1Phénomène démographique traduit en problème politique (Katz, 1992), le vieillissement des populations se décline en différentes questions sociales, gestionnaires, politiques, dont se saisissent une multitude d’institutions. Ces questions sont abordées dans les textes officiels des institutions supranationales, des politiques nationales, des médias, des discours des professionnel·les du travail auprès des personnes âgées. Parmi ces questions, la dépendance d’une partie de la population âgée et ses difficultés à la continuation d’une vie en autonomie est centrale ; leur accueil dans des établissements spécialisés, bien que ceux-ci fassent l’objet de nombreuses critiques, fait partie des solutions admises. La qualité des soins prodigués et les conditions de vie des résidents restent cependant au cœur de ces reproches et les injonctions à leur amélioration sont légion : elles sont préconisées par les organisations internationales, les gouvernements et même les employé·es de tels établissements dans leurs revendications, de plus en plus entendues. Parmi les solutions évoquées, la formation continue apparaît dans ces discours comme largement consensuelle. Cependant, aucune instance officielle ne prend en charge d’en préciser exactement les contenus, savoirs ou méthodes.
2C’est dans ce contexte que depuis plusieurs dizaines d’années, des organismes de formation (OF pour la suite du texte) privés, dont l’activité se déploie dans de multiples pays, proposent des programmes autour de l’humanisation de la prise en charge des patients âgés. Il y est volontiers question de « bientraitance », terme qui s’est imposé dans les discours officiels comme résultat attendu d’une meilleure formation du personnel en établissement. Ces entreprises visent non seulement une réforme des gestes professionnels, mais aussi un changement d’ordre culturel, voire social dans sa définition large : ils proposent de changer le regard porté par l’ensemble de la société sur la vieillesse. Pour répondre à cet objectif, ces formations déploient des dispositifs pédagogiques relativement originaux dans le paysage de la formation continue. Si la formation s’exerce sur les individus, ses bénéfices sont essentiellement axés vers le bien-être des résident·es. Il n’y est pas question de gain d’employabilité, de salaire, de position : la rétribution pour les personnes formées en est, à court terme, la promesse d’un quotidien de travail moins pénible, et, à plus long terme, celle d’un ré-alignement de valeurs entre ce qui serait le cœur du métier soignant et le travail en établissement.
- 1 « Pédagogisation de la prise en charge des personnes âgées. Pour une sociologie de l’humanisation d (...)
3Basé sur les résultats d’une recherche en cours1, cet article analyse les projections temporelles établies par ces réformes du travail par la formation continue. Il y apparaît un temps long projeté dans le futur – celui du changement culturel et de l’établissement – au cœur du temps court, présent, des apprenant·es et de la formation en train de se faire. Cette relation entre temporalités institutionnelles et temporalités individuelles peut être concordante, comme elle peut être conflictuelle, mettant alors les personnes formées dans une situation de dissonance entre le temps de la formation et celui du travail. Dans la première partie, nous verrons comment ces formations articulent, au sein d’un même curriculum, temps court individuel et temps long collectif. Dans une deuxième partie, nous montrerons que le temps long auquel elles se réfèrent comporte une dimension utopique, au sens que donne André Petitat de l’utopie : « réalisable, tendue vers le futur, [un] monde par définition disputé, que la plupart des contemporains estiment impossible et peu probable » (Petitat, 2009, 13), et comment cette dimension est partie intégrante de la relation pédagogique. Enfin, nous analyserons les effets du réel sur ces formations dans un contexte de travail où les injonctions normatives sont multiples (Loffeier, 2015).
