• 1 Welzer-Lang D., 1997, La Gestion polygame du désir : l'échangisme, entre commerce du sexe et utopie (...)

1Entre 1993 et 1998 pour les besoins de la prévention du sida, via l’association Couples contre le Sida, avec une équipe de chargé·es d’études salarié·es et en lien avec la Division Sida du Ministère de la Santé et les crédits de l’ANRS (Agence Nationale de Recherche sur le Sida), nous avons mis en place la prévention du VIH sur l’ensemble du territoire national ; Cap d’Agde Naturiste (CAN) compris1.

• 2 On trouvera dans mon ouvrage paru en 2022 Autobiographie d’un mec, sociologue du genre, Retour sur (...)

3Le milieu dit non-conformiste, échangiste ou libertin n’a pas été plus résistant que les autres milieux où nous avons menés nos travaux de recherche (gais, prostituté·es, bisexuels masculins, prison…2). Mais à l’époque les croyances populaires évoquaient encore les « populations à risque », les « 3 H » qu’auraient été les Homosexuels, les Hémophiles et les Héroïnomanes. Comme si les autres n’étaient pas concerné·es et n’avaient pas besoin de se protéger.

• 3 Bolton Ralph, 1995, « Tricks, friends and lovers - Erotic encounters in the field », in Don Kulick (...)

6Notre étude a subi des attaques moralistes. Pour certaines personnes, y compris dans la recherche, toute monstration de la nudité et des activités sexuelles est agression. La violence est évoquée de manière récurrente pour toute diffraction à l’héténormativité3.

• 4 Welzer-Lang D., 1999, « Travailler ensemble entre hommes et femmes : émergence de la question et qu (...)

7Nous avons mis en place un important dispositif méthodologique pour contrer les effets des violences perçues et/ou subies sur les salarié·es chercheur·es : bilans réguliers entre chargé·es d’étude4^, les hommes d’une part et les femmes d’autre part, un volumineux journal de terrain collectif (260 pages pour l’été 1996), et de nombreux débats sur les pollutions créées par le terrain.

• 5 J’ai laissé ici la déandrocisation des textes utilisée en 1995.

9Il est tard, plus de dix-huit heures. La plage, les dunes... Dimanche, beaucoup, énormément de monde. Ceux et celles qui arrivent pour août et les ceusses du week-end. La densité est encore plus importante que d’habitude. Surtout, contrairement à̀ hier, il n’y a pas de vent de sable. C’est toujours impressionnant, comme nous le font remarquer nos voisin-e-s5, de voir, comme hier après dix-neuf heures, ce petit bout de sable de trois cents mètres de longueur où hommes et femmes sont comme agglutiné-e-s les un-e-s aux autres, alors que, à côté, la plage est déserte. En ce moment, la plage naturiste située à côté, celle où viennent les familles, n’est pas vide, mais presque.

• 6 Depuis le début du mois, on nous le dit : « Quand les Italiens sont là, c’est cent fois plus hard (...)

10Quand nous arrivons, près de 800 personnes cohabitent. Nous développons des trésors d’imagination pour trouver un coin libre où poser notre serviette ; du moins un coin au centre de la zone qui devient notre poste d’observation. Beaucoup de gens sont allemands. Nous n’avons pas encore vu les effets directs de l’arrivée, annoncée depuis hier, d’une cinquantaine d’Italien-ne-s6.

• 7 Une boîte à l’extérieur du camp naturiste, mais liée à son histoire, qui accueille près de 1 500 (...)

12Dès notre arrivée sur la plage, des volutes de sable viennent se coller aux peaux mouillées, beaucoup d’hommes et de femmes nous sourient : en trois semaines de présence quasi-quotidienne, nous avons fait notre place. « Couples contre le sida » ; « les petits jeunes qui bossent pour le sida » ; « Daniel et Béatrice » ; « les artistes » ; « celui qui ressemble à̀ Higelin et celle qui semble être la sœur de Véro [l’amie d’un patron de club7] » : les expressions varient, mais c’est nous. Et l’accueil est vraiment très sympathique, même si les effets de la mise en place de la prévention ne sont pas – eh oui ! – magiques.

• 8 Quant aux policiers en motos qui devaient faire la chasse aux couples dans les dunes, ils se sont e (...)

