1En plus de la situation de crise sanitaire qui a remis en question la dimension temporelle et spatiale de la séance d’enseignement (Alhadeff-Jones, 2017), de nouvelles technologies numériques sont venues remettre en question la forme scolaire (Durampart, 2016). La réalité virtuelle (VR), notamment, consiste en un ensemble d’appareils qui tentent de rendre l’interaction autant que possible similaire à celle qui aurait lieu dans l’environnement réel. Le but de cet article est d’analyser l’activité de l’enseignant et des élèves telle qu’elle est médiatisée par la RV, du point de vue la dimension temporelle, en lien avec des pratiques professionnelles en émergence et des formes d’apprentissage hybride. La problématique des enjeux temporels abordée auparavant en sociologie (Grossin, 1996 ; Roussel, 2013) peut en effet être revisitée à la lumière de l’introduction des technologies dans les activités éducatives (Roquet, 2018).
2Nous émettons l’hypothèse qu’avec l’introduction de la réalité virtuelle dans la tâche éducative, l’étudiant et l’enseignant ont besoin de négocier aussi l’ici et maintenant spatial et temporel de l’activité, dans de nouvelles formes de performativité (Aubert, 2003) et de mise en sens par les acteurs. Nous analysons ici comment la réalité virtuelle introduit un cadre spatio-temporel étendu, dont les enseignants et les élèves doivent faire sens. Nous reprenons à notre compte la question posée par Derouet (2021 : 5) au sujet des espaces temps de l’éducation : “Comment penser ensemble ces mondes en mouvement, qui n’ont pas encore toujours bien défini leurs références et même leurs périmètres, encore moins les rapports qu’ils peuvent entretenir entre eux ? Comment construire un cadre où la scolarisation ne constitue qu’un dispositif parmi d’autres même s’il est aujourd’hui dominant ?”
3Dans la salle de classe, l’enseignant négocie avec la planification de la séance, où tout doit être accommodé : du relationnel à la dimension cognitive (Chopin, 2006 ; Perrier, 2012 ; Grobet, 2015). Murris et Kohan (2020), à la suite d’auteurs comme Foucault (1995) et Hardt et Negri (2001), remettent en question cette vision linéaire du temps pédagogique en considérant comment le temps chronologique constitue un système hégémonique de domination au service des formes de contrôle disciplinaire qui régulent les corps dans des institutions comme l’école. Cette dépendance au temps fait de l’horloge un paramètre de la planification didactique (Chopin, 2015). Derouet (2021, 7) note également que, dans le champ éducatif, la “diversification des espaces temps ouvre évidemment un champ au développement des inégalités”, les devoirs à la maison (Zaffran, 2002), et l’aide aux élèves (Galasso-Chaudet et Bergier, 2016, p. 44) venant encore complexifier l’emploi du temps. Pour Marcellino et al. (2010, p. 47) "étendu" renvoie au souci d’inclusion. Nous revisitons le terme à la lumière de l’utilisation des avatars dans un monde virtuel au collège. Nous verrons que dans un contexte d’utilisation de la réalité virtuelle, la mise en sens du chronotope se complexifie du fait de son caractère étendu hybride.
4Hervieu (2020) note que “de nombreux domaines se sont emparés de [la réalité virtuelle] à des buts éducatifs : santé, ingénierie, sciences, industrie… Kamińska et al. (2019) et Kavanagh et al. (2017) ou plus récemment Lukosch et al. (2019) ou Privas-Bréauté (2022 ; 2021) par exemple, explorent les applications pédagogiques des avatars ou des casques de réalité virtuelle, en termes d’engagement ou de transfert de connaissances. Dans le cas précis de l’utilisation des avatars au collège - Gadille et Impedovo (2020), Corvasce et al. (2021a ; 2021b) et Gadille et al. (2021) - explorent les scénarios pédagogiques et la créativité didactique autour de l’utilisation d’un monde virtuel en lien avec la professionnalité enseignante.