4Au sein de deux organismes de formation privés français actifs au niveau international, notre recherche étudie la formation la plus emblématique et la plus vendue, depuis la formation des formateurs, jusqu’à sa passation auprès des professionnels en établissement pour personnes âgées. L’enquête, en trois volets, a été conduite auprès d’organismes de formation en France et de quatre établissements clients en Suisse. Nous avons également mené une enquête documentaire portant sur les textes officiels élaborés par les instances internationales (Organisation Mondiale de la Santé, Conseil de l’Europe, Organisation des Nations Unies, Banque Mondiale, Organisation de Coopération et de Développement Économiques, Union européenne, Réseau européen AGE), nationales (Office Fédéral de la Santé Publique, CURAVIVA Suisse, Haute Autorité de Santé) et cantonales (Vaud, Valais, Neuchâtel). La dimension transnationale de ce dispositif d’enquête permet de montrer comment les définitions du problème de la prise en charge de la vieillesse dépendante et de sa solution circulent d’un contexte à l’autre. Si l’enquête montre que le passage des discours pédagogiques d’un contexte national à l’autre se fait avec relativement peu d’adaptation, nous ne pouvons, à ce stade de l’enquête, nous prononcer de façon définitive sur l’influence des contextes nationaux sur les situations de formation.
5Pour chacun des organismes de formation, nous avons étudié en particulier la formation des formateurs. Depuis la réception des CV des candidat-e-s jusqu’à leur recrutement, une trentaine de jours d’observation et une vingtaine d’entretiens formels ont été menés, à la fois auprès des personnes formées, des responsables des OF et des commanditaires.
6Quatre établissements clients de ces organismes de formation, c’est-à-dire dont la direction a passé commande de sessions de formation, font l’objet d’une enquête par observation et par entretien. Certains de ces établissements viennent de commencer le processus de formation, tandis que d’autres sont formés de plus longue date. Pour tous les établissements, nous avons réalisé une semaine d’observation, des entretiens formels et informels (une trentaine en tout) avec les employé·es de spécialités et statuts hiérarchiques variés : médecins, aides-soignantes, infirmières, animateurs, agents d’hôtellerie mais également des membres des fonctions supports et administratives. Pour les établissements en début de processus, des entretiens et observations ont été menés avant, pendant et après la formation.
7Si la recherche sur le temps dans l’enseignement explore généralement le hiatus entre temps « imaginé » par le curriculum et le temps « réel » dont bénéficient les enseignants pour le réaliser, celui-ci reste souvent abordé comme une quantité, une variable objectivable (Delhaxhe, 1997 ; Chopin, 2010). Dans une approche davantage processuelle, les travaux en didactique ont pu montrer que l’on pouvait penser le temps de l’apprentissage comme une construction, où différentes approches – temps apprenant et enseignant – cohabitent (Chopin, 2006), mettant notamment en jeu des processus identitaires (Merle, 2004 ; Roquet, 2018). Une dimension sociologique est par ailleurs abordée à travers le rôle de certaines grandes variables dans les rapports au temps, telles que la socialisation et les dispositions des élèves (Darmon, 2015) ou leur culture (Beaud, 1997 ; Barrère, 2018). Mais la dimension idéelle du temps, celle qui structure la projection que fait tout dispositif pédagogique sur le futur, n’est ni le temps mesurable, ni didactique, ni individuel, et reste relativement peu explorée. Partir des approches du temps explicites et implicites mobilisées dans les dispositifs pédagogiques permet de faire émerger ses attentes et les dimensions idéelles projetées par les détenteurs du savoir sur le réel : il s’agit d’un rapport au monde, d’un ordre social. Dans le cas de la formation « tout au long de la vie », trois mondes – associatif, de l’éducation nationale et de l’entreprise – sont à l’origine de la constitution d’une certaine idée de l’éducation permanente, où chacun des mondes porte une vision différente du temps présent et futur, en fonction de ses enjeux spécifiques. C’est l’hybridation de ces temps projetés qui se lit dans la perspective de la formation adulte (Forquin, 2004).
8Les formations continues sur lesquelles cet article se penche ont en commun de s’adresser à des individus dont elles proposent d’améliorer les compétences, dans le but premier d’opérer un changement culturel à l’échelle de l’établissement. Afin d’améliorer la qualité du soin, ces formations développent une autre conception des personnes âgées et de leur prise en charge. Les périmètres professionnels sont bousculés, puisque l’entièreté des métiers de l’établissement pour personnes âgées dépendantes est visée et que tous les corps de métier peuvent participer aux formations. Les professionnel·les de la santé, en premier lieu, mais aussi les métiers de l’intendance ou de l’administration par exemple sont ainsi appelés à la réforme.
