1L’ouvrage de Rodolphe Olcèse sur Fernand Deligny n’est pas un livre qui peut appartenir en propre au domaine des sciences de l’éducation mais dont bien des réflexions peuvent lui ouvrir des pistes, des points de fuite nécessaires et salutaires. Tout comme le personnage autour duquel il articule ses réflexions, il ne se contente pas de traiter de questions qui concernent l’enfance, mais il fait tout autant signe vers la philosophie et la théorie de l’art. En cela, il inscrit doublement son projet au sein des travaux consacrés à Deligny depuis la réédition de ses Œuvres aux éditions de l’Arachnéen en 2007. D’une part, il consiste en une explicitation précise et parfaitement documentée des principaux axes de sa pensée et de son travail. Et d’autre part, en utilisant nombre d’auteurs et de sources différentes, il ouvre sur un grand nombre de réflexions possibles et montre ainsi, en acte, la fécondité et la solidité des conceptions délinéennes. Si répondre à cette double exigence tout au long d’un ouvrage de trois cents pages est déjà un défi en soi, disons tout de suite que le travail de Rodolphe Olcèse le relève avec brio, notamment grâce à sa grande clarté et à la justesse de son écriture.
2En abordant le travail de Deligny à partir de la thématique de la précarité, comprise comme une dimension constitutive de notre commune humanité, l’auteur en présente d’abord la cohérence et la robustesse. Dans une première partie lumineuse se déclinent l’une après l’autre les formes de la précarité à partir desquelles peuvent se donner à lire le travail et la pensée de Deligny. Là, le lecteur suit avec facilité le fil tout à fait bien tissé de ce que l’abri, la ruine, le radeau, la faille, la brèche ou la cabane peuvent faire naître comme réflexions au sujet de notre condition d’humains. Il croise en chemin Illich, Itard, Rousseau, plus loin Ingold, Brakhage, Simmel, Diderot ou Chateaubriand, dont les citations sont toujours clairement explicitées et aisément articulées à celles de Deligny. Ce faisant, il prend progressivement conscience à quel point, alors que ce dernier est aux prises avec des enfants relevant de toutes les marges et progressivement captés par des dispositifs institutionnels aux multiples facettes, le thème de cette précarité propre à l’humain vient battre en brèche les prétentions institutionnelles et ouvrir de nouveaux possibles, de nouvelles attentions, pour construire avec ces enfants de nouveaux mondes possibles, bien plus que pour les rendre aptes à supporter – ou à se rendre supportables pour – celui-ci. Rodolphe Olcèse restitue alors la radicalité de la recherche de Deligny et de sa critique à l’adresse des institutions éducatives, toutes entières occupées à résorber les failles, à colmater les brèches, qui vont jusqu’à « encadastrer » comme il l’écrivait, le temps et l’espace dans des « à faire » sans alternative possible, autre nom pour décrire la très actuelle « logique du projet – qui à bien des égards affecte tous les aspects des modes de vie contemporains, intégralement arraisonnés à une idéologie du résultat. » (p. 121)
3De cette ouverture apportée par le thème de la précarité, la seconde partie en vient à aborder ses prolongements dans les réalisations pratiques du travail de Deligny. Comment se traduit cette précarité, dans les faits et avec les enfants avec lesquels il s’agit de faire quelque chose ? Les trois verbes à l’infinitif choisis – tracer, camérer, écrire – restituent alors les trois manières dont le travail avec les enfants se lie de plus en plus étroitement à la recherche anthropologique que Deligny approfondit, déjà mise en relief par Marlon Miguel (2016) et plus récemment par Catherine Perret (2021). Si la précarité inhérente à la vie en commun ouvre sur des possibles infinis, c’est parce qu’il s’agit d’apprendre à en saisir les circonstances, à en déjouer les pré-compréhensions, à donner suffisamment d’attention aux éléments propres à constituer pour les enfants arrivés là un milieu favorable. Mais cela ne va pas de soi et nécessite un travail où la carte – et les lignes d’erre qui s’inscriront dessus – le cinéma et l’écriture sont mis à contribution, utilisés bien plus comme des médiums que comme des outils, c’est-à-dire bien plus comme des manières de construire ce commun qui fait défaut aux enfants en marge que pour réaliser un quelconque projet. Rodolphe Olcèse nous amène alors à réfléchir à la manière dont une faille se creuse entre Deligny et le reste des conceptions éducatives de son époque, pour le rendre – dans les termes d’Althusser à son propos – littéralement « inassimilable » (Ogilvie, 2021). C’est alors que les réflexions sur le dessin, la répétition, la main ou l’outil rendent palpable la portée de la conception de l’événement, de l’initiative, de l’absence de finalité dans le travail à mener avec les enfants chez Deligny et plus singulièrement ici de ceux qui s’envisageraient comme des éducateurs, plus ou moins dérivés du latin duco, ducis, guider. « Si guider et toujours corrélatif d’une découverte, c’est qu’il y va d’un acte lui-même réalisé sans finalité aucune. » (p.179). On saisit mieux alors de quelle manière Deligny dérive du domaine éducatif dans lequel il s’est fait connaître, pour approfondir un travail qui cherche comment réaliser, de la manière la plus concrète qui soit, ce commun nécessaire à l’existence apaisée d’enfants autistes mutiques et d’adultes.
