« Plus la nudité et les manifestations sexuelles normales seront condamnées et cachées, plus elles exacerberont l’imagination, plus elles feront des ravages en augmentant le nombre des refoulés et des obsédés, véritables érotomanes ».
Kienné de Mongeot, 1959.

2Nous étudierons ici le contexte et les conceptions de la photographie de nu chez Kienné de Mongeot en nous appuyant sur des extraits de Vivre intégralement, et la série d’album à la Gloire du corps humain.

3Deux attitudes apparaissent dans les photographies de nudité publiées par le pionnier en France Kienné de Mongeot :

• soit une nudité naturelle et gymnique, dans ce qui est « le stade gymnique du nouveau centre situé à 55 minutes de la capitale » (De Mongeot, 1932 : 3) Dans son numéro du 15 octobre, Vivre intégralement rapporte aussi que les ligueurs et les ligueuses de la section lyonnaise « vont, chaque dimanche, se livrer en toute quiétude aux joies saines du plein air et du nudisme intégral » dans un parc boisé en bordure de rivière. À partir de l’année suivante, la revue commence à publier des photographies de nus prises au Sparta-Club ou lors des activités des groupements locaux affiliés à la Ligue. Le nombre de ces dernières croît d’ailleurs de manière sensible (Baubérot, 2008, 110).

• Soit une nudité mythérotique par l’organisation de poses esthétiques qui se réfèrent au muses et mythes grecs. La revue est accompagnée de luxueux albums spéciaux, sous le titre général « A la gloire du corps humain », consacrés à la gymnosophie, la sensualité ou l’érotisme.

	Poses naturelles	Poses mythérotiques	Photographes
Nudité Naturelle La renaissance corporelle 1933	24 photographies de Gymnité	1 de femme alanguie	22 de Vivre, 1 de G. Herczeq, 2 de V.de S., 1 Henri Manuel
Nudité Intégrale 1934	12 photographies de Gymnité	7 : 2 femmes sur la plage, 5 hommes sortant de l’eau	12 photographies Vivre, La Pierre +1 G. Salvane. +1D. Ellis, + 5 anonymes
NBV A La gloire du corps humain 1951	5 photographies	23 au Sparta Club	Serge de Sazo (27) Horst Greschik et Collin R. Clark (F.R.S.A.) et Dupré
NBV Sensualité 1954	0 Photo du Sparta Club 1 départ course mixte 1 Couple dans la nature ; 1 famille 7 Bain d’eau, d’air 6 dans végétaux	2 d’Hercule Farnèse(Photo Vivre) 15 Legendes Mythérotiques de muses	(4) Graham Bailey, (6) Collin R. Clark, (8) Horst Greschik, (5) Philip Vernon, (2) (3) Erwin Marton, Collomb, Baumüller
NBV, Nudité, Erotisme et Chasteté 1956	2 Sparta Club	1 SpartaClub 1 double page femme pubis ouvert	4)Graham Bailey, 1 serge de Sazo, 4 Philip Vernon 5 Horst Greschik 15 photo sans auteur, 1 Carl Frank, 1 Collin R Clark, Robert Charroux
NBV Immoralité, 1957	3 femme gymnique	3 femmes semi nues	5. Erwin Marton ; 2. Georges Vallée, 1 Carl Frank. André Nérisson
NBV Erotisme 1958	2 femme gymnique	Sexe Epilé, Entrejambe ouverte,	10 Russel Gay, 1. Philip Vernon 1 Horst Greschik, Bonderer, 2 Georges Vallée, Marton, Nerisson, Graham Bailey
NBV La gymnité contemporaine 1958.	15 photo gymnique dont la natation sous-marine à l’ile du levant	15 photo de pose en modèle	2 Marton, 4 Horst Greschik, Gertrud Christ, 6 Russel Gay, 2 Philippe Vernon, 2 Collin R Clark, 2 Louis Trémillat, 1 Graham Bailey, 3 Georges Vallée, 1. Serge Jaeger
NBV Beauté Charnelle 1960	5 photo de Vivre au Sparta Club et Ile du Levant	Nus en pose à la plage	6 Georges Vallée, 16 Russel Gay, 3 Marton, 3 Louis Tremellat, Eva Grant
ALGVH Dogmes et divinités sexuels 1961	Le pubis est caché ou effacé sur toutes les photos	Des poses France, Stockholm, Allemagne	Werber Kunz, Georges Vallée, 16 Serge Jacques, 3 Serge de Sazo, Marcel Meys, Roger Van Hecke, 2 Russel Gay

5Nous distinguons ici les gestes naturels de photographies d’hommes et de femmes nus en pleine nature ou dans une gymnité en pleine action. Aucune pose ici devant le photographe ni mise en valeur d’une partie du corps.

