• 1 Elle fut exposée, en 2014, dans le camp naturiste du CHM, là même où elle a été prise.
• 2 Le Centre héliomarin de Vendays-Montalivet, fondé par Christiane et Albert Lecocq.

1D’une étonnante simplicité, la photo de famille qui porte le numéro 791, prise par Hervé Szydlowski, dans le camp naturiste du CHM2, à Montalivet entre 1999-2011, semble hors du temps. Caché au milieu des pins de la côte Atlantique, cette petite maison de bois abrite les campeurs qui souhaitent vivre dans le plus simple appareil. Posant devant leur bungalow, une famille profite paisiblement de ses vacances. Côte à côte, le couple parental semble serein, en regardant dans des directions opposées. Tenant tous deux le pilier qui soutient la pergola, leur proximité témoigne d’une complicité. Le père assis sur un vélo arbore une musculature exercée ; ses jambes écartées mettent son sexe en évidence sur la selle. La mère se tient droite, une marque horizontale au-dessus de son pubis révèle la trace d’une césarienne. Personne ne cherche à cacher sa nudité. La famille nue a retrouvé son innocence. L’innocence paradisiaque d’avant la chute d’Adam et Ève. Ici venu, l’avenir est sans pudeur. C’est une démarche naturelle, libératrice de tous les carcans de la société. L’impudeur ne résiderait que dans l’exhibition contraire à la morale des gestes érotiques et des postures sexuelles.

• 3 “L'éducation est l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûr (...)
• 4 Émile Durkheim, Éducation et sociologie (1922), Texte préparé par Jean-Marie Tremblay, sociologue, (...)

3L’enfant sauvage, entre mythe ou réalité, explore sa liberté de vivre nu, éloigné des artifices sociaux, imposés par les vêtements. Hors de toute contrainte sociale, il se fait l’écho de l’harmonie de la nature voire du retour à l’essence de l’humanité. L’enfant sauvage nous donne-t-il à voir le premier homme ? L’homme libre, pur et authentique à l’état de nature d’avant « les fers » de la civilisation ? Rousseau nous rappelle que la vie en société exige l’apprentissage et l’incorporation de certaines règles sociales et morales d’éducation. Et, dans ce processus d’éducation, c’est le plus souvent la famille qui joue le premier rôle. L’éducation3 “a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu familial auquel il est particulièrement destiné.”4. Pour Émile Durkheim, l’éducation est le fondement même de la solidarité. D’ailleurs ce sont les expériences vécues par l’enfant sauvage qui forgent son rapport à autrui et sa compréhension du monde.

• 5 Guittard-Maury, M. (2005). « Quand la pudeur prend corps » de José Morel Cinq-Mars. Revue française (...)
• 6 1785.

4Ce n’est qu’avec l’apparition du sentiment de pudeur, le plus souvent entre quatre et sept ans, que le rapport au corps change. La nudité relève d’une construction sociale et culturelle complexe qui fait éclore cette sorte de conscience de soi au moment où “le sujet découvre le désir”5. La culture catholique a fait du mythe de la chute l’origine du sentiment de honte qui distingue l’être humain de tous les autres êtres vivants. C’est en faisant de la honte, le point d’orgue de l’histoire de l’humanité, que l’on fait du nu, un überschuss, un être qui est ce qu’il n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est. Cet excès, matérialisé par un excédent de chair, transpose le corps de sa neutralité originelle vers une obscénité moralisatrice voire inquiétante. C’est cette manière « d’ex-sister » qui peut rendre ici ou là la nudité troublante, érotique, pornographique ou obscène. Dans Fondements de la métaphysique des mœurs6, Kant nous donne à comprendre que les inclinations sensibles sont du ressort de l’animalité, contraires à la raison, l’ordre et à la morale ; en un mot que le corps humain relève d’un « mal radical », c’est-à-dire irréductible et inexpugnable. Comment faire avec une nudité dont on a honte ?

• 7 La morale bien-pensante.

