- 1 Cette notion de « récit de recherche » permet de mêler les apports issus de disciplines différentes (...)
- 2 Cette publication n’engage que ses auteurs et l’Agence n’est pas responsable de l’usage qui pourrai (...)
1Cet article décrit le « récit d’une recherche1 » mise en place dans le cadre de l’antenne de la Chaire de Philosophie à l’Hôpital au sein de l’Hôpital de Panzi en vue de mobiliser les humanités médicales pour documenter et compléter les évaluations des interventions en art-thérapie comme dispositifs d’accompagnement venant compléter les soins médicaux et de réparation chirurgicale destinés aux femmes « survivantes » aux violences basées sur le genre (GBV) en République Démocratique du Congo. Cette recherche bénéficie d’une contribution financière de l’Agence Française de Développement2.
2Cette notion de « récit de recherche » nous paraît la plus à même de décrire la complexité des rapports humains et des déplacements épistémiques qui se nouent entre, d’une part, l’impératif de la co-construction du protocole de recherche avec les parties prenantes locales et des indicateurs d’évaluation complémentaires ou compatibles avec les standards internationaux d’evidence-based medecine et d’autre part, le « terrain » réfractaire, tant dans sa réalité empirique qu’institutionnel.
3Si l’évaluation est devenue un prérequis pour légitimer et assurer la pérennité d’une intervention, les protocoles de cette dernière restent souvent soumis à des pratiques routinières et peu discutées. Il devient intéressant de questionner les effets de la gouvernance par la preuve sur la prise en charge des usagers du soin. L’objet de cet article est de questionner l’impact de l’épistémologie de la pratique de l’évaluation sur les protocoles de soin et d’accompagnement en amont et en aval de leur déploiement. En effet l’évaluation fournit un cadre impossible à ignorer pour les praticiens d’interventions psychosociales souhaitant bénéficier d’une visibilité et d’une légitimité sur la scène locale et internationale.
- 3 Si l’idée d’une « clinique du développement » a grandi à l’antenne de la Chaire de Philosophie de l (...)
4Il s’agit dans le cadre de cet article, de présenter les différentes méthodes scientifiques que nous avons mobilisées pour construire notre terrain de recherche, un terrain appréhendé majoritairement à ce jour par des équipes de recherche issues de la santé publique, l’épidémiologie et la psychologie. En quoi une approche philosophique peut-elle produire des connaissances utiles à l’amélioration des services développés sur le terrain, voire développer des services de soins et d’accompagnements adaptés à des situations où la capacité de penser des personnes concernées est compromise par des modalités du « prendre soin d’autrui » souvent réduites aux exigences de la preuve3 ?
5Fondé en 1999 à Bukavu en République démocratique du Congo, par le Dr Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix en 2018, en 1999, l’hôpital de Panzi vise à développer une approche du soin holistique fondé autour de quatre piliers comprenant un volet médical, juridique, psychosocial et socio-économique. Selon le Dr Mukwege et Marie Berg, le One Stop Center (OSC) de Panzi se veut être « un système de soins holistique et centré sur la personne, visant à répondre aux besoins essentiels du rétablissement et du (re) gain d’une vie saine, en particulier celle des femmes victimes de violences sexuelles extrêmes ou d’un accouchement difficile ». Ce projet repose sur le postulat que « l’empowerment des femmes est le socle sur lequel repose la construction d’une société plausible et prospère » (Mukwege et Berg, 2016). En soutien à cet objectif, est créée en juin 2011, la Cité de la Joie (CoJ), un programme « d’accompagnement et de formation intensive des survivantes des violences sexuelles » à l’Est de la République démocratique du Congo qui se donne pour mission principale de former des femmes ) devenir des « leaders communautaires ».
6À l’hôpital de Panzi, certaines activités d’art ont été intégrées dès les prémisses du programme au dispositif d’accompagnement des femmes victimes de violences sexuelles. Ainsi des ateliers de chant, de danse et de théâtre (jeux de rôles), sont déployés avec une intention thérapeutique.
7Plusieurs études ont cherché à évaluer l’impact de l’art-thérapie sur l’empowerment des usagers (Kelly, et al., 2017 ; Sonke, et al, 2018...). Des auteur.es soulèvent cependant leurs limites méthodologiques, notamment épistémologiques en raison du caractère imprécis des concepts utilisés (« population à risque », « dépression », « santé mentale », etc.), un manque de clarté sur le processus d’analyse des données qualitatives, et un manque d’inclusion de facteurs additionnels dans les études quantitatives (Cain, et al, 2016).