9Ce pont entre la révision des compétences individuelles et le changement culturel à l’échelle de l’établissement, tout comme la désignation de la formation comme solution à ce problème, s’accordent avec les discours officiels aux échelles nationales ou supranationales. Dans le contexte français par exemple, à propos de la prise en charge des personnes âgées dépendantes, le Comité Consultatif National d’Ethique estime ainsi :
« nécessaire de penser la formation initiale et continue des acteurs de santé et du social pour affronter les nouveaux défis issus des progrès de la médecine du XXe siècle. [...] Les modalités mêmes de la formation devront être repensées en profondeur. Faire en sorte que ceux qui vont concourir ensemble aux soins au sens du cure et du care à la personne se forment ensemble est une nécessité » (CCNE, 2018, 16).
10Ce discours n’est pas spécifique au contexte français. Des acteurs supranationaux, comme l’OMS, l’ONU, l’OCDE et l’UE, y compris la plateforme AGE Europe, contribuent à cristalliser un changement de regard sur la vieillesse. Celui-ci passe par une valorisation des compétences des seniors, l’attention portée aux droits de la personne dans les pratiques de soin, aux préférences et capacités de chacun, ainsi qu’une nouvelle conception positive du « vieillissement en bonne santé » (Conseil de l’UE, 2012 ; OCDE, 2005 ; OMS, 2015 par ex.). Le même registre apparaît en Suisse chez les associations faîtières des établissements médico-sociaux (EMS), autour de l’humanisation de la prise en charge, exaltant la personne, son bien-être et sa qualité de vie dans l’établissement (voir p.ex. la Charte Éthique publiée par HévivA, 2019). Il se trouve renforcé par les discours fédéraux et cantonaux qui encadrent les pratiques des établissements. Ceux-ci mettent la priorité sur le principe de la qualité des prestations de soin et sur une politique des compétences pour atteindre cet objectif. La formation continue des personnels devient ainsi l’une des responsabilités des EMS :
« Les EMS participent à la formation du personnel soignant et des autres professionnels travaillant dans leurs institutions. […] Les EMS participent à des projets pilotes permettant l’étude de développements nouveaux aussi bien au niveau des soins que de la formation du personnel » (Service de la Santé Publique, Valais, 2005, p. 48-49).
- 2 Pour de plus amples développements sur cette question, voir Poulet, C., Loffeier, I., Stavrou, S. ( (...)
11Réponse identifiée à l’échelle internationale2 à la question du vieillissement des populations, la moralisation de la prise en charge de la vieillesse dépendante est posée en termes de qualité des pratiques en établissement, de compétences et de leur mise en œuvre par les agent·es professionnel·les dans les établissements. Si les textes officiels, tant nationaux que supranationaux, ne créent pas à proprement parler le contenu de la formation, ils encadrent et permettent le développement d’un marché autour de la « bientraitance » et contribuent à ancrer d’une façon plus globale l’idée que la formation continue pourrait être la réponse la plus efficace à une injonction au changement de l’établissement.
- 3 Les guillemets signifient qu’il s’agit de citations des acteurs eux-mêmes, issues des documents de (...)
12Le marché de la formation se pose ainsi comme force de promotion de la « bientraitance » en établissement ; c’est le cas en particulier des organismes sur lesquels s’est portée cette enquête. Le premier (OF1) émerge au moment de la structuration du marché de la formation professionnelle continue en France, initiée en particulier avec la loi Delors (1972) et propose une « nouvelle méthodologie de soin »3, « réhabilitatrice » et « humaniste ». Le second (OF2) présente un discours mêlant le développement de nouvelles compétences des professionnel·les à une réforme du rapport de la société à la démence sénile. Il forme à des méthodes développées par un chercheur en psychologie américain ayant adapté aux personnes âgées souffrant de démence les méthodes issues d’une pédagogie destinée aux enfants. Les deux structures promettent la résolution d’un certain nombre de problèmes identifiés comme professionnels, par la réalisation de sessions de formation de quelques jours, sur le lieu de travail, qui peuvent être proposées à l’ensemble du personnel des établissements, le plus souvent sur invitation managériale.
