1Pourquoi ne pas s’intéresser à la jeunesse fougueuse des pédagogues « historiques » ? Telle est l’éventualité qui fut envisagée dans de précédentes contributions au sujet de l’itinéraire (intellectuel, professionnel, pédagogique) des pédagogues (Riondet, Hofstetter et Go, 2018). Si l’histoire de la pédagogie a parfois été peu sensible au caractère évolutif de la pensée pédagogique, d’autres champs se sont déjà positionnés sur ce type de question. C’est le cas, par exemple, de nombreux travaux sur le marxisme dans lesquels on cherche à distinguer et comparer les œuvres de jeunesse et les œuvres de maturité de Marx. Concernant la production éditoriale de Freinet, les Œuvres pédagogiques, publiés en deux tomes à partir de 1994, se donnent à voir comme le regroupement des textes dits définitifs au cœur de la pensée Freinetienne. Ces deux tomes regroupent différentes textes, brochures et livres publiés par ailleurs : L’Éducation du travail, Essai de psychologie sensible, L’École moderne française, Les dits de Mathieu, Méthode naturelle de lecture, Les invariants pédagogiques, Méthode naturelle de dessin et Les genèses. Ces publications se présentent comme l’anthologie de l’œuvre de maturité de Célestin et Élise Freinet. Au sujet de ce double publication, Guy Avanzini conseillait de « les lire in extenso de manière continue et soutenue » (1995, p. 147). Il complétait cette phrase de la manière suivante : « On ne tardera pas, alors, à découvrir la culture de Freinet et à reconnaître qu’il y a chez lui, exposée à sa manière, une véritable pensée pédagogique, c’est-à-dire une réflexion organisée et approfondie sur l‘éducation de l’enfant » (id.). Pour Avanzini, ce projet éditorial d’envergure devait encourager « une double redécouverte de Freinet : par les praticiens, dont beaucoup trouveraient chez lui ce qu’ils cherchent ailleurs sans le trouver ou renoncent à chercher faute de soupçonner qu’ils le trouveraient là : par les chercheurs, dont beaucoup sous-estiment sans doute le dynamisme de cette pensée (id.). Bien que ces œuvres soient évidemment une réussite, les choix éditoriaux sous-estimaient pourtant la fécondité en jeu dans les textes publiés avant la Seconde Guerre mondiale, notamment dans les revues pédagogiques, et en particulier dans L’Éducateur prolétarien.
2À l’occasion de ce numéro consacré au(x) naturisme(s), nous nous proposons de revenir sur un court texte du pédagogue Célestin Freinet datant de 1934 qui correspondrait à cette catégorie « œuvres de jeunesse » et dans lequel il est question du naturisme. Le texte en question est intitulé « Notre naturisme prolétarien fonction éducative ». Prolongeant ici le processus de relecture de la pédagogie de Freinet engagé depuis de nombreuses années (Go, 2007 ; Go et Riondet, 2020 ; Go et Prot, 2023), nous saisissons ici l’occasion de revenir sur la figure de l’éducateur naturiste qui y est développée par Freinet. Après avoir recontextualisé cette production, nous insisterons sur cette figure avant de voir, dans un troisième temps, en quoi ces quelques réflexions ensevelies peuvent encore nourrir, près de 90 années après, certaines questions éducatives contemporaines.