5La culture a fait de la parure un habitus policé. L’impoli sort du cadre de la polis-cité. Celui qui déroge à la règle choque une population tout entière. Nietzsche dans son concept satirique de moraline7, décrit une société qui a besoin de sa dose de morale et d’éthique. Se sentir déstabilisé par l’image dite obscène est un tropisme, car elle nous renvoie à notre intériorité et interroge notre perfectionnisme moral, notre vie ordinaire. Ainsi, pour la plupart d’entre nous, il paraît impossible de réaliser une activité voire partager un repas où tous les membres de la famille (papi, mamie, tatie, tonton, petits enfants) sont dénudés.

• 8 Au XIXème siècle, les zoos humains montraient des corps d’indigènes nus comme celui des animaux. Sa (...)

9La nudité est une construction sociale si prégnante qu’elle a aussi servi de protocole d’humiliation8 et de torture jusqu’à aujourd’hui, notamment, avec la pratique du Revenge Porn. Mais, elle peut être aussi – et en même temps – un acte de lutte, chez les manifestantes Femen ou simplement de réappropriation ou contestation. A Portland, aux USA, une manifestante s’est tenue dévêtue tout en prenant des poses de yoga devant la police afin de dénoncer les violences policières. Tout comme l’avait fait Lady Godiva, représentée par John Collier en 1898, qui contestait un impôt excessif en traversant les rues de Coventry, nue sur sa monture.

• 9 L’artiste Charlie Ann Max organise des dîners végétaliens dansants nus.

10Le naturisme nous permet d’appréhender le rapport à soi en libérant son corps de la honte de son “apparaître” et de nous élever à une sorte de moi spirituel. Le processus pour y parvenir demande bien sûr beaucoup d’exercices de purification et de temps. Dans cette attente, où “je deviens un autre”, l’acceptation de son propre corps paraît trop souvent inaccessible, voire impossible. L’effet de nudité n’est pas qu’érotique ; il se veut aussi porteur de confiance en soi, tolérance et émancipation9. Peu importe le nom ou le statut social, en s’appelant uniquement par leur prénom et en utilisant d’office le tutoiement, les adhérents des centres naturistes gomment l’idée de distinction sociale.

• 10 Fondateurs de la Fédération française de naturisme (FFN) et ensuite du CHM, le Centre Héliomarin de (...)
• 11 Ouvert en 1975.

11Le changement d’habitus est souvent difficile et demande un apprentissage. La vie dans un camp naturiste nous habitue à trouver « naturel » de voir des corps nus. Retour en enfance ? En innocence ? Au paradis ? L’épître à Tite de saint Paul rappelle : Omnia munda Mundis. Tout est pur aux yeux purs. Et donc vicieux aux yeux vicieux ! Les centres naturistes, CHM de Albert et Christiane Lecocq10 ou celui d’Euronat11 nous invitent à retrouver nos yeux de purs enfants innocents.

• 13 2004.
• 14 Bellini, La madone d’Alzano, 1485-1487, Académie Carrara, Italie.
• 15 L’artiste, Marni Kotak, le 25 octobre 2011, ira jusqu’à faire de son accouchement une performance.

16Avec la photographie Self portrait nursing13, Catherine Opie reprend la pose de la madone14 de Bellini, allaitant son fils, tout en explorant le thème du corps maternant15. En se référant aux codes de représentations classiques, de la Vierge à l’enfant, l’artiste les subvertit. Son corps généreux, marqué par les cicatrices d’une performance de 1994 (Self portrait/Pervert), ses seins lourds, ses cheveux courts et son bras tatoué, contrastent fortement avec les représentations de la Renaissance. Son œuvre a également une dimension politique, car elle aborde l’homophobie dans la société américaine. En tant que mère lesbienne, elle souligne que la PMA la rapproche davantage de la figure de la Vierge que ne le fait l’ensemble de la société américaine. Marni Kotak, le 25 octobre 2011, ira jusqu’à faire de son accouchement une performance.

• 16 1992.
• 17 Elle a été publiée au Journal officiel du 22 avril 2021.

