1Par l’autoportrait photographique, l’artiste brésilien Audrian Cassanelli révèle son corps nu, mêlé à des mauvaises herbes. Stigmatisé par la société de son lieu de naissance, où l’homosexualité est un fléau, il trouve dans l’art le moyen de mener son combat. Il réalise ses autoportraits comme support de questionnement, observation et résistance. Pour ce faire, l’artiste met son corps à nu, en confluence avec les mauvaises herbes qui se frayent un chemin dans les champs de soja et résistent à toute tentative de destruction. L’autoportrait photographique aux mauvaises herbes révèle un double singulier : lui-même comme un autre. Loin d’être beau, il est surprenant, voire inquiétant. Et, comme les mauvaises herbes, il se fraye un chemin, celui de la visibilité de son corps de résistant en terrain hostile.
2Toutefois, son combat est parsemé d'obstacles, d'autant plus que sa différence dérange les âmes sensibles porteuses d'une morale souvent hypocrite. Sa différence, pourtant, est le signe de son identité ; il est donc impossible de l'éradiquer comme on le croit souvent avec les mauvaises herbes des champs de soja environnants. Ces plantes se distinguent par leur capacité à résister et à persister dans des endroits inhospitaliers où les conditions de vie sont généralement défavorables. Par cet entêtement à vivre dans des lieux hostiles propres aux mauvaises herbes, Cassanelli conjugue cette capacité de résistance avec sa propre vie. À travers cette analogie, son corps résiste, son corps existe métamorphosé par la force de l'image. Il faut résister pour exister, et c'est à travers l'art qu'il affronte les actions qui menacent son intégrité. Il doit résister et, pour atteindre cet objectif, il puise dans la création photographique, tentant de comprendre son être au monde et la manière d'être avec le petit monde qui l'entoure. Tâche difficile que d'être dans un monde où l'humanité trébuche entre l'être et son paraître. Être malmené, c'est par son paraître en tant que sujet hybride, revisité par des logiciels de post-production d'images, que son corps se livre à l'image qui le transfigure. Ses autoportraits photographiques matérialisent en corps de mauvaises herbes. Par cette poétique du corps tissée entre chair et herbes, l'artiste nous donne à voir, et particulièrement à penser."
3Selon les mots de Gregory Bateson, il existe une écologie des idées mauvaises, tout comme il existe une écologie des mauvaises herbes. C’est à cela qu’il faut se pencher pour tenter de comprendre cette démarche artistique du corps métamorphosé en quête d’une coïncidence avec soi-même, les autres, et le monde. À travers son geste photographique, l'artiste semble avoir l'intention de contrer les mauvaises idées que la vie lui impose. La matérialisation du corps nu par la photographie est prise aux mots par l’hybridation technologique, à laquelle il s'associe aux mauvaises herbes dans une création artistique où le corps réel est transcendé et réimaginé. Il n’y a pas là le désir d'esthétisation pure de l’image, mais plutôt l’expression esthétique sensible où l’artiste se dénude des préjugés et des mauvaises idées qu'ils engendrent.
4Cependant, à l'intersection de ces deux écologies, le mépris vécu semble renforcer le désir de l'artiste de résister. Résister à travers l'art ; un lieu de résistance qui demande un grand effort, car il faut pour cela trouver les outils nécessaires pour vivre et poursuivre dans la création artistique. Pour cet artiste, les idées néfastes à son encontre sont souvent un motif de censure ou encore d'interdiction de ses expositions photographiques. Toutefois, si son existence reste gênante dans son milieu, c'est par son corps nu, hybride, qu'il tente courageusement de résister. Ces autoportraits sont chargés d'un symbolisme fortement approprié, car à travers son corps nu, revêtu de quelques mauvaises herbes, l'artiste ouvre quelques pistes permettant de penser, à partir de l'art, le paradoxe d'une vie différente, voire incompatible avec la majorité des personnes de son lieu de vie. Si sa différence gêne, elle est d'autant plus embarrassante par cette exposition de son corps nu, suspendu par le temps de la photo, un temps qui plaque en toute clarté sa mutation. Au regard de ces autoportraits, ne faut-il pas se demander pourquoi la différence, de manière générale, gêne encore autant ? Or, c'est par le regard qu'il interroge à travers l'image d'un corps dépouillé des vêtements idéologico-sociaux incompatibles avec la contemporanéité de son époque. Il se donne à voir en image comme un être hybride dont la mixité avec les plantes soutient une interaction efficace avec lui-même et, à la fois, ouvre des brèches à toutes tentatives de compenser l'hostilité qui se présente.