13Adressées aux directions, dont les organismes sont les prestataires, les promesses affichées sur les documents commerciaux sont à la fois qualitatives (« faire vivre la bientraitance » ; « permettre aux personnes accompagnées de recouvrer une certaine autonomie » par exemple) et quantitatives (réduction des troubles du comportement chez les patients, diminution de la consommation médicamenteuse, du turn-over des employé·es et du stress au travail, etc.). Le discours commercial n’est pas tourné vers les bénéfices individuels mais vers les bénéfices pour l’établissement, notamment en proposant une refonte de la culture professionnelle. La directrice de cet établissement explique ainsi que :
« Il s’agit que tout le monde entende la même chose, qu’on soit tous alignés sur les mêmes valeurs, les mêmes pratiques. Et si j’envoie les gens en formation, ils ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas entendu ou qu’ils ne savent pas » (Entretien préalable à la formation en établissement, OF2, février 2019).
14La formation revêt ici un caractère managérial : elle sert le pilotage d’une harmonisation des pratiques des employé·es. La promesse sur laquelle s’appuie cette directrice est d’ordre culturel ; elle se fait également outil d’exercice d’une autorité, puisque c’est sur cette directive que tout ou partie du personnel suivra la formation.
- 4 Extrait des documents commerciaux de présentation des formations.
15Pourtant, cette orientation culturelle est agie par les apprentissages individuels : les curricula décrivent des compétences qu’il revient aux personnes formées d’acquérir, comme c’est le cas dans ces extraits de programme4 :
« Acquérir une méthodologie de soin qui situe chaque intervention dans la ligne philosophique déterminée par les projets de vie individuels » ; « Améliorer des techniques de mobilisation adaptées aux différentes situations » (OF1). « Comprendre les fondements de la démarche [de l’OF2] et leur adaptation aux problématiques des personnes âgées présentant des troubles cognitifs » ; « Modifier les représentations et perceptions portées sur la “démence” et les personnes concernées » ; « Apprendre à créer et adapter des activités en fonction des personnes et de leurs capacités » (OF2).
16Apprendre, acquérir, comprendre etc. traduisent l’attente vis-à-vis de la personne formée et non de l’établissement. À l’issue de la formation de l’OF1, les participant·es sont d’ailleurs amené·es à remplir un questionnaire d’évaluation décrivant leur degré de confiance dans le fait de pouvoir mettre en œuvre les nouvelles techniques. L’enjeu pour les apprenant·es est ainsi de maîtriser des contenus mais aussi des gestes professionnels, identifiés comme « outils » ou « méthodologies ». Les formations étudiées induisent ainsi une coexistence entre le temps de l’apprentissage individuel d’un côté, et de l’autre l’échelle du changement de l’établissement, managérial mais aussi culturel, visant à implémenter, plus qu’une réforme du travail, un changement de société projeté sur le temps long.
17Ces formations ont en commun l’ancrage dans la projection d’un monde différent, appelé à se révéler dans un futur plus ou moins lointain, du point de vue professionnel et plus largement social. Cette caractéristique a des effets sur le modèle pédagogique dans lequel s’inscrivent ces formations, articulant développement de nouvelles compétences, recherche de performance et aspiration à un changement de long terme dans un futur idéal.
- 5 Ou le potentiel d’une culture ou d’un groupe local qui se trouverait dominé par les discours et les (...)
18Les deux formations étudiées se construisent en effet à l’intersection de modèles de pratiques pédagogiques que Basil Bernstein (2007) distingue : les modèles de compétence et les modèles de performance. Les modèles de compétence sont tournés vers le changement et guidés par un principe émancipateur. Ils sont en ce sens considérés comme « thérapeutiques ». Ils se focalisent notamment sur le potentiel intra-individuel5 qui pourrait être révélé par une pratique pédagogique adéquate. Ils sont inspirés des théories des compétences qui émergent avec les idéologies libérales, progressives — voire radicales, des années 1960. Les modèles de performance, quant à eux, mettent l’accent sur le résultat que l’apprenant·e est amené·e à produire et sur les compétences spécialisées pour y parvenir. Bien que les différents modes de performance puissent varier entre eux, ils ont en commun d’être instrumentaux et mis au service d’objectifs économiques. Modèle de compétence et modèle de performance forment par conséquent des identités pédagogiques différentes chez les apprenant·es : introjectées, tournées vers le développement interne pour les premières, projetées et tournées vers la valeur externe/d’échange pour les secondes.