14Dix-neuf heures. La police municipale et les CRS de plage qui surveillent la zone depuis leur guérite sont parti-e-s depuis quelques dizaines de minutes8. Plusieurs couples s’enlacent, tandis que cinq ou six hommes se font faire une fellation par leur amie (selon le sens où on lit cette pratique, on pourra dire aussi que cinq ou six femmes font une fellation à leur compagnon). Les couples sont jeunes, le soleil est doux à cette heure-ci, les scènes sont assez belles d’un point de vue esthétique (du mien s’entend). Des hommes, comme à l’accoutumée, se caressent le sexe et matent les femmes. Nous sommes au bord de la plage et déjà un cercle composé très majoritairement d’hommes ainsi que de quelques couples commence à̀ se former près de nous et autour d’un couple dans lequel la fille semble être très jeune (est-elle majeure ?). Elle a une belle chevelure brune et lui, la trentaine, des cheveux bouclés et longs. Ils sont allemands, je pense. Dans les autres couples où se font les fellations, il y a celui qui a fait l’amour hier entouré d’un immense cercle alors que le vent de sable cinglait visages et corps. Les femmes « suceuses de bites », comme les a surnommé P., s’appliquent à la tâche et tournent leur regard hors du cercle des voyeurs. Pourtant, les mouvements de tête, la langue qui s’étale sur le pénis, le doigts de l’homme qui guident la tête de leur compagne, sont des sur-gestes qui témoignent d’une volonté explicite d’exhibition. Près d’une centaine de personnes commencent à̀ former le cercle. Quand nous levons les yeux, ce sont des sexes, des sexes et des sexes. On pourrait même dire que notre entourage est surtout composé « de bites et de queues » [comme dit Joël le commerçant] qui commencent à̀ gonfler et s’agiter.

• 9 Par distinction, et malgré une chaleur étouffante (le vent ne pénètre pas dans les cuvettes que (...)
• 10 Extraits de Welzer-Lang D., Million I., 1995, Ethnographie du Cap d'Agde Naturiste : prolégomènes à (...)

15À ce moment, surgit du haut des dunes une colonne d’une dizaine d’hommes habillés en short et tee-shirt. Moi-même, qui m’apprêtais à partir dans les dunes, je suis habillé9. Une immense clameur monte : « À poil ! Dehors les voyeurs ! » Il y a l’aspect textile, sans doute, mais surtout le regard de mateurs machos, de ces hommes qui manifestement n’appartiennent pas au monde coquin, du moins pas à̀ celui qui s’exhibe sur la plage et les dunes. Ils détaillent les filles d’un regard violent de consommateur... La clameur a pour effet que tout le monde, y compris les couples « en action », lève la tête. Dans une atmosphère tendue, où la peur d’une intervention policière est omniprésente, le changement est radical. Le jeune couple autour duquel s’était formé le cercle, celui et celle que désignaient par leur présence spectateurs et spectatrices, s’arrête net. L’homme continue à caresser les fesses de son amie, mais celle-ci s’est réfugiée face contre serviette et ne manifeste pas l’intention de poursuivre sa fellation10.

• 11 A cette époque Que choisir signalait que les prix des produits d’épicerie du camp naturiste étaient (...)
• 12 On lira dans La planète échangiste, les descriptions ethnographiques de ces partouzes où plusieurs (...)

22La tradition de libertinage est maintenue. Les naturistes « naturalistes » [non libertins] du Cap d'Agde évoquent deux nuisances : le bruit et le sexe. Les « libertin-e-s » s'estiment chanceux-euses d'avoir une concentration de populations en vacances où l'état d'esprit est « libéré ». Dans les faits, jusqu’au début des années 90 une cohabitation est organisée. Le jour, les activités naturistes « familiales » au camping, sur la belle et grande plage, dans le village où chacun-e déambule nu-e11. La nuit, autour des clubs [tous échangistes], sur la plage « libertine » [après la plage gaie, entre Agde et Marseillan], dans le « petit bois » qui jouxte cette plage, et dans quelques lieux du village (près de la digue, dans certaines coursives et dans de nombreux appartements) le libertinage règne en maître et mobilise une population très importante12.

• 13 Cap nature infos, n° 3, Août 1992.

23VSD, dans son numéro du 30 Juillet 1992, met en exergue une sexualité spectaculaire dans un article consacré aux « Nuits chaudes de l'été méditerranéen » et publie notamment la photo d'une exhibition suivie par plusieurs centaines de personnes. Celle-ci est assortie de textes et d'interviews évoquant « les activités du petit bois », « les boîtes de nuit spécialisées dans le commerce du sexe », « des marginaux et malades du sexe qui croient que le quartier naturiste est plus accueillant que les plages textiles ». La mairie contre-attaque, invoque « le rôle nocif des médias »13 et annonce un enchaînement de tentatives de contrôle et de répressions policières contre les « pratiques contraires à l'esprit naturiste, qu'il s'agisse de tapage nocturne ou d'atteintes aux bonnes mœurs ».