5L'entrelacement de son corps avec les mauvaises herbes transfigure l’homme, rendu par l’image. Pour l’artiste, cette voie est en quelque sorte une mise en abîme nécessaire à toute quête de significations symboliques émergeant du processus de fabrication d’une œuvre artistique. Il y a dans cet acte de s’auto-photographier une double difficulté étant donné que le double recherché est fabriqué par soi-même. Il faut aussi penser que, malgré le paradoxe existant dans cet acte, le double est celui que nous arrachons des réalités pesantes pour nous offrir une seconde vie en image. Il est vrai aussi que la quête d’un double peut être infinie, vu que l’imaginaire fabrique sans cesse de nouvelles apparences comparables à un rêve qu’on n’a pas fini de rêver. Puisque l’imaginaire ne connaît pas de frontières, il ouvre des pistes échappatoires où vivre soi-même comme un autre permet d’envisager une existence de conciliation possible de son être avec son paraître.
6Nu, métamorphosé, les autoportraits aux mauvaises herbes de Cassanelli se présentent comme des doubles procurés dans des rêves, et pourquoi pas livrés de cauchemar ? Que ce soit le résultat de l’un ou de l’autre, on a envie de dire que l’inesthétique devient esthétique, la beauté cède la place à la vérité de l’image. C’est à travers l’image qu’on peut rêver d’un au-delà de la réalité quotidienne et acquérir une paradoxale existence d’être et paraître alimentée par la photographie. Ceci dit, créer, c’est aussi prendre le risque d’être en confrontation avec soi-même vis-à-vis de son double. Confrontation qui conduit à Fernando Pessoa lorsqu'il se demande : « Je ne sais pas moi-même si ce moi que je vous expose, tout au long de ces pages sinueuses, existe réellement, ou n’est qu’un concept esthétique et faux que j’ai forgé de moi-même. Eh oui, c’est ainsi, je me vis esthétiquement dans un autre. » Vivre esthétiquement dans un autre est le chemin qui parcourt tous ceux qui se donnent en profondeur à la création artistique singulière. Par ces circonstances, il est alors impossible de faire autrement.
7Ne serait-ce pas par cette conscience d’une mutation du corps par le déplacement esthétique de l’image qu’Audrian Cassanelli se place dans la recherche d’une nouvelle vie ? Certes, une vie artificielle et moins palpable, mais qui lui accorde la possibilité de voir son corps esthétiquement distancé du monde réel par la force de l’image. Il y a certainement, dans le déplacement du corps travaillé par l’image, une prise de conscience soudaine et lumineuse de la nature profonde qui pousse à une reconstruction de soi par soi, pour soi-même et ensuite pour autrui. Malgré l’artificialité de l’image, le corps-mauvaise herbe insiste à vivre là où il n’est pas désiré. Il résiste. C’est à travers cet objet de l’art qu'il résiste, étant donné que le propre de l’art c’est de résister. Se rendre nu à l’extrême visibilité photographique est non seulement une façon de résister mais aussi d’arracher le masque de l’hypocrisie humaine.
8Il serait peut-être juste de dire que la visibilité du corps herbacé, hybridé de mauvaises herbes, souligne également la fissure existante entre lui et son père, pour qui ces plantes n'ont jamais aucune utilité. Une raison de plus, donc, pour que les mauvaises herbes acquièrent le statut de support symbolique de son existence LGBTQIAP+ et du fondement de ses recherches centrées sur son corps en arts visuels. Il faut également préciser qu’il n'y a pas seulement le corps qui s’expose ; selon Jean-Luc Nancy1, « le corps est l’être-exposé de l’être ». Ainsi, le corps de l’être-exposé de l’artiste, une fois capturé par l’image photographique, se présente avec une apparence singulière, exposant l’essence de l’être vu. En conséquence, de cette mutation du corps nu, tissé de mauvaises herbes, émerge une bonne dose de courage de celui qui cherche le moyen de résister là où il est indésirable. À travers l’art, qu'on aime ou non, l’artiste, plus qu'il ne se donne à voir, se livre par une vision esthétique surprenante qui s’ouvre à d’innombrables regards avec ses autoportraits.
