1Les verbes apprendre et prendre ont en commun le sens de s’approprier, de saisir, d’acquérir quelque chose. Ils se distinguent toutefois par la dimension temporelle associée à ces actions. Prenons l’exemple du rôle professionnel d’accompagnateur de futurs et nouveaux enseignants. Lorsqu’une personne prend le rôle d’accompagnateur auprès d’un nouveau ou futur collègue enseignant, elle peut le faire presque instantanément, dans un temps court ; nombre d’accompagnateurs se voient ainsi confier le mandat d’accompagner un pair dans les milieux scolaires. Or, si l’on considère que cette même personne apprend le rôle d’accompagnateur, il en va d’un temps tout autre, beaucoup plus long, car accompagner exige d’adopter une posture spécifique, de se définir en tant que professionnel, et cela ne va pas de soi (Lavoie et Dumoulin, 2002).
2Ce texte propose une réflexion autour des temps caractéristiques de l’appropriation du rôle d’accompagnateur : un rôle qui se prend et s’apprend au fil de l’expérience vécue, entre un passé consolidé, un présent en transformation et un futur à construire. Il porte sur deux temps, court et long (Roquet, 2018), relevés dans la dynamique expérientielle et identitaire marquée par les tensions entre continuité et rupture des accompagnateurs d’enseignants-stagiaires en enseignement professionnel au Québec (Balleux et Perez-Roux, 2011 ; Gagné, 2019). Le modèle théorique et les résultats présentés visent à enrichir la compréhension autour de l’appropriation d’un rôle professionnel et des stratégies à mettre en œuvre pour soutenir les accompagnateurs aux différents temps de leur expérience professionnelle.
3Tout au long de la formation initiale en enseignement, des intervenants, appelés « formateurs de stagiaires » (Portelance et al., 2008), sont mandatés pour accompagner les étudiants (Desbiens et al., 2013 ; Deschenaux et al., 2012). Les intervenants du secteur de l’enseignement professionnel interprètent plutôt leur rôle comme celui d’accompagnateurs d’enseignants-stagiaires (Gagné, 2019), car il y a un réel défi d’interprétation et d’exercice du rôle d’accompagnement chez les mentors, les enseignants associés et les superviseurs universitaires, principaux accompagnateurs, au secteur professionnel (Gagné et Nolin L., 2022).
4Ce qu’il faut savoir, c’est que, dans le contexte de l’enseignement professionnel québécois, le rôle d’accompagnateur succède ou se juxtapose généralement à d’autres rôles comme celui de travailleur spécialisé dans un métier et d’enseignant (Gagné, 2019) ; « l’accompagnement ne part donc pas de rien. Il est bien dans le sillage mutant de rôles assignés par les institutions dans une phase antérieure et repensés autour de la notion de personne en situation » (Paul, 2009, p. 55). Retenons que, lorsqu’un accompagnateur n’est ni formé ni expérimenté et qu’il endosse son rôle du jour au lendemain, il a tendance à calquer son action sur d’autres rôles professionnels consolidés (Gagnon, 2017), entrainant parfois des pratiques inadéquates (Gagné, 2019). Exercer dans un temps court son rôle professionnel auprès des enseignants-stagiaires pose maints dilemmes relatifs aux choix d’orientation, de cadrage, d’outils, d’interventions, de postures et de finalités. Ces choix renvoient à des enjeux de dynamique identitaire (Mattéï-Mieusset, 2015), car ils relèvent de l’interprétation que l’accompagnateur fait son rôle et des situations associées.
5C’est au fil de l’expérience, dans un temps long, que se forge l’identité professionnelle permettant à l’accompagnateur d’affiner la compréhension de son rôle (Baillauquès et al., 2002 ; Vignoles et al., 2011). La dimension temporelle dans la dynamique entre l’expérience professionnelle vécue et l’identité professionnelle construite s’avère cruciale pour comprendre la manière dont l’accompagnateur exerce son rôle. Cet article s’articule autour de ces deux temps d’appropriation afin de nourrir la réflexion et l’amélioration des pratiques d’accompagnement des enseignants-stagiaires (Balleux et Gagnon, 2015 ; Portelance et al., 2019). Une meilleure prise en compte de cette dimension temporelle apparait essentielle pour structurer le soutien offert aux accompagnateurs, notamment sous la forme d’une collectivité professionnelle forte, d’une offre de formations adaptées et d’orientations spécifiques au contexte d’exercice du rôle d’accompagnement.