Nu.e au Sparta-club

6La Ligue Vivre créée en 1927 par Marcel Kienné de Mongeot(1897-1977) rassemble 3000 membres actifs des Clubs Gymniques . Ils seront 25.000 en 1935. En 1928, il ajoute à son Sparta Club un solarium gymnique qui est le complément de la salle de culture physique du même nom installée à Paris par son frère Gilbert au 3 rue de Logelbach. Le spart club de la nudité intégrale est ouvert dans le parc du château de Garambouville dans l’Eure. Puis il est déplacé au Douaire près de Gaillon, et au manoir Jan à Fontenay-Saint-Père à 6 km de Mantes et enfin au Château d’Aigremont, par Chambourcy.

• 7 John Fuller, 2013, English Gymnosophical Society. Wickford had the first British Naturism Club, htt (...)

« The Societe Internationale de Gymnosophie was founded in 1926 in France. The English Gymnosophical Society was formed in 1922 by Harold Clare Booth, Mark Harold Sorensen, and Rex Wellbye the club chose the name ‘Moonella Group’, from the name or nickname of the owner of the ground. The story is that Moonella inherited a heavily mortgaged house with land in Wickford in 1923, which was then made available to certain members of the English Gymnosophy Society. They called the site ‘The Camp’ and it grew its membership from 8 to 25 people, meeting every weekend. Michael Farrar says the original club closed in 1926 because of building on adjacent land The English Gymnosophical Society was formed in 1922 by Harold Clare Booth, Mark Harold Sorensen, and Rex Willye, as a direct result of these naturism articles. The society consisted mainly of male members who met in London at the Minerva Cafe at 144 High Holborn. The same building was also the headquarters of the Women’s Freedom League. By 1926 it had moved to Cheapside and was circulating its own journal and arranging public lectures advocating nudism. It was also renamed as the New Gymnosophy Society. With the closure of “The Camp” in Wickford in 1926 the members were then without a site. In May 1927, ‘Fouracres’ at Bricket Wood, near St. Albans, was acquired with the help of a Derbyshire benefactor, and also was at first called “The Camp”. Harold Booth died in 1943, Rex Wellbye in 1963 »7

9Dr. Maurice Parmelee (1882-1969), professeur de sociologie au City College of New York, publie en 1927 The New Gymnosophy à New York (le titre deviendra Nudism In Modern Life dans les éditions postérieures). Et prit une part importante dans la fondation d’American Gymnosophical Association en 1930 :

• 8 Damien Delille, » Pollen, Annebella. Nudism in a Cold Climate : The Visual Culture of Naturists in (...)

« l’image du nudisme conteste la vision du nu de l’art moderne et privilégie un purisme esthétique dans une édition plus luxueuse. Annebella Pollen révèle ce paradoxe qui consiste à tenter de singulariser un nu idéal éloigné des pratiques courantes, en évitant une photographie trop vernaculaire. L’image de pique-niques nus au soleil se généralise pourtant, au regret des fondateurs des premiers clubs de nudisme, tandis que des modèles sulfureux apparaissent. Pamela Green, danseuse de cabaret et modèle pour la Saint Martin’s School of Art de Londres, joue de cette ambiguïté. La connotation sexuelle est sous-tendue par ses poses suggestives, qu’elle-même reprend une fois passée derrière la caméra. Car ces revues bon marché, passant de 26 à 40 millions d’exemplaires entre 1938 et 1952, s’appuient sur un lectorat masculin »8

Nudité naturelle et Nudité intégrale

11Dans le volume 1 Nudité Naturelle, Kienné de Mongeot signe un texte sur « La renaissance corporelle » en 1933. 22 photographies sur 25 sont signées Vivre. Elle sont faites en pleine nature dans le Sparta Club ou dans une annexe à Alger de l’Association Culturiste Vivre. Une photographie, « Travaux au Sparta Club » est d’Henri Manuel, un photographe français né le 24 avril 1874 à Paris et mort le 11 septembre 1947 à Neuilly-sur-Seine. Elle représente des hommes et femmes nus en train de creuser la piscine. Une invention de Kienné de Mongeot, depuis souvent reprise dans les clubs naturistes. Dans son texte Kienné de Mongeot souligne sa volonté d’ « accoutumer le public à la vie de la nudité intégrale » (Kienné de Mongeot, 1933, p 1).