- 4 Psychologie, International Center for Advanced Research and Training (ICART), Bukavu, Democratic Re (...)
- 5 Les outils utilisés pour évaluer les effets sur la santé mentale sont le Hopkins Symptoms Checklist(...)
8Concernant notre terrain, quelques autres initiatives pilotes d’évaluation se sont mises en place, mais elles restent marginales : des psychologues rapportent, par exemple, l’impact positif d’une intervention de musicothérapie (Healing in Harmony) sur l’amélioration de la santé mentale des participantes et la réduction des symptômes de PTSD (post-traumatic stress disorder) (Cikuru4, et al., 2021)5.
- 6 Psychologie, Université de Liège.
9Une autre étude de trois mois réalisée auprès des usagères indique, par ailleurs, une amélioration significative de leur état anxio-dépressif grâce à la musicothérapie, par rapport au groupe témoin (Baiverlin6 et al., 2019). Les auteur.es notent cependant ne pas avoir pu se rendre à l’hôpital de Panzi, d’où des possibles biais de passations de questionnaires renforcés par la nécessaire médiation par des interprètes locaux.
10La promotion des femmes (leur empowerment) est devenue un objectif majeur de la quasi-totalité des agences d’aide, qu’elles soient internationales ou nationales, et repose évidemment sur une forte base morale (De Sardan, 2021). Son implémentation est, en outre, confrontée, à l’épreuve du terrain, à de nombreux effets imprévus agissant comme des obstacles à son effectivité. Son évaluation est d’autant plus complexe que les indicateurs peuvent laisser paraître une autonomisation de « façade » (ibid.) en raison des biais de sélection des études, favorables à ce diagnostic.
11Dans le cadre du programme conduit sur cinq ans (2014-2019) L’autonomisation des femmes à l’Est de la RD Congo, un partenariat entre l’International Center for Advanced Research and training (ICART) et le Peace Research Institute Oslo (PRIO) (2014-2019), une composante portait sur la Cité de la Joie.
12On note dans les écrits, une référence récurrente au concept d’empowerment, qui semble soutenir l’idée sous-jacente d’une modification de Weltaanshauung [représentation du monde]. Cet usage s’inscrit dans le mouvement d’intégration du concept dans les programmes des organisations internationales, comme, par exemple, dans la Spotlight Initiative (opération conjointe de l’Union Européenne et des Nations Unies), mettant au cœur de ses actions l’empowerment des femmes et l’égalité de genre comme vecteur de développement durable.
13Chez Quattrochi (Santé publique, Georgetown University) et al. (2019), l’empowerment est entendu comme un « changement de croyances et d’attitudes » concernant ses propres droits et ses capacités. Chez Kyamusugulwa (Philosophie, Institut Supérieur des Techniques Médicales de Bukavu) et al. (2019, p. 1), l’empowerment est défini comme « un processus multidimensionnel, dynamique et complexe, impliquant un changement dans les relations de pouvoir qui idéalement mène à l’élargissement des choix individuels et à l’autosuffisance. […] son succès repose, dans un contexte de monde en développement, sur la capacité à traduire les normes occidentales localement » (Kyamusugulwa, 2013b).
14Les expert.es en médecine réparatrice (Amisi, Bukavu) / les auteur.es de santé publique comme Quattrochi ou en SHS (Nordås, Norwegian University of Science and Techology, sciences politiques) identifient eux-mêmes les limites d’un tel concept : ils ou elles déclarent qu’il est difficile d’utiliser le concept d’empowerment, non seulement parce qu’ils ne disposent pas d’outils opérationnels pour le mesurer de manière externe, mais aussi parce qu’il est difficile de l’évaluer en raison du caractère holistique et cumulé des interventions, de l’existence de biais de sélection et de l’absence de cohorte de référence populationnelle externe.
15Comme le montre Calvès, le concept d’empowerment, bien que largement utilisé dans le vocable du développement international, est, dans les faits, rarement défini. Si dans sa conception initiale issue des milieux militants, l’empowerment est un processus complexe et multidimensionnel mettant l’accent sur les dimensions individuelle et collective du pouvoir, « la cooptation du terme dans le discours dominant sur le développement s’est accompagnée d’une individualisation de la notion de pouvoir. » L’empowerment fait désormais « partie de ces termes vagues, résolument optimistes et « justes » qui […] ne peuvent que susciter le consensus » (Calvès, 2009) et est instrumentalisé pour légitimer les politiques et les programmes de développement top-down existants. Des courants féministes africains déclarent que les différents concepts produits dans le Nord global sont difficilement traduisibles (Ampofo, et al. 2008) et leur reproche de produire la catégorie « Femme du Tiers-Monde » de manière homogène et monolithique sans tenir compte de la diversité des rapports de pouvoir en jeu.
