, la première phase conduite par l’administration d’un questionnaire auprès de 84 entrepreneurs bretons ayant créé leur entreprise entre 2012 et 2016, avait pour objectif d’interroger les entrepreneurs, d’une part sur leur rapport au temps (pour se former, dans le « vécu » des situations rencontrées), depuis la création de leur entreprise jusqu’au moment de l’enquête, et d’autre part, sur le rôle joué par les pairs pendant cette période. Les analyses de corrélations2 ont permis de mettre en exergue les principaux résultats suivants.
17Tout d’abord, 94,2 % des entrepreneurs interrogés se sentent dépassés par le temps (nous n’avons pas, à ce stade de l’analyse, de précisions quant à la nature des temporalités évoquées). Si seulement 42,2 %, sur les 61,6 % des entrepreneurs ayant rencontré des difficultés dans la phase de création, ont évoqué avoir rencontré des difficultés quant à « l’isolement du chef d’entreprise », ils sont 76,9 % à se sentir dépassés par la solitude dans la phase post-création.
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Ceci traduit une évolution importante du sentiment de solitude chez l’entrepreneur, tout au long du processus entrepreneurial. Il semblerait que cet isolement grandit avec le temps, entraînant l’entrepreneur dans un repli sur soi ou tout au moins dans une diminution de ses interactions sociales, lui rendant peut-être encore plus difficile la gestion des difficultés qu’il rencontre, des responsabilités qu’il doit assumer et des décisions à prendre qui jalonnent son quotidien.
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De plus, concernant les difficultés rencontrées par les entrepreneurs interrogés dans la phase de création de leur entreprise, il apparaît tout d’abord une continuité dans les temporalités des difficultés énoncées. En effet, les entrepreneurs ayant rencontré des difficultés techniques (juridiques, comptables et administratives), financières (bancaires) et psycho-socio-affectives (sentiment d’isolement) à la création, continuent de rencontrer ces mêmes difficultés par la suite.
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Aussi, le manque de formation dans certains domaines (juridiques, comptables ou administratifs) peut mettre l’entrepreneur dans une mauvaise posture, en accaparant son temps pour traiter des problèmes, plutôt qu’à développer son entreprise.
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Enfin, les entrepreneurs qui souhaitent être accompagnés à la création pensent que cela peut être utile et auraient envie d’être accompagnés aujourd’hui par un pair. Ils sont 77,9 % de l’ensemble de l’échantillon de l’enquête à avoir répondu qu’ils souhaiteraient ainsi être accompagnés à la création. Ces réponses données bien après la phase de création semblent indiquer que le temps permet aux entrepreneurs de mesurer l’importance d’être accompagnés.
18La question des temporalités semble donc importante à prendre en compte dans les processus vécus, même si, au regard des résultats, ce sentiment ne semble pas pouvoir être comblé par l’appartenance à un réseau.
- 3 Réalisées avec les logiciels Iramuteq et N’Vivo
19D’un point de vue plus qualitatif, une première série d’entretiens semi-directifs d’environ une heure chacun a été réalisée auprès de 22 entrepreneurs bretons en activité, puis complétée par une deuxième série de 5 entretiens auprès d’entrepreneurs ayant cessé leur activité. Les questions posées portaient principalement sur leur « vécu » du processus entrepreneurial et du parcours de formations suivies, depuis la création de leur entreprise. Leurs rapports au temps et aux autres ont-ils évolué dans cette temporalité ? Les analyses textuelles et de contenues3 font émerger les résultats suivants.
20La forme active la plus représentée dans le corpus de texte total des entretiens est le verbe « aller » traduisant l’action et la dynamique inhérentes au processus entrepreneurial. Les formes actives moins représentées mais tout de même significatives, à titre comparatif dans le cadre de cette recherche, sont les noms communs « temps » et « moment ». Ils mettent en avant, le plus souvent, le rapport à l’action ou à l’objectif à atteindre, comme l’évoque les témoignages suivants :
« Face à des difficultés, l’entrepreneur va se dire : je vais y arriver, ça va mettre le temps mais je vais y arriver, et puis il y a des gens qui vont laisser tomber… » (E2 - Entrepreneur en activité).