12Aucune recherche ici de l’idéalisation de la beauté en choisissant des modèles, « nous ne prétendons pas que tous les modèles que nous montrons dans cet album possèdent un développement physique parfait », car 24 photographies sur 25 présentent des corps dans des gestes nature à l’occasion d’exercices gymniques, seul ou à deux, ou dans une activité sportive comme le volley bail. Il convient de « faire un choix progressif, correspondant au développement de nos principes, ce qui démontrera l’excellence des résultats que l’on obtient par la pratique de la gymnité ». Les gestes gymniques sont la prière au soleil, le jeu avec le gros ballon, les lancers, la danse, le renversement, le plongeon…. Aucune photographie ne met en avant le sexe de la femme avec sa toison tandis que le sexe des hommes apparait en toute nature.

13Le volume Nudité Intégrale II, publiée 1934 est préfacé par Henri Nadel qui dédie son texte très païen « Prière à la déesse Athena Parthénos » à Kienné de Mongeot « par qui le rêve devient réalité ». 12 photographies sont faites dans l’association Vivre dans des gestes de gymnité notamment… Une d’enfants nus de Gabriel Salvane (1885-1929), d’autres anonymes d’A.I.I., mais aussi des photos faites en bord de mer sans signature sur des corps athlétiques. Une érotique avec la légende d’une femme nue tordant son maillot : « dérision du maillot, dernier vestige des pudeurs impudiques ».

14En 1951, Kienné de Mongeot opère un virage avec un texte intitulé « A La gloire du corps humain » dans le volume : La nudité belle et vraie . Ce texte d’après-guerre relève de la vague d’érotisme qui se fait jour dans des magazines de charme et le début de la diffusion de la pornographie. Comment dès lors distinguer le nudisme de la gymnosophie ? Face à ce qui serait une vulgarisation nudiste, la réhabilitation du corps humain et de la nudité intégrale comme symbole de vérité est au centre du mouvement social gymnosophiste. Il convient de « ne plus publier des photographies d’adeptes au sexe apparent » dans la revue, pour se différencier de ces « chalands n’aimant la nudité que pour ce qu’elle a de sexuel » en pleine libération sexuelle (Lobrot, 1975 :7) (Kienné de Mongeot, 1960, C, III). Le développement de l’érotisme pornographique s’effectue dans des revues comme Playboy (Préciado, 2011 : 34) fondé à Chicago en 1953 par Hugh Hefner (Colomina, Jankovic, 2016 : 23), Lui le magazine masculin (Roure, 2018) de charme créé en novembre 1963 par Daniel Filipacchi et autre Hustler en 1972 par Larry Flynt.

15Il convient de ne pas satisfaire « certains désirs d’un public inintéressant » , cette « clientèle d’obsédés et de refoulés sexuels ». Kienné de Mongeot se réjouit du projet de loi du gouvernement contre la pornographie mais s’inquiète de la confusion qui pourrait être déduite de l’immoralité sexuelle ou de la pornographie. Il faut éviter l’amalgame avec ce qui deviendrait une immoralité sociale de la gymnité, la nudité intégrale, notamment » une revue, un ouvrage de propagande gymnique »(Kienné de Mongeot, 1961a : III).

Mythérotisme : Un érotisme mythifié

16Dans son texte, Kienné de Mongeot reconnait « faire figurer dans cet album des adeptes de la gymnité moderne… pour émouvoir le sens de l’esthétique chez le lecteur ». Mais cette esthétique est une forme d’inscription des corps nus contemporains dans la mythologie classique à la fois pour combattre la sexualisation pornographique des images et pour embaumer la nudité d’une aura imaginaire.

18Mais c’est surtout par l’effet de comparaison de 4 double pages, que Kienné de Mongeot met en scène la photographie classique de statuaire grecque avec 4 photographies au Sparta Club de Serge de Sazo : un buste du tyrannicide d’Aristogiton montrant son sexe avec celle d’un homme nu sexe apparent sous la douche. « Celui qui aime la nudité, qui la pratique, ne doit pas seulement être un hygiéniste, un sportif mais également un artiste et un philosophe » ; un buste d’Aphrodite Anadyomène et une photo en buste d’une modèle nue du Sparta club , « ainsi trouvons nous des Vénus de chair à admirer à côté des venus de marbre de l’antiquité » explique la légende. La troisième comparaison inverse le dispositif en exposant les belles fesses sur la page de gauche de la « vénus callipyge moderne boudant la mer, naturelle et sans recherche » par rapport à la vénus qui par « la hardiesse de la pose, la torsion de tout le corps sur lui-même dans un mouvement de libre coquetterie » montre que « les vêtements sont bien les adjuvants nécessaires à la nudité... licencieuse ». La dernière comparaison sur le même piédestal expose en posture culturiste une « splendide stature vivante qui orne les abords de la piscine du Sparta Club ». La mise en scène érotique trouve ici encore l’alibi de la comparaison antique pour justifier la référence mythologique.