• 14 Loisir 2000, Juillet-Août 1995

25Le 30 décembre 1994, un arrêté municipal interdit toute forme d'exhibition à « caractère pornographique ». La mairie y associe la mise en place d'un dispositif policier renforcé par rapport aux années précédentes, un péage associé à un contrôle à l'entrée du quartier et une adhésion obligatoire pour les non-résident·es au club d'éthique naturiste. Ces dispositions sont qualifiées de croisade de l'ordre moral par les revues échangistes. Elles agitent la menace de la désaffection du CAN : "Il paraît que Vera Playa près d'Almeria (en Espagne) serait mieux et on passe plus facilement la frontière que d'un quartier à un autre d'une ville française"14 .Certain-e-s commerçant-e-s accusent la mairie de « casser » le CAN, invoquant le manque à gagner causé par les péages “coûteux” et la baisse de fréquentation de leur clientèle échangiste.

• 15 Dans cet article ethnographique, il n’est pas dans mon intention de discuter les théories sur le na (...)
• 16 Notamment VSD paru en juillet 1995 qui publia une photo d’une exhibition sur la plage où on voyait (...)

31D’abord abordons un débat qui, tel un serpent de mer, revient régulièrement à propos du camp naturiste. Il y aurait les « vrais » naturistes et les autres : voyeurs, pervers, obsédés du sexe…, voire « homme de péché » pour Marc Antoine Descamps. Un théoricien du naturisme, en cours en 1995, repris par la « grande presse »16 et par les responsables naturistes du CAN pour qui naturisme et libertinage sont (officiellement) incompatibles.

• 17 Observations et entretiens disent plutôt le contraire : des hommes ont découvert la bisexualité au (...)

32« On n'a jamais entendu parler de partouzes dans un centre naturiste » écrit Descamps en début d'ouvrage (Descamps : 12). Non que les débats sur l'érotisme n'existent pas, mais pour lui, le naturisme est en lui-même un moyen de contrôler sa sexualité : « Les naturistes pensent que la pratique du naturisme conduit à un apaisement de la sexualité exacerbée par l'érotisme ambiant de notre société » (p. 160). Théoricien réactionnaire, sexiste en affirmant : « les femmes [des hommes de péché] souvent frigides, se sont sacrifiées à leurs enfants ou à la carrière de leur mari[…] .Mais plus elles sont brimées et sont refoulées et plus elles sont moralisatrices et féroces dans la répression » (p. 29), il va même jusqu’à affirmer : « Plusieurs cas d'homosexualité ont été guéris, l'homme ayant été amené à s'intéresser aux femmes, en s'apercevant qu'il pouvait être authentiquement apprécié par elles. »17 (p. 181).

• 18 Voir notamment : Andrieu Bernard, 2021, « Quel naturisme ? Entre nudité et gymnité, la démarcati (...)

33Loin des débats académiques sur le naturisme et les échanges au sein de la Fédération Française de Naturisme (dont le camping du CAN est adhérent)18, en 1995, tout le monde, en tous cas tout le monde au CAN, a vu, lu et discuté les analyses de Descamps publiées dans VSD. Les réactions furent diverses et nous avons vu apparaître un large spectre de positions. Elles furent commentées sur les plages, dans les cafés et les dunes, devenant quelques instants le moyen de débattre de la « crise » du CAN et des populations qui cristallisaient cette crise. Ce fut aussi l’occasion pour chacun·e, chaque groupe, de se réécrire la typologie profane proposée par VSD. Et en même temps de s’associer à certaines critiques pour dénoncer certaines pratiques, parfois très oppressives, dans ce cadre hétéronormatif marqué par la domination masculine omniprésente que reprenait Marc-Antoine Descamps.

34En commun, libertin·es ou non, les gens vantent les plaisirs du naturisme, la liberté de laisser nu son corps, tout son corps. Très vite aussi y est associé ce que nous pouvons qualifier de « démocratie corporelle ». Ici, petit·es et/ou gros·ses, on voit toutes sortes de corps et sur la plage famille, tous les corps sont légitimes. Là où des nouveaux et nouvelles naturistes pensaient avoir des difficultés à se montrer, iels découvrent au contraire que l’espace naturiste est démocratique. 

• 19 La revue Swing était vendue dans les kiosques après avoir été longtemps diffusée exclusivement en s (...)
• 20 A partir du numéro 38 de la revue Swing.

