1Comme toute institution, l’enseignement supérieur est régulièrement traversé par un ensemble de changements, de mutations (Guibault & Viau-Guay, 2017). Parmi les plus récentes, l’accessibilité à la quasi-totalité des savoirs à enseigner sur Internet, le développement des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) ou encore la transition – lente mais résolue – vers un apprentissage centré sur l’apprenant dans l’enseignement supérieur ont contribué à l’émergence d’un changement culturel propice aux innovations pédagogiques (Dumont & Berthiaume, 2016 ; Guilbault & Viau-Guay, 2017 ; Rege-Colet, 2016). Ainsi, à côté de l’enseignement magistral, d’autres manières de faire apparaissent, notamment la classe inversée qui ensuite a percolé vers l’enseignement obligatoire (Lebrun & Lecoq, 2015). Celle-ci relève de dispositifs hybrides incluant le plus souvent les technologies de l’information pour la partie à distance de l’enseignement/apprentissage.

1.  Problématique et cadre de référence

2Pour Laetitia Thobois Jacob (2018), plusieurs définitions de la classe inversée semblent cohabiter dans l’enseignement supérieur. Selon une acception anglo-saxonne largement partagée (Baker, 2000 ; Bergmann et al., 2012 ; Davies et al., 2013 ; Fulton, 2012 ; Lage et al., 2000 ; Talbert, 2012 ; Zappe et al., 2009 ; Zainuddin & Perrera, 2017), la classe inversée se caractérise par deux conditions : la production du matériel de cours et un suivi individualisé des étudiants. Par comparaison, la définition européenne met plutôt l’accent sur le changement de posture de l’enseignant vis-à-vis des étudiants. Elle fait apparaître une marge de liberté plus grande pour les étudiants et les enseignants de laquelle découle une pluralité de classes inversées. Malgré cette diversité de définitions, plusieurs constantes sont repérables : « (1) le déplacement des contenus d’enseignement à consulter avant la classe par les étudiants permet (2) l’optimisation du temps de classe proprement dit et repose sur (3) la responsabilisation des étudiants » (Thobois Jacob, 2018, p. 26).

3Dans un dispositif de classe inversée, les activités hors de la classe sont axées sur l’appropriation autonome de contenus disponibles dans un espace virtuel s’inscrivant dans le mouvement plus général d’une accessibilité accrue des savoirs en ligne et impliquant – au moins en partie – la perte du monopole de l’expertise de l’enseignant. Les activités en classe se caractérisent quant à elles par la valorisation de la pédagogie active, le partage des connaissances, la régulation des apprentissages par les pairs et l’introduction de l’interactivité dans l’espace d’apprentissage, selon des modalités variées (Guilbault & Viau-Guay, 2017). En ce sens, Isabelle Nizet, Ondina Galiano et Florian Meyer (2016) considèrent donc que les classes inversées sont fondées sur une « double topicité » (en classe et hors classe) articulant un ensemble d’activités d’apprentissage qui questionnent à la fois le rapport au savoir des enseignants-chercheurs et des étudiants, revisitent leurs conceptions de l’enseignement et de l’apprentissage, et interrogent les rôles des acteurs dans une nouvelle configuration (Rege-Colet, 2016). À ce sujet, Marco Guilbault et Anabelle Viau-Guay (2017, p. 3) indiquent que dans la classe inversée, l’enseignant ne serait plus toujours la source de l’information et que son rôle serait plutôt « d’accompagner et de répondre aux questions complexes, survenant lors des activités en classe, pour combler les besoins spécifiques d’un étudiant, ou d’un groupe d’étudiants ».

4Dans ce contexte, si un consensus considérant que « les classes inversées repositionnent et redéploient les espaces-temps traditionnels de l’enseigner-apprendre » (Lebrun, 2016, p. 15) semble émerger de la littérature scientifique, la question des relations entre les étudiants, les savoirs et les enseignants du supérieur est peu analysée.