19Les photographies allemandes de Horst Greschik et anglaises de Collin R. Clark (F.R.S.A.) et Dupré confirment que les femmes photographiées nues seraient « reproduites » dans les sculptures d’Antiquité. Le raisonnement est ainsi inversé par Kienné de Mongeot qui reconnait les fonctions de la beauté vraie de la femme dans une analogie morphologique du « contour des épaules et des seins, les courbes savoureuses du doc, dans les marges lignes flexibles de la hanche et du flanc, les fines rondeurs descendantes des cuisses »

20Kienné de Mongeot dans La Nudité belle et vraie et son texte « Sensualité » en 1954 poursuit ce mythérotisme en légendant des photographies de femmes nues : exaltation de la virginité avec Hestia, « vierge farouche, protectrice des fiancées et des mères de famille fécondes » ; les trois grâces modernes « Euphrosyne, la joyeuse, Aglaia l’Eclatante et Thalie la Florissante » ; Océanides modernes de trois femme nues dans la mer avec un voilier derrière elles « filles de Thétis, fille du Ciel et de la terre, épouse d’Océan » ; une femme nue aux fleurs désignée comme « Flore épouse de Zéphyre » ; une femme au figuier imaginée comme « Cérès, déesse de l’agriculture » ; une autre avec son chien serait « une des neuf muses : Thalie que Virgile, au début de sa VIe Eglogue invoque comme la muse de la poésie pastorale » ; l’allégorie du Crépuscule de Michel Ange est invoquée aussi pour une femme adossée soleil couchant contre un arbre ; Minerve (Athéna) et Pallas, même divinité est convoquée pour légender une beauté ; Euterpe une des neuf muses qui avait inventé la flûte correspond à la photographie cette fois.

La sublimation des émotions sensorielles

21La pornographie reposerait pour Kienné de Mongeot sur le refoulement des instincts. Dans son article de 1952 « La pornographie, ses causes, ses remèdes », Kienné de Mongeot estime que c’est la morale, et non pas les images d’organes sexuel et d’actes sexuels, qui « a créé le REFOULEMENT , du refoulement est née la pornographie » (Kienné de Mongeot, 1952a : III). Faute de boire de l’eau, la société se tourne vers l’alcool, faute d’être nue chacun se tourne vers la pornographie. Il conviendrait, plutôt que de laisser les jeunes esprits satisfaire la curiosité par des représentations libidineuses, de les « faire pratiquer la nudité totale dans l’âge le plus tendre. Il verra ainsi des adultes nus et ne manifestant aucune sexualité : si bien que plus tard, à la période pubertaire, à l’âge adulte même, l’évocation de la nudité totale n’éveillera dans son esprit aucune tendance érotique » (Kienné de Mongeot, 1952a : III). Ainsi voit-on des enfants nus, sous le titre « Enfants gymnosophes » sur la couverture de Vivre d’Abord en 1952 !

22Kienné de Mongeot dans La Nudité belle et vraie et son texte « Sensualité » en 1954 reprend, en se référant à Freud, la thèse de « la sublimation des émotions sensorielles » qui doit étouffer l’instinct sexuel primaire et faire de la contemplation admirative d’un beau corps humain la manifestation de l’érotisme. Contre une éthique rigoriste sexuelle, la nudité intégrale doit être un moyen de se connaitre et se maitriser. Face à la puissance d’Eros, il faut se tourner davantage vers « la sublimation de l’instinct sexuel » (Kienné de Mongeot, 1960c : IV) que vers sa dépravation. Les ébats des nudistes sur les plages comme celle de Pampelonne près de Saint-Tropez devraient être un spectacle suffisant pour distinguer les nudistes de « ces « gymnistes » conscients, soucieux uniquement de leur santé. Ceux-ci se gardaient bien d’aller se mélanger aux estivants dont ils ne partageaient et ne partagent toujours pas les goûts grégaires et, trop souvent, surtout à notre époque, dissolus » (Kienné de Mongeot, 1961b : III).