17Au tournant des années 1990, photographier la nudité des enfants devient un sujet de controverse qui, dans le cadre de la protection d’une enfance présumée innocente, se focalise sur le statut d’images flirtant avec la pédopornographie. Le procès de la photographe américaine Sally Mann, en 1992, contre certains de ses enfants a fait beaucoup de bruit. La publication de son ouvrage photographique, intitulé Immediate Family16, dévoilait des images de ses propres enfants : ses filles : Jessie, Virginia et son fils Emmett, jouent nus au sein de leur propriété d’été en forêt de Virginie, notamment The Modest Child (1988), qui montre sa fille cachant/exhibant sa poitrine naissante. Mineurs au moment des prises de vue, les enfants ont, par la suite, attaqué leur mère pour violation et divulgation de leur intimité sans leur consentement. Ils estiment aujourd’hui que ces clichés sont préjudiciables à leur vie personnelle et à leur réputation. Cette polémique, qui a animé le débat public, rappelle une fois de plus, l’importance du droit à l’image et des préjudices qu’il peut causer. En France, la loi qui protège les mineurs des crimes et délits sexuels a été promulguée le 21 avril 202117.

• 18 Lorsque son conjoint récupère les pellicules chez le photographe, il est arrêté et l’ordinateur fam (...)
• 19 Les Pays-Bas, à l’image de nombreux pays du Nord, ont un rapport à la nudité, différent du nôtre.

18Les photographies artistiques d’enfants nus, qui étaient accrochées sur les murs des maisons comme des trophées sont devenues ces dernières décennies, « problématiques ». Elles posent en effet un problème qui, nous pousse à nous interroger sur les règles et limites de l’art, réveille les querelles – et guerres- immémoriales entre les iconophiles et les iconoclastes ? Si l’affaire de Sally Mann, aux États-Unis a été résolue à l’amiable, en France, dans le Puy-de-Dôme, la photographe néerlandaise Kiki Lamers a écopé de 5000 euros d’amende et huit mois de prison pour « corruption de mineurs de moins de quinze ans »18. Finalement, la qualification “pédopornographique et obscène” sera rejetée par le substitut général, ne retenant que le motif de “trouble” et une peine de prison assortie d’un sursis. L’artiste prétend ne jamais avoir été inquiétée dans son pays19 par ses clichés représentant ses enfants nus. Au même titre, l’artiste Eva Ionesco sera censurée et condamnée à verser 10 000 euros de dommages et intérêts au titre du droit à l’image pour des photos suggestives de sa fille dénudée. Ce qui est considéré comme obscène voire pornographique dépendrait-il des mœurs des États ? Dans l’hexagone et en Europe, les années 2000, avec les différentes affaires, Marc Dutroux ou le procès Outreau ont profondément modifié le regard porté sur la candide beauté des enfants nus. Elle hésite désormais entre la malice perverse polymorphe des petits éros ou chérubins malicieux et l’innocence de l’enfant Jésus dans les bras de l’Immaculée Conception. Tout se passe comme si l’image de l’enfant nu était devenue le tabou majeur de la civilisation qui a fait de l’enfant un roi Ubu. Aux yeux purs l’enfant paraît pur ; aux yeux impurs vicieux, aux yeux troubles trouble !

• 20 (1947-… ).

19C’est pourquoi, même si elles ne se veulent ni érotiques ni pornographiques, les photographies prises dans les camps naturistes ne peuvent pas ne pas provoquer des interprétations sexuelles. La plupart des photographies de familles nues prises à Montalivet par l’américain Jock Sturges20 ont donné lieu à de vives controverses. C’est aussi pour cela, que la plupart du temps, les photographies restent interdites dans les camps naturistes. Qu’elles soient prises par des artistes ou qu’elles relèvent de la pratique du sharenting, nouvelle appellation pour définir le partage de photographies divulguant les enfants par leurs propres parents sur les réseaux sociaux, les photographies de nus mettent en évidence notre rapport trouble à la nudité.

