• 1 Bernard Andrieu montre très bien cette ambivalence dans Nudités, philosophie des naturismes, éd. Ép (...)

2Cet article part de l’hypothèse que l’analyse de la « poïétique » de ses immenses camaïeux de nus roses puis arc-en-ciel, habiles à fondre les anatomies les plus diverses en un immense organisme harmonieux, tendre et attendrissant, disposé dans des lieux incongrus dont il met en scène et abyme le génie, mettra en évidence l’ambivalence des présupposés de la philosophie naturiste1 qui a favorisé la mise en œuvre de lieux, toujours plus nombreux et divers, dédiés au nudisme en Europe, tout au long du XXème siècle.

• 2 Je reprends ici le célèbre concept freudien d’ « Unheimliche » (1919).
• 3 Je préciserai tout au long de cet article ce que j’entends par cette « manière d’habiter le monde a (...)

3Qui regarde les immenses photographies, que Spencer Tunick expose depuis 1994 dans les musées ou galeries les plus fameuses de la planète, voit d’abord un immense camaïeu de rose-chair, émaillé de quelques petits pans de brun, de jaune ou de beige, plus clairs ou foncés. Un critique d’art pressé parlera de « color field » ; et le décrira comme une sorte d’écholalie numérique des huiles de ciels roses froufroutant d’Iris, nymphes ou chérubins « incrédibles » qui enluminaient les palais ou églises rococo du 18^ème siècle ! S’il prend le temps de s’en approcher, il distinguera, non sans trouble, des monceaux de corps « humains, très humains », absolument nus. Ceux-ci sont disposés différemment selon les photographies ; et parfois peints comme des drapeaux surréalistes. Allongés sur le dos en rangs d’oignons sur le sol brûlant du Black Rock Désert du Nevada (2000), plus ou moins immergés ou ensevelis dans (les boues de) la mer morte (2013), debout, de dos et se tenant les mains les bras en croix, dans les sillons d’un vignoble de Bourgogne (2009), debout, de dos les mains levés, ou bien dans les bras les uns des autres sur les marches du parvis de l’opéra de Sydney (2010), recroquevillés côte à côte en position fœtale dans une crevasse grise du glacier suisse d’Aletsch (2007), ou bien allongés sur le dos, ou bien encore disposés en écheveau sur les pentes de ce même glacier, ces dizaines de milliers de corps nus forment des chorégraphies roses, abstraites et charnelles in situ, « étrangement inquiétantes »2. À mes yeux d’esthéticien, ces ballets nus incongrus paraissent animés par une intention artistique « écosophique »3, qui oscille entre la mise en (s)cène surréaliste de la sagesse d’un « vivre nu » païen ou chrétien, libertin ou asexuel.

• 4 Platon, Le Banquet, Discours d’Eryximaque.

7Heureusement, les notes vivaces du rose-chair des photographies de Spencer Tunick se mettent à résonner plus fortement comme pour m’extirper des mailles de ce spleen dantesque. Des milliers de peintures de cupidons et chérubins ont fait du rose-chair la couleur de la force irrésistible de la pulsion de vie. C’est cette immémoriale puissance mémorielle du rose qui prend le dessus. Elle me donne à penser que ces roses dénudements de masse, mis en scène par Spencer Tunick dans des lieux incongrus et parfois hostiles, procèdent tout au contraire de l’Éros d’Éryximaque. Un Éros qui rapproche les êtres en les invitant à se ressourcer dans la phusis -énergie- de La Mère Nature ou Gaïa- primordiale.4 Le Dieu d’amour, que célèbre Éryximaque en médecin-poète lors du banquet d’Agathon, est un Dieu « écosophe » au sens étymologique du terme. Le cauchemar se métamorphose en rêve.

• 5 Du De Natura Rerum de Lucrèce à Humus, le dernier roman philosophique de Gaspar Koenig (2023), en p (...)

8Et si c’était en effet un désir de régression infantile, mêlé à un désir de transgression tout aussi infantile, mais aussi à un désir « écosophe » de s’ancrer dans la chair chaude, vibrante, nourricière, énergisante et matricielle de la Natura Naturans5 qui poussait ces foules d’êtres humains à se dénuder dans des lieux publics en se servant des « alibis » dans l’air du temps : ici le gymnase des kalokagathoi, là l’eau, la terre ou la forêt réputées purificatrices, ailleurs une photographie d’art ? Sans parler des « paradis » où le nu est, dans toutes les religions, de rigueur !