16Dès lors, réduire le concept d’empowerment comme relevant d’une responsabilité personnelle, d’un « changement de croyances » (op. cit.), ou à une « traduction des normes occidentales localement » (op. cit.), induit une dépolitisation des populations originaires concernées par l’implémentation de dispositifs d’empowerment, dont l’autonomisation est ainsi définie a priori. Ces interventions occidentales et ces paradigmes essentialistes, ainsi que la détermination de ce qui doit être financé, peuvent être accueillis comme désavantageux pour l’agentivité des publics.
17Ainsi, les approches analytiques qualitatives, en particulier les entretiens, les récits de vie et d’autres formes narratives, sont considérées comme plus pertinentes pour les réalités et les expériences des populations originaires (Ampofo et al, 2008).
18Nous avons consulté les bases de données Pubmed, Core, Google Scholars, Taylor & Francis, Psychinfo pour collecter la littérature existante sur les interventions psychosociales produites à Panzi. 97 articles ont été retenus sur 308 résultats. Nous avons tenté d’identifier les modalités de construction des interventions psychosociales, leurs hypothèses et postulats ainsi que leurs résultats.
19Nous avons observé l’existence d’un consensus dans le choix des outils, des échelles, des questionnaires, des mesures des symptômes, des degrés de sévérité de trauma, ainsi que sur la manière de définir les usagères (définies soit par le terme « victime » -31 occurrences dans les titres des articles relevés, soit par le terme « survivante » -16 occurrences).
20En raison de la controverse autour du caractère universel de certaines conceptualisations occidentales de la santé mentale (stress post-traumatique, dépression, anxiété…) (Patel, 2001 ; Summerfield, 1999), de plus en plus de chercheurs sont confrontés à des problèmes méthodologiques concernant la pertinence du transfert d’outils d’évaluation et de concepts. Si l’on observe des adaptations de certains outils au contexte géographique et culturel local (simplification de contenus en raison de la mécompréhension des participants à l’étude, adaptation à la situation géographique, traduction en dialecte), il est plus fréquent de les voir utilisés comme tel que conçus pour des populations vivant dans des contextes pacifiés et plus sécurisés : Hopkins Symptom Checklist, The Harvard Trauma Questionnaire, Inventaire d’Anxiété de Beck ; Inventaire de Dépression de Beck ; Échelle de Stress Perçu ; Illinois Rape Myths Acceptance Scale ; Attitudes and Beliefs towards Survivors of Sexual Violence Scale ; Patient Health Questionnaire-9 ; PTSD Symptom Scale-Interview for DSM-5 pour une liste non exhaustive.
- 7 De Sardan, Ibid. « Ces effets imprévus, ces écarts (ou dérives) entre les projets, programmes ou ré (...)
- 8 Humanitarian Initiative, Harvard
- 9 Santé publique, Harvard
21Preuve des limites d’adaptation des modèles voyageurs à un contexte étranger à celui d’origine : certains auteur.es font part des « complexités éthiques » dans lesquelles ils se sont trouvés (Kelly8, Betancourt9 et al., 2011), les « survivantes » de violence sexuelle étant une population difficile à atteindre avec un fort potentiel de retraumatisation. Ils rapportent également l’existence de biais d’échantillonnage. Les auteurs (ibid.) écrivent que les femmes les plus vulnérables et défavorisées sont celles qui, majoritairement, ne demandent pas à bénéficier des services (en cause, la difficulté des déplacements en raison de manque de capitaux économiques ou symboliques, ou encore, un plus haut taux d’insécurité). De fait, les études « basées sur des échantillons non aléatoires ne peuvent pas être utilisées pour généraliser les expériences des femmes en matière de violence sexuelle dans l’est de la RDC » (Kelly, Betancourt et al., 2011). Il est également important, selon les auteurs, de noter le rôle du chercheur dans l’interprétation et l’analyse des données qualitatives.