Autoportrait d’Adrian Cassanelli, 2022
9Devenu hybride, ce premier autoportrait ouvre sur deux voies de pensée : soit il dénote le désir de se déraciner, soit parce que son être se trouve, paradoxalement, enraciné à son lieu de naissance malgré les mauvaises idées animées par la mentalité de sa localité de naissance. Toutefois, dans les deux cas de figure, l’inquiétude semble être là, tissée dans l'enchevêtrement des racines sur lesquelles le corps cherche un équilibre sans doute difficile à atteindre. Cassanelli utilise pour cet autoportrait les racines de mauvaises herbes qu’il attache à ses pieds, donnant l’impression de quelqu’un qui émerge de la terre et prend son envol en guise de rupture avec ses origines. Dans une autre perspective, cette même image renvoie à une sorte d’emprisonnement du corps qui tente de se libérer pour priver son corps de liberté, donc, l'empêchant d’avoir d’autres expériences dans le monde. Par la confrontation avec l’autoportrait aux racines de mauvaises herbes, l’artiste traverse cette expérience de l’image et parle du contenu de son autoportrait au moment de la prise de vue.
- 2 DIDI-HUBERMAN, George. L’expérience des images :Paros, INA Editions, 2011, p, 86.
10Il faut reconnaître que le corps est un problème et nul ne s’exclut de cette détermination. Quand on touche au corps on se livre au paradoxe d’être et paraître. Cela amène souvent à une quête possible d’un accord entre ces deux instances. Pour l’artiste, être et paraître, ce sont des conditions qui créent le mouvement qui l’incite à sortir de lui-même pour lui et pour les autres. Par le biais de la photographie il est possible d’être métamorphosé tout en prenant le risque de se voir soi-même comme un autre. Car, se donner à la visibilité photographique demande une prise de risque concernant l’image livrée par le mystère de la chambre noire. Cependant, animé par le désir de quitter sa réalité, l’artiste Cassanelli prend des risques, car, montrer son corps nu par la photographie n’est pas un acte neutre ni personnel, ni sociétal, ni esthétique. D’un autre côté, l’artiste sent le besoin d’être traversé par l’image du corps hybride fait de chair et de racines de mauvaises herbes ; une esthétisation du corps nu dans un espace vide comme moyen de questionner, de se questionner, d’être là posé, exposé pour tenter de trouver son essence. Ou peut-être, s’agit-il d’une traversée obligatoire pour taire les mauvaise idées, ou encore pour se dénuder lui-même des préjugés et des regards biaisés venus d’autrui. Il semble que l’artiste cherche une sorte de jouissance envers le sublime que l’œuvre d’art procure sans, pour autant, cacher l’inquiétude qui habite son corps vivant. Une expérience qui n’est pas celle des autres et pour cause Cassanelli séxprime : Mon corps nu, de dos à l’objectif de l’appareil, solitaire dans un espace vide signalise le premier mouvement de libération des contraintes vécues. Dans cet espace vide, la pesanteur du corps enraciné contraste à la fois avec apparente légèreté d’un envol vers un possible déracinement motivé, peut-être d’être, par l’attachement voué à son lieus de vie, malgré tout. Il convient de penser que devant l’image il prend conscience de cette contradiction. Selon Didi-Huberman. C’est l’expérience de l’image qui ne saurait pas aller de l’image qui semble aller sans cette oscillation. Un battement dialectique : non-oui-non, ailes ouvertes, ailes repliées, ailes ouvertes et ainsi de suite, rythmiquement. C’est comme cela que vole un papillon…C’est comme cela qu’avance une pensée2.
- 3 ANDRIEU, Bernard, La langue du corps vivant. Paris : VRIN, 2018, p. 10.
- 4 AGAMBEN, George, Nudités, Paris, Editions Payots-Rivages, 2009, p. 77-78.