23La sexualité devient le centre de cet album dès la première image proposée dans la figure d’Eros s ’accouplant. La référence au Banquet de Platon est explicite, notamment dans sa reprise du discours de Phèdre sur « la toute puissance mâle force d’Eros ». La Photographie doit décrire cette sensualité érotique dans cet album par le contact direct avec les éléments qui frappent « l’imagination et les sens : le soleil, la lune, l’air, la terre, l’eau et le feu ». Citant Lamartine et son poème « Une jeune fille » et Attila de Corneille (III,I), Kienné de Mongeot assimile la grâce et la volupté de la beauté à celle du printemps et de l’été. La joie proviendrait du « bonheur ineffable d’être nue : entièrement nue à l’air et la lumière ». La référence à l’Emile de Rousseau sert à souligner que « l’éducation des jeunes filles est en ce point tout à fait à contre-sens ». Enfin pour commenter une photographie de Baumüller d’un homme nu dans les roseaux : « L’adepte sincère de la gymnosophie recherche la pleine campagne, la solitude des rivières et des lacs ou encore des montagnes. Il aime le camping loin des cités. Et dès qu’il le peut il se met intégralement nu ».

Immoralité de la semi-nudité

26Kienné de Mongeot voudrait être le chantre de la spiritualité humaniste en ne cédant pas à cet « esprit de lucre » qui exploite dans les revues, livres et films « les plus bas instincts » des contemporains. La gymnosophie s’oppose à l’existentialisme car elle « tend vers un but parfaitement représenté de morphologie « essentielle », c’est-à-dire collective à tous les humains » (Russo, 1961 : 1). L’érection « n’est pas condamnable si elle est involontaire…la véritable pudeur, laquelle consiste à ne pas imposer aux autres ce qui peut leur déplaire ou leur nuire…Un des buts de la pratique de la gymnité intégrale est justement de parvenir à la maitrise sexuelle par la suppression de la puissance imaginative érotique due, en partie, aux vêtements » (Kienné de Mongeot, 1949 : III). Il faudrait se libérer de l’imagination pour autant que la libération par la nudité ne soit pas « synonyme de licence ». La question se pose pour Jean Didier dans la revue « L’instinct sexuel est-il irrépressible ou peut-on s’en libérer ? » . Il n’attache pas d’importance à ce qui serait des « explications contournées et baroques de Freud ou de Durkheim » (Didier, 1949 : VIII).

27Mais dans les Albums Nudité, Erotisme et Chasteté 1956, De l’évidence de l’immoralité de la demi-nudité et de la moralité de la nudité totale 1957 et Erotisme 1958 Kienné de Mongeot aborde plus directement la question du mythérotisme pour le démarquer de la pornographie. Pour cela dans le volume de 1956 Nudité, Erotisme et Chasteté, Kienné de Mongeot ajoute après la série de photographies un cahier spécial intitulé L’érotisme dans l’Antiquité et au Moyen-Age : 1. Une tombe étrusque de Tarquina fresque du Dieu taureau, sujet mythologique, démontre que les Etrusques « étaient cependant ennemis de la licence » ; 2. Un phallus dans les ruines de Volubilis ; 3. Priape en érection qui est « la personnification de la puissance génératrice » ; 4. Coupe du Musée du Louvre Ménade et Silène avec un Silène en érection poursuivant la Ménade compagne de Dionysos ; 5. Pan enseignant la flûte à Daphnis ; 6. Le dragon se présentant en érection à Olympia, Montova Dintorni Palais de Gènes ; 7. Eglise de l’Isle-Adam sculpture du portail « les élus en état de complète nudité » ; 8. Fontaine du XIIe siècle Lacaune-Les-Bains « il est pour le moins surprenant qu’à notre époque on laisse subsister une telle fontaine aux personnages vraiment priapiques sur place publique ». 9. Chapiteau représentant Héloïse tenant le sexe d’Abélard, Conciergerie de Paris, « Est-ce la passion charnelle des deux amants que le sculpteur a voulu symboliser dans la pierre avec un réalisme qui nous surprend » !