6Pour appréhender et saisir le phénomène complexe des temps associés au fait de prendre ou d’apprendre le rôle d’accompagnateur, il convient de s’intéresser à la manière dont l’identité et l’expérience professionnelle se construisent. Suivant les travaux de Burke et Stets (2009) et Zeitler et Barbier (2012), qui s’inscrivent dans la tradition interactionniste symbolique (Serpe et Stryker, 2011) tissant les liens entre le vécu professionnel et la construction identitaire, nous proposons une modélisation (figure 1, adaptée de Gagné, 2019) permettant de comprendre et de discuter de la dimension temporelle relative à un rôle endossé et exercé.
7Mentionnons d’abord que l’expérience et l’identité se construisent à travers les interactions, les évènements et les environnements significatifs, notamment en contextes professionnels (Mailliot, 2013 ; Parlier et Ulmann, 2013), ce que représente la forme circulaire grise de la figure 1. Il y a, dans l’idée même de construction, des temps plus ou moins longs, où se côtoient trois formes de l’expérience. Tout d’abord, l’immédiateté de la perception du vécu renvoie à ce que Dubet (1994, 2007) nomme la forme active de l’expérience (cercle blanc le plus grand). Puis, l’interprétation de ce vécu réfère à la forme passive de l’expérience, celle qui laisse des traces à plus long terme. C’est dans ces traces, composées d’un vécu passé et intériorisé, que se forgent les référents identitaires et les savoirs professionnels (Mailliot, 2013) qui, s’ils sont relativement stables et qu’ils correspondent à différentes identités (plus petits cercles), évoluent au fil de l’expérience. Autrement dit, « ce qui est acquis devient des ressources expérientielles, produit d’un processus de construit, censées permettre à la personne d’agir dans d’autres situations similaires » (Zeitler et al., 2012, p. 10). Enfin, la forme discursive (le sortant) de l’expérience mène à considérer le langage comme le symbole de ce qui est vécu et interprété, témoin d’un temps long, mais aussi comme la manière de réengager (flèche grise) ce qui est construit dans l’action immédiate (Zeitler et Babier, 2012).
Figure 1. Modélisation de la dynamique expérientielle et identitaire des accompagnateurs en enseignement professionnel adaptée de Gagné (2019)
8La circularité de la figure 1 témoigne donc de cette coexistence d’un maintenant actif, ancré dans un passé intériorisé qui guide la conduite dans le sillon d’un futur espéré ou craint (Dewey, 1934 ; Dubet, 1994, 2007). Cette dynamique, sans début ni fin, suppose un constant flux entre l’expérience vécue dans le feu de l’action, comme un rôle professionnel qu’on prend, l’expérience passive, soit un rôle professionnel qu’on s’approprie, et l’expérience discursive, celle qu’on partage par le biais du langage et qui permet d’apprendre et d’évoluer (Tardif et Gauthier, 2012). Les tensions identifiées dans le modèle se rapportent aux perturbations (ex. : émotions négatives, résultats obtenus qui diffèrent des intentions, manque de légitimité, faible sentiment d’appartenance), entre continuités et ruptures de l’identité, qui adviennent lorsque les comportements adoptés dans l’interaction et les effets produits sur soi et sur autrui entrent ou non en adéquation avec l’interprétation du rôle professionnel endossé (Burke et Stet, 2009). Ces tensions sont au cœur des ajustements dans la conduite des accompagnateurs.
9C’est à travers cette perspective que l’attention se porte plus spécifiquement sur les propos des accompagnateurs qui témoignent (forme discursive de l’expérience) de distinctions temporelles entre le fait de prendre un rôle professionnel dans un temps court (forme active) et celui d’apprendre ce rôle, dans un temps long, au fil de l’expérience professionnelle d’accompagnement (forme passive).
10Les résultats présentés subséquemment sont issus d’une recherche qualitative, inscrite dans la perspective interactionniste (Lillrank, 2012), ayant mis en œuvre des entretiens biographiques et une démarche d’analyse structurale (Demazière et Dubar, 2004). Les méthodes biographiques « concourent à faire évoquer, décrire, réfléchir des périodes de la vie des interrogés. Ces derniers deviennent les porte-paroles de leur histoire, les représentants de leur passé, les informateurs sur leurs conduites et leurs actions » (Peneff, 1994, p. 27). Deux phases sont nécessaires pour mener ce type d’entretien : la phase narrative et la phase dialogique. La première phase permet de collecter les données factuelles, la chronologie des évènements, les indications relatives aux jugements de valeur et des réflexions sur les évènements et les interactions. En fait, « la narration permet aussi de multiples références à des “avant” et à des “après” extensibles […] permettant de situer l’épisode en termes de continuité ou de rupture avec une trajectoire elle-même porteuse de sens pour son auteur » (Raymond et al., 1993, p. 143). Puis, vient la phase dialogique qui, sans égards à la chronologie du parcours, vise l’approfondissement des éléments soulevés dans la phase précédente. C’est le moment de récolter les « valorisations plurielles et concurrentes racontées en termes de projections dans la situation, d’attentes, d’exigences, de soutiens, d’encouragements, d’oppositions, portées par des personnages rencontrés » (Demazière, 2011, p. 76).