« Et là il va falloir encore se battre, encore passer des heures sur le peu de temps que l’on a de liberté [à gérer] les problèmes au quotidien […] aujourd’hui, je pense que pour tout secteur d’activités, le métier de patron c’est régler des problèmes et savoir trouver des solutions pour régler les problèmes ». (E14 - Entrepreneur en activité)
« Je pouvais m’organiser dans mon emploi du temps, être autonome pour mes filles, j’ai toujours voulu préserver ça […] c’était mon choix, c’était bien en phase avec mes valeurs et assumé donc il n’y avait pas de problème avec ça. C’est juste qu’après, je n’étais plus en phase avec mes valeurs mais je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite […]. Et au bout de dix ans j’avais un décalage justement avec tout ça […]. Et là aussi il faut être honnête […], mon mari a eu un gros problème de santé, un cancer, je me suis cachée devant le fait que ça devenait compliqué avec l’arrêt de travail etc… je me suis senti fatiguée oui, le premier mois, mais au bout d’un an je me suis dit : “sois honnête avec toi-même, ce n’est pas de la fatigue, c’est juste que j’arrive au bout de quelque chose”, et ça a mis un an […] j’ai changé d’activité ». (E7 - Entrepreneure en activité)
21Les résultats de l’étude terrain pointent également l’importance du temps dans le quotidien de l’entrepreneur, sans que la notion de dilemme n’apparaisse clairement dans sa préoccupation. Mais le « rapport au temps » constitue une préoccupation importante du « métier » d’entrepreneur, comme le soulignent ces trois interviewés :
« C’est une famille entière qui part dans le projet […] ; on rentre chez soi le soir et on redébrief : “et ta journée comment ça s’est passé” ? Oui pour moi c’est vraiment un projet de famille […] ; on a mis aussi les économies, dedans il y a la maison […] ; on passe beaucoup de temps dans son entreprise et pas chez soi avec ses enfants aussi. Donc parfois on se pose la question : “est-ce que le jeu en vaut vraiment la chandelle” ? ». (E11 – Entrepreneure en activité)
« [Je prends aujourd’hui] plus de recul, de hauteur, je suis plus patient et je prends plus de temps pour m’occuper de moi ». (Entretiens - JD3)
« Comment peut-on lier son activité professionnelle en conservant du lien social professionnel externe […] ? J’ai été membre du Club des Créateurs Repreneurs d’Entreprise (CCRE), j’ai participé à des réunions à la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI), à la Chambre des Métiers et de l’Artisanat (CMA). [Être] dans ces réseaux-là, ça demande deux, trois soirs par semaine, c’est énorme, et c’est de la fatigue en plus qui s’accumule ». (E4 -Entrepreneur ayant cessé son activité)
22Le temps et les autres jouent un rôle essentiel dans les processus d’apprentissage, comme en témoignent ces quatre entrepreneurs :
« Les [réseaux] nous accompagnent sur le terrain quand on en a vraiment besoin […] ; c’est aussi comme ça que j’ai rencontré le développement personnel. Parce qu’à un moment donné, il faut se poser des questions plus personnelles. Là, ça m’a permis de comprendre, […] par des partenaires d’affaires qui étaient passés par là, qui fait que je me suis posé les bonnes questions. Enfin ils ont fait en sorte que je me pose les bonnes questions et ils m’ont accompagnée ». (E7 - Entrepreneure en activité)
« Ce parcours de formation aide au développement des capacités d’apprentissage, mais [le parcours] est parfois un peu ardu sur le côté pratico-pratique. Il faut prendre le temps de comprendre. [Ce n’est pas facile] mais le groupe joue un rôle important et positif ». (Entretiens - JD2, JD3 et JD4).
23Si le processus entrepreneurial commence dès la création d’entreprise, parfois devant ce que Bruyat (1993) appelle le « dilemme de projets concurrents », l’entrepreneur rencontre ensuite, tout au long de son activité (élaboration du projet, création, lancement, développement et pérennisation), des phases successives de transitions.
24Les travaux d’Alhadeff-Jones (2014) sur les « temporalités » en formation montrent tout l’intérêt d’une « critique du rapport au temps » et d’une pédagogie inscrite « dans des temporalités qui lui sont propres et qui varient suivant les rythmes en fonction desquels évoluent les hommes et les femmes, les institutions et les idées qui l’organisent », donnant ainsi au « temps » toute la place qu’il occupe dans le processus entrepreneurial.
25Les recherches de Mezirow (2001) sur « l’apprentissage transformateur » et celles d’Eneau (2012) sur « la réciprocité éducative » montrent, entre autres, l’importance du dilemme dans un apprentissage de « soi, avec et par les autres ».
26Ces différentes recherches menées sur les temporalités en formation d’adultes, plus particulièrement dans une visée transformatrice des apprentissages, permettent d’alimenter la réflexion sur l’impact et le rôle des temporalités dans les processus de formation et d’accompagnements proposés en entrepreneuriat.
27En effet, « faute de temps », parmi d’autres facteurs, un entrepreneur sur deux seulement, parmi ceux interrogés, déclare faire partie d’un réseau et la majorité d’entre eux ne souhaitent pas suivre de formation. Cette situation paradoxale pose la question de la prise de conscience des entrepreneurs dans leur relation critique à la notion de temps ... et à leur « manque de temps » si souvent déclaré. Les aider à mettre en place des actions de transformation, à partir de dispositifs basés sur une démarche d’apprentissages réciproques, devrait donc continuer à être interrogé. C’est l’un des objectifs de nos recherches, qui restent à poursuivre, dans une perspective pratique visant à donner une signification plus concrète à ce qui pourrait être un « processus d’apprentissage transformateur et émancipateur », pour les entrepreneurs, leur permettant de dépasser en particulier cette difficulté si souvent évoquée.