1Le mouvement physiothérapique, tel qui s’est établi à la fin du 19e siècle avec toutes les pratiques afférentes, fait partie des prémices essentielles du mouvement naturiste qui devait suivre. La physiothérapie récusait l’utilisation de médicaments et de vaccins pour s’en remettre entièrement à des facteurs de santé « naturels », tels l’eau, le soleil, la lumière, l’air, la terre, l’argile, l’activité physique – à pratiquer de préférence en plein air et peu vêtu voire dévêtu –, sans oublier une alimentation « naturelle » et saine, adaptée aux différentes maladies à traiter, concomitamment avec l’abstinence de substances « psychoactives », telles l’alcool, le tabac et le café. Ces facteurs de santé étaient censés stimuler les forces autocuratives du corps humain et rétablir, s’il y avait lieu, l’équilibre dans l’organisme tout entier. En cela, la physiothérapie s’engageait pour un « mode de vie conforme à la nature » (Krabbe 1998).
2Cette notion participe de la philosophie sanitaire propre à la physiothérapie, mais aussi d’une défiance envers la médecine académique qui s’était établie au 19e siècle, et demeure jusqu’à nos jours l’ennemie la plus virulente de la physiothérapie. Cette dernière affichait la conviction que la médecine académique (« Schulmedizin »), malgré toutes ses réussites, ferait toujours fiasco face aux maladies graves. La cause à cela était qu’elle recourait à des moyens thérapeutiques « artificiels », et puis qu’elle cherchait apparemment à combattre les symptômes pathologiques, un par un, au lieu de traiter la personne humaine dans sa globalité, et enfin qu’elle s’en remettait à des médicamentations onéreuses, plutôt qu’à des applications physiothérapiques (Krabbe 1998 : 74 sq.). Le grand succès de la physiothérapie à la fin du 19e et au début du 20e siècle s’explique effectivement, en grande partie, par les défaillances de la médecine académique face à de nombreuses maladies de masse, car les moyens thérapeutiques efficaces dont la médecine dispose aujourd’hui (les antibiotiques par exemple) faisaient encore défaut.
3Par ailleurs, la physiothérapie était méfiante par rapport à l’industrialisation et l’urbanisation, et dénonçait les conditions pathogènes auxquelles concouraient ces différents processus. Parmi les problèmes les plus graves, induits par l’industrialisation, figuraient le manque de logements et l’indécence de ceux-ci, les maladies par infection et par carence, telles la tuberculose et le rachitisme, et puis les pathologies et dommages physiques dus à des conditions de travail malsaines. Ces problèmes affectaient la classe ouvrière mais aussi, de plus en plus, des segments de la classe moyenne et du monde des employés. En guise de correctif, la physiothérapie recommandait de fréquenter le grand air, de se nourrir d’aliments « naturels » et sains, et de s’activer physiquement (Regin 2015). Or, pour ce faire, il convenait d’être, si possible, totalement dévêtu, à l’air libre, ou, à défaut, d’être vêtu seulement pour partie, et d’habits très lâches.
4Le terme de « nudité » qui était utilisé dans ce contexte n’impliquait pas forcément toujours que les corps fussent totalement nus. En cette époque de conventions vestimentaires très strictes, un pied dépourvu de soulier passait déjà pour de la nudité. Ainsi, les pionnières de la « danse libre », par exemple Isadora Duncan et Mary Wigman, étaient qualifiées d’« artistes de danse nue » alors qu’au départ elles ne dénudaient que leurs pieds. Dans Le monde d’hier, l’autobiographie que Stefan Zweig rédigea au début des années 1940, il est consigné, à titre rétrospectif, que « ce fut une sensation sans égale quand Isadora Duncan, dans ses danses pourtant parfaitement classiques, montra pour la première fois sous sa tunique, laquelle heureusement descendait bas, les plantes nues de ses pieds au lieu des traditionnels chaussons de soie » (Zweig 2019 : 97).
5Au regard des normes très restrictives qui avaient cours, il fallait prendre énormément sur soi pour faire fi de tout vêtement en présence d’autrui. Lorsque le très célèbre Franz Kafka fit une cure dans l’établissement physiothérapique « Jungborn » (« Fontaine de jouvence ») d’Adolf Just et y pratiqua la nudité, il s’est retrouvé face à face avec un autre patient, également nu. Dans son Journal, il note : « Par respect de son titre de noblesse, je n’ose pas lever le regard vers lui, je suis trempé de sueur (nous sommes nus) et baisse la voix. Sa chevalière armoriée […]. » (Kafka 1983 : 420 sq.). Cette notation paraît plus spécialement révélatrice des barrières sociales présentes à l’époque, même parmi les adeptes de la nudité.
6Du fait de sa pratique de la nudité intégrale, le naturisme fut, dès le départ, dans l’obligation de se doter d’une légitimité spécifique. Des références socialement inattaquables furent trouvées dans des paradigmes et modèles de nudité supposée, assortis de réinterprétations bourgeoises : Adam et Ève au Paradis, certains peuples primitifs « supérieurs » ou les anciens Grecs – dont les traditions de vie conforme à la nature étaient censées se perpétuer dans le naturisme.