22Parmi les autres limites aux études décrites directement par les chercheurs, les auteurs identifient souvent les biais suivants : une absence de groupe témoin lorsqu’il s’agit de comparer des cohortes, un nombre restreint de participantes en raison des difficultés du terrain (Hedström & Herder, 2023 ; Amisi & al, 2018), la limitation de l’étude aux villages dits « sûrs » (Quattrochi & al, 2019 ; Schmitt & al, 2020), l’adaptation orale en raison du degré de littéracie des sujets, les difficultés linguistiques, les biais des études rétrospectives, l’hétérogénéité des profils des participantes et la défaillance de l’échantillonnage lié aux biais de sélection des résidentes de Panzi (Kelly, et al., 2011 ; Albutt & al, 2017), les biais dans la collecte de données obtenues à partir d’auto-déclaration (Albutt and al, 2017) ou, au contraire, l’étroitesse des questionnaires à items (Kelly, and al., 2011). La lecture des écrits met également en évidence la faible présence des chercheur.es sur le terrain (Baiverlin, et al., 2019). Le taux moyen de durée de présence sur le terrain varie dans les comptes rendus et rapports de recherche entre deux et six mois (majorité de 2 mois pour les études réalisées sur site).
23Depuis la fin des années 90 (Dabelstein, 1999), l’on constate une recrudescence des demandes d’évaluation des interventions humanitaires et psychosociales, en provenance des institutions internationales, évaluations desquelles les fonds sont souvent conditionnés dans une vision de « rentabilisation maximale d’un transfert monétaire social » (Schüring, 2010).
- 10 Selon l’UNFPA (2023), le système de suivi des finances indique qu’en 2022, les fonds alloués aux se (...)
24En raison de la faible allocation financière allouée aux organismes luttant contre les GBV10, le respect des conditions posées par les bailleurs de fonds et l’adaptation à la norme méthodologique de l’evidence-based est d’autant plus requise. L’intervention est pensée ex ante, et intègre prioritairement dans sa conception l’horizon d’attente des bailleurs afin de répondre favorablement aux évaluations. Comme indiqué par le Dr. Elie Azria, constituant une véritable métaméthodologie, les guidelines de l’Evidence Based Policy (EBP) sont peu conscientisées et sont appliquées comme norme méthodologique par bon nombre de praticiens, constat généralisable aux chercheurs, également piégés par la cage de fer de la conditionnalité.
- 11 SHS, Université de Londres
- 12 Droit, Université de Londres
25La remarque de Sahin11 et Kula12 (2018) dans l’article « What Women Want before Justice : Examining Justice Initiatives to Challenge Violence against Women in the DRC », permet d’éclairer la problématique d’un tel processus : « En n’incluant pas les femmes congolaises en général dans ces interventions, on perd l’aspect préventif et l’agenda est créé de manière à n’intervenir que lorsque les femmes deviennent des « victimes » » (Op. cit. p. 18) [traduction libre]
26Face à ces difficultés, il nous a été demandé de compléter les ressources existantes en matière de méthode d’évaluation des dispositifs d’accompagnement en art-thérapie incluant la création d’une antenne de la Chaire de Philosophie à l’Hôpital de Panzi.
27Contrairement aux modalités paradigmatiques du transfert de modèle voyageur, où « les contextes peuvent être pris en compte » mais « seulement a priori, comme des facteurs susceptibles de favoriser ou entraver le succès de l’intervention » (De Serdan, 2021), il s’agit pour nous de soumettre les innovations à l’examen du terrain, de les retravailler avec les acteurs du sud avant même leur implémentation.
28A cet effet, il convient de ne plus considérer uniquement le « terrain » comme l’espace sur lequel agit l’intervention, mais de le considérer comme un véritable « laboratoire des sciences sociales » (Latour, 2006, 186), en ce qu’il trace une chaîne d’action où chaque participant est un médiateur de savoir et un acteur traducteur de normes. Pour comprendre les écarts aux programmes programmatiques, leurs échecs et leurs succès, il nous paraît indispensable d’étudier ce qui se joue dans les échanges entre les acteurs : comment se construit le récit sur Panzi, comment les discours d’ « après-coup », concomitants aux terrains traumatiques, ont-ils contribué à façonner et à produire, directement ou indirectement, une structure métastable pour les interventions ? Comment est-il possible de résister à l’attraction de cette structure pour penser de nouvelles modalités de soin ?
29Dans le cadre d’un terrain traumatique comme Panzi, il ne faut pas tout attendre de l’approche directe des personnes. En effet, les espaces et les terrains exposés à une teneur traumatique élevée ont pour particularité de se parler dans l’après-coup : la clinique du trauma nous enseigne que c’est l’acte de pouvoir en parler qui permet de commencer le travail clinique.