11Pour chacune des deux phrases d’entretien, cinq hommes et onze femmes ont été interviewés, pour un total de 16 accompagnateurs de différentes régions du Québec. Les personnes interrogées possédaient en moyenne 15 ans d’expérience en enseignement et accompagnaient des enseignants-stagiaires depuis un peu plus de six ans au moment de la collecte. De plus, dix accompagnateurs ont mentionné avoir déjà suivi une formation en accompagnement depuis qu’ils occupent leur rôle.
12Une démarche d’analyse structurale, inspirée de Demazière et Dubar (2004) et de Paillé et Mucchielli (2012), a été réalisée sur le corpus de données généré par les deux phases d’entretien menées à deux semaines d’intervalles et d’une durée moyenne de 60 minutes chacune. Cette démarche se réalise en cinq étapes. D’abord le premier codage des segments vise à identifier les périodes du parcours et la nature des unités de sens. Par la suite, les unités codées sont classées pour être ordonnancées et regroupées par catégories (séquence d’évènements, actants significatifs, propositions argumentaires), ce qui mène à l’élaboration du schème provisoire de l’entretien, soit la constitution de matrice structurale d’analyse. Ces matrices servent à la quatrième étape qui consiste à faire une analyse verticale afin de découvrir les oppositions, les comparaisons et les confrontations entre les segments du discours, car ce sont ces éléments qui sont révélateurs des significations que donnent les accompagnateurs à leur rôle professionnel. Enfin, la démarche culmine sur l’étape de structuration où le travail d’analyse permet de dégager les disjonctions et les conjonctions relatives à la temporalité dans l’appropriation du rôle d’accompagnateur. En somme, c’est 1331 unités de sens qui ont été codées de la manière suivante :
Tableau 1. Description du codage par période et par niveau pour l’ensemble des entretiens
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Périodes du parcours
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Catégories de codage
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Carrière initiale
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Transition vers enseignement
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Enseignement
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Transition vers accompagnement
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Accompagnement
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Autre
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Total
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Séquences
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113
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71
|
63
|
16
|
32
|
8
|
303
|
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Actants
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31
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25
|
27
|
11
|
47
|
5
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146
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Propositions argumentaires
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42
|
15
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61
|
0
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312
|
11
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441
|
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Extraits n’entrant dans aucune catégorie
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39
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21
|
82
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8
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103
|
33
|
286
|
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Définition du rôle professionnel
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26
|
3
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49
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1
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63
|
13
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155
|
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Total
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305
|
146
|
329
|
51
|
675
|
110
|
1331
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13Les résultats exposés dans la section suivante proviennent principalement des unités de sens codés en tant que propositions argumentaires, soient des extraits qui servent à approfondir et à justifier la pensée des personnes interrogées.
14L’analyse des données d’entretiens a mis en évidence deux temps relatifs à l’appropriation du rôle d’accompagnateur, d’abord le temps court où la personne prend ce rôle auprès de l’enseignant-stagiaire, puis le temps long pendant lequel elle intériorise ce rôle, elle l’apprend.
15Comme le souligne Paul (2009), accepter d’endosser un nouveau rôle professionnel se fait dans le sillage d’autres rôles occupés. L’analyse du discours des participants qui s’expriment à propos des aptitudes qui permettent d’agir dès les premiers instants constitue un exemple parlant.