19Les formations que nous étudions peuvent être décrites comme incorporant un modèle de compétence dans un modèle de performance : les nouvelles techniques apprises, qui permettent de meilleurs gestes envers les résident·es sont mises au service de la performance de l’établissement, aussi bien d’un point de vue moral qu’économique. Ce faisant, ces formations investissent de façon singulière le déroulé du travail. En modifiant la nature des tâches effectuées, leur organisation, mais également les personnes habilitées à le réaliser, le travail doit gagner en efficacité. Et si permettre aux résident·es de participer activement à leur environnement permet d’alléger les tâches qui incombent habituellement aux professionnel·les, cela participe également de la construction d’une amélioration de la performance et du rendement du temps de travail, bénéfique aux résident·es, aux soignant·es comme aux gestionnaires. Cela est proposé par les OF comme argument pour convaincre les directions de la pertinence du changement proposé. Cette promesse de gain de performance passe par l’acquisition de compétences, qui se traduisent, dans les deux formations, par le développement de techniques et de gestes professionnels codifiés. Pour l’un des deux OF en particulier, cela inclut parfois un séquençage strict des gestes à la fois dans l’espace et dans le temps : une méthode d’entrée en relation avec le ou la patient·e est décrite très précisément, par séquences de quelques secondes et par la description en centimètres des déplacements avant le contact physique.
20Cette approche par la performance du temps de travail après la formation ne s’inscrit néanmoins pas dans la seule perspective d’un gain d’efficacité : elle projette les changements escomptés par la formation dans la promesse d’un futur meilleur, qu’il ne tiendrait qu’aux personnes formées de voir advenir. Elle inclut ce faisant une « transformation identitaire » de l’apprenant (Merle, 2004, Roquet, 2018) qui dépasse la transmission de connaissances, et qui a trait à l’incarnation d’une dimension utopique au cœur du discours pédagogique : « On fait le bien parce que c’est la chose juste à faire. Pas parce qu’on attend une récompense » (extrait de carnet de terrain, formation OF2, Paris, décembre 2017).
21Les formations proposent aux personnes formées d’adhérer à la projection d’un futur à la fois proche (accessible par une forme de militantisme professionnel) et lointain (car de nombreuses difficultés sont à dépasser). Ce temps projeté constitue la promesse faite aux professionnel·les et à leurs directions, se traduisant notamment dans la perspective d’un réalignement des valeurs et du travail. Ce futur n’est pas seulement celui de l’établissement, mais celui de toute une société :
« Formateur : “C’est un changement de civilisation. [...] Un tel changement social, c’est un nouveau monde au cœur de l’ancien” » (formation OF2, juin 2018).
22L’objectif de la formation est de faire advenir une vision, portée par les fondateurs des formations : celle d’un « Nouveau Monde ». Dans l’extrait qui précède, le discours pédagogique déplace l’objet de la formation des compétences locales des personnes formées à l’avènement d’un changement plus large, souhait auquel elles sont appelées à adhérer.
23Cette « vision » a une fonction régulatrice : elle permet de mesurer les nouvelles pratiques à l’aune de la projection, et fait entrer les apprenant·es dans la relation pédagogique « un peu comme on entre en religion », par l’adhésion à une croyance qui lie ceux et celles qui la partagent (Petitat, 2016). Car il s’agit bien d’une forme de conversion (Darmon, 2011) des personnes formées, qui est utilisée comme moteur du changement. Cela émerge dans les observations de formation, mais se révèle encore plus saillant dans les récits, par les formateurs, de leur passage de l’ancien métier (le plus souvent dans le domaine du soin) au métier de formateur. C’est le cas par exemple de cette ancienne ergothérapeute, en cours de formation pour devenir formatrice :
« J’ai eu l’occasion dans mon ancien poste d’être formée à [méthode OF1] et ça a été radical. [...] je suis rentrée à la maison et je me suis dit c’est ça que je veux faire de ma vie. [...] ‘Faut que tout le monde entende ça, ‘faut que tout le monde apprenne ça. C’est la solution pour changer nos pratiques » (formation de formateur OF1, août 2019).