28Ainsi ce cahier montre que le mythérotisme des photographies ne montrerait pas le désir, l’érection, la relation sexuelle. Pourtant ce recours à la mythologie dans l’art sert de démarcation entre la pornographie démystifiant la sexualité et la gymnité intégrale de ce qui ne serait pas du nudisme. Il convient, précise-t-il dans la partie sur la nudité, « d’être le maître de son corps ». La garantie serait « la nudité en commun » qui ne serait pas condamnable car elle favoriserait une « libre jouissance ». Face à cette poésie asexuée de la beauté nue, Kienné de Mongeot combat déjà en 1946 la fausse pudeur de la « femme irradiant le sex-appeal » : « En 1946... les femmes portent à la plage un mince soutien-gorge et un petit string triangulaire. Le soutien-gorge relève les seins. Le cache-sexe souligne le mont de Vénus » (Kienné de Mongeot, 1946, I).

29Ainsi l’érotisme ne serait en 1956 que « ce qui a rapport à l’amour » ! En séparant l’érotisme de la sexualité, Kienné de Mongeot condamne la chasteté : c’est la « continente chasteté qui fait de l’homme un refoulé ou un obsédé sexuel ». L’amour et la chair doivent s’exalter en même temps afin de satisfaire des « désirs normaux et impérieux ». Ici Kienné de Mongeot va jusqu’ condamner ce qu’il appelle le vice de l’homosexualité au profit de ce qui serait un « coït normal » hétérosexuel : Cette chasteté « empêchera les aberrations si nombreuses à notre époque où l’homosexualité se répand de plus en plus » ! Le paradoxe est là d’une part il faudrait ne pas renoncer à l’amour physique faute de nous rendre malade mais d’autre part il faudrait se contenir dans des types de sexualité vertueuses et hétérosexuelles contre ce qui seraient des vices. Ainsi la photographie d’une jeune gymnosophe, réalisée par Robert Charroux (1909-1978) au Sparta Club, érotise sa nudité en se recouvrant de boue.

30Ce que réalisent les légendes des photographies choisies ici à travers des citations hygiénistes d’Henri Nadel(1892-1949), extrait de son livre sur La nudité et la Morale (1929), du Dr Fougerat de David de Lastours extrait de son livre La Nudité et la Santé (1929), du Dr Marcel Viard(1884-1976) extrait de son livre Devons-nous vivres nus (1930), de Louis-Charles Royer (1885-1970) extrait d’Au pays des hommes nus (1928), du Dr Paul Richer (1849-1933) extrait de Le nu dans l’Art. L’art grec (1927), du Dr Pierre Vachet (1892-1990) et son La nudité à travers les âges (1928). Ainsi ces proches de Kienné de Mongeot apportent toute leur autorité médicale et hygiéniste à la thèse d’une sexualité gymnique.

L’asexualité de la nudité

31Dans l’album de 1957, la question est justement celle de De l’évidence de l’immoralité de la demi-nudité et de la moralité de la nudité totale 1957 qui s’ouvre sur une comparaison de deux photographies réalisées par Erwin Marton : page de gauche, une femme nue gymnique dont on voit les seins et le pubis et à droite une autre en voile transparent où l’on devine le pubis du mont de vénus, « le document de gauche est qualifié de pornographique, celui de droite seulement libertin ! » constate Kienné de Mongeot qui fait face à la censure de ces albums et de sa revue.

32Une même comparaison est mise en scène dans les deux autres séries « entre le libertinage de la semi-nudité et l’indéniable pureté de la nudité totale, saine, franche et brutale ». En préférant le terme de sensualité, Kienné de Mongeot veut séparer l’éveil du désir suscité par le porte jarretelle de la femme de la « pose si naturelle » d’un tableau « sainement sensuel ». En séparant la sensualité des plaisirs de la chair, Kienné de Mongeot affirme que « la sensualité n’est ni licencieuse ni immorale ». Le paradoxe est que c’est le même photographe Erwin Marton qui photographie ces deux types de modèles en faisant poser les modèles l’une nue intégralement l’autre semi habillée ; cela reste donc des poses artificielles.