• 21 Carole Talon-Hugon, L’Art victime de l’esthétique, Paris : Hermann, 2014.
• 22 1938.
• 23 L’artiste a lui-même regretté d’exposer la Leçon de guitare.

24Au XXIème, si l’obscène apparaît toujours comme un crime de lèse-majesté21, c’est dans un monde de l’enfant-roi/tyran. En 2017, plus de neuf-mille personnes signent une pétition pour que soit retirée, Thérèse rêvant22 de Balthus23, d’une exposition au Met de New York, car jugée pédophile. Le Met ne l’a pas accepté, mais le Folkwang Museum a cédé à la pression en retirant des polaroids, du jeune modèle Anna, dénudée. En 2018, ce sont les affiches publicitaires de la rétrospective d’Egon Schiele à Londres, Hambourg et Cologne, où l’on voit des corps nus “hideusement sexuels” pour les censeurs, qui sont recouvertes de carrés blancs avec l’inscription “Désolé, cent ans mais toujours aussi scandaleux aujourd’hui”. On le sait bien, toute l’histoire de l’art alterne des périodes de liberté et de censure. Il en va de même pour les centres naturistes, qui sont régulièrement la cible d’attaques sarcastiques voire de violences exacerbées.

• 24 Voir aussi : Dina Goldstein, Family Love, 2013.

26L’artiste canadienne, Dina Goldstein présente une satire sociale tout particulièrement féroce de cette famille anthropocène écosophe festivalière dans sa série : In the Dollhouse, de 2012. Sur fond du couple magnifiquement kitsch de Barbie et Ken aux corps lisses et sculpturaux, elle montre des photographies de couples en faillite. Dans sa série Fallen Princesses (2007-2009), bien loin du conte de fée attendu, elle brosse le portrait grinçant des princesses de notre enfance. Ainsi de Snowy (2008), qui nous montre une Blanche neige débordée, qui s’occupe de ses quatre enfants pendant que son prince de mari, assis dans un canapé, a le regard absorbé par l’écran de la télévision. Cette série explore de manière ironique les stéréotypes de genre et les dynamiques familiales contemporaines, qui se façonnent dès la plus tendre enfance, en mettant en scène des personnages de contes de fées dans des situations actuelles24.

• 25 A l’origine, une affiche de 1989, qui se décline en série d’œuvres avec des titres très précis : “D (...)
• 26 Devenue députée en 1987, tout en poursuivant son métier d’actrice de films pornographiques.
• 27 John Currin, Tempestarii, 2023.

27L’œuvre d’art est tout à la fois un sismographe, un aimant et un catalyseur. Il faut accepter que l’art nous contraigne à nous faire sortir de notre zone de confort, en maïeutisant notre esprit critique. L’obscénité de l’art nous pousse à questionner le monde dans lequel nous vivons. Avec la série, Made in Heaven25, Jeff Koons magnifie la pornographie romantique et précise de l’amour charnel conjugal. L’ancien kitschissime trader, exerce sa musculature comme un acteur du porno pour mieux mettre en scène les mille et une positions de ses ébats sexuels : coït, fellation, cunnilingus, levrette, sodomie, etc… avec sa femme, la Cicciolina26, en peinture, photographie et sculpture. Son homologue, John Currin, réalise une satire sociale27 percutante voire provocante du corps anthropocène, en représentant, dans le style des grands maîtres, des femmes sophistiquées, à l’air mièvre et un peu ridicule. A la manière de Philippe Roth, il révèle le malaise pathétique d’une culture qui pousse ses membres à demeurer à tout prix un objet de désir sexuel, de peur d’être effacés, oubliés et mis à la poubelle.

• 28 Né en 1958.
• 29 Dead Dad, 1996-1997, technique mixte. Stefan T. Edlis Collection.
• 30 Exposée au Kunstmuseum de Bâle.

30L’australien Ron Mueck28 va plus loin, en exposant une sculpture hyperréaliste de son père mort29, qui rappelle la célèbre figure du Christ mort30 de la prédelle, peinte par Hans Holbein le Jeune en 1520-1522. La nudité blanchâtre du corps si petit de Dead Dad, allongé sur son linceul dans sa raideur cadavérique, nous met à mal en nous rappelant notre finitude.