7Malgré toutes les restrictions sociales et culturelles qui limitaient le champ d’exercice de la nudité avant 1914, la naturopathie, dévolue à la santé et par là même dotée d’une légitimité culturelle, ménageait déjà maintes possibilités de pratiquer un naturisme « conforme à la nature », de traiter son corps, de le régénérer ou de l’endurcir. Parmi les lieux convenables pour la nudité, on comptait principalement les maisons de santé physiothérapiques, les associations de médecine naturelle et les établissements urbains de bain d’air (Wedemeyer-Kolwe 2017 : 70-91).
8Les maisons de santé physiothérapiques de la période considérée sont indissociablement liées à leurs fondateurs, dont certains connus sinon célèbres, et puis aux théories sanitaires et méthodes curatives que ceux-ci ont développées, sans oublier les installations qu’ils ont conçues pour leurs différentes applications, d’où chaque maison de santé tirait son identité visuelle. Parmi les physiothérapeutes les plus connus, on retiendra Sebastian Kneipp, Emanuel Felke, Adolf Just, Max Bircher-Benner, Heinrich Lahmann, Eduard Bilz ou encore Arnold Rikli. De façon typique, ces différents physiothérapeutes poursuivaient chacun sa voie curative singulière en vue d’une guérison naturelle, et proposaient chacun ses méthodes thérapeutiques spécifiques, centrées sur tel ou tel élément naturel distinct : l’eau, l’air et la lumière, ou encore la glaise. Toutes les thérapies avaient ceci en commun qu’elles s’appliquaient au corps nu en environnement naturel (Rothschuh 1983 : 68-73).
9En un premier temps, les physiothérapeutes avaient misé sur les vertus roboratives et curatives de l’eau, sous forme de bains, d’enveloppements et de compresses. Ainsi, le paysan et physiothérapeute improvisé Vincenz Priessnitz sut gagner, à partir de 1818, une réputation de « praticien de l’eau » (« Wasserdoktor »), jusqu’à attirer sur ses terres de Gräfenberg, en Silésie autrichienne, des patients venant de régions distantes, emplis de l’espoir de guérir de leurs maux grâce à ses applications d’eau froide. De même, dans la seconde moitié du 19e siècle, un autre physiothérapeute improvisé, Sebastian Kneipp, prêtre de son état, administrait des cures hydrothérapiques dans sa communauté d’attache de Wörishofen en Bavière. Ses patients se firent bientôt de plus en plus nombreux, si bien qu’il put vite étendre ses installations. Furent réalisés, entre autres, un bâtiment de bains et un jardin d’enfants « kneippiste ». Wörishofen devint une véritable ville de cure, et Kneipp connut une célébrité telle que, de son vivant même, son nom entra dans des stratégies publicitaires et servit à des fins commerciales.
10Dans les années 50 du 19e siècle, un troisième physiothérapeute improvisé, le Suisse Arnold Rikli découvrit la valeur thérapeutique du bain d’air et de lumière. À son avis, l’exposition à l’air et au soleil activait la circulation et le métabolisme, stimulait l’appétit et la « désintoxication » du corps, améliorait le sommeil et augmentait la résistance aux infections hivernales. Rikli qu’on surnommait le « praticien du soleil » (« Sonnendoktor ») défendait la thèse que l’homme était une « créature d’air et de soleil » (« Licht-Luft-Geschöpf »), qui – tout comme les plantes et les animaux – devait bénéficier des forces bienfaisantes de l’air, de la lumière et du soleil pour recouvrer et conserver sa santé (Regin 2015). C’est pourquoi Rikli prescrivait à ses patients de marcher pieds nus, de se promener, de s’exercer, de jardiner, de prendre le soleil… aussi peu vêtus que possible, voire dévêtus. Rikli conçut les premières « huttes d’air » (« Lufthütten »), c’est-à-dire des abris ouverts dans lesquels les patients pouvaient s’exposer dévêtus à l’air et à la lumière ou même passer la nuit. Du fait de ces méthodes, Rikli passe pour un pionnier du naturisme. Dès les années 1890, les bains d’air et de lumière, l’héliothérapie et l’aérothérapie ont eu statut de cures standard dans les maisons de santé de tendance physiothérapique, et par la suite presque tous les établissements physiothérapiques se dotèrent de parcs de « huttes d’air » à la Rikli (Wedemeyer-Kolwe 2017 : 70-82).
11Ainsi, le physiothérapeute Adolf Just prescrivait des bains d’air dans son établissement « Jungborn », dans le Harz, en sus de cures d’argile, de périodes de jeûne et d’une alimentation végétarienne. Son patient Franz Kafka relate en 1912, dans son Journal, y avoir logé dans une hutte de patient individuel aux parois perméables à l’air et à la lumière. Ses notations montrent combien il était difficile, autour de 1900, pour un individu marqué par un univers urbain, aux normes vestimentaires et conventions bourgeoises des plus rigides, de se retrouver dans un environnement naturiste qui offrait des expériences sensibles, totalement différentes :
« 11 juillet. […] Quelquefois, je suis affecté de légères nausées, sans autres conséquences, lorsque je vois défiler lentement entre les arbres – le plus souvent, d’assez loin, il est vrai – les patients totalement nus. Les voir en pleine course n’améliore pas la chose. À l’instant, un complet étranger, nu, a fait halte à ma porte, et m’a demandé, d’une voix aimable et lente, si c’était là mon logis, alors qu’il ne pouvait y avoir de doute là-dessus. […] 19 juillet. Jour de pluie. On reste couché tant que la pluie frappe bruyamment le toit de la hutte, comme si votre propre poitrine était en cause. […] Soudain, un vieillard jaillit dans le pré, comme une bête sauvage, et prend un bain de pluie. […] Le lendemain, course, terre molle sous les pieds » (Kafka 1983: 418, 423).