33Pour la première fois dans la série d’Album une double page montre à droite le tableau de Coubert, La femme aux bas blancs avec une photographie d’André Nérisson d’une femme dont on voit l’entrejambe en train de se faire enlever une épine au pied. Jusque-là la vision du mont de vénus remplaçait cette du sexe féminin lui-même, la référence à Courbet est ici explicite. En affichant des peintures qu’ils jugent « licencieuses », comme la jupe retroussée d’Intimité de Courbet, le sexe masculin de Léonard de Vinci, La naissance de Vénus de H. Gervex 1907, les bas-reliefs de Louxor, le tableau de la collection personnelle de Kienné de Mongeot Loth et ses filles de Boucher, Kienné De Mongeot veut « prouver l’asexualité de la nudité »

Un érotisme hétérosexuel (seulement)

35L’Album de 1958 « Erotisme » commence par la mise en exergue d’une citation n° 168 de Par-delà le Bien et le Mal de Nietzsche : « Le christianisme a donné du poison à boire à Eros. Il n’en est pas mort, mais a dégénéré en vice ». La licence, le vice, le dévergondage et l’érotomanie sont pour Kienné de Mongeot les signes et symptômes de la vulgarité d’un être incapable de sublimer ses instincts. Il faudrait se soumettre « raisonnablement… aux lois du dieu Eros » ! Loin de critiquer la religion, il faudrait lutter contre les conséquences des interdits et des tabous.

36Tout est dans la qualité et l’orientation normale de « l’expression de l’érotisme. Kienné de Mongeot réitère sa condamnation de l’homosexualité qu’il réduit malheureusement à une érotomanie ! : « Plus la nudité et les manifestations sexuelles normales seront condamnées et cachées, plus elles exacerberont l’imagination, plus elles feront des ravages en augmentant le nombre des refoulés et des obsédés, véritables érotomanes. N’y aurait-il que des êtres d’un même sexe sur terre, l’érotisme ne cesserait pas, pour autant, d’exister, seulement, il deviendrait homosexuel. C’est là, irréfutablement, la condamnation de la nudité belle et vraie ». Ainsi il n’y aurait pas d’érotisme homosexuel et la beauté et la vérité de la nudité serait seulement hétérosexuelle !

38La peinture ultime de cet album est L’origine du monde dont le sexe ouvert sert de miroir à la première photographie de Russel qui expose le sexe épilé d’une femme. Le sexe ouvert de la femme, comparé aux premiers albums, prouve une progression dans la photographie en allant de la nudité naturelle à la nudité sexuelle. Le mythérotisme n’aura-t-il été qu’une étape, un arrière-plan spirituel ?

Mithridatiser le public

39Kienné de Mongeot est sans doute conscient de la dérive de cette série La nudité Belle et Vraie dont le sous-titre deviendra le titre des deux derniers Albums A la gloire du corps humain en 1960 et 1961, faisant disparaitre la question de la nudité. Déjà dans cet Album de 1959 intitulé La gymnité contemporaine, il précise dans une note initiale « il serait souhaitable que le terme nudisme, devenu péjoratif, fut remplacé par celui, très significatif de gymnité ». Il est vrai que Kienné de Mongeot essaie de maintenir la gymnosophie face au succès de la création en 1950 de la Fédération française de Naturisme par Albert et Christine Lecocq. Kienné de Mongeot reconnait que la « nudité est conventionnellement morale ou immorale » au regard du travail accompli avec les précédents albums. Mais la réhabilitation de l’intégralité du corps humain donne du sens au titre de la collection A la gloire du corps humain : car le « but d’habituer le public à la contemplation de la nudité intégrale : de le mithridatiser… faire que le corps cesse d’être dans l’esprit des gens une sorte de fétiche sexuel, mais devienne au contraire un objet de respect qui mérite d’être admiré, d’être soigné et embelli ».

40Cette mithridatisation du public commence dès la première photo de l’album « dépourvue de toute recherche de pose » l’accent est mis ici sur l’expression même du visage » plutôt que des seins ou du sexe au nom d’un « droit de se mettre nu ». Une fillette anglaise le pied sur la balançoire est photographiée par Philip Vernom et présentée comme « élevée, depuis sa naissance, conformément aux principes gymniques ». Commentant une photographie de contact direct du sexe de sa partenaire sur ces épaules d’athlète, Kienné de Mongeot veut démontrer qu’aucune émotion sensuelle n’est visible ce qui démontrerait « surabondamment l’asexualité indéniable de la nudité totale ».

41La nudité totale doit être un « élément de pondération érotique car l’accoutumance à la vue d’êtres nus (même en photographie) est une véritable, et souhaitable mithridatisation ». Kienné de Mongeot n’aperçoit pas que ces photographies peuvent aussi exciter uniquement par la vue. Dans les années 1960 les premières publications suédoises pornographiques et interdites se diffusent sous le manteau. Face au décret-loi relatif à la famille et à la natalité française — classé de 1939 à 1957 au chapitre sur la « protection de la race », les dispositions de censure concernant l’outrage aux bonnes mœurs se renforcent, notamment contre la revue de Kienné de Mongeot.