5Tricot (2021) quant à lui, lie les deux aspects en interrogeant le temps du point de vue du numérique éducatif : “Le numérique permet de desserrer un peu, à des degrés divers, trois contraintes qui pèsent sur les apprentissages scolaires : de temps, de lieu et de manière d’apprendre” (p. 46). Nous prenons la suite de ce constat avec une exploration plus spécifique autours de l’utilisation d’avatars au collège.
6L’idée derrière le chronotope bakhtinien (Bakhtin, 1981) est que les dimensions spatio-temporelles d’une œuvre littéraire sont indissociables. Le chrontope renvoie à une organisation de l’espace et du temps dans le développement de l’activité, émergeant de la pratique encours, partagée par les acteurs d’un système. Le concept est lié à ce que Foucault (1967) a appelé une « hétérotopie », i.e. un lieu où se superposent et s’alternent des espaces matériels, sociaux, culturels hétérogènes.
7À la suite de Bakhtin, la littérature scientifique suppose que l’espace et le temps sont des constructions sociales interdépendantes plutôt que des réalités indépendantes (van Eijck & Roth, 2010). En outre, le chronotope concerne à la fois les mondes immatériels, sémiotiques, du discours et des récits, et les modèles d’organisation de l’espace et du temps qui sont mis en œuvre par le mouvement des corps et des objets (Rosborough, 2016). Par conséquent, l’analyse chronotopique considère également l’aspect corporel-matériel de l’espace-temps.
8Récemment, la recherche pédagogique a montré un intérêt croissant pour la dimension espace-temps autour de ce concept de chronotope (Colleoni et Spada, 2021 ; Silseth & Arnseth, 2021) et dans le contexte de l’utilisation du numérique plus spécifiquement (Grassin, 2016 ; Kabat, 2014 ; Rémon, 2018). Grassin (2016) le définit comme “un ensemble d’activités dont le sens social est défini collectivement à la fois par le lieu et par le temps où elles se déroulent” (p. 8). La figure 1 illustre une articulation possible de la dimension additionnelle virtuelle aux dimensions d’espace et de temps. Nous verrons comment la négociation chronotopique dans un contexte de réalité virtuelle n’ajoute pas l’hybridité aux côtés des dimensions d’espace et de temps mais les revisite en s’y combinant.
Figure 1 : Reconstruction chronotopes
9Dans le cas de l’utilisation d’avatars, adopter une vision chronotopique des pratiques éducatives nous semble permettre de dépasser une vision additive des espaces et du temps, démultipliés par la technologie, au profit d’une vision plus relationnelle et transformatrice des espaces, des temps et des sujets.
10Nos principales questions de recherche peuvent être résumées comme suit : Comment l’enseignant et l’élève constituent-ils et reconstituent-ils temporellement le contexte de la salle de classe et des tâches en ligne médiatisées avec la RV, et quelles pratiques professionnelles et formes d’apprentissage hybride émergent de cette négociation chronotopique ? Nous appelons négociation chronotopique la mise en sens de l’espace-temps pédagogique hybride dans les actions et les discours des acteurs. Nous émettons l’hypothèse qu’en raison de l’introduction de la réalité virtuelle dans la tâche éducative, l’élève et l’enseignant sont amenés à négocier l’ici et maintenant spatial et temporel de l’activité.
11Cet article s’inscrit dans un projet qui se déroule dans un collège (élèves entre 11 et 15 ans) ayant rejoint en 2016 l’expérimentation numérique « Écoles Connectées », qui soutient et finance l’utilisation de tablettes numériques par les élèves et les enseignants. Dans le cadre longitudinal de ce projet (Gadille et al., 2021), des processus participatifs et collaboratifs sont développés entre enseignants, chercheurs et partenaires techniques et institutionnels dans le but de parvenir à un changement critique des pratiques, à travers des spirales continues de planification, d’action, d’observation, de réflexion et de re-planification (McIntyre, 2008). Le projet a adopté un logiciel basé sur la technologie MUVE, un espace virtuel 3D immersif où les utilisateurs, entrant dans l’espace via leurs avatars, se rencontrent et interagissent, entre eux et avec des objets 3D, en temps réel. Les MUVEs sont adoptés par les enseignants sur la base de trois grands projets de pédagogie immersive, codéveloppes avec le soutien de l’équipe d’ingénierie et l’équipe de chercheurs : projet interdisciplinaire, projet langues, et aide aux devoirs (Gadille, et al. 2021).