24L’engagement de cette formatrice consiste en premier lieu à porter une parole de vérité, à révéler qu’il existe une façon de faire meilleure et souhaitable : c’est toute son identité qui se retrouve engagée dans un parcours qui rappelle métaphoriquement un sacerdoce. L’engagement en faveur d’une mission est un ressort pédagogique également utilisé dans l’OF2 pour mobiliser les professionnel·les lors des sessions :
« Le formateur demande : “Qu’est-ce que la révolution ? C’est ici, maintenant. D’où vient ce mot de révolution ? Galilée contre l’establishment, Galilée qui a été torturé. Être un révolutionnaire demande du courage. Ceux qui ne se sentent pas le courage peuvent sortir, les portes sont là, c’est le deuxième avertissement.” Personne ne sort, quelques rires discrets dans l’assemblée ». (Extrait de carnet d’observation de formation, OF2, juin 2018).
25Trois éléments sont évocateurs dans cet extrait. Tout d’abord, on y trouve retrouve l’idée d’une mission, celle de changer le monde pour faire advenir un monde plus juste, plus en accord avec la vérité : Galilée est celui qui est condamné pour dire la vérité, celui qui bouleverse « l’ordre épistémique » (Skorucak, 2019). Il est ainsi sous-entendu que ceux qui accepteraient la mission seraient comme Galilée en face de l’ordre établi. L’engagement des personnes formées n’est pas uniquement professionnel, mais aussi identitaire par la dimension morale qu’il revêt. Enfin, et c’est un point commun aux deux formations, le formateur suggère l’existence d’opposants à l’avènement d’un monde plus juste, comme principale difficulté devant l’avènement du futur possible.
« On vous dira que vous êtes fous, idéalistes. Des bisounours. » (Observation de formation, OF2, décembre 2017).
« On nous a formaté, on nous a dit que nous savions ce qui est mieux pour les résidents. C’est un mensonge » (Observation de formation, OF2, juin 2018).
26Les opposants au projet de changement sont parfois nommés, mais sont néanmoins le plus souvent seulement évoqués : ce « on » qui n’y croit pas. La première des résistances est celle contre l’incrédulité :
« Notre job est de montrer ce qui est possible. Vos collègues ne vous croiront pas. Partout où nous allons (Asie, Australie, Europe), on entend la même chose : “(...) ça ne marchera pas.” » (Extrait de carnet de terrain, Formation OF2, décembre 2017).
27Les deux formations s’inscrivent dans une dimension utopique, au sens qu’André Petitat a donné au terme, cité en introduction : elles portent un projet présenté comme réalisable par la modification des compétences, sont projetées dans un futur relativement proche — celui de l’établissement régi par des règles conformes à la morale — et plus lointain — celui d’un monde plus juste, une autre civilisation. Elles s’inscrivent dans une dialectique de combat envers l’ordre établi.
28Cette dimension utopique constitue un relais pédagogique, permettant l’adhésion des formés au projet : elle représente ainsi un moyen autant qu’une fin. Le contenu du « changement de civilisation » escompté grâce à la réforme des pratiques professionnelles s’exprime à travers des termes tels que bientraitance, développement… et se pose comme incarnation d’un certain nombre de valeurs : liberté (pour les résidents), égalité (entre les soignants et les résidents) par exemple. En cela, ces formations produisent un discours d’ordre politique, en ce qu’elles ont trait au pouvoir et à son partage.
29Nous avons montré dans les deux premières parties de cet article que les formations étudiées mobilisent des temporalités différentes : celle de la formation individuelle, celle du changement à l’échelle d’un établissement, celle d’un futur appréhendé comme utopique. La cohabitation de ces temps se traduit par au moins deux formes de tensions potentielles, que cette partie se propose d’explorer : celles qui peuvent advenir entre le moment de la formation et le retour au travail d’une part ; celles qui peuvent se faire jour entre les perspectives ouvertes par la projection dans un futur long collectif et les contraintes qui pèsent sur les carrières individuelles de l’autre.