16Une accompagnatrice affirme, en parlant de ce qui l’a guidée lors de ses premiers pas en accompagnement : « L’éthique professionnelle et le respect, pour moi, tu ne touches pas à cela. Quelqu’un qui ne respecte pas une chose ou une personne, ça me fait sortir de mes gonds » (acc1). Selon cette personne interviewée, comme d’autres rencontrées, les valeurs sont la base pour agir. Une participante rapporte également : « C’est ma personnalité, j’ai toujours été une personne qui aide. Dès qu’une personne a une question, je suis la première à essayer d’aider » (acc7). Elle ajoute, en pointant l’expérience antérieure comme base pour intervenir : « Pendant ma carrière, je faisais souvent de l’accompagnement auprès des nouvelles qui commençaient ou de l’aide à la supervision dans les départements » (acc7). Ainsi, dans les premiers moments, c’est sur la base de référents consolidés antérieurement, liés à d’autres rôles et d’autres contextes professionnels, que l’accompagnateur se fonde pour agir. Toutefois, les résultats ne permettent pas de dire si les aptitudes professionnelles mises de l’avant sont celles attendues et souhaitées chez un accompagnateur.
17À court terme, des extraits soulignent également que prendre le rôle d’accompagnateur constitue un défi important : « Quand la personne est arrivée pour faire son stage, j’étais seul à plein temps avec le groupe. Je me demandais si j’allais accepter ce rôle » (acc8). Le temps, l’énergie et les compétences pour accompagner sont des enjeux qui s’imposent rapidement. Les propos d’une autre participante résument ce qu’il advient trop souvent : « Parmi les cinq personnes ciblées pour être mentors, qui avaient cinq stagiaires chaque, j’étais seule au bout d’un an, les autres avaient décroché » (acc5).
18Il apparait important de rappeler que les aptitudes se manifestent dans un contexte particulier où les personnes accompagnées sont généralement des personnes connues des accompagnateurs, le plus souvent des collègues qui se forment simultanément à l’exercice de la profession. Comme le mentionne l’accompagnateur 13 : « C’est un privilège, parce que nous sommes en relation avec un pair, un compagnon de travail. Ça signifie qu’un lien de confiance s’établit ». Pourtant, le doute demeure caractéristique du temps court chez le groupe des accompagnateurs. Une interviewée dit : « Quand tu discutes avec un stagiaire et que tu réalises qu’il a presque le même nombre d’années d’expérience en enseignement que toi, c’est un peu étrange ! » (acc6). Un autre rapporte : « C’est arrivé que je me sois demandé si j’étais imposteur » (acc2). Puis, il explique : « Je n’ai pas le [baccalauréat], je n’ai pas de formation et j’arrive en lui montrant comment je fais. Ce n’est pas moi qui ai nécessairement la bonne réponse » (acc2). De fait, prendre un rôle sans l’avoir appris, c’est avancer avec incertitude. Il y a, dans l’immédiat, une relation sur laquelle construire le processus d’accompagnement, mais comme le souligne un accompagnateur : « ce lien de confiance croît avec le temps » (acc13). Ce qui met en lumière la nécessaire évolution et les changements qui doivent s’opérer au fil du temps.
19Comme la relation évolue dans l’interaction, les référents identitaires d’accompagnateur se forgent et se transforment, ce qui constitue le cœur même de l’appropriation du rôle d’accompagnement en tant que dynamique expérientielle et identitaire. Le codage des segments, dont sont tirés les extraits rapportés, a mis en lumière l’apport de l’expérience dans la manière d’interpréter le rôle d’accompagnateur et l’importance de la formation à cet égard.
20Le propos d’une participante résume le temps long dans le devenir de l’accompagnateur lorsqu’elle dit : « Je suis meilleure d’une année à l’autre, parce que je veux tout le temps apporter le meilleur aux stagiaires, mais aussi pour moi. […] » (acc11). Cette accompagnatrice ajoute que « c’est surtout de savoir quel genre d’accompagnante je veux être. Je pense que c’est en le faisant que je fais le plus de chemin » (acc11). De son côté, l’accompagnateur 13 décrit ces changements en disant : « Les premiers [stagiaires] que j’ai accompagnés n’ont pas eu le même service que ceux des dernières années. […] Au début, c’était beaucoup plus superficiel. On discutait beaucoup de techniques, d’accueil, d’amorce, d’introduction et de la fin de cours ». Les résultats indiquent que ce qui se modifie le plus c’est la capacité à fixer des attentes réalistes, à anticiper les besoins, à susciter la réflexion plutôt qu’à offrir des solutions, à varier les ressources et les stratégies pour accompagner et à créer une juste distance avec les personnes accompagnées. Comme le résume une participante : « Je me rends compte qu’avec mes stagiaires, c’est à moi de m’adapter, surtout dans les premiers stages, et non l’inverse » (acc6). Ces extraits montrent aussi que l’identité et les savoirs professionnels d’accompagnement, qui orientent la conduite auprès des enseignants-stagiaires, ont besoin de temps pour se construire et se consolider.