12Une collecte systématique ethnographique de données qualitatives (Hammersley & Atkinson, 2007) a débuté en septembre 2018 avec des visites régulières effectuées par l’équipe de recherche, en observation participante (Corvasce, et al. 2021 ; McIntyre, 2008). Nous avons utilisé des enregistrements vidéo des séances en classe, et des captures de l’activité des avatârs dans le monde virtuel, y compris les discussions dans le chat. A ces données s’ajoutent les entretiens, les questionnaires et les notes ethnographiques (Gadille, & Impedovo, 2020). Pour la présente analyse, nous avons sélectionné les tâches dans leur phase d’orchestration, d’exécution et de suivi en classe et en ligne - en cohérence avec les objectifs d’analyse de la question de la temporalité comme un déploiement des temps (présent, passé, futur) de la didactique. Les données traitées ici consistent donc en trois ensembles d’enregistrements vidéo (d’environ 45 minutes) :
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Deux séances en classe avec l’utilisation de la RV en mathématiques et en français, dans le cadre du projet interdisciplinaire. La classe est composée de 20 à 22 élèves (de 11 à 13 ans). Tous ont une bonne connaissance de la réalité virtuelle.
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Une session RV en mathématiques dans le cadre des séances projet "Devoirs faits". La session impliquait 4 élèves (de 10 à 11 ans) guidés par un enseignant. Ils avaient une expérience limitée de la réalité virtuelle, ne connaissant que les quelques espaces explorés avec l’enseignant.
13Dans le tableau 1, nous présentons un résumé des données sélectionnées :
Tableau 1 : Les séances analysées
14A l’intérieur de la macrostructure d’une séance de classe dans laquelle nous resituons la tâche, nous privilégions une approche micro qui met en évidence les négociations chronotopiques à travers l’usage des pronoms et temps verbaux notamment. Nous avons en effet sélectionné les tâches (Linell, 2009) pour en effectuer une analyse plus détaillée, transcrite et analysée qualitativement, en nous concentrant sur la dimension spatio-temporelle à travers une analyse du discours (Fairclough, 2004 ; Gee, 2014).
15Les résultats sont organisés en considération du cadre temporel de la tâche (la planification, l’exécution et le suivi) en relation avec ses modalités (hybride et en ligne). La micro-dimension de la tâche permet d’éclairer la façon dont les élèves et les enseignants négocient cette tâche et son cadre du point de vue temporel et spatial en lien avec des pratiques professionnelles en émergence et des formes d’apprentissage hybrides. Les extraits sont tous liés aux enseignements de mathématiques et de français, mais nous n’opérons pas d’analyse du point de vue disciplinaire ici. Pour soutenir l’explication des dimensions correspondantes, nous fournissons un aperçu narratif de l’ensemble de la tâche identifiée et une capture d’écran de la vidéo en classe ou en VR à titre d’illustration. Enfin, nous tirons nos conclusions et discutons brièvement des limites de l’étude et des orientations futures.
Tableau 2 : modalités et temporalité
16En ce qui concerne les séances de mathématiques, dans le premier épisode étudié la RV est utilisée en classe, et dans le deuxième épisode la RV est utilisée pendant que l’enseignant et les élèves sont à la maison dans le cadre des séances “Devoirs faits”. Dans toutes les transcriptions, le discours concernant l’espace ou le temps est en italique.
