1Chargé aujourd’hui de la coordination du réseau « Don Bosco Action Sociale », qui regroupe en France et Belgique vingt-cinq associations, gérant une centaine d’établissements et de services auprès de l’enfance et de la jeunesse en difficultés dans tous les secteurs de la prise en charge (prévention, protection de l’enfance, protection judiciaire de la jeunesse, prise en charge médico-sociale, insertion), je suis préoccupé par le maintien de la référence salésienne de ces différents établissements dans le travail mené par les équipes éducatives. C’est en effet cette référence qui constitue à la fois la spécificité et l’ouverture de notre réseau.
2Nous sommes confrontés aujourd’hui à un double défi :
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vis-à-vis des associations ayant rejoint ce réseau de manière récente, trouver les mots auprès des équipes éducatives pour théoriser de manière actualisée, au regard des sciences humaines d’aujourd’hui, cette pédagogie de Don Bosco ;
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vis-à-vis des associations anciennement créées par les Salésiens, faire comprendre aux équipes éducatives que la référence à Don Bosco n’est pas qu’historique, mais moderne ;
3Les travaux de Guy Avanzini, qui a grandement contribué à théoriser et actualiser cette référence pédagogique, avec la clarté et la rigueur qu’on lui connaît, constituent, en ce domaine, une matière inépuisable.
4Je m’appuierai dans cet article aux contributions qui furent siennes dans trois grands colloques, à l’organisation desquels il contribua, qui eurent pour thème l’actualisation de la pédagogie salésienne.
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Colloque interuniversitaire (Université pontificale salésienne de Rome, Université catholique de Lyon et Université Lyon 2), qui s’est déroulé du 4 au 7 avril 1988 à Lyon (à l’occasion du centenaire de la mort de Jean Bosco) sur le thème « Éducation et pédagogie selon Don Bosco ».
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Congrès de l’Éducation, qui s’est déroulé à Lyon Valpré les 23 et 24 octobre 2009 sur le thème « Autorité et affectivité en éducation ».
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colloque universitaire international, qui s’est déroulé à l’ESPE et à l’ULLY en octobre 2015, sur le thème « Les intuitions pédagogiques de Don Bosco » (à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Don Bosco).
- 1 Collectif présenté par Guy Avanzini. Éducation et pédagogie chez Don Bosco. Collection pédagogie ps (...)
5Dans l’introduction qu’il fit de ce colloque 1, Guy Avanzini regrettait que « les idées d’ordre proprement pédagogiques de Don Bosco, demeurent, de fait, insuffisamment identifiées et leur étude reste négligée, en vertu de deux raisons qui, si contradictoires soient-elles, ont noué une sorte d’alliance perverse. D’une part, en effet, le laïcisme dominant de la pédagogie officielle a, en France, marginalisé et dévalorisé la plupart des auteurs catholiques, voire affecté à leur égard mépris et malveillance systématique, donc induit une vision erronée de leur rôle, comme s’ils étaient d’emblée incapables d’atteindre le niveau d’élaboration intellectuelle qui justifiât la recherche universitaire de s’y intéresser et de les intégrer à ses préoccupations ; par voie de conséquence, et à ce titre, Don Bosco et sa postérité se sont trouvés écartés de son champ. D’autre part, simultanément, trop de zélateurs des saints fondateurs, mus par une piété filiale mal maîtrisée et en proie à un souci mal compris de sauvegarder ou d’amplifier la portée édifiante de leur figure, ont cru devoir, pour la protéger et la mieux exalter, idéaliser leur image et la soustraire à l’approche scientifique, comme si celle-ci ne pouvait être qu’iconoclaste et devait inéluctablement en ternir l’éclat ; aussi les ont-ils présentés comme des personnalités charismatiques, dont l’activité ne saurait, sans déchoir, devenir à l’égal de celles des autres, l’objet d’une recherche objective. »
6Guy Avanzini se proposait alors, dans ce colloque, de « soumettre la pensée salésienne à une approche rigoureusement scientifique, qui évacuât tout préjugé favorable comme toute dénigrement à priori, pour en mieux comprendre la genèse, la structure et la portée, donc en mieux apprécier la spécificité et la validité. »
- 2 Pour saisir la portée de ce terme utilisé par Don Bosco dans sa méthode préventive pour l’éducation (...)