3L’aventure éditoriale de la publication de L’Éducateur Prolétarien correspond à une phase très particulière de l’histoire de la pédagogie Freinetienne qui a été particulièrement documentée depuis plusieurs années (Go et Riondet, 2020 ; Go et Riondet, 2021). Après s’être socialisé dans le syndicalisme révolutionnaire au lendemain de la première guerre mondiale, Freinet s’est progressivement tourné vers les réseaux de l’Éducation Nouvelle. Après divers tâtonnements, ses convictions pédagogiques se précisent jusqu’à constituer un système de plus en plus cohérent. Freinet n’est pas seul, il a rencontré Élise en 1925 et autour d’eux s’est développé un mouvement pédagogique : celui l’Imprimerie à l’école. L’année 1932 constitue un moment important ; la notoriété pédagogique de Freinet est telle qu’il figure maintenant parmi les personnalités importantes de la scène pédagogique européenne, mais ses liens avec le Parti Communiste lui valent de violentes attaques médiatiques et institutionnelles. Freinet doit changer de poste pendant qu’Élise a contracté la tuberculose (Go et Riondet, 2021). N’ayant pu faire évoluer l’institution publique de l’intérieur, les Freinet doivent faire face à cette « défaite idéologique » mais également aux conditions particulièrement défavorables dans lesquelles ils se retrouvent alors. Au début des années 1930, la France est empêtrée dans une crise sociale, économique et politique. Dans ce contexte, la mobilisation du 6 février 1934 illustre la montée de l’Extrême Droite dans la société française et plusieurs intellectuels tentent de faire entendre leur voix alors qu’un discours critique de ce qu’est en train de devenir la civilisation occidentale moderne se diffuse dans différents milieux sociaux. La transition de L’Imprimerie à l’école à L’Éducateur Prolétarien correspond donc à un moment de réorganisation collective et d’affinement des différentes positions du réseau (pédagogique, sociale, culturelle et politique) en réaction à ces événements (Go et Riondet, 2021) et c’est d’ailleurs dans ce contexte que le Coopérative de l’Enseignement Laïc adhère au mouvement antifasciste (Freinet, C., 1934c).
4Les premières pages du numéro d’octobre 1934 sont particulièrement représentatives de cette réorganisation. Une publication intitulée « Ce que sera l’Éducateur Prolétarien » revient explicitement sur ces évolutions :
« Le propre d’une œuvre virile et vivante est de se transformer sans cesse pour répondre aux nécessités sans cesse changeantes de la création et de la lutte. C’est au nom de ce principe que nous inaugurons avec ce numéro une nouvelle formule de notre « Éducateur Prolétarien » » (Freinet, C., 1934a, p. 1).
5Dans le même numéro, une autre contribution précise les nouveaux contours de la revue, avec l’affichage d’une chronique naturiste :
« Notre action en faveur des méthodes naturistes a eu, cette année, énormément de succès. Partout la maladie épidémique ou chronique malmène nos organismes débilités par le surmenage, les erreurs d’hygiène et surtout les fautes alimentaires qui déterminent l’arthritisme sous toutes ses formes : débilités organiques et mentales, dégénérescence progressive des individus, des générations et des races » (L’EP, 1934, p. 18).
6Cela faisait effectivement plusieurs mois que les intérêts des membres de ce réseau s’étaient tournés vers les questions de santé et d’alimentation et les Freinet apparaissaient au centre de ces discussions :
« De nombreux camarades se sont adressés à nous pour soumettre leurs cas particuliers. Nous les avons aidés de notre mieux et nous leur demanderons d’exposer un jour prochain dans [L’Éducateur Prolétarien] le processus de leur amélioration individuelle. Nous avons eu aussi le plaisir de constater dans nos congrès combien nos conseils (nous voulons dire les conseils des principaux collaborateurs à L’E.P.) ont fait réfléchir, ont stimulé nos lecteurs. Presque tous, convaincus, ont fait des efforts pour s’orienter vers le naturisme. Nous tâcherons de leur donner les conseils pratiques qui leur permettront de le faire sans risques ni désillusions » (ibid., p. 18).
7Factuellement, le texte « Notre naturisme prolétarien fonction éducative » est donc à l’origine une réponse produite par la rédaction en direction d’un proche des Freinet, Honoré Bourguignon, instituteur varois, militant syndicaliste et qui participe activement à cette époque au mouvement dans lequel évoluent les Freinet (Giraud, 2008). Bourguignon, solide contributeur du réseau qui a commencé à se structurer autour des imprimeurs à l’école, est alors très mobilisé, au niveau de L’Éducateur Prolétarien, dans une rubrique liée à l’esperanto et il semble dubitatif quant à la place croissante prise par la chronique naturiste qui est apparue quelques semaines plus tôt.
- 1 « Nous aurions, certes, en réponse une justification qui a sa valeur et qui vient aussitôt l’esprit (...)