12Au seuil du 20e siècle, à Dresde, les physiothérapeutes Eduard Bilz et Heinrich Lahmann – ce dernier médecin patenté – rivalisaient, en organisation pratique et stratégie commerciale, à la tête chacun de son établissement, attirant de nombreuses personnalités qui trouvaient socialement « chic » de séjourner chez eux. Parmi les patients les plus en vue de ce type d’établissements, on trouve Kafka, déjà évoqué plus haut, ainsi que des personnalités comme Richard Wagner, Friedrich Nietzsche ou Hermann Hesse (Carstensen, Schmid 2016).
13Heinrich Lahmann avait fondé, à Dresde, la maison de santé physiothérapique du Cerf blanc (Weißer Hirsch) ; il fut le premier médecin patenté à pratiquer concurremment la physiothérapie et à diriger un établissement de ce type. Lahmann proposait un large éventail de traitements médicaux et physiothérapiques : des bains d’air, des régimes végétariens, des applications hydriatiques, des traitements par rayonnements, des soins orthopédiques, des exercices physiques... Il employait toute une armée de médecins et de personnels spécialisés, disposait de vastes salles, d’espaces verts étendus, de grands bâtiments de cure… pour accueillir environ mille patients par an, dont de nombreuses personnalités du monde de la finance et des arts. Eduard Bilz, quant à lui, dirigeait, tout autodidacte qu’il était en la matière, une maison de santé physiothérapique des plus célèbres. Établie en 1892, près de Dresde, elle obtint bientôt maints succès thérapeutiques. Une bonne dizaine d’années plus tard, elle ouvrait ses portes à la journée pour la pratique de la gymnastique nue. À la différence de ses collègues qui, pour la plupart, se distinguaient par leur esprit de sérieux, Bilz prenait en compte le « facteur de divertissement » de ses applications et méthodes. Il en testait de toutes sortes sans jamais se fixer, et insistait sur la « joie de vivre ». En vertu de sa devise selon laquelle « la physiothérapie devait apporter du plaisir », il souhaitait que ses patients soient heureux de venir dans son établissement : « La nourriture doit être saine, mais il faut aussi qu’elle soit agréable [;] [l]’exercice en plein air doit être ludique et donner envie, et en aucun cas constituer une obligation importune. » Ces principes révèlent en creux combien les usages étaient stricts, rigides, austères et rebutants dans d’autres maisons de santé physiothérapiques, comme par exemple celle du médecin américain John Harvey Kellogg où santé rimait avec discipline et ascèse (Lienert 2002 : 93 sq., 105 / Boyle 1994).
14Les maisons de santé physiothérapiques efficaces, au fort pouvoir d’attraction sur toutes personnes en quête de soins, se commuèrent inévitablement en pôles de tourisme de santé. Des logiques de profit et de consommation de masse s’amalgamèrent aux pratiques naturistes alors que les pionniers de ces pratiques avaient toujours pourfendu – du moins sur le papier – ces phénomènes (Schwab 2003 : 49-68). Ces ambigüités, ces contradictions de pure apparence ne doivent pas être passées sous silence. Le fait que les directeurs-propriétaires de tels établissements, par exemple Lahmann et Bilz, soient devenus millionnaires, et aient vécu dans un monde sans grand rapport avec le quotidien naturiste de la plupart des adeptes de la physiothérapie, ne nécessite pas vraiment de commentaires plus détaillés (Krabbe 1974 : 89 sq.).
15Avec la popularité grandissante de la physiothérapie, principalement dans la seconde moitié du 19e siècle, en Allemagne, en Autriche et en Suisse, de plus en plus de maisons de santé physiothérapiques virent le jour. En 1891, il existait déjà 131 établissements physio- et/ou hydrothérapiques, « avec une concentration particulière à Berlin, Leipzig, Dresde, Chemnitz et Stuttgart », c’est-à-dire, de façon typique, sur les grandes villes (Krabbe 1974 : 88). En 1913, on comptait environ 300 établissements physiothérapiques dans l’Empire allemand. Toutefois, ils n’étaient en rien interchangeables. Il en existait de petits, sans prétention, qui n’en étaient pas moins fameux. Un établissement de ce genre se trouvait par exemple sur le Monte Verità, près d’Ascona, du côté helvétique du lac Majeur, – encore qu’il faille noter que ce « Mont de Vérité » qui, au départ, était effectivement une simple colonie de naturistes rebelles, devait se transformer en établissement mondain, du fait de la notoriété acquise. L’écrivain anarchiste Erich Mühsam fit plusieurs séjours prolongés sur le Monte Verità à ses débuts. Son opuscule, intitulé Ascona, paru en 1905, où sont rapportées ses observations sur site, constitue, concomitamment avec son poème, bien connu, « Le chant des végétariens, Une chanson à boire antialcoolique », un hommage littéraire, encore que critique, à cette colonie hors du commun, à ses résidents qui, au départ, étaient encore avant-gardistes et friands de nouvelles expériences, ainsi qu’à leurs hôtes, pour partie assez connus. Un trait distinctif du Monte Verità était la pratique systématique de la nudité intégrale. Cette pratique suscite, encore aujourd’hui, davantage d’intérêt que toutes les autres pratiques « naturistes » (au sens large), du fait qu’elle marque la rupture la plus explicite et la plus radicale avec les conventions sociales de l’époque. Erich Mühsam, lui aussi, se refit une santé en costume d’Adam au Monte Vérità (Szeemann 1978 / Schwab, Lafranchi 2001 : 31). Toutefois, la maison de santé physiothérapique du Monte Verità évolua rapidement. Dès 1905, elle était dotée d’un bain d’air moderne avec courts de tennis et équipements de gymnastique, et cherchait à attirer des curistes en offrant des « activités de jardinage, excursions en montagne et toutes sortes de sports ». La direction passait des annonces à l’adresse de ceux qui aspirent à la « guérison de toutes maladies par des moyens naturels, simples », pour perfectionner leurs « aptitudes tant physiques que mentales » (Wedemeyer, 2001). De façon tout à fait remarquable, il était également veillé au « soin des automobiles des curistes » (idem).