7Et d’emblée, il soulignait « l’originalité préfiguratrice et la validité anticipatrice de l’apport de St Jean Bosco. Neuve à son époque, la méthode qu’il a préconisée garde aujourd’hui toute sa pertinence ; celle-ci peut, désormais, fermement s’argumenter et s’établir grâce à diverses avancées théoriques qui, de la psychanalyse à la non-directivité rogérienne ou à la notion de système d’attente, mettent en évidence, chacune à leur manière, la fonction décisive, dans le processus éducatif, de la relation interpersonnelle et de l’affection qui la dynamise. Au total, on pourrait dire que l’éducation de l’avenir sera salésienne ou ne sera pas, pour signifier par-là que l’amorevolezza 2– où, quant à lui, il voyait l’essentiel de la démarche préventive qu’il préconisait, - est la condition nécessaire de son efficacité. Ses dangers, comme les difficultés de sa gestion, notamment de la possessivité qui la menace, doivent être compris comme relevant de sa nature même. Leur discernement ne saurait donc ni conduire à rejeter ce à quoi est précisément suspendue sa portée, ni justifier de jeter le soupçon sur ceux qui, saisissant la spécificité de cette activité, acceptent néanmoins le risque de l’entreprendre. »
8Ainsi, Guy Avanzini, par sa contribution, voulait favoriser la meilleure connaissance d’une grande œuvre et aider les éducateurs à s’inspirer de celui-ci, qui a si bien su énoncer, quant à l’essentiel, l’intention constitutive de leur action.
- 3 Collectif Affectivité et Autorité en Éducation. Éditions Don Bosco. Paris (2010).
9Guy Avanzini démarrait son intervention 3sur la dimension affective de la relation d’autorité, telle qu’elle était mise en œuvre par Jean Bosco, en effectuant une distinction entre les deux concepts de pouvoir et d’autorité, car selon lui, c’est leur confusion qui empêche la compréhension de la situation actuelle.
10Le pouvoir, c’est le droit d’agir et de décider qui est attaché à un statut. Ainsi, le professeur a le droit d’enseigner, de noter, de sanctionner, … Le père a le droit de choisir l’école de ses enfants, …
11L’autorité, au contraire, c’est l’influence que l’on doit à sa personne, à ses qualités, ou à la compétence reconnue. « Faire autorité », c’est susciter l’adhésion sans avoir à contraindre, être considéré comme détenant légitimement ses pouvoirs. Paradoxalement, l’autorité est conférée à quelqu’un par ceux sur qui il l’exerce. Elle se déploie pour le service de son destinataire, et non pour le plaisir de la jouissance de celui qui en dispose.
12Dans une société hiérarchique et stable, le pouvoir entraîne ipso facto l’autorité. Naguère, le jeune instituteur nommé dans un village y était respecté d’emblée, avant même d’avoir fait ses preuves. Mais, dans une société contestataire et divisée, le premier ne garantit plus la deuxième. Pour obtenir celle-ci, il faut la conquérir, la mériter. On sait, par exemple, les conflits entre un chef d’établissement médiocre, qui a le pouvoir, et un professeur leader, qui a l’autorité : il en va de même, désormais, dans toutes les institutions : le curé dans sa paroisse, le père dans sa famille. La notion classique de « l’autorité de la chose jugée » fait rire.
13En réalité, ce que l’on appelle aujourd’hui « crise de l’autorité », c’est la dissociation du pouvoir et de l’autorité : le premier n’entraîne plus automatiquement la seconde. On ne peut plus compter sur son seul statut pour en disposer.
14Au contraire, dit Don Bosco, pour disposer de celle-ci, l’affection doit être perçue et sentie car, « sans affection, pas de confiance et sans confiance, pas d’éducation. » C’est le thème de l’amorevolezza ; il ose donc affirmer explicitement que l’autorité est suspendue à une affection reçue et comprise comme telle. D’emblée, il se veut le guide amical, qui fait confiance et à qui l’on fait confiance. Il aide ainsi à gérer une liberté qui, inévitablement insécurise.