5Dès lors, la question centrale que nous posons est la suivante : en quoi la classe inversée modifie-t-elle, selon les enseignants, leur positionnement, celui des étudiants et des savoirs dans l’espace-temps du processus d’enseignement-apprentissage ? Nous l’explorons dans un contexte particulier où, d’une part, l’enseignant dispose d’une importante liberté pédagogique notamment sur le contenu de ses cours et, d’autre part, le long parcours scolaire antérieur des apprenants implique l’existence d’« un contrat didactique fort entre les partenaires, même s'il est implicite » (Bouchard & Parpette, 2007, p. 2). De plus, notons qu'en contexte universitaire, la transposition didactique externe est plus « courte » que dans les autres niveaux d’enseignement car le nombre d’instances intermédiaires entre le producteur du savoir et l’enseignant est réduit, mais aussi plus « superficielle » car l’institution universitaire est « à la fois le lieu de production des savoirs et leur lieu d’enseignement » (Bouchard & Parpette, 2007). Dès lors, à ce niveau d’enseignement, on peut assister à un recouvrement partiel entre le créateur à l’origine des savoirs – le chercheur – et l’auteur du cours – l’enseignant – et à la possibilité que les savoirs qui y sont enseignés soient plus proches de leur forme « originelle » qu’ils ne le sont dans l’enseignement non universitaire (Baillet, Kahn & Rey, 2021).

2.  Éléments de méthodologie

7L’étude porte sur l’analyse d’entretiens non-directifs de neuf enseignants (tableau 1). L’entretien non-directif a été choisi afin de permettre aux enseignants d’expliquer la façon dont ils ont concrètement organisé les classes inversées en y associant tous les éléments explicatifs qu’ils jugent utiles (Fortin & Gagnon, 2016). Ce type d’entretien a pour caractéristique d’être introduit par une ou deux questions volontairement larges, aussi appelées « consignes », à propos desquelles l’interviewé est invité à explorer lui-même le champ d’interrogations ouvert au lieu d’y être guidé par les questions de l’intervieweur (Duchesne, 2000). Durant l’entretien non-directif, les interventions de l’intervieweur consistent à encourager l’interviewé à enrichir et à approfondir leurs réponses. En pratique, les entretiens se sont déroulés sur le lieu de travail des enseignants dans leur bureau ou dans un lieu calme où ils pouvaient librement s’exprimer. La durée des entretiens oscille entre 45 minutes et 1h30.

Tableau 1 - Description du corpus d’enseignants

Enseignants	Type d’enseignement supérieur	Filière d'étude	Discipline	Nombre d’étudiants
E1	Université	Logopédie	Sciences humaines et sociales	180
E1 & E2	Université	Psychologie	Sciences humaines et sociales	130
E3	Université	Psychologie	Sciences humaines et sociales	200 à 300
E4	Université	Physique	Sciences naturelles	30
E5	Haute école	Formation initiale des enseignants	Sciences humaines et sociales	90 (3 x 30)
E6	Haute école	Formation initiale des enseignants	Sciences humaines et sociales	10 à 30
E7 & E8	Haute école	Formation initiale des enseignants	Sciences humaines et sociales	90 (3 x 30)
E9	Haute école	Formation initiale des enseignants	Sciences humaines et sociales	60 (2 x 30)

10Quel que soit le type d’enseignement supérieur envisagé et la discipline enseignée, les entretiens ont été menés à partir de deux questions communes : pourquoi et comment êtes-vous devenu enseignant(-chercheur) ? D'où vient votre intérêt pour les classes inversées et comment les avez-vous concrètement mises en place dans votre(vos) enseignement(s) ? La première question a pour but d’amener les enseignants à exprimer leurs représentations du rôle d’enseignant sans induire la question de recherche portant plus précisément sur les relations entre les enseignants, les étudiants et les savoirs. La seconde vise à rassembler les raisons pour lesquelles les enseignants ont choisi la classe inversée et la manière dont ils l’organisent.