• 31 Sa sculpture Graham, de 2016, représente un être modifié qui pourrait survivre à un choc traumatiqu (...)

31Avec sa sculpture hyperréaliste Young Family (2002), Patricia Piccinini nous met en présence d’une famille d’êtres hybrides aux airs de centaures. La figure maternelle mi-humaine, mi-chienne observe sa progéniture avec une tendresse qui flirte avec une sorte de dégénérescence. Et si Patricia Piccinini, nous présentait une famille, non pas néandertalienne, mais une famille du futur, une famille écocène 3.0 que les manipulations génétiques31 auraient métamorphosé pour la mettre en harmonie avec la nature. Les textures de la peau de ces chimères biogénétiques nous font éprouver en effet une immense empathie pour cette créature et ses petits.

• 32 Les fondateurs du camp naturiste, le CHM, à Montalivet.

32Le fantasme du retour nu dans une nature primordiale où tous les êtres humains fraterniseraient, voilà l’idéal de la famille Lecocq32. Le corps nu comme construction culturelle et transmission familiale dépasse le cercle proche pour s’étendre à toute une communauté où la fraternité est le maître mot. Cette vision holistique des praticiens du naturisme les place en harmonie avec la nature. De fait, ils sont plus ouverts aux approches alternatives de la santé et du bien-être. La coopération au sein d’un microcosme au cœur de la nature les pousse à mieux vivre au rythme des cycles des saisons en faveur d’un mode de vie plus durable et épanouissant. Un besoin de reconnexion à la nature, qui nous pousse à faire communauté dans un devenir écocène citoyen. Le naturisme familial promu par les frères Durville mettait l’accent sur la participation collective qui favorise le renforcement des liens et du respect mutuel. L’apprentissage de la fraternité nue s’étend à toute la communauté.

• 33 Le 10, 11 et 17 novembre 2022.

35Toutes ces œuvres, qui célèbrent l’immersion de l’homme dans la nature nous invitent maintenant à regarder les camps naturistes dans le miroir des musées qui, de facto, exposent des milliers de figures nues ; et vice-versa, en mettant l’accent sur une pratique qui s’est faite jour ces dernières années : « la visite nue ». L’exposition Hyperréalisme, ceci n’est pas un corps (2022-2023) au musée Maillol33 a accueilli, le temps d’une soirée, ses premiers visiteurs nus. Organisée par l’ANP (l’Association naturiste de Paris), la première exposition de ce type en France a eu lieu en 2018 au Palais de Tokyo. La particularité de cette exposition est de confronter les œuvres d’art hyperréalistes aux corps des visiteurs, au point de ne plus pouvoir distinguer les corps des visiteurs de celui des sculptures exposées. Le musée de Medellín en Colombie a, lui aussi, organisé une visite pour les naturistes. Cet événement a été réalisé en mémoire de Pedro Nel Gómez qui photographiait des nudistes.

• 34 Arrive au CHM en 1951 à l’âge de 19 ans, après une année d’ouverture du centre hélio-marin. Il est (...)
• 35 Série de photographies prises à Vendays-Montalivet entre 1999 et 2011.
• 36 Appelé l’ermite.
• 37 (1591-1652).
• 38 Les frères André et Gaston Durville fondent La Société Naturiste en 1927.

36Et si les musées, tout comme les camps de naturistes, visaient à artialiser le sensus communis d’une humanité nue ? Que serait, pour le dire avec Kant, le jugement esthétique idéal d’un homme nu ? La photographie du Père Jacques en ermite nu34 réalisée par Hervé Szydlowski esquisse peut-être une réponse.35A l’image de saint Paul de Thèbes36 peint en ermite par Ribera37, Frère Jacques qui a passé plus de soixante ans au centre héliomarin de Montalivet à lire les textes du Docteur Durville38 après son bréviaire, prend la pose nu devant un mur de planches de bois. La barbe est hirsute, la peau tannée est fissurée par le soleil, le corps très maigre ne semble tenir que par la canne que tiennent ses deux mains, mais l’œil est vif et serein. Le Frère Jacques d’Hervé Szydlowski est heureux de vivre nu dans la fraternité nue du CHM, car elle accueille en son sein tous ceux qui ont fait vœu de nudité.