8Si on appréhende le texte avec une lecture internaliste de ce qui se joue dans ce collectif, la réponse de Freinet met en évidence le succès remporté par les différentes contributions et informations liées à l’alimentation, la santé et aux questions liées au corps dans l’entre-soi militant de leur réseau1. La création d’une chronique spéciale répondrait ainsi à une demande à laquelle l’offre éditoriale s’est adaptée. Pour autant, ces éléments de réponse ne constituent pas nécessairement le cœur de la réponse de Freinet si on est attentif à la manière dont ce positionnement dans le collectif a potentiellement des répercussions à l’extérieur de celui-ci au niveau du champ pédagogique (pour se distinguer à la fois au niveau du champ de l’Éducation Nouvelle et dans le monde éducatif en général). L’enjeu de ce court texte est en réalité de montrer les liens entre les questions éducatives et naturistes et d’expliquer en quoi les éducateurs devraient davantage s’intéresser au monde et à la culture naturiste, qui se constitue à la fois de réflexions, de problématisations, de théorisations et de pratiques concrètes diverses.
9La conjoncture exige, pour les éducateurs, notamment ceux qui évoluent aux côtés de Freinet, de « s’engager dans la voie naturiste », telle est la position de Freinet dans ce texte et qui en fait la singularité au sein du monde pédagogique à cette époque. Pour comprendre cette position, il faut revenir sur la série de constats qu’il dresse à de nombreuses reprises dans son propos. Une phrase en particulier permet de regrouper ces différents constats : « notre action pédagogique est partiellement ou totalement impuissante lorsqu’elle s’exerce sur des enfants qui ne sont pas, physiologiquement, en état de faire l’effort que nous leur demandons » (Freinet, C., 1934d, p. 98).
10Ici, Freinet s’intéresse en réalité à l’enfant, et non simplement de l’élève. Au moment où l’élève franchit le pas de la porte le menant à la classe, la situation de l’enfant avant même qu’il se fasse élève est déjà largement surdéterminée :
« L’élève qui a mal dormi dans une chambre à l’air vicié par ses trop nombreux occupants – qui parfois gardent l’unique fenêtre soigneusement fermée à cause du froid, hélas ! – celui qui avalé trop rapidement une nourriture intoxicante et trop difficile à digérer, qui est excité par une constipation opiniâtre ou l’usage du café, du vin, des sucreries, ne peuvent rein donner de bon au point de vue pédagogique. Ils se fatiguent très rapidement, deviennent apathiques, ou impatients et nerveux » (id.).
11Ce constat induit une attention accrue aux conditions de vie, aux conditions d’accueil de l’enfance et d’éducation et aux conditions scolaires, et cela nécessite, en conséquence, de repenser l’action pédagogique de l’éducateur scolaire. La problématisation à partir de laquelle l’action pédagogique est envisagée nécessite de sortir du cadre de la classe, dans la mesure où les conditions de possibilités pour faire évoluer la pédagogie y sont définitivement restreintes :
« […] nous ne faisons pas ici de la pédagogie à la petite semaine, nous contentant d’examiner et de résoudre en apparence, dans leur superficialité, les graves problèmes qui se posent à nous. Nous voulons recréer totalement nos théories éducatives et les asseoir sur des bases inébranlables, en remontant à l’origine même des causes que nous jugeons déterminantes, au risque de laisser croire à ceux qui ne comprennent pas encore ce souci essentiel que nous nous occupons de toutes sortes de questions qui débordent les buts pour lesquels nous sommes constitués » (ibid., p. 97).
12Sans cela, la « pédagogie à la petite semaine » ne peut que tourner en rond et faire du pédagogue le pauvre bougre s’évertuant en vain à faire apprendre à des individus des contenus qui leur semblent bien loin de leurs réalités quotidiennes. Pour Freinet, c’est réellement « peine perdue en tout cas d’essayer d’inculquer des notions scolaires à un enfant qui n’éprouve peut-être aucun désir d’effort intellectuel : on ne parvient qu’à désorganiser l’individu en donnant naissance à de graves névrosés dont les suites sont incommensurables » (ibid., p. 99).