15Par-là, Don Bosco a génialement anticipé l’anthropologie contemporaine. Vu ses mérites, Guy Avanzini s’étonne alors que la pédagogie salésienne ne soit pas plus connue et pratiquée : comment comprendre que sa pertinence intrinsèque n’entraîne pas son succès et son essor sociologique ? Et il évoque cinq difficultés majeures :
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L’anticléricalisme récurrent de la pédagogie française, qui entraîne le rejet ou la négligence des doctrines chrétiennes en général, d’autant plus que Don Bosco ne s’installe pas dans un registre universitaire classique. Il ne figure donc pas dans la galerie des grands pédagogues « officiels ».
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- 4 Xavier Thévenot – Une pensée pour les temps nouveaux, Ed. Don Bosco, p .2-5.
La peur de l’amorevolezza, accusée d’être manipulatrice, séductrice, soupçonnée de chantage affectif, de démagogie, voire, aujourd’hui, d’intentions équivoques sinon perverses. Il est nécessaire de savoir gérer l’affection. Comme l’a écrit Xavier Thévenot : « Don Bosco ne sépare jamais l’affection de la raison et de la religion. Devient pathologique tout élément d’un système éducatif, dès lors qu’il s’isole. »4
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L’amorevolezza suppose des personnalités équilibrées, désintéressées, c’est-à-dire capables d’affection oblative, et non captative, donc de l’amour chrétien du prochain.
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Mais ceci renvoie aux critères de recrutement et au contenu de la formation du corps enseignant. Or, le premier s’effectue sur une base exclusivement académique, et le second ignore ou néglige la dimension relationnelle et se centre sur la didactique.(…) Mais la faveur actuelle de la didactique n’est pas fortuite : elle offre un alibi opportun pour ne pas discerner, et même pour fuir, le besoin relationnel, voire affectif, des élèves et camper dans l’instruction.
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Par un effet résiduel de la tradition éducative des siècles, l’affectivité est associée à l’idée de la faiblesse, du laisser-faire, d’abandon de toute exigence, voire de permissivité totale. Les abus de « l’enfant-roi » qui tyrannise ses parents ou agresse ses institutrices, les désordres sociaux qui semblent en résulter, tout cela aboutit aujourd’hui à un certain rejet des idéologies anti-autoritaires.
16Tout cela n’est pas faux, mais on risque à nouveau d’opposer fermeté et affectivité, de confondre autorité, contrainte et dureté, d’identifier règle et anonymat.
17Telles sont, pour Guy Avanzini, les principales difficultés que rencontre de nos jours l’articulation de l’affectivité et de l’autorité, telle qu’elle a été pensée par Don Bosco.
18Et, à l’issue de son intervention, il dégageait trois conclusions :
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Il s’agit moins d’ouvrir des écoles salésiennes que de « salésianiser » l’École. Plus précisément, au-delà de leur efficacité interne, les écoles salésiennes ont pour mission de montrer que la salésianité de l’École n’est pas une chimère ou un rêve naïvement euphorique mais serait possible avec tous et bienfaisante pour tous.
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La pédagogie de l’avenir sera salésienne ou ne sera pas. Or, vu les obstacles qui en compromettent la diffusion, que penser de cet avenir ? On ose à peine y penser.
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Quoiqu’il en soit, notre rôle à tous est de recourir à tous les moyens de la diffuser, notamment par des recherches et des publications, pour faire partager la conviction qui est la nôtre.
19Voilà le programme que nous poursuivons aujourd’hui en diffusant cette pensée pédagogique.
- 5 Sous la direction de Guy Avanzini. Les intuitions pédagogiques de Don Bosco. Chroniques sociales Ly (...)
20Dans l’introduction qu’il effectua de ce colloque international du bicentenaire5, Guy Avanzini explique qu’il a retenu cette notion d’intuition, car il s’agit d’idées que Don Bosco a énoncées et mises en œuvre, mais sans les exploiter ni les déployer dans le champ théorique. Elles ont été reprises et valorisées de nos jours par divers courants de recherche sans cependant que leur origine soit attribuée à Don Bosco, dans sans lui être restituées. C’est la tâche à laquelle il appelle à s’atteler.
21Les grandes intuitions sont au nombre de quatre :
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- 6 Dans le langage de Dominique Savio, la sainteté est synonyme de bonheur « Sache qu’ici nous faisons (...)