42Kienné de Mongeot parle aussi, à propos de la première personne noire qui apparait dans les albums, de « jeune négresse ». Le colonialisme des corps n’est pas interrogé non plus ni dans sa revue ni dans les albums présentant à 99 % des modèles de couleur blanche. Trois tunisiennes arborent leur nudité totale « libérées du voile qui cachait leur visage ». Les photos de Louis Tremellat apportent depuis l’Ile du levant un aspect inédit de la gymnité, la natation sous-marine. Ces premières photographies de femmes nues dans l’eau « écologisent » la gymnité qui se résumait jusque-là aux bains d’air, de soleil et de lumière. Pour la première fois Kienné de Mongeot parle de la mode de l’épilation en Angleterre qui révèle le sexe là où d’autres photographies présentent des pubis entièrement recouverts de poils broussailleux.

43L’opposition entre l’instantané, « quel dommage cette recherche de pose », et la pose revient au centre pour distinguer la gymnité véritable : « Il y a toujours, et c’est bien naturel chez les adeptes de la libre culture physique du corps lorsqu’ils se font photographier un désir de trouver une pose harmonieuse. Cependant les instantanées sont préférables. Ils sont plus vivants et donnent une plus juste idée du Mouvement gymnique ». Surtout cette instantanéité donne l’impression, comme la joueuse de ping-pong, qu’elle a oublié son état de complète nudité, mythe d’Adam et Eve avant qu’ils ne se connurent nus : dans Genèse 3.7 : « Et les yeux de tous deux furent ouverts, et ils connurent qu'ils étaient nus ; et ils cousirent ensemble des feuilles de figuier et s'en firent des ceintures ».

44La femme nordique est le modèle de santé, de force et d’équilibre car elle est, selon Kienné de Mongeot, « capable de mettre au monde de beaux enfants ». Ainsi les modèles sont, avec ces photographes allemand et anglais, sans pudeur car « nous avons la conviction que le sentiment de pudeur est utilisé dans le monde conventionnel à des fins érotiques ». La nudité totale va à l’encontre du « sentiment de fausse pudeur, de la pudeur enseignée ». L’effort corporel dans les clubs gymniques serait un moyen d’obtenir santé et beauté.

Conclusion : A la gloire du corps humain

45Les deux derniers albums portent désormais seulement le titre : « A la Gloire du corps humain » ; quitte à effacer le thème de la nudité au profit de la beauté charnelle. Ce remplacement du terme de sexe par celui de chair cherche à donner à la pose érotique le caractère des photographes de mode.

46Ainsi des 18 photographies de Russel Gay, dont une d’Eva Grant, qui fait poser ses modèles sur des plages dans des contorsions habiles à exposer les parties intimes des corps. Avec Serge Jacque, il collabore à de nombreux magazines de charme qui paraissent malgré la censure comme Paris Hollywood, Vénus, Paris Tabou, Enquêtes, Frou-frou,  Régal, Sensations à partir de 1953.

47Kienné de Mongeot s’interroge sur l’échec de son entreprise de réhabiliter le corps humain dans des centres gymniques où chacun peut « exercer et cultiver son corps dans un bain d’air et de lumière, dans une atmosphère morale ». La critique porte contre le nudisme, développé par d’autres centres, car ce serait livrer à une liberté sans éducation corporelle toute une génération des années 60 « tourmentée par une certaine obsession sexuelle ». La confusion qu’il y aurait entre liberté et ou licence serait une manière de refuser la beauté œuvre du Créateur.

49Mais Kienné de Mongeot profite de cette censure pour poser la question de la « situation d’infériorité » dans le domaine sexuel de la femme par rapport à l’homme : le « mâle qui s’accorde des libertés qu’il refuse à la femme ». Le masculin « se croit le maître incontesté de la terre. Il espère l’être bientôt de l’univers », Kienné de Mongeot pense sans doute à la conquête de la lune. La supériorité de la femme, si exposée à travers ses albums, est la thèse défendue par les photographies où elles sont toujours présentées en gloire, fortes et athlétiques.

50Plus féminins que féministes, ces albums racontent une lutte de trente ans contre la censure et la pornographie tout en poussant la représentation de la nudité totale jusqu’au bout. On peut toutefois regretter que Kienné de Mongeot, prisonnier du modèle hétérosexuel dominant, n’ait pas compris que le sens de l’histoire allait vers la libre disposition de son corps et de ses sexualités.