13Aux yeux de Freinet, l’heure n’est pas à songer à quelques modestes réajustements au cœur de la pédagogie traditionnelle et de l’étude livresque, il faut d’abord s’attaquer au problème central :
- 2 Cette formulation (« Laissons les livres et l’étude ») n’est pas sans rappeler certains passages du (...)
« Laissons les livres et l’étude2 – si nous le pouvons ! – et soignons ces enfants ; non pas par des procédés chimiques qui stimulent anormalement certaines fonctions au détriment des autres, mais par une désintoxication profonde qui redonne aux différents organes du corps leur jeu normal et naturel, donc subtil et parfait ; adoptons un mode de vie qui réserve au corps tout son élan, et un élan qui s’harmonise totalement avec les forces puissantes de la nature au milieu de laquelle nous vivons » (ibid., p. 99).
- 3 « Nous sommes en mesure de prouver maintenant, grâce à des expériences plusieurs fois répétées avec (...)
14Ces propos sont en réalité motivés par les réflexions et expériences menées par les Freinet3. Au moment où le texte est publié, les Freinet et Élise, qui ont été profondément marquées par leur tentative de changer l’école publique de l’intérieur, ont progressivement intégré le naturisme dans leurs manières de réfléchir à la société, à la vie en général et la question de l'éducation, mais ils ont aussi adopté des pratiques issues du naturisme au contact d’une figure locale, Basile Vrochopoulos (dit « Vrocho »), pour se soigner et faire évoluer leurs pratiques de consommation (Riondet, 2019). Durant cette période, les Freinet ont acquis la conviction que le naturisme leur avait permis de survivre aux épreuves qu’ils venaient de traverser (kabbale contre Freinet, tuberculose pour Élise, etc.) et qu’il constituait le chaînon manquant de leur œuvre pédagogique et de leur engagement militant au quotidien. C’est d’ailleurs ce qui est au cœur de la création de l’École Freinet à Vence entre 1934 et 1936 (Riondet, 2016), et le texte y fait brièvement référence :
« Nous sommes tellement sûrs aujourd’hui – et nous citerons sous peu des documents plus précis – de la réalité des faits que nous avançons ici que, dans l’école nouvelle que les événements vont nous contraindre à ouvrir sous peu, nous placerons au tout premier rang de nos préoccupations cette régénération physiologique – plus que physiologique cependant : cosmique et humaine – persuadés que nous sommes qu’on ne peut demander un travail actif, vivant et personnel qu’aux individus qui ont suffisamment d’élan vital pour réaliser virilement leur destinée.
A ces enfants ainsi régénérés humainement, nous offrirons alors un milieu social pleinement éducatif et la possibilité, par ce qu’on appelle l’école et que nous voudrions baptiser d’un nom tout à la fois plus technique et plus vaste ; de se saisir au maximum, grâce aux outils divers que nous mettons à sa disposition, du monde qu’ils sont appelés à maîtriser et à transformer » (Freinet, C., 1934d, p. 99).
- 4 Ces éléments sont effectivement décisifs lorsqu’il s’agit de penser, non des réformes scolaires, ma (...)
- 5 Ce terme est central dans la pensée des Freinet ; c’est même le titre d’une revue que les Freinet c (...)