11Puisque le corps est recouvert d’images et que l’imaginaire travaille sans cesse, le corps presque nu de l’artiste flotte encore dans l’espace de la photo. Habillé de mauvaises herbes son autoportrait soulève la question de son appartenance à cet endroit entouré de champs de soja où les mauvaises herbes posent de problème. Parce que lui aussi devient un problème pour son entourage que cette analogie avec son corps, son être e sa façon d’être donne du sens à cette image du corps-mauvaise herbe. Alors, l’artiste s’expose et s’interroge le chemin que l‘image fait parcourir. pas de photo singulière n’est pas une simple apparence de celui qui a été là. Être là pour la photo et se donner en l’image est un acte imprégné de sens. Lors de cet acte il y a eu bien un corps vivant et un corps vécu. L’image du corps émerge de la conscience profonde du corps vivant, selon Bernard Andrieu3. D’après ce même auteur, l’écrivain et l’artiste, ressentent la puissance et l’intensité de ce qu’advient dans leurs corps (colère, orgasme, hallucination, douleur, imagination...) et tentent de le traduire, dans un mode d’expression plus au moins direct dans leur œuvres. L’artiste dont il est question ici puise, certainement, dans son imagination et donne forme à l’image venue des profondeurs de son corps vivant, malgré les conditions adverses vécues. Conditions qui nous laisse penser avec Agamben que « les forces actives sont empêchées dans leurs exercices ou parce qu’elles se voient privées des conditions matérielles qui les rendent possible, ou parce qu’un interdit rend cet exercice formellement impossible ». Selon cet auteur, « dans le deux cas le pouvoir sépare les hommes de leur puissance les rendant impuissants… ».Toutefois, selon Agamben, « c’est justement cette ambivalence propre à toute puissance de ne pas être, de faire e de ne pas faire, qui définit la puissance humaine, sans quoi la perte de tout contrôle devient inévitable »4. Ne serait-ce-pas cette ambivalence qui place l’artiste en confrontation avec lui-même le rendant conscient de ce qu’il ne peut pas faire, qu’il ose faire autrement à travers les outils de l’art ?
- 5 LEVINAS, Emmanuel, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1990, p. 85.
- 6 BATAILLE, George. ‘Espace’, Documents, cité par Didi-Huberman in, Ressemblances Informe, Paris, Mac (...)
12Des outils qui vont au-delà de la connaissance et de l’adresse du maniement technologique que la photographie numérique facilite ; ce que ressort de cette œuvre c’est ce qu’elle met en avant du visible. D’après Levinas, le mouvement de l’art consiste à quitter la contemplation pour réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à l’objet. Au lieu de parvenir jusqu’à l’objet, l’intention s’égare elle-même et c’est cet égarement dans la sensation, dans l’aisthesis, qui produit l’effet esthétique5. L’effet esthétique de la photo vient de sa photograficité, c’est-à-dire du contenu qui la rend singulière. Par ses autoportraits, la réalité d’artiste est mise en parenthèse par la photographie. L’existence en photo est celle d’un monde mis à part, étant donné que, c’est par le miroir que la vie prend autrement forme tout en gardant une certaine ressemblance. Cela dit, paraître c’est déjà être différent ; la vie fait signes et la photo fait acte volontaire de sa représentation. Les autoportraits de Cassanelli jouent entre fragilité et inquiétudes que malgré la stabilité de l’image ne sont pas pour autant exemptes des mouvements des signes travaillés par l’artiste qui ne laissent pas de provoquer d’émotions. Au regard de ces photos, on pense au silence inquiétant de tous ceux qui tentent l’expérience de l’image. Image qu’éloigne la reconnaissance réel du corps vrai et nous invite à une expérience dès que « la visibilité risible de l’espace s’ouvre à mois »6 tel qu’écrit Bataille. Pour Bataille, c’est cette expérience qui va permettre de « dévorer des yeux les images les plus déchirantes, et de dire, en même temps : « quand je dis que je vois, c’est un cri de peur que je vois », en référence aux pouvoirs des images. Or, ce cri qui voit, vient de l’au-delà de la visibilité photographique, vient peut-être de l’obscurité nécessaire à la clarté des images. C’est un cri qui remue l’imaginaire pour que l’indésirable corps devienne un corps dénudés des préjugés et résistant à l’image requise d’un corps mauvaise-herbe. Placé au centre de la visibilité à travers ses autoportraits, Audrian Cassanelli, épris en analogie avec la qualité résistante des mauvaises herbes, se fraye, lui aussi, un chemin pour que le mouvement de la vie s’accomplisse au-delà des images. Pour ce faire, il expose, il s’expose. Par sa présence-absence que les photographies offrent, donne l’espoir d’un revers de réalité où il se voit comme un être vu. En revenant vers Bataille, la démarche de cet artiste ne serait-elle pas un cri qui voit, le cri de peur qui voit ?