17Dans cette session, Mathy, le professeur de mathématiques, utilise la réalité virtuelle pour explorer différentes formes géométriques. Le but des sessions est de répondre au problème en construisant un cube dans la RV. Mathy utilise son avatar pour manipuler le cube dans l’espace virtuel (les figures 1 et 2 montrent que Mathy travaille sur le tableau blanc en alternance avec l’utilisation de la RV). Les élèves écoutent et interagissent avec les enseignants et certains sont déjà connectés sur la plate-forme de RV.
Figure 1a : L’enseignant écrit sur le tableau blanc
Figure 1b : Les élèves interagissent avec l’enseignant
18Dans l’extrait suivant (n. 1), nous analysons le moment où l’enseignant donne les instructions préliminaires pour rendre possible l’exécution de la tâche, calculer le volume d’un cube sur la plate-forme de RV à l’aide de l’avatar de chacun :
Extrait 1 : Planification de la tâche – Séance de mathématiques en classe
19L’enseignant s’assure que toutes les conditions pour la tâche sont réunies (Temps 1). Il démarre les sessions de planification des tâches en s’assurant que les élèves savent maintenant en classe comment lire les métadonnées du cube pour voir la mesure de l’exécution de la tâche (Et qu’est-ce qu’on a comme information sur le cube ?). Après la réponse d’un élève (je ne sais pas car je ne l’ai pas vu), il se dirige vers le pc pour montrer comment faire la manipulation en VR (Ici il y a l’information que j’utilise). Ensuite, l’enseignant s’assure que la consigne est claire (Temps 2) (Vous devez trouver le volume du cube). Enfin, l’enseignant évoque (Temps 3) la modalité et les outils à utiliser (prenez votre calculatrice dans vos sacs ou la calculatrice en ligne).).
20L’enseignant dirige la planification des tâches. Cependant, les élèves façonnent l’action de l’enseignant et la décision à prendre (comme aller vers l’ordinateur pour expliciter un élément). Le cadrage de l’espace et du temps est lié à la planification des tâches de plusieurs manières : La condition temporelle du « maintenant » pour l’activité est explicite et structure le temps (J’attends ta réponse maintenant ; on s’intéresse à quoi maintenant ; A vous. Sur votre tablette. Maintenant). Pour ce qui est de l’espace, il y a une référence directe à l’espace où l’action doit être faite. La référence à « ici » est attribuée à la VR (Ici il y a l’information que j’utilise - lorsque le professeur manipule son avatar sur l’ordinateur) ou à la salle de classe (On fait des maths ici, c’est important - face aux étudiants). L’enseignant et l’élève tissent des allers-retours entre référence au temps révolu (je ne sais pas parce que je ne l’ai pas vu) et temps à venir (Comment on va la mesurer ?), pour négocier la création de sens ici et maintenant.
21Un deuxième épisode de négociation spatio-temporelle augmentée que nous pouvons identifier dans la session « Devoirs faits » concerne un enseignant connecté avec trois élèves simultanément. La session est destinée à renforcer les compétences en mathématiques des élèves en difficulté. Elle dure environ une heure et l’enseignant organise l’activité en VR avec un tableau virtuel sur lequel les exercices sont affichés. Les élèves-avatars circulent devant les tableaux et peuvent échanger entre eux et avec les enseignants en communication orale et écrite (chat et message personnel).
Figure 2 : Capture d’écran de la séance de devoirs avec VR
22Dans l’extrait suivant (n. 2), nous analysons le moment où l’enseignant commence la planification des activités avec les élèves.
Extrait 2 : planification de la tâche – séance de mathématiques en ligne
23Dans ce cas, l’enseignant annonce la planification et laisse les élèves décider de la modalité de travail. Il n’est pas l’enseignant de mathématiques de ces élèves et doit coordonner le travail en ligne avec le travail en classe fait par son collègue. Sa planification coïncide avec le besoin des élèves, et elle est donc rapidement négociée.
24Le cadrage de l’espace et du temps est lié à la planification des tâches de deux manières : l’enseignante a besoin de structurer rapidement le temps de la séance, qui ne dure qu’une heure, en tenant compte des activités faites en classe auparavant et des devoirs à rendre en classe par la suite. Ce cadre spatio-temporel se traduit ensuite par un aménagement spatial dans la réalité virtuelle, avec l’ajout de deux panneaux.