15Ces quelques lignes accompagnent l’émergence d’un projet très particulier : ouvrir une école privée, en dehors de l’instruction publique, dédiée à l’enfance prolétarienne, dans laquelle il est prévu de déployer les techniques pédagogiques dites nouvelles tout en étant attentif à la question de la santé, et qui induit une réflexion sur l’architecture, la place de la nature et l’organisation des activités au quotidien. Au-delà de l’expérience locale et de la référence au naturisme se joue une réflexion globale. Pour répondre aux conditions précaires et défavorables dans laquelle l’enfance, notamment populaire, et qui est qualifiée ici de « prolétarienne », évolue, il faut envisager une institution scolaire dans laquelle la santé est une question centrale4. Il s’agit d’un changement conséquent dans la manière de réfléchir l’école et la santé. Si l’école s’est dotée de longue date de prérogatives hygiénistes et sanitaires (Parayre, 2011), il n’est pas illégitime d’estimer que la maladie est souvent pensée de manière individuelle et renvoyée à une affaire privée. Dans le raisonnement des Freinet, le problème est posé différemment. La maladie est due à un mode de vie, et donc des choix individuels, et des conditions de vie. Lorsque, quelques années plus tard, les Freinet distinguent leur école des autres en la qualifiant de nouvelle, privée, prolétarienne et naturiste (Go et Riondet, 2020), c’est bien pour insister à la fois sur la singularité pédagogique de l’expérience (accueillir l’enfance prolétarienne nécessite de compléter les techniques pédagogiques nouvelles par des pratiques de soin) et sur le fait que la santé est une affaire publique, dont les institutions comme l’école doivent s’emparer. On perçoit donc ici un premier basculement : il faut concevoir les institutions éducatives (et notamment l’École) comme des lieux permettant de compenser les conditions de vie des individus, ce qui demande de sortir d’une conception idéaliste de la scolarisation où l’on pense l’enfant comme une « âme » ou un « esprit » en négligeant qu’un enfant, comme tout être humain, a un corps et un organisme. Mais ce n’est pas le seul point de bascule. Il ne s’agit pas uniquement de changer le cadre, et qu’il permette matériellement aux autochtones d’y conquérir la santé, il faut faire évoluer l’éducateur lui-même : celui-ci doit être convaincu, incarner cette pensée et montrer la voie, car, au-delà du cadre et des conditions, les êtres humains ont à (re)penser leurs techniques de vie5.
16Relisons Freinet :
« Nous disons que tout instituteur pourrait et devrait acquérir cette nouvelle conception matérialiste de l’éducation.
Mais la première des conditions c’est de devenir naturistes eux-mêmes, de nous désintoxiquer, au propre d’abord, au figuré ensuite ; d’acquérir cette philosophie nouvelle qui enlève à l’intellectualité son anormale suprématie pour glorifier le respect quasi religieux de l’harmonie naturelle. Et cette harmonie naturelle exclut l’impatience devant les événements, la colère devant l’impuissance à dominer les faits ; elle exclut même l’entêtement et l’erreur, et cette hypocrisie et cet égoïsme qui sont les pivots de notre société d’exploitation. Par la régénération que nous recommandons, et vers, laquelle vous pouvez tous tendre effectivement, vous marcherez vers la « sagesse » ; non pas une sagesse sceptique et rébarbative, mais vers la sagesse naturelle de l’homme qui sait, qui se veut élément actif d’un cosmos qu’il n’essaiera plus de dominer précieusement.
À mesure que vous approcherez de cette sagesse que nous appellerions organique pour bien montrer à quiconque s’y passionne peut l’atteindre, vous serez transformés dans votre classe. Vous verrez vos enfants avec d’autres yeux : vous prendrez l’habitude d’interpréter sur le plan matérialiste l’énervement de l’un, la paresse de l’autre, les vices anormaux de tels déficients et vous serez avec les enfants d’une extraordinaire indulgence : mieux, vous aurez de la pitié souvent pour ces pauvres êtres qui, vous le sentirez alors, auraient avant tout besoin d’air, d’alimentation vitaminée, d’exercices et d’harmonie et à qui vous êtes contraints d’imposer ces ersatz d’humanité : vos leçons, vos formules et votre barbare discipline.
Vous vous tournez alors, non plus dogmatiquement mais avec tout votre être vers le régime, vers les maîtres du régime qui soumettent des générations sacrifiées à un mode de vie – une alimentation, un logement, un travail – qui sont absolument contraires à ce que vous savez être les conditions indispensables d’un renouveau pédagogique ; vous cesserez d’user vos nerfs au spectacle lamentable de vos échecs ; vous lutterez en toute conscience pour l’avènement d’un ordre social susceptible de donner à nos efforts éducatifs les assises profondes et sables, conformes à notre philosophie nouvelle » (Freinet, C., 1934d, p. 100).