40La population était majoritairement âgée de plus de 40 ans. Hommes et femmes appartenaient aux couches moyennes et supérieures. Avec l’aide du responsable de la revue nationale emblématique de l’échangisme (SWING19), nous avions compté les personnes qui cherchaient des rencontres à travers les petites annonces. Les analyses donnaient 38. 8 % de couples, 51. 2 % d’hommes seuls, 3. 5 % de femmes seules, 1,9 % de travestis, 0,7 % de duo ou groupes d’hommes, 0. 1 % de duo ou groupes de femmes, 1. 6 % de groupes mixtes, et 2,2 % de duo mixtes20 .

• 21 C’était l’estimation que je donnais à l’époque à partir de nos observations directes, les entretien (...)

42Nonobstant ces critiques, les adeptes de l’échangisme qui le vivaient en couple décrivaient aussi une sorte d’utopie relationnelle et, entre-eux ou entre-elles, criaient très fort leur appartenance à une élite libérée. D’une part, il était très courant d’entendre les couples se vanter d’être différents de leurs familles et de leurs collègues (« Ah si iels savaient… »). D’autre part, en dehors des affirmations idéologiques — personne ne revendiquait alors la libération des femmes dans le milieu—, dépasser la jalousie, « partager le même vagin » comme le dit l’anthropologue Françoise Héritier à propos de la polyandrie, ou accepter de voir sa ou son partenaire jouir d’une manière inconnue avec une ou des tierces personnes présente de réelles difficultés. Hommes et femmes témoignaient que les premières expériences vécues s’accompagnaient de sérieux doutes et de réelles remises en cause. Quoi qu’il soit affirmé dans la doxa échangiste que la sexualité avec d’autres partenaires se vit sans sentiment, la peur de la comparaison, la peur de perdre l’autre, sont présentes. Les couples qui avaient traversé ces épreuves montraient déjà une force particulière qui les aidait à dépasser les crises traditionnelles produites par l’hétéronorme. Apprendre à jouer entre hommes et femmes des jeux différents, développer une culture hédoniste du plaisir, a permis aussi à de nombreuses personnes de s’initier à la plasticité des rapports de genre et à leurs renégociations. Il en va ainsi de la bisexualité masculine (un tiers des hommes à l’époque21), très longtemps cachée et parfaitement assumée en 2024.

• 22 Bilé Serge, 2005, La Légende du sexe surdimensionné des Noirs, Éditions du Rocher, Monaco, 2005.

47D’autre part, d’un point de vue d’une analyse croisée des rapports sociaux, ce que l’on nomme « intersectionnalité » dans les études genre, la population non-conformiste était blanche, et affichait souvent des valeurs familialistes couramment normatives et réactionnaires. De nombreux responsables d’établissements affichaient leurs accointances (et parfois beaucoup plus) avec le Front National et Jean-Marie Le Pen en personne. Les cas de refus d’entrée des arabes ou des gens racisés étaient fréquents. Seuls quelques hommes noirs qui étaient supposés avoir un sexe très développé étaient acceptés22^.

• 23 Andrieu Bernard, Boëtsch Gilles, 2021, » introduction », in Corps 2021/1 (N° 19), pages 11 à̀ 14, (...)
• 24 Pour reprendre le titre d’un séminaire européen que nous avons réalisé : 1998 : Entre commerce du s (...)

49Avec un peu de distance historique, il est aussi possible de regarder autrement cette période au CAN. Certains ont voulu lire dans mes propos une ode à la Révolution Sexuelle, voir un appel à « l’orgasme »23. C’est faire peu de cas de tous mes écrits où j’ai essayé, sans doute parfois maladroitement, d’exprimer le paradoxe que nous ressentions entre « Commerce du sexe et utopie »24. Le problème n’est pas une pseudo libération sexuelle asociale, même si l’impression d’appartenir à une élite libérée est souvent évoquée, tant par les naturistes naturalistes que par les naturistes libertins. Les questions qui se sont posées aux couples tiennent plus aux injonctions esthétiques, sociales et sexuelles liées à l’hétéronorme du milieu libertin, confrontées aux revendications féministes et LGBTQI qui montent en puissance dans la société française à la même période.

• 25 Foucault Michel, 1984, L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, pp 140-142

51L’échangisme devenu libertinage, adossé au naturisme, est devenu public et s’est développé. L’utopie conjugale hetéronormative sous domination masculine que nous avons majoritairement observée au CAN dans les années 95/2000 perdure. Elle est devenue une des formes du « dispositif de sexualité »25 qui permet aux couples d’échapper, en partie du moins, à la monotonie conjugale.

• 26 Welzer-Lang D., 2009, « Le tourisme libertin, un secteur en mutation », Espaces, tourisme et loisir (...)

54Le CAN est devenu la principale destination emblématique libertine d’Europe26.