30Il est alors important de penser de nouvelles modalités de collectes d’information et c’est ici que le concept d’acteurs-réseaux révèle la plasticité du terrain. C’est en effet l’« extérieur » de ce dernier (les discours de l’« après-coup ») qui ouvre une porte sur l’ « intérieur » (les pratiques, les normes) et permet, en creux, de révéler la fabrique d’une clinique du soin.
31Notre approche propose de faire la genèse de cette fabrique, par-delà le discours social de référence sur Panzi, en recueillant la parole des acteurs qui y ont séjourné, qui en sont revenus, qui ont conduit des recherches et qui ont ainsi contribué à produire le terrain tel qu’il est aujourd’hui. Grâce à un travail d’exploration des réseaux, nous avons commencé à construire une interface d’une centaine d’acteurs permettant de réfléchir à des modalités d’intervention sensibles au contexte.
32La clinique du rétablissement, développée par la Chaire de Philosophie à l’Hôpital et l’Université des Patients – Sorbonne, travaillera à l’analyse des expériences qui se vivent et s’énoncent comme les comportements réfractaires des terrains, les recherches empêchées, les souffrances des professionnels travaillant dans un climat traumatique.
33Ce travail vient étayer sous une autre forme l’étude du programme « Heal in Harmony » menée par le centre Icart entre 2015 et 2018 autour de la musicothérapie et de l’amélioration de la santé mentale des femmes à Panzi. Il s’agira d’identifier les conditions vitales possibles d’une coconstruction avec les femmes et les équipes soignantes de ce qui pourrait fonctionner comme une évaluation située des activités d’art-thérapie.
34A partir de ce premier essai d’analyse critique des dispositifs d’évaluation en usage, notre projet scientifique consiste à identifier les moyens dont on dispose déjà et aussi les moyens à rassembler afin que le terrain puisse devenir laboratoire de recherche, au sens où il ne s’agit pas, pour nous, de distinguer le terrain de recherche du réseau de chercheurs. Au contraire il s’agit de renoncer à cette coupure utilisée pour produire des connaissances scientifiques et de poser que le terrain est bien plus large. Dans notre approche, il englobe toutes les personnes et artefacts concernés par ce terrain, c’est-à-dire, de manière non exhaustive : les usagers, leurs proches, les professionnels qui délivrent les services, ceux qui organisent les prestations, le matériel, les locaux, les chercheurs, mais aussi les bailleurs de fonds et les associations partenaires locales. En nous inspirant de la méthode latourienne et de l’approche organisationnelle de l’action publique, il s’agit de saisir ce qui circule entre les acteurs-réseaux qui sont mis en place pour faire fonctionner les interventions psychosociales et qui leur donnent ainsi leur valeur particulière. Pour ce faire, nous étudions les modalités de voyage de certains concepts, outils et échelles afin d’y déceler des traces des activités scientifiques antérieures et des normes pratiques utilisées dans les implantations de modèles d’accompagnement qui, de fait, échappent aux procédures de standardisation.
- 13 « Les preuves de soin (proofs of care) sont des héritiers des proofs of concepts, qui sont des disp (...)
35À l’inverse des projets participatifs, critiqués pour leur valeur essentiellement cosmétique, normative et échouant à permettre aux populations une véritable appropriation (De Sardan, 2021), notre approche repose sur un processus à rebours : il n’est pas attendu du terrain qu’il suive un dispositif programmatique implanté, il est, au contraire, invité à le co-créer dans un partage d’expertise. Ce travail spécifique d’innutrition vise à concevoir ensemble des protocoles d’actions « faits sur-mesure » pour leur contexte : loin des impératifs de globalisation et d’uniformisation, ceux-ci en partagent néanmoins l’objectif d’efficacité. En effet, si le terrain spécifique devient « irremplaçable » pour les protocoles d’action ainsi co-designé, le travail d’unification en aller simple n’en reste pas moins universalisable et exportable à d’autres contextes - il est bien un « proof of care13 » dédié à la générativité du vulnérable, autrement dit, à la visibilisation de tout l’exploratoire que celui-ci peut inspirer, guider, orienter. En intégrant ainsi les marges au laboratoire de recherche, il devient possible de proposer un cadre conceptuel de valorisation de savoirs expérientiels de tous, universalisable pour les interventions futures et permettant de penser de nouvelles modalités du « vivre-ensemble ».