• 39 Série photographique de triptyques.
• 40 1860.

37Le “respect de la vérité” passe aussi par l’acceptation du corps vieillissant. Un corps osseux, sur lequel la chair se pose tel un fragile voile, métaphore de notre finitude. Si l’on considère la série intitulée, Soi39, ces corps d’anciens n’ont rien à envier aux prouesses du sculpteur italien Giovanni Strazza et de sa Vierge voilée40. Ce changement de paradigme entraîne à ne plus voir le corps comme un objet, mais un tout en adéquation avec son environnement.

• 41 (1948- ).
• 42 (2006 - 2007).

39Arborer sa nudité, c’est aussi, savoir défétichiser et donc désacraliser le sexe. Le sexe devient une partie du corps. La nudité se fait tellement commune que les yeux ne se portent plus sur les organes génitaux, qui sont cachés par principe dans la société des textiles. Il n’est plus de glamour dans ces excédents de chair qui font alors partie du tout corporel, au même titre que le nez ou les oreilles. C’est cette vie quotidienne nue à la plage que peint l’américain, Eric Fischl41. Dans Scenes from Late Paradise42, il représente des nudistes dont les corps arborent encore la marque des maillots de bain, profitant librement de la plage. Ils encouragent à rompre avec les idéaux préconçus et à adopter une approche plus holistique de la santé, mettant l’accent sur le bien-être physique et émotionnel plutôt que sur la conformité à des normes esthétiques. Ainsi, toutes les corpulences se retrouvent en harmonie, telles qu’elles le sont dans la vie au bord de mer.

• 43 Entretien avec Danièle Garcia, 2023.

43Pour certains, naturisme rime avec nutrition, car il est aussi important de prendre soin de son corps que de son âme. Cette thérapie par le soleil, pour être “doré comme un brugnon”43 s’accompagne souvent de la pratique du yoga, de la méditation ou encore du Reiki. Les corps naturistes transmettent des valeurs à travers les âges et les saisons de la vie. Cette transmission révélatrice de ce qu’est le corps au fil du temps, trouve son écho dans les mémoires familiales et les jardins d’Eden du Médoc. Elle prépare les générations futures à accueillir la vieillesse et la mort avec respect et pudeur.

• 44 Élisée Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », in : La Revue des deux mon (...)
• 45 G. Hebert G., La palestra. Camp d’Entraînement pour Jeunes Filles de 15 à 21 ans, Paris, Vuibert, 1 (...)
• 46 Poursuivi par une pratique plus radicale du véganisme (apparu en 1944, par l’anglais Donald Watson (...)
• 47 Hermann Hesse, « In den Felsen. Notizen eines Naturmenschen » (récit autobiographique), 1907. Dans (...)

45D’autres naturistes se font les suiveurs du Lebensreform, un mouvement né en Allemagne apparu vers 1900, qui prône la vie naturelle, la santé et le bien-être, développé en France par Élisée Reclus44 (1830-1905). « C’est par le contact constant du grand air, par les bains d’air et de soleil autant que par l’exercice, enfin par l’alimentation la plus frugale et la plus naturelle possible que l’organisme se débarrasse de toutes ses impuretés et qu’il augmente ses défenses naturelles contre la maladie. »45. Ce retour à la nature, qui passe par une culture du corps est souvent accompagnée d’un végétarisme46 voire d’un crudivorisme ou d’un fruitarisme. En 1907, Hermann Hesse47, qui souffrait de dépression, part au Monte Verità en Suisse et y reste sept jours sans s’alimenter. Le crudivorisme, mode alimentaire basé sur la consommation exclusive d’aliments crus et non chauffés, connaît un regain d’intérêt au sein de la communauté naturiste. Cette pratique, souvent associée à une recherche de bien-être holistique, s’inscrit dans une philosophie qui va au-delà de l’alimentation, englobant également la connexion avec la nature et le respect du corps.