25Dans la négociation du déroulement de la séance, l’élève fait référence à l’activité future (On doit faire des exercices pour le cours de demain) et l’enseignante fait référence à une modalité déjà expérimentée dans la réalité virtuelle précédemment (comme ce que nous avons fait la dernière fois).
26L’analyse de ce deuxième extrait combine négociation de l’activité et négociation spatio-temporelle augmentée.
27En résumé, dans le processus de planification des tâches, l’enseignant et les élèves doivent gérer le contexte de l’activité et les discours qui s’y rapportent en y intégrant la RV. L’analyse montre comment les participants verbalisent au fil de l’interaction pédagogique le cadre spatio-temporel, augmenté de la RV, de leurs activités.
28Dans cette section, nous analysons un extrait d’une séance de français et un extrait d’une session de mathématiques en ligne « devoirs faits ». Nous discutons de la manière dont l’exécution de la tâche et le cadrage de l’espace et du temps ont été négociés.
29Dans le cadre d’une séance de français (langue première), l’enseignante propose une activité en groupe. Il était prévu d’aller dans le collège virtuel, de trouver les couvertures des livres de grands explorateurs et de dire aux autres par chat où elles se trouvaient. Dans chaque groupe, un élève avait une feuille de questions (et devait les écrire dans le chat), un autre avait le livre pour trouver les réponses, le dernier remplissait la feuille de réponses. Des problèmes techniques sont survenus : certains élèves ont eu du mal à trouver les noms des membres de leur équipe ; certains étudiants n’ont pas ouvert la fenêtre de discussion ; les messages du chat disparaissaient régulièrement. Un élève a voulu créer un chat privé mais n’a pas réussi.
30L’enseignante a essayé, avec difficulté, de gérer la session et d’aider les élèves. Dans l’extrait suivant, nous voyons l’enseignante clarifier certains points sur l’activité, les élèves étant déjà connectés au monde virtuel, prêts à commencer (Figure 3a et 3b).
Figure 3a L’enseignante dirige l’attention vers le vidéoprojecteur pour terminer l’explication sur l’activité
3b Les élèves commencent l’activité en RV et en utilisant leur livre et la fiche de séance
31Ci-dessous nous présentons l’extrait 3, dans lequel les élèves exécutent une tâche :
Extrait 3, séance de français
32Dans cet extrait, l’enseignante commence par faire un rappel de la dernière séance en faisant référence aux ressources matérielles utilisées (les panneaux et les plantes exotiques). Ensuite, elle décrit l’activité à venir. Pour ce faire, elle a besoin de réguler le regard de certains élèves dirigé vers elle et pas vers l’écran où l’action est réalisée par l’avatar. La description de l’activité est tissée de références à l’action passée (elle a préparé un panneau virtuel avant la séance), au présent ou futur proche (Maintenant, j’aimerais que nous puissions le faire en dix minutes) et au futur (la planification de la session). L’enseignante a dû auparavant régler les ressources du monde virtuel pour l’activité (Et c’est mieux si vous avez des textures qui sont chargées. Je vais voir si ça marche ou pas). Pendant l’exécution de l’activité, l’enseignante continue de régler la modalité et le temps.
33Comme nous pouvons le voir à partir de l’extrait 3, la dimension spatio-temporelle augmentée de la tâche affleure dans les discours. L’exécution de la tâche s’insère dans un contexte discursif de références au passé (la dernière fois) et au futur (Et vous aurez votre point X). Le cadrage temporel de 10 minutes fixé par l’enseignante concerne à la fois l’activité dans le monde virtuel et son exécution à partir de la salle de classe, tandis que la référence à l’espace de la réalité virtuelle est exprimée par « ici » puisqu’elle mène sa démonstration dans le monde virtuel avec son avatar à ce moment-là.