30Les sessions de formation intègrent, sur le temps et le lieu de travail, une expérience d’apprentissage où, le temps de quelques jours, les professionnel·les de statuts hiérarchiques et de spécialités différentes collaborent différemment qu’à l’ordinaire. Dans un cas, nous avons par exemple pu suivre la formation de trois jours d’un groupe composé de veilleuses de nuit, de cadres infirmières, d’aides soigant·es, de cuisinières, de la direction ; dans l’autre cas, durant deux jours, étaient présents la direction, en même temps que des cadres de soin, des secrétaires, la comptable, la responsable de l’intendance ainsi qu’une femme de ménage. Ces différents corps de métier qui se côtoient d’ordinaire dans une division des tâches marquée, reçoivent, durant ces formations, un même discours qui distribue des techniques et des objectifs de travail uniformisés. Outre la diversité des secteurs de l’activité en présence, la participation, dans les deux cas, des directions, donne lieu à l’observation d’éléments clés des enjeux de pouvoir dans de telles situations de pédagogisation, qui se donnent pour objet final la transformation de l’établissement.
31En établissement, la prérogative de la direction est habituellement décisionnaire sur des fondements à la fois hiérarchiques et techniques (Heichette, 2020). Dès lors qu’un dispositif pédagogique entend transformer l’établissement dans son ensemble, il peut entrer en concurrence directe avec ces prérogatives, ce que tentent d’encadrer les organismes de formation observés. En effet, les enjeux de pouvoir autour de la circulation des connaissances ici se compliquent du fait que les membres des directions sont les commanditaires des organismes de formation. Cela se traduit notamment par les formes de pédagogisation spécifiques qui leur sont réservées, moins explicites et davantage sur un mode d’association, par exemple à travers des comités de pilotage. Dans la salle de formation, lorsque que le ou la directrice est assis·e parmi les formé·es, son statut hiérarchique peut produire des effets sur la relation pédagogique et la nature des discours émis, qu’il s’agisse de celui des formatrices, des formé·es qui sont leurs subordonné·es, ou encore sur leur propres discours. C’est le cas dans cette session de formation de l’OF2, où l’observation de la directrice révèle ce que le temps extra-ordinaire de la formation risque de bousculer :
« Pendant les formations [...] [la directrice] donne des instructions supplémentaires : "Excusez-moi, mais pour la pâtisserie, toujours utiliser la grande table. Pas la petite". C’est elle qui prend la parole en premier après les extraits vidéos. [Pendant un exercice de groupe] C’est elle qui tient le stylo et la discussion. Elle ponctue également certains exemples donnés par [la formatrice] d’exclamations : "Ça, c’est une bonne idée !", en regardant les autres d’un regard appuyé » (extraits de carnet de terrain, février 2019).
32Le temps — extra-ordinaire — de la formation ouvre en effet la possibilité, pour la formatrice, d’énoncer les règles d’un monde qu’elle a le pouvoir de dépeindre dans sa version idéale. Pendant ce laps de temps, la directrice dispose d’espaces de résistance, mais une fois la formation terminée, c’est bien elle qui reste décisionnaire dans l’ordre ordinaire qui se ré-instaure :
« De retour sur le terrain un an après la formation, l’infirmière cheffe nous fait faire un tour de l’établissement. Elle explique que contrairement à ce qui avait été décidé en formation – faire écrire le menu du jour à une résidente –, ce n’est plus la résidente qui écrit le menu car la directrice trouvait qu’elle écrivait trop mal. [...] C’est un écran qui diffuse le menu » (extrait de carnet de terrain après une formation OF2, février 2020).
33Cet extrait illustre le paradoxe de la formation : celle-ci peut viser une prise totale sur le réel, en refonder le sens, les valeurs, les règles et l’ordre qui y règne ; pourtant, son temps est limité à la session de formation. Sans le soutien des directions notamment, le temps de la formation peut se fermer comme il s’est ouvert.
34De tels retours à l’ordinaire peuvent mettre les apprenant·es dans des situations de « souffrance éthique », entre conscience de la possibilité de pratiques professionnelles considérées comme meilleures et contraintes hiérarchiques et gestionnaires (Aubry, 2012). En effet, ces formations posent la difficulté de travailler avec la méthode présentée quand l’établissement ne suit pas l’ensemble des recommandations faites auprès des apprenant·es. Ce risque de souffrance éthique se double de la possibilité d’une forme de « violence épistémologique » (Banerjee et al., 2015) : en quelques jours de formation, ce sont parfois des années de formation initiale, de connaissances propres et d’expérience professionnelle qui peuvent être remises en cause par les formations.