13Sans doute, la réalité se confond avec l'imaginaire de l'artiste dans les séries poétiques des autoportraits réalisés. La technologie actuelle facilite les assimilations et les croisements qui changent les paradigmes de la photographie contemporaine et, d'autre part, nous soumet aux effets de la technologie, faisant de nous des hybrides dans l'utilisation des dispositifs technologiques. Un travail dont le rapport à la technologie permet le processus d'établissement d'une œuvre où le corps hybridé évoque la résistance à l'abandon, les préjugés d'oser être différent, d'être LGBTQIAP+ au sein d'un État conservateur. Les raisons ne manquent pas pour que l’artiste réagisse. Le temps s'est chargé de renforcer cette convergence, selon Cassanelli, lui permettant de parler avec pertinence et profondeur à travers le processus artistique, faisant face aux profusions d’images lors de sa mise en image. Pour ce faire, l’artiste prend sur lui-même pour faire naître un corps de combat poétique. Son corps, comme objet de sa recherche, sans cesser d'être pour autant sujet, chercheur, actif et conflictuel. Un corps qui se déploie de multiples façons pour accomplir la fonction qu'il a assumée, celle d’être lui-même l'objet d’une recherche en arts visuels qui lui permet de dire : « Si autrefois j'étais le fils du soja, aujourd'hui je deviens le fils des herbes folles », une métaphore d’une résistance matérialisée par la photo.
Autoportraits d’Audrian Cassanelli, 2022.
14Mi-homme mi-plante, il adopte l'allure d'un épouvantail pour l'autoportrait à gauche, et celle d'un monstre qui arpente ces pinces à droite, comme s'il se défendait. L'artiste se révèle être hybride par extension technologique, combinant l’humain et le non-humain. À travers ses expressions artistiques, Cassanelli nous transmet la sensation de corps flottant dans l'espace clos de la photographie d'un être hybride éloigné de sa réalité quotidienne. Par son corps de mauvaise herbe, l'artiste explore la résilience et la résistance auxquelles il doit faire face dans les adversités de sa propre vie. Ainsi, la combinaison du corps hybride avec des mauvaises herbes pourrait être interprétée comme une exploration de la dualité, de la transformation, de la résilience, voire de la coexistence harmonieuse entre des éléments apparemment disparates. Une métaphore qui permet de créer et de mieux vivre à travers la figure du double livrée par son imaginaire à la stabilisation technologique de l’image.
15Cependant son combat ne s’arrête pas avec ses autoportraits puisqu’il s’engage en tant que membre du ‘Collectif inço’ en compagnie d’autres artistes préoccupés par les changements sociaux ainsi que de l’environnement naturel de sa région et bien au-delà de celle-ci. Ce groupe d’artistes interrogent sur les conséquences néfastes de l’agro-commerce qui impose une plantation de soja à outrance au préjudice de l’appauvrissement de la terre, des espèces végétales natives ou naturalisés, in fine, de la biodiversités locale. Car les réflexions d’Audrian Cassanelli et du Collectif inço vont, particulièrement, dans le sens d’un compromis envers l’environnement naturel, l’écologie et les changements socio-culturels actuels. Ces artistes mettent leur corps à l’œuvre en espérant que le corps esthétiquement matérialisé ait le statut d’un corps métamorphosé que crie un partage réciproque entre tous dans un monde où la réciprocité de tous les éléments qui le compose est une nécessité fondamentale.
- 7 FONSECA, Raquel. Portrait et Photogénie, photographie et chirurgie esthétique : Paria l’Harmattan, (...)
16L’image est à la base de toute transformation rêvée et la pratique photographique nous plonge au cœur des problèmes liés à la représentation de soi. L’attrait pour la photographie réside dans le fait que le corps ainsi représenté est déjà un corps définitivement transformé, une métamorphose sans retour, plus durable qui contredit la vie éphémère du corps vivant.7 En revenant sur les autoportraits d’Audrian Cassanelli, il y a là la quête d’un double combiné avec des éléments de la nature, poussé par le ressenti d’être lui-même une mauvaise herbe. Toutefois, cette métamorphose esthétique qu’opère l’entrelacement du corps avec les mauvaises herbes indique une réciprocité de l’être avec la terre, les champs, comme une brèche de reconnaissance de soi, de son être au monde et, par là même, le sens de son œuvre.
17Certes, le portrait ou l'autoportrait photographique nous éclaire de sa propre lumière et nous a appris à regarder la réalité autrement. Il nous conduit à être reconnus en tant qu'individus dans la société, à nous communiquer et à renforcer nos liens. Aussi, ils nous ont appris la force du regard, car ils sont eux-mêmes des regards en force, figés et tournés vers nous. Ce regard tourné vers nous tisse indéniablement un lien de notre être au monde. Par l'autoportrait du corps nu dans un champ de soja, Cassanelli se met en symbiose avec cet environnement, laissant entrevoir, par la force du regard, le désir d'être reconnu tel qu'il est, un fils de la terre où le champ de soja reste, malgré tout, celui des mauvaises herbes.