16Au fil des années se multiplièrent les établissements physiothérapiques qui s’adressaient non seulement aux personnes malades, mais aussi aux personnes saines, passionnées de sport, en assurant une offre diversifiée d’activités sportives, à travers une multiplicité de sections. Dès avant 1914, ces sections de culture physique se chiffraient, au bas mot, par centaines dans l’Empire allemand, en Autriche et en Suisse. Leur nombre exact ne peut pas être déterminé (Möckel G. 1905 : 33 sq.). Leurs directeurs, des physiothérapeutes portés sur le sport, se positionnaient en gourous sanitaires modernes, en aménageant ces bains d’air athlétiques, sans perdre de vue pour autant leurs stricts intérêts commerciaux. Ils s’adressaient de façon ciblée à la nouvelle bourgeoisie moderne, passant aisément du missionarisme au mercantilisme. Ainsi, le « Licht-Luft-Heim » (« Foyer d’air et de lumière »), qui avait ouvert en Suisse, sur le Waidberg, dans les hauteurs de Zurich, était conçu à l’usage exprès et exclusif des personnes saines (« Nous ne sommes pas un sanatorium ! Les malades sont exclus ! ») et brillait par son bain d’air et de lumière, paysagé, des plus modernes : « Dans un vaste pré qui n’est clos sur l’extérieur que par une épaisse forêt de sapins, des personnes nues de sexe masculin, ainsi que des femmes drapées de tuniques, courent de toutes parts à la poursuite de balles. » (Hofmann, 1906, 65).
17Cette description répond apparemment aux usages typiques des maisons de santé physiothérapiques autour de 1900. De façon générale, ces établissements – qu’ils fussent grands et célèbres, ou alors modestes voire plus que modestes, et faiblement fréquentés – constituaient un mixte de maison de cure, de centre de remise en forme et de complexe sportif.
18Les masses citadines et même un grand nombre d’adeptes de la physiothérapie étaient dans l’impossibilité de vivre « au diapason avec la nature » et a fortiori de séjourner dans un établissement physiothérapique. Se translater en pleine nature demandait beaucoup de temps. Un séjour prolongé dans une maison de santé avec bains d’air était un luxe hors d’atteinte. De ce fait, les adeptes de la physiothérapie de statut social subalterne se regroupèrent dans des associations de médecine naturelle, appelées à constituer une deuxième structure porteuse de la physiothérapie, venant en sus des maisons de santé. Au départ, le centre de gravité régional de ces associations se situait en Saxe : la première association de médecine naturelle fut fondée en 1835 à Dresde. En 1872, les associations de Saxe se dotèrent d’une première organisation-cadre. En 1888 se constitua l’« Union allemande des associations pour l’entretien de la santé et la médecine non-médicamenteuse » (Deutscher Bund der Vereine für Gesundheitspflege und arzneilose Heilweise) qui devait trouver son appellation définitive en 1900 : « Union allemande des associations pour un mode de vie et une médecine conformes à la nature » (Deutscher Bund der Vereine für naturgemäße Lebens- und Heilweise). Cette fédération existe encore aujourd’hui (Regin 1995: 48-69).
19Elle regroupait sous sa tutelle plus de 600 associations de médecine naturelle totalisant quelque 80 000 membres. Elle parviendra à son zénith en 1913 avec 885 associations et 148 000 membres. Les déboires économiques de la République de Weimar firent chuter les effectifs. D’ailleurs, déjà sous l’Empire, un certain nombre d’associations, animées par des objectifs politico-idéologiques, avaient quitté l’Union allemande des associations, qui était politiquement neutre, « bourgeoise », pour constituer une « Fédération Santé populaire » (Verband Volksgesundheit). Vers la fin de la République de Weimar, cette fédération comptera plus de 60 000 membres, dont des naturistes socialistes regroupés dans des associations spécifiques. Dans les rangs de la « Fédération Santé populaire » se concentraient des travailleurs proches du mouvement ouvrier, ainsi que leurs familles, – tandis que les artisans, employés, fonctionnaires et indépendants formaient le gros des associations « bourgeoises » sous la République de Weimar. Néanmoins, les ouvriers constituaient aussi le groupe social le plus important dans l’« Union allemande des associations pour un mode de vie et une médecine conformes à la nature », avec un effectif représentant 23% de la totalité des membres (Regin 1995 : 48-69 / Walter, Denecke, Regin 1991 : 1-24, 58 sq.).