• 48 Gilligan C. (1982). In A Different Voice, Cambridge, Mass. : Harvard University Press ; Gilligan C. (...)

47Ces diverses pratiques, qui tendent à s’axer sur la liberté corporelle et le respect de l’environnement, s’accompagnent parfois d’un refus de manger de la viande. Ce retour à la nature peut, pour certain, rappeler de trop l’animalité qui sommeille en nous. Les œuvres de Patricia Piccinini, on l’a vu, s’en font l’écho avec son exposition monographique, Hope (2018) à la Tai Kwun Contemporary à Hong Kong, elle fait fraterniser les chimères et les hommes. Dans No Fear of Depths de 2019, un dauphin humanoïde ventru câline, de manière troublante, une petite fille vêtue d’une robe bleue. L’enfant a les traits de la propre fille (Roxy) de l’artiste. Comment lire cette œuvre ? Le Dieu Pan -et le pansexualisme- étant désormais exclu comme pédopornographe, on peut se tourner avec bonne conscience du côté de la théorie du « care »48. Venu de la pitié rousseauiste, le care nous pousserait à prendre soin de l’autre avec compassion et bienveillance, comme une maman nourrit ses enfants.

• 49 Cependant, il est essentiel de noter que le crudivorisme ne convient pas à tout le monde, et son ad (...)
• 50 (7 encadrements, 7 textes, 7 étagères).
• 51 Lundi orange, mardi rouge, mercredi blanc, jeudi vert, vendredi jaune, samedi le rose et dimanche. (...)

48Lors des repas entre naturistes crudivores49, l’accent est mis sur la convivialité et le partage, dans le respect de la nature et du corps. Les repas composés d’aliments crus sont souvent colorés, diversifiés et riches en enzymes, vitamines et minéraux essentiels. Certains adeptes attribuent à cette alimentation crue des effets bénéfiques sur leur santé, tels qu’une meilleure digestion, une augmentation de l’énergie et une peau plus éclatante. L’artiste française, Sophie Calle l’avait expérimenté avec son œuvre, Le régime chromatique50, en 1997, où les menus étaient partagés avec certains de ses amis, se composaient d’une couleur par jour51. Le régime monochrome suivi par l’artiste, durant sept jours, trouve ses origines dans le Léviathan de Paul Auster.

• 52 (1969- ).
• 53 La performance VB51 témoigne de son anorexie.

49C’est dans le même sens que Vanessa Beecroft52 réalise en 2003, au musée d’art contemporain, du Castello di Rivoli de Turin une performance, intitulée VB52. Autour d’une table en plexiglas, 32 femmes mannequins nues (vêtues seulement de collerettes beiges, placées autour du cou, des mains et des chevilles) sont assises. Durant cinq heures, les plats de couleurs se succèdent : rouge, violet, blanc, vert, et tant d’autres, rappelant l’obsession pour la nourriture et le culte du corps. Vanessa Beecroft, qui a longtemps été anorexique, a noté dans un carnet tout ce qu’elle mangeait53. Cette quasi-nature-morte rappelle également la Cène chrétienne, où siégeaient des modèles professionnels, des aristocrates turinoises, du personnel du musée et même sa demi-sœur. Dis-moi ce que tu manges et je dirai ce que tu crois et qui tu es…

• 54 1999.

50Ces pratiques ne feraient-elle pas écho à l’œuvre 99 Cent54, d’Andreas Gursky, où tous les produits achalandés sont à 99 cents ? Ce panoramique, qui nous ensevelit dans une masse de produits colorés est une métaphore de notre mode de consommation d’homme-pluvier du Philèbe. Et si la frugalité était le pendant de la nudité ? Le luxe suprême ce ceux qui ne font plus qu’un seul corps !