1Depuis l'apparition de la photo numérique, la multiplication des images à l'infini, leur diffusion quasi universelle et la nébuleuse de leur stockage ne seraient-elles pas en train de saturer nos mémoires jusqu'à l’écœurement, tant présent et passé s'y entrechoquent et s'y bousculent? N'ayant plus à faire aucun effort pour nous souvenir des moments enfuis, des lieux parcourus, des visages aimés, sommes-nous encore capables d'avoir cette vision du passé déformée ou magnifiée depuis la nuit des temps par le miroitement de nos sentiments, prisme si essentiel pour l'analyse sans concession de notre vécu individuel et collectif ? L'homme de la préhistoire nous fascine parce qu'il nous a légué le monde tel qu'il le percevait avec ses représentations pariétales plus proches de sa construction sensuelle du monde que de son quotidien environnemental. Le lettré du Moyen-Age nous interpelle par sa transcription scrupuleuse des chroniques de son temps, minutieux et long travail voire tentative désespérée de compréhension du projet de Dieu. Par nos photos elles aussi quotidiennes, ne serions-nous pas embarqués nous aussi sans le savoir dans quelque projet universel dont la finalité nous échappe déjà et sans doute pour longtemps encore ? Démiurge au point mort, l'homme photographique moderne qui se veut témoin de son temps ignore qu'il se fait par la même occasion champion du « c'était mieux avant ». Vu sous cet angle, jusqu'à quel point pouvons-nous avancer ? Et avancer vers quoi ? Déjà tétanisés par l'ampleur de la tâche, il ne nous reste finalement devant toute tentative de ralentir la marche du temps qu'une bien piètre gageure face au plaisir égoïste de l'instant saisi.

2L'engouement pour la photographie qui s'est emparé des hommes dès ses premières années ne s'est jamais démenti depuis. Tout d'abord réservé à l'élite sociale et aux artistes, il n'a cessé de se répandre grâce aux améliorations techniques qui se sont succédé au fil des décennies et qui ont permis au plus grand nombre de s'intéresser à ce média désormais universel. Après les daguerréotypes, ces images uniques qui nous émeuvent tant car il n'est pas rare d'y croiser le regard de vieillards nés sous Louis XV et qui étaient conservées comme de vrais trésors dans des boîtiers précieux ou des cadres ouvragés, les photos sur support papier reproductibles à l'infini qui les ont rapidement remplacés ont eu droit elles aussi à leur écrin. Apparus dans la seconde moitié du XIXème siècle dans les classes aisées, les albums de famille quant à eux se sont assez vite démocratisés. Vecteur d’émotion, passeur de mémoire mais aussi miroir d'une époque et reflet des mentalités, l’album photo se veut dans l’air du temps. Aussi a-t-il évolué avec les modes : d’album de luxe jusque à la première guerre mondiale (certains ont de magnifiques reliures en cuir gaufré, d’autres voient leurs pages minutieusement décorées d'aquarelles romantiques, d’autres encore recèlent un mécanisme de boite à musique, certains étaient même fermés par de petites clés désignant clairement leur rôle de gardiens de trésor), ils deviennent plus fonctionnels dès les années 20, plus innovants aussi avec leurs matériaux sans doute moins nobles mais tellement séduisants surtout depuis les années Art Déco. Après la guerre de 39-45, leur modernité ne cesse de s'accroître jusqu’aux années 60-70 avant de se banaliser dans les années 80 et de perdre toute forme d'intérêt pour le collectionneur. Souvent délaissés dans les années 70 pour les diapositives, ces terribles pourvoyeuses d’interminables et mortelles soirées, les albums photos auraient dû logiquement finir par disparaître mais c’était sans compter la mode des loisirs à la maison et du scrapbooking, qui réinventa au début des années 2000 l'album photo sur un mode tellement plus personnel.

3Quant aux photos elles-mêmes, après les galeries familiales rébarbatives des premières décennies, les voici qui s’animent peu à peu dès les années 1900. Tandis que les modes passent, que les silhouettes se transforment, les corps prennent vie et les visages commencent à sourire. Même pendant le douloureux épisode de 14-18, les soldats s’emploieront à rassurer leur famille en leur expédiant des photos insouciantes et gaies pour dédramatiser leur terrible quotidien. Ces instants de vie au front seront pieusement recueillis par leurs proches, inaugurant ainsi une nouvelle génération d’albums privés qui s’étofferont au fil des ans de souvenirs plus heureux ceux-là, mêlant visages du quotidien aux événements familiaux et autres souvenirs de vacances.

4Reflets des mentalités de ceux qui les ont composés, si quelque part tous les albums de familles se ressemblent par leur banalité désespérante, certains alignent des séries de photos rigoureusement classées et annotées tandis que d’autres sont de touchants fatras qui n’ont d’autre logique que celle du cœur et de la mémoire sélective. Tous ont en commun le fait d’avoir fixé pour un temps d’entomologiste les visages, les lieux et les épisodes heureux qui ont scandé les vies.

5Car ouvrir un album de famille reste un plaisir intemporel. C’est avant tout un voyage dans le temps fait de rencontres improbables, d’interrogations sans réponse et de carambolages de jours heureux évanouis.

6Dans les albums des familles naturistes, les photos mettant en scène des moments de vie nue sont plutôt rares d’autant que dans les centres naturistes, l’usage des appareils photo était le plus souvent mal perçu voire rigoureusement réglementé ou interdit et il fallait vraiment limiter les prises de vues au cadre familial le plus strict. C'est en se tournant vers les archives familiales des pays du Nord de l’Europe que l'on peut trouver plus couramment des photos de groupe car n’oublions pas que la nudité y était plus largement implantée autant dans les mœurs que sur les multiples plages libres du littoral. Candidement mélangés aux autres souvenirs de vacances, et par là même soulignant la parfaite intégration des pratiques naturistes au temps des loisirs, ces étonnants clichés se rencontrent dès les années 20 dans de nombreux albums. Dans l’Ex-RDA où le naturisme était quasiment érigé en religion d’état, ces photos se multiplient dans les années 50, offrant une vision heureuse et décontractée des mœurs sous un régime tant décrié par ailleurs, entretenant une Ostalgie (nostalgie de l’ex-RDA) encore présente de nos jours chez certains allemands.

7En France, les photos familiales des différentes activités naturistes sont beaucoup plus rares, en tout cas plus tardives et ont le plus souvent été collectées dans des albums distincts, fiertés des militants, des responsables de clubs pour qui montrer le naturisme devait être réservé aux proches, aux amis, aux initiés.

8Pour illustrer ces propos, ont été regroupées ici quelques pages de ces albums qui couvrent plusieurs décennies du XXème siècle, des années 20 aux années 80. Pour la plupart d'entre elles, ces photos sont publiées pour la première fois. Beaucoup de nos contemporains à la sensibilité émoussée par la porosité artificielle des images, fruit de leur diffusion mondiale, pourraient être tout au plus surpris dans leurs certitudes en découvrant ces fragiles fragments de vies au sein de paradis perdus, mais les naturistes d'aujourd'hui y trouveront certainement de quoi alimenter leurs plus intimes convictions. Et ceux de demain bien plus encore.