• 6 Cf. L’Activisme, Figures de l’art 40 (sous la direction de Nicolas Nercam), éd. Puppa, 2023.

11A moins d’être reconnu comme un nouveau Diogène ou saint François, qui aurait emprunté le visage d’un Kulik ou d’un Pavlenski, ces artistes performeurs sulfureux bien connus des collectionneurs d’art contemporain pour le scandale attendu de leurs actions nues – dûment photographiées, filmées et médiatisées- dans des lieux sensibles, un être humain qui se dénuderait dans un lieu public se verrait arrêté, sinon interné pour « outrage aux bonnes mœurs » dans la plupart des pays. Spencer Tunick, lui, a obtenu, de haute lutte contre la cour de justice du New York de Rudy Giuliani, le droit d’organiser, en tant qu’artiste reconnu, des rassemblements de personnes nues afin de les photographier. Toutes ses « actions artistiques » sont annoncées, préparées et organisées en accord avec les autorités civiles et politiques du lieu où elles se déroulent. C’est dans ce cadre, juridiquement validé et sécurisé, que des foules d’êtres humains se risquent à transgresser l’interdit de la nudité qui définit l’humanité, en se rassemblant, nues comme des vers de terre et des divins enfants mais aussi des nudistes, dans des espaces publics. Ce faisant, ces foules nues forment, quelques heures durant, un organisme sensible, aux allures de maman rose géante surréaliste. Un spectateur franciscain y reconnaîtrait sans doute un chœur d’élus paressant au paradis ; un spectateur hindou Gao Mata, La Vache mère divine ; un spectateur nudiste ou esthéticien une chorégraphie de nudistes écosophes activistes6.

• 7 Montaigne, Essais, III, 9.

13Montaigne file la métaphore en sage baroque : « C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler »7. Dans cette maxime, j’entends bien sûr l’aveu d’une certaine déconvenue chez un penseur tenté par le modèle de l’ataraxie érigé en forteresse inébranlable par ses maîtres philosophes stoïciens ; mais j’y perçois aussi la célébration de la merveilleuse puissance d’affection qui émane de la chair humaine dans sa vulnérabilité même ! Le sage mature des Essais n’a de cesse de s’exercer, « à sauts et à gambades », à rendre sa chair aussi tendre que celle d’un enfant afin de permettre à son âme de se laisser troubler -émerveiller et révéler- par toutes sortes d’expériences. Ce n’est qu’en prenant le risque de la tendresse d’un sismographe qu’il pourra entrer en résonnance avec cette « branloire pérenne » qu’est le monde et y tracer sa voie de manière harmonieuse en saisissant sa chance -kairos-.

• 8 Dans les années 1950, l’OMT recensait 25 millions de touristes. Aujourd’hui, elle prévoit qu’ils se (...)

20Là, ils le réalisent sur un « lieu naturel », qu’une culture a aménagé, avec un souci esthétique industrieux, en un « paysage » de désert, montagne, glacier, campagne, mer, vignoble, parc naturel, etc… qui, sous les flashs des selfies des touristes toujours plus nombreux8, a perdu son âme.

• 9 Je m’inspire ici de la thèse que développe l’œuvre si heuristique d’Alain Roger ; plus particulière (...)

21Regarder les photographies de foules nues de Spencer Tunick comme des kintsugi colorés « naturels » dans le miroir des kintsugi « artificiels » japonais, nous invite maintenant à considérer le nudisme comme l’un des beaux-arts9 ; et à distinguer sa dominante écosophe des figures, hygiéniste, raciste, libertine, païenne, ou chrétienne qu’il revêt dans d’autres contextes.

• 10 Depuis quelques décennies, le regard porté sur la nudité des enfants n’est plus présumé innocent.

22Tout-un-chacun, mis à part les enfants10, peut devenir l’un des figurants des tableaux vivants de Spencer Tunick. Peu importe son âge, son sexe, son genre, sa taille, son poids ou sa couleur. Il lui suffit de se présenter nu au lieu et à l’heure annoncés, de se joindre à la foule de personnes toutes aussi nues, et de prendre la pose que l’artiste et ses assistants précisent à l’aide de haut-parleurs. Pour toute récompense, il recevra une photographie, dédicacée par l’artiste, des installations auxquelles il a participé. Cette démarche, qu’un historien de l’art contemporain décrira comme une resucée postmoderne d’un mélange kitsch de pop art, body art et land art, est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.