11Les entretiens transcrits ont fait l’objet d’une analyse de contenu (Bardin, 1977 ; Fortin & Gagnon, 2016). La première étape de notre analyse a consisté à en découvrir le contenu à partir d’une lecture « flottante ». Dans un deuxième temps, nous nous sommes appuyées sur le triplet didactique (Sensevy, 2011) pour analyser la mise en œuvre des classes inversées. Nous avons d’abord identifié tous les extraits d’entretien se rapportant respectivement : à la chronogénèse ou autrement dit à l’organisation temporelle des apprentissages ; à la mésogénèse, dans ce cas, nous avons plus particulièrement isolé les extraits d’entretiens relatifs aux supports (et à leur construction) à partir desquels le savoir est médiatisé ; et enfin, à la topogénèse, c’est-à-dire aux rôles respectifs des enseignants et des étudiants dans l’avancement du savoir. Une fois les extraits rassemblés, nous les avons analysés afin de les classer en fonction de leur degré de proximité. Cette étape nous a permis de repérer, parmi les enseignants de notre corpus, des façons partagées ou non d’organiser la classe inversée. Dans un troisième temps, nous avons poursuivi nos analyses en isolant tous les extraits d’entretien relatifs aux raisons pour lesquelles les enseignants avaient choisi d’organiser leur enseignement sous la forme de classes inversées. Ces extraits ont également été classés en fonction de leur ressemblance ou de leur dissemblance. Cette dernière étape a permis de mettre en exergue les ajustements de la pratique professionnelle auxquels procèdent les enseignants en fonction de leur histoire personnelle, soit ce que Yves Clot et Daniel Faïta (2000) appellent le « style » du métier, et ainsi de mieux comprendre pourquoi ils sont devenus inverseurs.

3.  Résultats

3.1.  La classe inversée à l’épreuve du triplet didactique

12Comment les classes inversées sont-elles organisées ? Pour tenter de répondre à cette question, nous nous appuyons sur le triplet didactique mésogénèse, chronogénèse et topogénèse dont l’intérêt est de préciser la dynamique d’élaboration du savoir au sein des transactions didactiques (Sensevy, 2011).

3.1.1.  La chronogénèse

13Pour rappel, la chronogénèse invite à identifier la dynamique d’élaboration du savoir du point de vue du temps.

15Pour tous les enseignants, comme pour celui-ci, la chronogénèse est – la plupart du temps – typique des classes inversées : en amont des cours, il est attendu que les étudiants découvrent la matière et la partie présentielle du cours sert ensuite à illustrer, à manipuler la théorie (Lebrun, 2016 ; Nizet, Galiano & Meyer, 2016 ; Thobois-Jacob, 2018).

3.1.2.  La mésogénèse

16La mésogénèse interroge à la fois ce que les apprenants font in situ, les dispositions et conceptions professorales nécessaires à de telles productions ainsi que les dispositifs qui vont donner naissance à ces productions. Elle a permis d’orienter notre regard vers la manière dont les savoirs sont médiatisés. En effet, les différents supports à partir desquels les étudiants sont invités à prendre connaissance du contenu du cours sont pour la plupart fortement apprêtés. Les supports les plus organisés apparaissent chez trois enseignants (E1, E1 et E2, E9). Ainsi, l’enseignante 9 a réalisé 92 capsules de 30 secondes que les étudiants peuvent visionner où et quand ils veulent ce qui lui fait dire « qu'avec ce système et grâce à leur smartphone, ils ont la prof d'histoire dans leur poche » (E9). Dans le même ordre d’idée, les ebooks (E1, E1 et E2) sont ponctués par des quizz qui permettent d’attirer l’attention des étudiants sur les éléments importants à comprendre et à retenir. Par ailleurs, le souhait de ces enseignants est que les étudiants puissent se référer à ces supports par la suite, par exemple, dans le cadre de leur mémoire ou de leurs stages.

17À côté de ces médiatisations très organisées (voire fermées), d’autres types de médiatisations existent. C’est le cas de l’enseignant 4 qui, pour rendre les étudiants actifs, a opté pour la construction d’un syllabus collaboratif. Ici, le principe est le suivant : à partir d’un ouvrage de référence et d’un ensemble de questions qu’il a produites, des groupes d’étudiants coécrivent les différents chapitres du support de cours avant les séances et les présentent aux autres étudiants pendant les séances. « Ce sont les étudiants qui ont construit le syllabus. La méthode, c’est d’abord une méthode un peu fun et qui structure un peu, qui est un peu genre jeu de rôles où il y a une question, il y a un bouquin de référence […] » (E4).

18C’est aussi le cas des enseignants 7 et 8 dont les étudiants ont, par exemple, pour consigne de produire des synthèses collaboratives sur des thématiques différentes à partir de documents de référence mis à disposition par les enseignants. De plus, les étudiants sont également amenés à construire des tests en ligne, à imaginer des ateliers à faire vivre aux autres étudiants ou encore à évaluer ces derniers de manière formative. L’ensemble de ces productions constitue le contenu qui sera évalué de manière certificative.