L’intuition de l’espérance d’abord. S’agissant d’adolescents en difficultés, Don Bosco ne se résigne nullement à une vision minimaliste de son projet éducatif, à une sorte de moindre mal, consistant à les faire « passer inaperçus ». Il nourrit au contraire une vision ambitieuse, voire la plus ambitieuse : la sainteté. Et c’est ce que valide, par exemple, l’histoire de Dominique Savio6.
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L’intuition de la confiance. Elle consiste dans le postulat résolu de l’irréductibilité de l’être humain à son passé et de sa capacité permanente de renouvellement, grâce à une relation à autrui qui restaure en lui l’estime de soi, d’où son éducabilité.
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L’intuition de la bienveillance, selon laquelle la relation éducative n’est pas assimilable à un simple dialogue ente les esprits mais est aussi une rencontre instaurée entre des personnes, ce qui mobilise leur affectivité.
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L’intuition praxéologique enfin, d’où a émergé la notion de recherche-action. La connaissance sur l’éducation émane de l’expérience et ne la précède pas ; elle est une réflexion sur la pratique, qu’elle évalue et modélise.
22Et Don Bosco nous invite à voir comment il a mis en œuvre ces intuitions dans sa célèbre théorie du système préventif.
- 7 cf. Jean Marie Petitclerc. Petit caïd deviendra saint. Salvator. Paris (2023).
23Ce que Don Bosco soutient, c’est que l’éducateur, en tant que tel, doit toujours postuler l’éducabilité. Cela ne signifie pas qu’il réussira, mais son projet implique, pour ne pas être contradictoire, de supposer que l’autre est toujours éducable, même contre les apparences. En ce sens, il fait faire à l’idée d’éducabilité un progrès considérable. Il s’efforce de la mettre en évidence à travers des biographies qu’il a écrites ; non pas simplement celle de Dominique Savio, mais celle de sujets comme Michel Magon7, dont tout conduisait à penser qu’il n’y avait rien à attendre, parce qu’il se présentait comme un dévoyé.
24Nous sommes donc ici devant une anthropologie qui, toute différente de celle du « système répressif », émane, sans être formulée en ces termes, d’une inspiration personnaliste. Chacun y est perçu comme un être à la fois unique, singulier, irréductible à tout autre, mais simultanément, ouvert au prochain, communiquant avec lui par la raison et l’affection.
25Sur la double base de cette axiologie et de cette anthropologie, Don Bosco va, au fil des jours, en inventer l’articulation par une expérimentation obstinée, conduite selon ses rencontres inopinées avec des adolescents en détresse, qu’il accueille et sécurise et à qui il assure une promotion culturelle, morale et spirituelle.
26Concluons ces propos par quelques mots sur la transmission qu’il convient d’appeler le charisme de Don Bosco.
27Guy Avanzini aimait souligner que tout charisme comporte à la fois une dimension verticale, qui tend à en assurer une transmission authentique, et une dimension horizontale, due aux données socioculturelles qui, postérieures à son émergence, le submergeraient.
28La première, en en préconisant une reproduction littérale, en provoquerait la désuétude, et la seconde pourrait en induire la dilution, sinon la trahison. Face à ces deux déviations, il n’est d’autre voie que la « fidélité inventive » de ceux qui entendent se situer à sa lumière, pour en assurer le rayonnement ; c’est la fidélité qui commande l’inventivité.
- 8 Les intuitions pédagogiques de Don Bosco, op. cit., p. 31.
29Et il conclut : « On le voit, au-delà de ces quelques remarques, il faudrait procéder à un inventaire méthodique et approfondi de tous les thèmes que, sans toujours les expliciter, Don Bosco a pressentis et qui aujourd’hui se sont imposés, sans qu’ils lui soient attribués, ni même référés. Il a en effet saisi et énoncé des idées qui, liées au grand mouvement des initiatives dues aux mutations sociales du XIXème siècle, se sont avérées décisives pour une exacte compréhension et une saine gestion de la pratique éducative. Parmi les pédagogues chrétiens, il est manifestement l’un des plus grands et sa pensée est appelée à être reconnue comme telle. En outre, face à la crise d’une École désormais épuisée et déroutée, qui ne sait guère où elle ne va ni comment, il ouvre à ceux qui sauront la reconnaître une voie d’avenir. »8
30Alors le mot de la fin sera l’expression de cette conviction qu’il aimait répéter et que nous avons citée à plusieurs reprises : « La pédagogie du XXIème siècle sera salésien ou ne sera pas ! »