• 11 Toute l’œuvre de Didier Anzieu et de Peter Sloterdijk met en évidence la réflexivité du moi-peau qu (...)

23Il faut avoir participé à ces grands rassemblements de personnes nues, avoir écouté les propos qu’elles échangent et avoir lu les témoignages qu’elles postent sur leurs blogues pour prendre la mesure de leur dimension « religieuse ». La plupart des participants sont des habitués. Des fidèles plus précisément, qui reviennent, de manifestation en manifestation ; et veillent, en zélotes zélés, sur les nouveaux venus. Tous confient que ce rituel de dénudement de masse dans des lieux incongrus leur procure un sentiment d’exaltation transgressive qui, une fois apaisé, se transforme en une sensation de chaleur, de bien-être, liberté et fraternité. La foule nue agirait comme une enveloppe protectrice, un ventre matriciel, irradiant des vibrations propres à réparer les blessures narcissiques de leur « moi-peau »11. Certains affirment même avoir eu l’impression de renaître, « purifiés » du sentiment de honte qui leur collait à la peau.

• 12 Saint Paul, Épître aux corinthiens, 1. 12-13 « Le corps humain forme un seul tout, et pourtant il a (...)
• 13 J’emprunte l’expression au titre du roman de Michel Houellebecq : Extension du domaine de la lutte, (...)
• 14 Des établissements physiothérapiques allemands de la fin du 19^ème siècle dans lesquels Kafka , Niet (...)
• 15 Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, 1998.

24Ce sentiment de purification trouve sans doute sa source dans le rituel chrétien du baptême par immersion nu dans l’eau. Initié par Jean et Jésus, le baptême devient très vite chez les pères de l’église le rituel initiatique par excellence ; car il lave les convertis du péché originel de leurs ancêtres, afin qu’ils ne « forment plus qu’un seul corps »12 . C’est ce « seul corps » d’Adam/Eve au paradis, divin et glorieux, que les foules nues de Spencer Tunick paraissent reconstituer selon l’esprit -et donc avec le souci -et slogan mondialisé- dominant de notre temps : « sauver la planète en la régénérant ». Le désir d’un paradis accueillant les élus nus en gloire pour l’éternité est devenu celui, écosophe croissance zéro, de vivre nu ensemble, en pansexuels ou asexuels adamiques innocents, au sein d’une Nature-Mère, dont les films de James Cameron : Avatar 1, 2, etc… délivrent les images saint-sulpiciennes. Effaçant les distinctions sociales et éteignant, par le fait même, le poison de l’envie et des rivalités d’ « insociable sociabilité » qui s’ensuivent, la nudité totale urbi et orbi réaliserait la fin de l’extension du domaine de la lutte13 (des classes) et, par voie de conséquence, la « paix perpétuelle » dont les Lumières rêvaient14. Un rêve pieux d’amour libre et pacifique, dont les héros pitoyables du centre nudiste des Particules élémentaires15 s’ingénient à dévoiler, à leur corps défendant, l’irréductible oxymore.

• 16 La maxime franciscaine : « nudus nudum Christum sequi - suivre nu le Christ nu- inspire assurément (...)
• 17 Julien Claudé-Pénégry est aussi l’auteur avec Nick et Lins

26Viviane Tiar, la présidente de la Fédération française de naturisme précise que cette tendance s’est accentuée en 2021, au sortir des deux ans de confinement mis en œuvre dans la plupart des pays pour circonvenir la pandémie de la covid 19. Tout se passe, précise-t-elle, avec la ferveur franciscaine16 des Pères fondateurs Durville, Mongeot (de) et Lecoq, comme si le désir d’exotisme touristique s’était métamorphosé en un désir de se libérer de son moi confiné et masqué pour se retrouver soi-même, tout simplement nu avec ses frères humains mêmement nus au sein d’une nature matricielle ordonnancée de manière édénique ou, à défaut, dans des lieux de bien être, festifs, culturels ou sportifs tout aussi bien ordonnancés par Julien Claudè-Pénégry, le vice-président de la fédération française de naturisme et producteur des soirées Beautiful Skin17. Qui plus est, cette nouvelle vague touche une population de tout âge et classe sociale.