19Contrairement à ce qui se passe pour la chronogénèse, on voit ici apparaître des différences entre les enseignants. Celles-ci se manifestent par l’existence de deux types de médiatisation des savoirs : une plus fermée, l’autre plus ouverte. On peut dès lors imaginer que la responsabilité relative des enseignants et des étudiants dans l’élaboration du savoir pourrait varier en fonction de ces supports. C’est ce que nous allons explorer par l’étude de la topogénèse.

3.1.3.  La topogénèse

20Pour rappel, la topogénèse a pour objet la description du partage des responsabilités dans les transactions didactiques. Elle interroge la manière dont les enseignants et les apprenants contribuent à faire avancer l’élaboration des savoirs en jeu.

22Chez les enseignants 7 et 8, les étudiants ont le rôle de créer le cours à partir de balises. Pour permettre que les étudiants occupent cette position topogénétique haute, les enseignants mettent l’accent sur l’importance de l’organisation spatiale des locaux qui, dans ce cas, sont composés de tables rondes mobiles. Il s’agit, pour eux, d’un espace qui permet la production à travers la collaboration et la convivialité.

23À l’opposé, d’autres enseignants dévoluent peu l’avancée du savoir aux étudiants et restent ainsi maîtres du processus d'enseignement-apprentissage. Ainsi, les enseignants 1 et 2 ont divisé la matière en parties pour lesquelles ils ont rédigé des ebooks interactifs qui intègrent du texte, des illustrations, des schémas et de courtes vidéos. Chaque partie comprend également des questions ainsi qu’une checklist permettant aux étudiants de mieux en saisir les principaux développements. Dans le cas du cours donné en binôme, pour chaque question, les étudiants reçoivent en plus un feedback automatique du type acquis/non-acquis et lorsqu’ils échouent à un quizz, ils sont convoqués à une séance de rattrapage.

24Pour dégager du temps en présentiel et mieux s’adapter aux rythmes d’apprentissage des étudiants, l’enseignante 9, outre les 92 capsules, propose des exercices interactifs en ligne à réaliser selon un calendrier. De plus, elle propose des rendez-vous durant lesquels les étudiants ont l’occasion de montrer l’avancement de leur travail. Elle pose également des questions afin de leur conseiller de procéder autrement s’ils ne savent pas répondre.

25À la manière de chefs d’orchestre, ces trois enseignants (E1, E1 et E2, E9) ont donc développé des dispositifs d’enseignement combinant de nombreux « outils » qui conditionnent – à distance – l’avancement des étudiants dans l’appropriation des savoirs tout en permettant aux enseignants de récupérer du temps en présentiel soit pour interagir avec les étudiants (E1, E9), soit pour s’adapter au rythme d’apprentissage des étudiants (E1 et E2, E9). Les enseignants disent ainsi souhaiter encourager les interactions avec les étudiants, car ils considèrent que c’est une condition nécessaire pour s’assurer de leur compréhension de la matière. Ce faisant, et quelle que soit la scénarisation envisagée, les trois enseignants occupent dans la relation didactique une position topogénétique haute où les savoirs en jeu sont à la fois sélectionnés, agencés et présentés aux étudiants par les enseignants eux-mêmes.

26Enfin, les enseignants 3, 5 et 6 semblent alterner entre une position topogénétique haute et basse. Par exemple, en contrôlant l’élaboration et la présentation du savoir à travers la mise à disposition de podcasts, de syllabus, de jeux de rôles ou encore de cas qu’il a lui-même produits ou sélectionnés, l’enseignant 3 occupe une position topogénétique plutôt haute dans les transactions didactiques. Dans ce cas, la responsabilité des étudiants consiste à prendre connaissance de manière autonome de la matière, à poser des questions et à participer activement à l’analyse des cas ou aux jeux de rôles. Selon lui, le partage des responsabilités pour l’avancée du savoir est rendu difficile car les étudiants « disent que c’est beaucoup plus compliqué, [et qu’ils] sont remis un petit peu dans un inconfort cognitif » (E3).

27Quant aux enseignants 5 et 6, ils alternent entre faire avancer le savoir et laisser cette responsabilité aux étudiants. Ainsi, par moments, à l’image des enseignants 1 et 2, ils invitent les étudiants à répondre à des questions sur de la matière qu’ils ont eux-mêmes élaborée alors qu’à d’autres moments, ce sont les étudiants qui construisent le contenu du cours, le présentent à leurs pairs et en évaluent la compréhension plutôt comme les enseignants 4, 7 et 8.