20Les associations de médecine naturelle dispensaient des conseils relevant de la médecine dite populaire, assuraient l’interface avec des physiothérapeutes, organisaient des conférences sur des sujets physiothérapiques. L’« Union allemande des associations pour un mode de vie et une médecine conformes à la nature » luttait contre la consommation d’alcool et de tabac, informait sur les aliments « conformes à la nature ». Par ailleurs, elle faisait campagne pour la reconnaissance des soins physiothérapiques par l’État, les hôpitaux et les caisses d’assurance maladie. Enfin, elle promouvait l’éducation sexuelle, tout en combattant la « débauche », et prenait position sur les questions pédagogiques. Tous ces points de programme, conseils pratiques et éléments d’information étaient diffusés par l’organe officiel de l’« Union allemande des associations pour un mode de vie et une médecine conformes à la nature », à savoir Der Naturarzt (Le médecin naturiste), lequel servait de relais d’information pour toutes questions de physiothérapie, et atteignait, à ses propres dires, des tirages de plus de 100 000 exemplaires. (Sur tous ces points: Regin 1995: 167-251).
21Le fait est que dans le mouvement physiothérapique la littérature endogène occupait une place considérable : des traités de santé et vade-mecum, à grand tirage, pleins de préceptes aisés à comprendre, accessibles à tous, firent leur entrée dans un grand nombre de foyers et rendirent immensément populaires les pratiques physiothérapiques. On a affaire à des best-sellers comme La femme, médecin du foyer (Die Frau als Hausärztin, 1901) d’Anna Fischer-Dückelmann, réédité à des décennies d’écart en 1985, ou encore La nouvelle méthode pour guérir les maladies (Das neue Heilverfahren) d’Eduard Bilz, autopublié en dix-huit éditions sur la seule période 1888-1900. Ces ouvrages furent de véritables bibles physiothérapiques, non seulement pour nombre de contemporains, mais aussi pour les générations qui suivirent. (Lienert, 2002, 117-120).
22Les associations de médecine naturelle poursuivaient, entre autres, la fondation de centres de cure et de régénération, l’ouverture de bains d’air et de soleil, de parcs d’air et de lumière, ainsi que d’établissements de bain. Pour les adeptes de la physiothérapie, la création de bains d’air et de lumière constituait, tout particulièrement, une solution idéale pour satisfaire aux besoins de citadins frustrés à cet égard. En un premier temps, les physiothérapeutes et les associations de médecine naturelle cherchèrent à convaincre les communes de l’intérêt sanitaire de ce type d’installations de loisirs, et à pousser celles-ci à ouvrir des bains d’air et de lumière publics, mais ces initiatives se heurtèrent au conservatisme des administrations. De ce fait, les associations de médecine naturelle se mirent, très diligemment, à ouvrir elles-mêmes des bains d’air et de lumière. En 1912, près de 400 bains avaient déjà vu le jour. Ainsi les associations de médecine naturelle géraient-elles plus de 95% de tous les bains d’air et de lumière accessibles au public dans l’Empire allemand. La plupart des bains furent financés sur les fonds des associations, et puis grâce à des dons, et enfin, en grande partie, par l’émission de participations vendues aux membres. L’accès était évidemment ouvert aux membres, mais aussi à toute autre personne qui s’acquittait d’un droit d’entrée.
23Les bains d’air et de lumière se laissaient réaliser sans qu’il fût nécessaire de mobiliser trop de moyens, et ce dans des secteurs dépourvus d’eaux vives, susceptibles d’être ralliés depuis les quartiers d’habitation. De surcroît, ils se distinguaient favorablement des piscines par leur moindre coût à la construction et à l’entretien. De ce fait, les prix d’entrée pouvaient rester modiques, et à la portée de presque tout un chacun. Les associations acquerraient ou prenaient en bail des terrains situés à la limite des habitations, le plus loin possible des voies bruyantes et poussiéreuses. Faute d’espace disponible, dans certaines grandes agglomérations on installa des bains d’air et de lumière sur les toits. Mais, en règle générale, on préconisait le contact direct avec le sol et la végétalisation des enclos, entre tapis de verdure et arbres prodiguant de l’ombre. Très souvent, les bains d’air et de lumière étaient installés sur des sites de jardins familiaux, si bien que certains de ces sites ont conservé jusqu’à nos jours des traces et des reliques d’anciennes installations et associations.
24Les bains d’air et de lumière variaient d’un lieu à l’autre en taille et en équipement, en fonction de la démographie des communes et de la trésorerie des associations. Les bains d’air et de lumière de taille modeste ne comportaient qu’une section à l’usage séparé des hommes et des femmes sur des créneaux horaires distincts. Les établissements plus étendus étaient organisés en plusieurs sections qui pouvaient être fréquentées par hommes et femmes séparément, ou alors concomitamment. Des terrains de sport et de jeu étaient adjoints quand la taille des terrains le permettait. Là où on disposait d’un terrain en bordure d’eau, le bain d’air et de lumière était combiné avec un espace de baignade en eau vive. Les plus grands bains d’air et de lumière étaient également équipés de piscines. En règle générale, le public disposait au moins de douches, de petits bassins, d’une ou de plusieurs baignoires ou pompes à eau pour des aspersions rafraîchissantes (Regin 1995, 204-212).