4La troisième et dernière partie s’éloigne en apparence du thème de la précarité, pour répondre à une ambition présentée dès l’introduction : montrer la fécondité et l’actualité politique du travail de Deligny, en donnant à voir comment il peut permettre de penser la précarité manifeste de notre monde présent, abîmé et fragile. Rodolphe Olcèse montre comment la pensée de Deligny permet de sortir des « philosophies de la subjectivité » (p. 253) et offre ainsi la promesse d’un rapport au monde renouvelé où l’articulation entre milieu, événement et individu devient centrale. Pour ce faire il dresse nombre de parallèles avec les textes de la philosophe Simone Weil et permet un éclairage réciproque des pensées des deux auteurs, malgré leurs langues et leurs contextes différents, matérialiste pour l’un, spiritualiste pour l’autre. Loin de la personne et des injonctions morales qui l’accompagnent, c’est à respecter l’énigme de l’individu qu’il faut s’attacher pour, patiemment, construire ensemble un milieu commun où peuvent surgir des événements capables de révéler leur importance pour chacun. C’est l’ombre portée politique du travail de la tentative des Cévennes où des adultes, explicitement non-spécialistes et non-thérapeutes, tentent patiemment de construire depuis le début des années soixante-dix un milieu commun avec des enfants autistes mutiques, non pas pour les inclure d’une manière ou d’une autre dans un monde prédéterminé par les théories et les méthodes pédagogiques de leur temps, mais pour leur permettre simplement de vivre une existence apaisée.
5Au terme de ce parcours, l’ouvrage de Rodolphe Olcèse se montre parfaitement robuste et cohérent quant à l’objet qu’il entend travailler. Soulignons-le encore une fois, sa grande qualité d’écriture et la vaste culture qu’il mobilise éclairent d’autant mieux la portée possible du travail de Deligny dans les sciences de l’éducation.
6Il s’agit là, d’une autre manière d’approcher ce travail, au sein des travaux récents qui lui ont été consacrés (Perret, 2021 ; Moreau & Pouteyo, 2021 ; Pouteyo, 2024). Au cœur de cette dynamique et de cette actualité des études délinéennes, la force du livre de Rodolphe Olcèse peut aussi en être la faiblesse pour certains lecteurs : le peu de contextualisation historique, de référence aux circonstances dans lesquelles Deligny écrit et travaille, et à ce qui se déroule dans les domaines qui lui sont proches au fil des ans (enfance inadaptée, rééducation, pédopsychiatrie, psychiatrie) pourraient freiner un lecteur qui ne serait pas familier avec son œuvre, les évolutions de son travail au fil de son parcours, et celles des domaines autour desquels il navigue. Mais rappelons que ce n’est pas là que réside l’ambition de l’ouvrage qui ouvre sur des réflexions plus vastes, authentiquement philosophiques, et à bien des égards nécessaires pour qui s’intéresse à la manière dont les humains peuvent se rapporter entre eux, dans un monde plus que jamais marqué par la fragilité, qu’ils soient adultes ou enfants.