34En résumé, dans le processus d’exécution des tâches, l’enseignant et les élèves négocient un espace-temps pédagogique qui ne se superpose pas à l’espace-temps de la classe ici et maintenant, mais par allers-retours entre l’espace virtuel et l’espace classe, dans une construction discursive chronotopique de l’hybridité.
35Dans cet extrait, l’enseignant conseille aux élèves de refaire dans le monde virtuel la même activité que celle faite en classe.
Extrait 4 : Séance de français
36L’enseignant revient sur la tâche déjà effectuée et tente de la réactiver. L’analyse met en évidence des références explicites au temps (hier, récemment, cet après-midi, demain) et l’activité est réglée par la dimension temporelle (ce qui est à faire, à ne pas faire, maintenant ou plus tard). Différents espaces dans la RV sont pertinents pour la gestion de l’activité : les ports des pirates ; le quartier général. La négociation chronotopique est structurée autour de la modalité de travail et l’activation des ressources (le panneau ; la tablette ; l’icône).
37Dans cet exemple, il s’agit d’une séance “Devoirs faits” autour d’activités en mathématiques.
Extrait 5, séance de mathématiques en RV
38Dans le suivi de la tâche, l’enseignant fait référence à l’action à venir pendant la séance en cours (“Quand vous aurez fini”) et dans la séance à venir (“Demain, vous aurez une activité”). La séance en cours à lieu dans le monde virtuel, chaque élève étant chez lui (“Faites-le chacun de votre côté”), tandis que la séance à venir est la séance en classe (“Demain, vous aurez une activité”). L’action se déploie sur le support papier du manuel de mathématiques (“Sur votre livre”) et dans le monde virtuel dans lequel sont présents les avatars des élèves, le son de la conversation pédagogique n’étant entendu que parce que chaque utilisateur est connecté. L’enseignante orchestre à la fois l’action présente, l’action future (la séance à venir qui portera sur le même sujet), et l’action hypothétique de chaque élève qui peut avoir déjà révisé ou pas encore (“si vous avez déjà révisé”). Cette négociation de l’espace-temps pédagogique vient complexifier l’orchestration opérée par l’enseignant.
39A la lumière de notre analyse de tâches relevant des étapes didactiques de planification, d’exécution et de suivi, dans un contexte hybride (en classe et dans le monde virtuel), nous voyons apparaître des processus de négociation de l’espace-temps augmenté. L’identification de références temporelles (passé, présent et futur) et spatiales (ici, sur, dans) nous a permis de situer cette négociation par rapport à l’espace-temps hybride de la réalité virtuelle utilisée en classe. La mise en évidence du cadre temporel et spatial dans le discours de l’enseignant et des élèves permet de rendre visible cette structure temporelle et spatiale, que nous avons identifiée ici à la notion de chronotope.
40Les tâches analysées mettent en évidence des processus continus de reformulation par les enseignants, pour aller vers une mise en sens de l’hybridité et une mise en actes par les élèves. L’orchestration enseignante de la dimension temporelle entre le passé, le présent et le futur, se complexifie du fait que l’activité se déploie sur plusieurs espaces, menant l’enseignant à expliciter de quel espace il parle, et si l’artefact utilisé est un artefact virtuel ou un support physique en classe ou à la maison.
41Cette négociation chronotopique hybride peut donc être définie comme la mise en discours de l’explicitation des espace-temps dans lesquels se déploie l’activité pédagogique. Cette négociation est rendue nécessaire par le fait que :
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l’activité se déploie en classe et dans le monde virtuel
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la technologie est émergente et les usages ne sont pas stabilisés.
42En ce sens cette négociation chronotopique hybride est un processus créatif d’orchestration des ressources linguistiques et matérielles.
43Ce processus est énacté dans un espace pédagogique qui se détache d’un ancrage physique pour se définir comme espace de négociation, quel qu’en soit le lieu. Dans les épisodes analysés, l’enseignant et les élèves, dans une négociation discursive, réintroduisent de la continuité dans un contexte de discontinuités (Gurvitch, 1963) créées par les espaces pédagogiques multiples en jeu.