25L’équipement standard des bains d’air et de lumière comprenait des lits de bronzage en bois, des bancs de repos et surtout des installations de sport et de jeu. Se mouvoir, se livrer à des exercices de gymnastique étaient impératifs, déjà pour des raisons pratiques, en période plus fraîche. Les enclos étaient réalisés en planches, la hauteur en étant rigoureusement fixée par les services d’urbanisme (Hoffmann, Rolka 2015). Il était également prescrit que les planches à utiliser devaient être exemptes de trous. Tout cela ne répondait pas pleinement aux conceptions idéales des adeptes qui auraient certainement préféré prendre leurs bains de soleil en pleine nature. Mais ils renoncèrent vite à toutes tentatives de cet ordre en raison de la réprobation commune. À une époque où il n’y avait aucune éducation à la sexualité, où cette dernière n’était guère abordée en privé, et a fortiori en public, le mot « nudité » suscitait déjà à lui seul la consternation chez la plupart des gens. La nudité était associée à la sexualité, taboue, et de ce fait escamotée même dans le quotidien familial.
26En raison de ces normes morales, les adeptes du bain d’air et de lumière s’en sortaient à bon compte quand ils ne subissaient d’attaques que verbales, étaient raillés comme « confrères du soleil » (« Sonnenbrüder »). Jusque dans les années 1890, les écrits sur les bienfaits du bain d’air et de soleil en costume d’Adam furent frappés d’interdiction « pour cause d’indécence ». Tout individu qui s’exposait en pleine nature était considéré comme « malade mental », et appréhendé sans ménagement par la police. Pour prévenir ce genre de problèmes, l’espace protégé des bains d’air et de lumière s’imposait telle une nécessité impérieuse.
27Bien que la séparation des sexes ait longtemps été de rigueur dans les bains d’air et de lumière, la question était soulevée si on pouvait pratiquer la nudité intégrale, ou s’il ne valait pas mieux porter une tenue de bain. Ainsi, les hommes étaient vêtus, au départ, de maillots mi-longs ou de simples caleçons, tandis que les femmes se voyaient proposer des costumes unis en jersey, sinon des prototypes de deux-pièces. Outre la pression sociale, les appréhensions des candidats naturistes eux-mêmes jouaient un rôle. Les expériences vécues de Kafka, relatées plus haut, sont significatives à cet égard. La plupart des candidats naturistes, notamment les plus âgés, avaient du mal à s’exposer au regard d’autrui en petite tenue, voire tout nu. Les adeptes du bain d’air reconnaissaient eux-mêmes que c’était une épreuve immense que de surmonter son appréhension, socialement acquise, à s’exhiber, en particulier devant des personnes de sexe opposé. Néanmoins, les conceptions morales de cette sorte s’érodèrent progressivement, d’abord du côté des groupes constitués de jeunes gens, où devait s’instaurer un rapport décontracté à la nudité.
28Toutefois, dans le public général et du côté des autorités, les récriminations morales et les suspicions libidineuses fusaient de façon récurrente. Les adeptes de la physiothérapie répliquaient avec l’argumentation symétrique contraire, commune dans les rangs naturistes, selon laquelle c’était justement l’usage de vêtements couvrants qui éveillait les fantasmes érotiques et générait la débauche, l’adultère, la prostitution et les maladies vénériennes. Ces maux, communément considérés comme fatidiques, n’étaient en aucune manière favorisés par la nudité. – Au contraire, l’aptitude acquise à contempler la nudité « sans parti pris » s’accompagnait d’un effet civilisateur sur les pulsions sexuelles et constituait même le préalable nécessaire à la « solidité morale », au « développement normal de la sexualité et rejet de tous vices contre-nature » (Regin 1995 : 208 sq.).
29En sus des maisons de santé physiothérapiques et des enclos des associations de médecine naturelle, on trouvait, dans les villes, des établissements de bain d’air athlétique à caractère commercial, lesquels, très tôt, permirent de pratiquer la semi-nudité, offrant à la classe moyenne « bourgeoise » des espaces qui invitaient à l’exercice individuel (sous contrôle professionnel), répondaient à des besoins de loisir et de santé, appelaient une sociabilité spécifique… Ces établissements de bain d’air athlétique constituaient un espace public dévolu, tout à la fois, au loisir, à l’exercice physique et aux pratiques de santé. Dès avant 1914, y entraient en combinaison des éléments architecturaux caractéristiques des maisons de santé physiothérapiques, des conceptions de sociabilité partagées avec les stations balnéaires, des préoccupations sanitaires venues des associations de médecine naturelle, des séquences kinesthésiques empruntées au sport… – pour fonder un nouveau type d’établissement de culture physique en milieu urbain.