28Comme pour la mésogénèse, on voit aussi apparaître des différences entre les enseignants. Ainsi, les trois enseignants dont les supports d’enseignement sont ouverts occupent plutôt une position topogénétique basse dans l’avancée du savoir. En ce qui concerne les six autres, l’analyse topogénétique permet de distinguer deux groupes. D’une part, ceux qui occupent systématiquement une position haute et ceux qui alternent entre une position haute et basse.

29Suite à ces premiers constats, nous nous sommes interrogées sur l'origine des différents positionnements observés. Il nous a semblé qu'une piste heuristique pourrait résider dans les raisons pour lesquelles les enseignants ont choisi d'organiser leurs enseignements sous forme de classe inversée. En effet, comme le soulignent Pascal Detroz et Dominique Verpoorten (2016), le choix d’organiser un (ou plusieurs) enseignements en classe inversée n’est pas anodin et résulte, le plus souvent, de la combinaison d’un ensemble de facteurs tant contextuels, personnels que pédagogiques. Ces facteurs, à leur tour, sont susceptibles d’influencer le contrat didactique à l’œuvre dans les enseignements prenant cette forme.

3.2.  Pourquoi ont-ils « basculé » vers la classe inversée ?

30En vue de saisir les raisons pour lesquelles les enseignants rencontrés ont choisi de modifier leurs pratiques d’enseignement, nous avons envisagé la place ou position de chacun en relation avec la distinction entre « genre du métier » et « style » propre à chaque enseignant (Clot ² Faïta, 2000). Si le « genre » représente ce qui pourrait permettre de regrouper les enseignants qui ont évolué vers la classe inversée « ce qui leur est commun et les réunit » (p. 11) de manière tacite, le « style » par contre est ce qui est plus spécifique à chacun d’entre eux ou à une partie d’entre eux, il permet notamment de percevoir « la distance qu’un professionnel interpose entre son action et sa propre histoire quand il l’ajuste, la retouche » (p. 15). C’est cette dernière notion qui nous a paru éclairante car elle permet de repérer comment et à partir de quoi les enseignants s’engagent dans le métier d'inverseur, quelles raisons les ont amenés à ce choix. Notre analyse porte alors sur les manières dont les éléments de ce « style » pourraient être partagés par les enseignants de notre corpus.

31Pour rappel, nos analyses ont mis en évidence un groupe d'enseignants dont les positions topogénétiques alternent entre position haute et position basse. Pour l’enseignant (E3), le choix de « basculer » ses cours magistraux en classes inversées est lié à l’existence d’un contexte institutionnel déclencheur. Dans un premier temps, l’université a encouragé les enseignants à « podcaster » leurs cours. De plus, il souligne qu’un doctorant voulait réaliser une thèse sur le sujet : « ça aussi ça me stimulait, que quelqu'un s'intéresse au processus » (E3).

32L’enseignante 5 explique son intérêt par l’occasion qu’elle a eue de se former à ce dispositif : « On reçoit des mails à la rentrée pour des propositions de formation et moi, ça me tentait bien. C’était vraiment par curiosité » (E5).

33Enfin, ce qui a incité l’enseignant 6 à organiser ses cours en classes inversées, c’est le fait d’avoir vécu une expérience proche en tant qu’étudiant et l’opportunité de gérer une plateforme interactive : « Moi, je suis instituteur de formation. J’ai repris mes études […]. Je pouvais suivre mes cours à distance, ça m’a beaucoup plu. [L’année suivante], le hasard a fait que la personne qui était gestionnaire de la plateforme partait […] et ils n’avaient plus personne pour gérer la plateforme » (E6).

35Nos analyses ont également permis de repérer un groupe d'enseignants qui tendent vers une position topogénétique basse. Parmi ces derniers, l’enseignant 4 exprime qu'une rencontre importante l'a conduit à organiser son cours sous la forme d’une classe inversée. Durant son post-doctorat, il a rencontré Éric Mazur et a expérimenté – en tant qu’étudiant et en tant qu’enseignant – des pratiques d’enseignement différentes qui l’ont conduit à remettre en question l’évidence du cours magistral. Par la suite, il a pu constater que « ce sont des classes dans lesquelles je me sens vraiment bien ».