21Toutefois, malgré le temps qui passe, l’expérience et l’identité professionnelle d’accompagnateur qui se développe, certains manques demeurent. Un participant déclare : « J’aimerais pouvoir me former à ce niveau [l’accompagnement], parce que j’ai l’impression que je n’en fais pas assez pour mes stagiaires » (acc16). L’accompagnatrice 14 souligne avoir eu besoin de plusieurs formations et va jusqu’à affirmer : « si je n’avais pas suivi ses formations, je ne sais pas comment j’aurais pu me débrouiller ». Cependant, les analyses mènent à préciser que les occasions de se former doivent s’arrimer aux temps court et long de l’expérience d’accompagnement afin de favoriser l’intériorisation des savoirs professionnels, comme en témoigne cet extrait : « je dirais que j’ai suivi les formations, mais à ce moment-là je n’avais pas de stagiaires et je ne les ai pas mis en pratique » (acc13). Si la formation ne respecte pas les temps d’appropriation du rôle d’accompagnement, il se peut qu’elles laissent peu de traces chez les accompagnateurs.
22Un autre aspect a émergé lors de l’analyse des résultats concernant le temps long du rôle d’accompagnement et converge avec celui de la formation, soit le besoin de contact avec les pairs accompagnateurs. Comme le rapporte l’accompagnatrice 6 : « Dans ma région, il y a un réseau de discussion entre nous [accompagnateurs]. Voir que je n’étais pas la seule à vivre cela, ça m’a réconfortée ». Les propos de l’accompagnatrice 1 appuient cette idée : « J’avais aimé ça partager avec les autres [accompagnateurs]. C’est ça qui nous manque » (acc1). Il appert donc que, dans le temps, les accompagnateurs ressentent le besoin de se réunir et de partager à propos des enjeux qu’ils rencontrent et des pratiques d’accompagnement qu’ils mettent en œuvre.
23Le contact avec autrui (accompagnés et pairs accompagnateurs) s’inscrit au cœur du temps long lié à l’appropriation du rôle professionnel. Les interactions significatives orientent les comportements à court terme, mais elles forgent l’identité professionnelle à plus long terme, modifiant la manière d’interpréter et d’exercer le rôle d’accompagnateur. Un constat s’impose toutefois selon les participants : les pairs constituent un levier déterminant pour confronter les idées, partager et discuter autour du rôle d’accompagnateur, mais trop peu d’occasions de cette nature se présentent aux personnes qui interviennent auprès des enseignants-stagiaires.
24Dans les différentes recherches sur le travail enseignant dans le secteur professionnel, la question de l’accompagnement a surtout orienté l’attention sur les difficultés éprouvées par les enseignants-stagiaires en début de carrière, conduisant à des réflexions sur la formation préparatoire (Deschenaux et Tardif, 2016 ; Gagnon, 2013 ; Rousseau, 2008). Cette recherche s’intéresse plutôt au rôle d’accompagnateur en enseignement professionnel qui se concilie à d’autres rôles comme celui de travailleur ou d’enseignant (Gagné, 2019). Au regard des propos d’accompagnateurs qui témoignent de la distinction entre ce rôle qu’ils ont pris, puis qu’ils ont appris, il apparait tout à fait pertinent de considérer la dynamique expérientielle et identitaire des accompagnateurs selon sa dimension temporelle.
25Les résultats incitent à porter l’attention sur les expériences professionnelles antérieures, car les savoirs construits dans le cadre d’autres rôles professionnels ont été éprouvés par des années de pratique, soutenus par des valeurs partagées et intégrés dans des habitudes dont il peut être difficile de se défaire dans un temps court. Si ces référents et savoirs professionnels confèrent un avantage du fait que l’expérience oriente les comportements dans les nouvelles situations, le matériel analysé porte à croire qu’à travers le flux des perceptions-interprétations-actions, l’accompagnateur a besoin de dépasser l’expérience apprise sur le tas (Bargel, 2014). Il doit pouvoir élaborer un cadre d’action fondé sur les attentes, les conventions et les normes relatives à la nouvelle fonction occupée. Ce constat mène vers une nouvelle compréhension de travaux antérieurs sur les accompagnateurs qui traitent des dilemmes en ce qui concerne la prise de décisions et l’intervention dans l’action (Mattéï-Mieusset, 2015).