Autoportrait d’Audrian Cassanelli, 2022
18Par cet autoportrait de l'artiste dans les champs de soja, où les indésirables mauvaises herbes poussent et insistent à vivre, son corps nu semble établir une connexion profonde avec la terre. Dans cette symbiose, l'artiste se fond avec tous les éléments qui composent cet environnement, créant ainsi une harmonie visuelle qui transcende les frontières entre l'homme et la nature. L'image capture l'énergie vitale qui émane de cette union, soulignant la vulnérabilité humaine tout en célébrant la force de la nature qui persiste malgré les interventions humaines. À travers cette représentation, l'artiste explore la relation complexe entre l'homme et son environnement, invitant le spectateur à réfléchir sur sa propre place au sein de la nature et à questionner le concept de coexistence dans un monde en perpétuelle transformation. La métamorphose du corps à travers la photographie offre un regard fascinant sur la façon dont la réalité physique peut être interprétée, altérée et même sublimée par la technologie. Si la recherche d’une métamorphose esthétique du corps à travers l’image anime les esprits, celle du corps vivant ne se fige pas, puisqu’en continuelle progression.
- 8 COCCIA, Emanuele, Metamorfoses, Rio de Janeiro : Editions Ana Dantes, 2021, p. 51
19Or, Coccia8 écrit que naître signifie que nous sommes une partie intégrante de ce monde ; nous coïncidons formellement et matériellement avec Gaïa, son corps, sa chair, son souffle. Nous sommes assurément une partie de ce monde, mais une partie qui a dû changer de forme. Nous sommes un ensemble de corps qui étaient déjà présents. Ce même auteur écrit que nous sommes une métamorphose de cette planète- chacun de nous l'est, et c'est uniquement grâce à cette métamorphose que nous avons accès à nous-mêmes et au reste des corps. Puisque nous sommes les héritiers de cette biodiversité, rien n'est plus cohérent que de "vivre dans une relation d'échange réciproque entre sujet et milieu", selon Coccia, pour la majorité des vivants. En tant qu'habitants de la terre, il nous incombe de comprendre la "métamorphose qui nous a permis d'avoir accès à nous-mêmes et aux autres corps", comme le préconise Coccia. Ainsi, notre vie dépend de celle d'autres organismes, notamment des plantes, sans oublier les mauvaises herbes qui invitent une multitude d'autres vies à s'échanger autour d'elles, afin que la vie continue à produire la vie ; une relation incroyable d'échange existe avec d'autres organismes en symbiose avec les plantes au sein du monde vivant. Observer et réfléchir sur ces échanges entre les plantes et d’autres organismes est le chemin permettant l’indispensable approximation de l’homme avec la nature. Car, les changements en sphère globale sonnent comme un avis de tempête que mérite toute notre attention au risque d’être obligé de vivre, nous tous dans un environnement hostile.
- 9 MANCUSO, Stefano. 2019, p. 10-11
20Cela dit, notre vie dépend de la vie d'autres organismes, en particulier des plantes, sans oublier les mauvaises herbes qui favorisent un échange infini avec d'autres formes de vie autour d'elles, permettant ainsi à la vie de se perpétuer. Il existe dans cette relation un incroyable échange au sein du monde vivant. Stefano Mancuso9 nous invite à "essayer d'imaginer à quel point il est compliqué de rester en vie dans un environnement hostile, incapable de se déplacer. Imaginez que vous êtes une plante, entourée d'insectes, d'animaux herbivores et de prédateurs de toutes sortes, et que vous ne pouvez pas vous échapper. La seule façon de survivre est d'être indestructible : d'avoir une structure totalement différente de celle d'un animal. En effet, être une plante."
21Par l'impossibilité de devenir une plante réelle, l'artiste trouve dans l'art mille et une façons de se métamorphoser, en donnant aux apparences esthétiques une forme en accord avec les émotions logées dans son corps. Ainsi, à travers des mutations esthétiques du corps, les autoportraits de Cassanelli établissent une liaison symbolique avec les plantes, plaçant l'humain en parfaite harmonie avec le règne végétal, guidé par son imagination. En fin de compte, le corps humain n'est pas simplement une entité isolée, mais plutôt une extension fluide du monde naturel. Il est forgé par des millions d'années d'évolution, modelé par les forces qui régissent notre planète. D'un point de vue artistique, l'artiste peut également créer d'autres formes corporelles, permettant de comprendre que le corps peut être envisagé non seulement comme une merveille biologique, mais aussi comme une intersection vivante avec le paysage naturel qui l'entoure.