17Bien loin des accusations subies par le « bolchevique » Freinet à qui on reprochait de faire des « messes rouges », plusieurs éléments de langage renvoient à ces formulations très courantes (harmonie, sagesse, etc.) dans les réseaux naturistes dans lesquelles peuvent évoluer et interagir des individus très différents comme des adeptes d’expériences méditatives, des théosophes et des anarchistes, et que l’on peut également reformuler en y mêlant des références anciennes de la culture antique. On y trouverait ici l’enjeu de la culture de soi, d’un travail sur soi à partir d’expériences, pour changer son rapport aux autres mais également sa vision du monde qui nous entoure et des situations qui se présentent devant nous. C’est comme si, pour Freinet, il faudrait soi-même vivre cette expérience du naturisme, pour accéder à cette conception matérialiste de l’éducation et pour s’autoriser à penser en dehors des lignes fixées par l’institution. Cette prise de parole de Freinet pourrait se lire de la manière suivante : voilà où nous en sommes, voilà les leçons que l’on a tirées et la direction que nous suivons dorénavant.
- 6 « Plus que jamais, pour le triomphe de nos techniques d’éducation nouvelle prolétarienne, réclamons (...)
- 7 Dans un article intitulé « Contre le fascisme à l’école » publié dans la revue en octobre 1934, Fre (...)
18Dans ce texte dans lequel Freinet montre comment les nouvelles considérations en jeu (concernant l’alimentation, l’hydrothérapie, le mouvement, et donnant lieu à des réflexions dépassant le cadre scolaire) permettrait au précédent travail pédagogique et didactique de prendre une autre ampleur, la figure du guide complète la figure de l’éducateur. Ces quelques lignes cherchent à produire de l’engouement et des effets sur le terrain, dans l’école, au nom d’une « pédagogie nouvelle prolétarienne » à venir6, mais également en dehors de l’école (Go et Riondet, 2021). A travers ce texte et à travers la figure de Freinet, l’éducateur au contact des classes populaires est à la fois celui qui vit une expérience et incarne une voie et celui qui médiatise cette aventure et cette lutte en cours. On peut faire l’hypothèse que l’éducateur se mue ici en maître parrêsiaste, il dit la vérité à partir de ses propres expériences et s’expose au monde en vivant lui-même cette vérité. Comme l’écrivait le philosophe Michel Foucault, la parrêsia, entendue ici comme une notion politique, implique une profonde articulation entre le sujet parlant et le discours tenu, et une éventuelle rupture avec les personnes auquel on s’adresse (2009, p. 15). En nous appuyant sur la pluralité des écrits produits par Foucault sur cette question (2016), on pourrait compléter en précisant que le discours tenu fait preuve de sincérité et de clarté (Freinet expliquant les limites de sa propre action jusqu’à ces réajustements théoriques, pédagogiques et politiques) et qu’il se propose de distinguer les contraintes et les marges de manœuvre possibles au quotidien. Faisant cela, Freinet encourage les éducateurs à sortir du cadre dans lequel ils sont enfermés dans le sens où il demande aux éducateurs notamment scolaires de ne pas se restreindre à la classe et aux seules questions techniques de la transmission des contenus7. Ici se mêlent donc la vie personnelle et la vie professionnelle dans une intervention dans le but est de se présenter comme un exemple inspirant pour celles et ceux cherchant à agir sur leur quotidien. On voit ici que ces propos renvoient à la manière de penser la professionnalité des éducateurs que l’on pourrait qualifier de vertuiste dans le sens où « le vertusime fait de l’exercice de la vertu le chemin qui mène et à l’accomplissement de soi et à la perfection morale » (Prairat, 2013, p. 85). Dans l’esprit des Freinet, l’éducateur prolétarien doit être courageux et engagé dans sa vie personnelle et dans sa vie professionnelle, en particulier dans une conjoncture où la lutte des classes est aussi prégnante.
- 8 Cette question de la santé est au cœur de l’œuvre et de sa concrétisation à Vence, puisque l’École (...)