26À cet égard, notre analyse souligne l’importance des aspects relationnels et socioculturels qui influent sur le temps long de la dynamique expérientielle et identitaire d’appropriation du rôle d’accompagnateur. Dans cette dynamique, les accompagnateurs intègrent les composantes du système social associé à l’accompagnement auquel ils cherchent à appartenir. Ils posent également un regard critique sur les différentes contraintes de ce système, cherchant ainsi à conserver une certaine unicité, ce qui leur permet de se définir professionnellement (Burke et Stets, 2009 ; Perez-Roux, 2011). Afin de favoriser des pratiques d’accompagnement réfléchies et renouvelées, des interactions plus soutenues entre les intervenants assurant l’accompagnement des futurs et nouveaux enseignants dans les milieux de pratique, un soutien en deux temps devrait être offert par le milieu universitaire.
27Ainsi, comme l’ont mis en exergue notre méthode biographique et la perspective interactionniste adaptée (Demazière et Dubar, 2004 ; Serpe et Stryker, 2011), les accompagnateurs ont vécu différentes situations professionnelles, tantôt répétitives, tantôt avec intensité, auxquelles ils ont réagi en fonction de leur expérience passée. Il s’agit du temps court de la dynamique expérientielle et identitaire sous-jacente à l’appropriation d’un rôle professionnel. Ces évènements ont laissé des traces, sous la forme de référents et de savoirs professionnels auxquels ils se rapportent dans différents contextes d’accompagnement, ce qui renvoie au temps long de la dynamique étudiée. Toutefois, comme le montre la circularité du modèle de la figure 1, l’expérience est constamment réengagée à travers le langage dans le processus d’interprétation du vécu. Il y a donc, dans ce flux entre le vécu actif et passif, la rencontre des deux temps relevés ; ce point de convergence constitue le cœur des tensions entre rupture et continuité de l’identité. C’est le cœur de la dynamique d’appropriation permettant à celui qui Ap-prend le rôle d’accompagnateur d’évoluer au fil des évènements et des interactions.
28Cet article se centre sur l’analyse du phénomène de dynamique expérientielle et identitaire sous un angle nouveau, celui des temps d’appropriation d’un rôle professionnel. Deux limites principales sont toutefois soulevées. Tout d’abord, les participants proviennent tous d’un secteur d’enseignement en particulier, soit l’enseignement professionnel. Le rôle d’accompagnement étant présent dans les différents ordres d’enseignement, les besoins des accompagnateurs relatifs aux différents temps d’appropriation pourraient varier selon les contextes spécifiques. Puis, il convient de rappeler qu’il s’agit de données autorapportées, tirées d’une seule méthode de collecte, même si deux phases d’entretien ont permis de construire le corpus analysé.
29Dans un monde où les mobilités professionnelles s’accélèrent, les tensions et les frottements temporels sont perçus au cœur de l’espace identitaire des acteurs de l’éducation, à la confluence des sphères professionnelle et personnelle, et des dimensions individuelle et collective. La dialectique entre temps long et temps court s’avère donc pertinente pour comprendre de manière systémique et dynamique la manière dont les acteurs de l’éducation se définissent et agissent en tant que professionnels. À l’instar de la modélisation proposée (figure 1), il semble porteur de considérer le décalage entre les espaces temporels, mais surtout l’écho que produit chaque temps sur l’autre : le temps long résonne, de manière même subtile, sur le temps court et, inversement, le temps court se répercute sur le long terme, dans une circularité sans début ni fin.
30Les résultats présentés mènent ainsi à réfléchir aux mécanismes institutionnels, tant universitaires que professionnels, pour mieux répondre aux besoins des accompagnateurs en fonction des deux temps d’appropriation de leur rôle auprès des enseignants-stagiaires. Cette appropriation, comprise comme une dynamique entre l’expérience et l’identité professionnelle, se révèle tributaire des interactions constructives entre collègues et du développement d’une collectivité, traçant la voie à un processus d’identification avec des pairs (Ria, 2009). Il apparait donc prioritaire de proposer une offre de formation en deux temps : le plus court visant à répondre aux enjeux liés à la mise en action comme accompagnateur et le plus long à forger des référents, sous la forme de savoirs professionnels et d’identité d’accompagnateur, adaptés au contexte d’exercice. La mise en place d’un tel dispositif de formation bénéficierait d’être conjugué à la réalisation d’une recherche-action afin de collaborer avec les formateurs, de les outiller dans la mise en place de programmes d’accompagnement complets et pertinents dans le contexte de l’enseignement professionnel et d’évaluer les retombées sur le développement de leurs compétences et de leur identité professionnelle.