30Les établissements de bain d’air athlétique étaient le plus souvent gérés par des particuliers, mais aussi parfois par des associations. Leur nombre est inconnu. Ces établissements proposaient des tarifs à la journée ou à l’année pour la pratique d’un « naturisme assoupli » (« FKK light ») qui englobait le sport en plein air, la gymnastique nue, le culturisme, la natation pour hommes, femmes et enfants, des séances de sauna, massage, yoga... Parmi ces établissements, nombreux étaient ceux qui organisaient des « concours de beauté physique » et des « compétitions de musculation », répondant au goût de l’époque. L’établissement le plus célèbre dans cette catégorie était sans doute le bain d’air et de lumière de l’« Association de culture physique » (Verein für Körperkultur) de Berlin, qui avait été créé, dans un cadre entrepreneurial, en 1901, sur le Kurfürstendamm, mais devait se translater dès 1905 sur un terrain de 6000 m2, situé à Berlin-Eichkamp. Il existe encore aujourd’hui. Les responsables de l’établissement étaient des végétariens et naturistes (au sens large), qui, outre la pratique du sport et de la nudité, proposaient des cours et des conférences où étaient abordées des questions de diététique et de naturisme. Ce bain d’air et de lumière, sinon tous les autres, était abondamment fréquenté. Outre les six cents membres de l’association, y venaient des personnes extérieures qui prenaient une entrée pour la journée, ou souscrivaient un abonnement pour l’année. Surtout les manifestations spéciales apportaient une « très forte animation », quelque temps qu’il fît. Lorsque en 1910 le très réputé professeur de gymnastique danois J. P. Müller assura une présentation spéciale, en tenue minimale, de son très populaire système de gymnastique, près de sept cents hommes et femmes bravèrent le temps froid et humide d’un jour de novembre pour assister, coûte que coûte, à cette présentation. (Wedemeyer-Kolwe 2003).
31Les premières années du 20e siècle virent se multiplier les créations de bains d’air athlétique à caractère commercial. En 1905, on comptait seulement vingt établissements urbains de bain d’air athlétique dans l’Empire allemand, dont cinq dirigés par des entrepreneurs privés (Möckel G. 1905 : 33). En 1912, une enquête statistique en relevait déjà près de 480, qui offraient des activités sportives, il est vrai limitées, et ne fonctionnaient, pour la plupart, qu’en saison estivale. Une centaine de ces établissements opéraient dans un cadre strictement entrepreneurial. Parmi ceux-là, on relève le bain d’air « Nüpi », ouvert en 1903 à Berlin-Charlottenburg par l’entrepreneur privé Georg Kätzke, le bain d’air de l’association « Sportplatz » (« Terrain de sport »), couvrant 12 000 m2 à Lepzig, qui, en 1905 comptait 500 abonnés et accueillait jusqu’à 600 personnes les dimanches d’été, le bain d’air athlétique de Regensburg, également à caractère privé, qui, en 1905, comptait cent abonnés, et reçut quelque 5000 personnes, ou encore le « Germaniabad » (« Bain Germania ») de Leipzig, qui non seulement proposait des activités telles le tennis, le patinage, la natation, le bowling, la lutte, la pratique des haltères ou des agrès, mais aussi « des massages, des séances de sudation en caisson de sauna [‘Schwitzkästen’], des activités récréatives de plein air et l’accès à de l’eau thermale à boire » – tout cela sous la direction de professeurs d’éducation physique patentés, qui, pour partie, étaient eux-mêmes à la tête d’un établissement apparenté. Ces différentes structures de plein air disposaient d’équipements sportifs comparables, promouvaient les modes de comportement et standards sanitaires en usage dans le naturisme, au sens large et au sens restreint, – la pratique du bain d’air, du sport nu, du végétarisme… et travaillaient dans un cadre plus ou moins commercial, avec des instructeurs permanents ou saisonniers. (Wedemeyer-Kolwe 2004: 211-219).
32L’apparition des bains d’air athlétiques dans les premières années du 20e siècle eut un effet de retour sur les anciennes maisons de santé physiothérapiques et sur les bains d’air et de lumière des associations de médecine naturelle. Alors que l’accent y avait été mis, jusque là, sur les bains d’air passifs et des exercices de gymnastique médicale à l’usage de malades et convalescents, ces établissements devaient se transformer progressivement en lieux de sport actif, à l’instar des bains d’air athlétiques, pour attirer une clientèle saine, moderne, qui désirait se régénérer en combinant pratiques de santé, sport, loisir et villégiature. Le changement de paradigme qui sépare un 19e siècle rigide d’un 20e siècle souple et moderne se laisse aisément illustrer à l’exemple des grandes maisons de santé physiothérapiques. La maison de santé, fondée en 1892 par Eduard Bilz près de Dresde, à l’usage de malades, se vit adjoindre, en 1906, une aire de sport de 300 000 m2 permettant la « pratique de tous sports et plus particulièrement de la gymnastique nue ». Il était possible d’y être admis à la journée moyennant une somme modique pour s’adonner aux activités kinesthésiques de son choix, au bain de soleil, à la gymnastique nue… Étaient à disposition différents équipements sportifs, des piscines, des courts de tennis, des pistes de bowling... Les jeunes étaient « également assurés », selon le prospectus de la maison, « d’y trouver leur compte à satiété, grâce à de multiples installations où s’exercer et s’amuser ». L’aire de bain d’air athlétique, qui était accessible du matin au soir, recevait parfois jusqu’à 3000 personnes sur une journée. La colonie végétarienne du Monte Verità, fondée en décembre 1900 près d’Ascona sur le lac Majeur, avait, elle aussi, été conçue à l’origine comme une maison de santé physiothérapique, répondant aux critères propres d’une maison à l’usage de malades. Mais vers 1905 déjà, le Monte Verità s’était commué en un établissement de bain d’air athlétique, pourvu de courts de tennis et d’équipements sportifs, et habitué à passer de grosses annonces autour de ses excursions en montagne et activités sportives (Wedemeyer-Kolwe 2017 : 88 sq.). Même les associations de médecine naturelle qui, au seuil du 20e siècle, avaient surtout proposé des bains de soleil à caractère plutôt passif, emboîtèrent le pas. Ainsi, le bain d’air et de lumière de l’association de médecine naturelle de Guben (Brandebourg), inauguré en 1904, posséda dès le départ « des agrès et des engins de gymnastique [ainsi que] des appareils de musculation pour bras et biceps [sic], des barres, des massues, des haltères »… – toute une panoplie encore impensable quelques années plus tôt. (Deutscher Bund der Vereine für naturgemäße lebens- und heilweise 1914: 86).