19Ces précisions permettent de comprendre la place prise par la santé dans la philosophie des Freinet : sans exclure la transmission des savoirs et de la culture, la santé est la condition de possibilité et la finalité de l’éducation. Dès lors, les publications d’Élise Freinet sur l’alimentation (1935) ou la santé (1955) n’ont pas à être considérées comme périphériques à l’œuvre pédagogique, comme cela a pu être le cas à l’intérieur même du Mouvement Freinet, mais au contraire au cœur de l’œuvre8. Cette position est fondamentalement politique à cette époque, car l’appareil scolaire repose sur la séparation de deux formes de scolarisation : le primaire, destiné aux enfants du peuple, et le secondaire, qui lui renvoient à une population venant de milieux beaucoup plus favorisés. C’est dans les années 1930 que la stratégie communiste « classe contre classe » se déploie, et ce contexte permet de bien situer le marxisme des Freinet et leur engagement pour l’enfance prolétarienne qui n’est vouée, dans sa masse, à n’être concernée que par la scolarisation dans le primaire et la formation de la force de travail dans une société se caractérisant par des rapports sociaux de production structurés autour de deux classes distinctes et antagonistes : la bourgeoisie et le prolétariat. En le formulant davantage dans des termes marxistes, le texte « Notre naturisme prolétarien fonction éducative » permet de comprendre comment les Freinet envisagent d’œuvrer non seulement pour que la scolarisation de cette enfance ait un sens et lui soit profitable, mais également pour permettre au prolétariat de répondre à ce que cette forme de société lui fait subir. En effet, on pourrait estimer que pour les Freinet, la santé associée au courage, la lucidité et aux différents éléments qui peuvent s’apprendre à l’école (savoirs scolaires, compétences techniques) doivent aider le prolétariat à survivre, réagir et s’organiser.
20Plusieurs éléments font du document étudié dans cette contribution une archive précieuse. Tout d’abord, ce document par lequel les lecteurs peuvent se plonger dans le contexte de l’Entre-deux-guerres permet de montrer, d’une part, la singularité pédagogique des Freinet (alliant aux questions pédagogiques propres aux réseaux de l’Éducation Nouvelle l’apport du naturisme afin de profiter de sa manière d’aborder l’articulation entre le corps et la nature) et, d’autre part, la singularité politique de leur démarche : avant de changer les structures de la société, il faut d’abord repenser son mode de vie. Dans ces luttes et ces stratégies, on voit ici la part qu’accordait les Freinet à l’éducation pour contribuer à ces enjeux. Ensuite, par-delà l’originalité de la position qui s’y joue et qui correspond à une conjoncture particulière (les années 1930), le document est également l’occasion de réfléchir au présent éducatif auquel nous participons.
- 9 Le livre récent de Go et Prot intitulé Reconstruire l’école (2023), et dont un des enjeux est de mo (...)
21Par-delà la figure indisciplinée du pédagogue, que penser de ce court texte ? En quoi la position de Freinet dans ce texte peut-elle constituer une probable clef de lecture de l’actualité éducative ? Certes, près d’un siècle sépare notre époque de ces lignes et il ne s’agit pas de plaquer ce texte sur une actualité spécifique. Indéniablement, les conditions de vie ne sont pas identiques entre l’Entre-deux-guerres et les années 2020 mais les conditions d’accueil et d’éducation de l’enfance constituent toujours une question vive. Dans les cas les plus extrêmes, il arrive que les éducateurs contemporains fassent parfois face à des élèves qui, comme leurs parents, n’ont pas de domicile fixe et à d’autres qui n’ont parfois pas la possibilité de se nourrir en dehors du temps scolaire. On peut également faire remarquer que le mode de vie contemporain est également l’objet de nombreux débats : temps passé sur l’écran, perturbations des cycles de sommeil, fatigue chronique, surexposition à la violence, etc.9. Ces éléments de contexte de l’actualité éducative posent indéniablement la question d’une hospitalité scolaire qu’il reste toujours à réaliser. Ainsi, l’archive décrite dans cette contribution souligne certes l’importance d’une réflexion sur les conditions scolaires et les conditions de vie, mais également la place des éducateurs dans l’analyse de la situation et la mise en place de l’action pédagogique. L’éducateur est-il un agent mécanique des institutions éducatives ou est-ce que son agentivité n’est pas la condition de possibilité de l’évolution des institutions en question pour être à la hauteur des défis du quotidien ?