35L’adhésion des apprenant·es au discours de la formation comporte dans ces cas un risque : celui du non retour, de ne plus pouvoir travailler autrement qu’avec les acquis de la formation, surtout si celle-ci a su prouver, aux yeux des apprenant·es, sa validité. Cela peut se traduire par une difficulté à retourner aux anciennes méthodes de travail après avoir suivi une formation. Cette ancienne soignante, candidate pour devenir formatrice, explique avoir quitté le grand groupe qui l’employait auparavant dès lors que celui-ci a décidé de cesser d’appliquer les méthodes auxquelles il l’avait pourtant formée :
« Je suis restée trois ans, et après [...] mon directeur, qui me reçoit dans son bureau, et qui me dit : "[...] Le groupe] arrête [la méthode 1] et ils font [leurs] formations de bientraitance. Ça s’appelle des formations [méthode autre]". Je ne sais pas ce que c’est devenu, mais [...] je me suis dit : "J’ai plus rien à faire là". » (entretien avec une formatrice candidate, OF1, août 2019).
36L’adhésion à la méthode de l’OF1, pour cette future formatrice, a révélé une incompatibilité entre les méthodes apprises lors de la formation et le quotidien de travail, privé de cette méthode. Elle s’inscrit également dans une démarche de loyauté envers la formation et son idéal projeté. Son cas n’est pas isolé : lorsque le discours de la formation est intégré, il participe chez les personnes qui y ont pleinement adhéré à la constitution d’un sentiment d’appartenance à un nouveau groupe professionnel, qui peut rendre impossible le retour au travail selon ses modalités antérieures, et consacre un changement définitif. Or, avoir suivi et intégré les outils de cette formation n’est pas reconnu comme une compétence officielle, et l’exigence de tel·les employé·es vis-à-vis des politiques d’établissement restreint leur champ d’employabilité. Devenir formateur·ice pour la méthode peut dès lors apparaître comme un horizon de reconversion possible, et ce d’autant plus que l’enseignement représente, pour certain·es, la perspective d’une mise au repos du corps, après des années d’activité dans un secteur qui le sollicite fortement.
37Les formations étudiées montrent que peuvent cohabiter et s’articuler, au sein de la relation pédagogique, différents temps d’apprentissage : un temps court du rendement de la formation, un temps à moyen-terme d’augmentation de la performance de l’établissement, et un temps long d’un futur vécu comme une utopie. Cet horizon utopique est à la fois un ressort du dispositif pédagogique et la finalité de formations qui aspirent à un changement présenté comme révolutionnaire. Il délimite le temps présent des formations comme un temps extra-ordinaire où tout est possible, y compris de redéfinir les frontières établies du travail et de ses asymétries. Pour cela, elles mobilisent en particulier la modification d’un rapport professionnel au temps. Temps du travail, temps de la formation et temps « promis » cohabitent ainsi dans les curricula dont la réalisation ne va pas sans frictions. En entremêlant le temps de l’apprentissage individuel - un modèle de compétence - au service d’une ambition pour l’essentiel institutionnelle - un modèle de performance, ces formations prennent le risque d’introduire des hiatus pour les apprenant·es. Ces derniers, envisagés dans leurs trajectoires individuelles, peuvent en effet expérimenter ces propositions comme des ruptures, sources aussi bien de libération lorsque l’engagement peut se réaliser sans obstacles, que de tensions lorsque la rupture identitaire — personnelle ou professionnelle — attendue est trop brutale, ou lorsque l’initiative individuelle ne peut être suffisante pour engager un changement présenté pourtant comme un impératif moral. En ce sens, ces formations tentent d’initier une rupture avec l’ordre existant ; mais les contraintes qui pèsent sur elles — notamment en tant que produits sur un marché aux enjeux qui lui sont propres — peuvent rendre leur appropriation délicate et contribuer à des situations de brisure avec les identités professionnelles existantes.