33Le concept d’aire de sport et de loisir, aménagée en ville et accessible à tous, fit son chemin jusqu’aux services municipaux des sports, et s’insinua dans les schémas d’aménagement des piscines urbaines. La démarche sanitaire selon laquelle une pratique active de sport était préférable à la régénération passive se perpétua dans maints sanatoriums et établissements de cure. Pareillement, l’idée de vacances sportives dévolues à la forme physique, dans un environnement peu artificialisé, fut reprise par les organisations de loisirs des années 1920 à travers une offre de séjours actifs à la ferme, de stages de gymnastique en pleine nature ou de vacances et week-ends au vert dans des parcs de sport et de loisir.
34En sus des associations et des institutions, il existait dès avant 1914 des cercles qui s’adonnaient à la nudité intégrale, avec ce trait distinctif que c’étaient des groupuscules fermés, unis par l’allégeance à leurs chefs, animés d’un esprit élitiste, portés sur le radicalisme politique et social... Typiques à cet égard sont les groupuscules racistes, de mouvance völkisch, du genre de celui fondé, vers 1908, par un littérateur de Stuttgart, Richard Ungewitter. Dans sa « Loge nudiste » (« Nacktloge »), tout tournait autour de la production systématique d’individus de « race pure » (« rasserein »), beaux et sains (Wedemeyer-Kolwe 2004 : 199 sq.). La nudité en commun des deux sexes et l’évaluation mutuelle des femmes par les hommes, et des hommes par les femmes, devaient optimiser la formation des couples et servir à l’amélioration de la « race allemande », ou, selon l’expression d’alors, à son « élévation par sélection biologique » (« Höherzüchtung »). Concomitamment devait être empêchée, du moins en théorie, une descendance « dégénérée » (« entartet »). – Et frappés de ségrégation les concitoyens juifs. Richard Ungewitter a développé ses théories racistes, dès avant 1914, dans maints écrits sur l’histoire et la fonction de la nudité, dans lesquels il appelle aussi à la création de cercles en rapport. Ses livres connurent un grand succès auprès du public, non pas pour leur contenu raciste, mais du fait des photographies « offensantes » de personnes nues, qui y figuraient, et qui d’ailleurs valurent plusieurs procès à l’auteur (Ungewitter 1913 : passim). Toutefois, le nombre de cercles de son obédience, ainsi que les totaux d’adhérents de ces cercles se sont maintenus dans des limites étroites. Sous l’Empire allemand, mais aussi sous la République de Weimar, les cercles liés à Richard Ungewitter devraient avoir compté, au maximum, quelques centaines de membres. Pour mettre cela en perspective, gardons à l’esprit que le mouvement naturiste allemand (deutsche FKK-Bewegung) a compté quelque 100 000 adeptes affiliés à des associations et environ un million de pratiquants hors associations naturistes, libres de toute attache (Wedemeyer-Kolwe, 2004, 199-210).
35Le naturisme (au sens restreint), tel qu’il se pratiqua dès avant 1914, était en majeure partie intégré au mouvement physiothérapique, principalement du côté des maisons de santé et des associations afférentes. Les motivations en étaient d’ordre sanitaire et seulement à titre marginal d’ordre idéologique : il s’agissait essentiellement de s’endurcir, de prévenir les maladies, de soigner certaines maladies spécifiques, de maintenir une bonne forme sportive… La pratique de la nudité s’inscrivait dans un rapport holistique au corps, privilégiant les facteurs de santé naturels. Dans ce contexte, le terme de nudité ne désignait pas un déshabillage complet du corps, mais en règle générale – sauf exceptions – une semi-nudité qui, en fonction des diagnostics et cures, impliquait soit un vêtement léger, soit de simples linges, soit une tenue de sport courte. La nudité en commun d’hommes et de femmes n’était généralement pas à l’ordre du jour ; les sexes restaient séparés, même s’il a pu exister des exceptions, parmi certains adeptes radicalisés de la nudité, par exemple au Monte Verità. Les conventions vestimentaires très strictes en vigueur avant 1914, qui allaient de pair avec une forte pudicité et forte susceptibilité à l’impudeur, faisaient que la nudité intégrale en commun n’était pas (encore) de mise. Ceci devait être l’apanage de l’après-guerre.