36Deux enseignants (E7 et E8) soulignent également un contexte favorable qui leur a notamment permis de travailler à deux : « Il y a une double raison […] je pense en lien avec notre formation à la créativité. Et puis on a hérité tous les deux du cours de psycho dév. […]. Et donc, finalement, on s’est dit : mais pourquoi pas travailler ensemble ? […]. Pour cela, il fallait qu’on puisse réduire le temps de présence en classe » (E7 et E8).

37Par ailleurs, et sans que cela n'apparaisse comme une motivation fondamentale, l'enseignant 7 évoque aussi une lassitude du cours magistral.

38Au sein des raisons exprimées par ces deux groupes d'enseignants, nous constatons que la motivation exprimée est intimement liée à une expérience positive ou une occasion dans leur parcours professionnel et personnel : un contexte institutionnel stimulant (E3), une rencontre et une expérience positive (E4), la possibilité de suivre une formation (E5), la gestion d’une plateforme et le vécu de cette forme d’enseignement (E6), une formation suivie en duo (E7 et 8).

39Par contraste, les trois enseignants (E1, E2 et E9) pour lesquels nous avions constaté une position topogénétique haute évoquent des motifs différents mais qui ont en commun de ne pas être liés à une expérience, à un contexte favorable ou encore à une occasion spécifique.

40L’une d’entre eux (E1) dit être lassée de donner un cours magistral : « La raison c'est que, […] je parlais et je parlais je ne faisais que parler […] et donc d'un point de vue purement personnel je trouvais ça à vomir au bout d'un moment. » (E1).

41Les enseignants E1 et E2 avaient constaté de grandes disparités entre étudiants. L’enseignant 2 évoque cette raison comme motif principal de leur choix d’organiser les travaux pratiques de leur cours sous la forme de classe inversée : « C'était vraiment ça la motivation principale initiale du projet donc de pouvoir faire un accompagnement plus individualisé et plus flexible dans les séances pour que tout le monde y gagne et pouvoir un peu diminuer les différences de niveau » (E2).

42De plus, l’enseignante 9 motive son choix par une passion pour les technologies qui s’inscrit dans la continuité de ses choix pédagogiques depuis de nombreuses années. En filigrane de son entretien, cette enseignante évoque à plusieurs reprises son souhait de dégager du temps pour mieux tenir compte du rythme d’apprentissage des étudiants.

43Pour ces enseignants, le passage vers la classe inversée permet donc une meilleure gestion de l’hétérogénéité ou la réduction des écarts entre les étudiants. En cela, ils rejoignent, à leur manière, la transition vers un apprentissage centré sur l’apprenant (Dumont & Berthiaume, 2016 ; Rege-Colet, 2016), notamment en tendant vers un suivi plus personnalisé des étudiants (Guilbault & Viau-Guay, 2017 ; Thobois Jacob, 2018).

Tableau 2 - Raisons du changement vers la classe inversée et mise en œuvre de celle-ci

4.  Interprétation des résultats et discussion conclusive

45Nos questions visaient à repérer ce que la classe inversée implique dans les relations qui se tissent entre les enseignants, les étudiants et les savoirs. Nous avons d’abord voulu en savoir plus sur les modifications effectives relatives aux positionnements des enseignants, des étudiants et des savoirs dans l’espace-temps du processus d’enseignement-apprentissage de la classe inversée. Dans un second temps, nous nous sommes interrogées sur les raisons pour lesquelles les enseignants optent pour la classe inversée dans un contexte où ils bénéficient d’une importante liberté sur les contenus, où un contrat didactique fort semble déjà installé avec les étudiants et où la transposition didactique est à la fois plus courte et plus superficielle qu'aux autres niveaux d'enseignement.

46L’analyse des raisons nous permet de mettre en évidence que ni la discipline enseignée (les spécificités des savoirs et leurs enjeux sont en effet peu présents dans les motivations des enseignants), ni le type d’enseignement supérieur (hautes écoles ou universités), ni même les effectifs d'étudiants concernés (de 10 à 300) ne permettent de constater des différences dans les raisons pour lesquelles les enseignants ont choisi la classe inversée. Ainsi, comme on peut le voir dans le tableau 2 ci-dessus, la différence entre les deux groupes d'enseignants identifiés réside essentiellement dans le fait d'avoir vécu ou non un événement ou une expérience (par exemple : une formation, une expérience d’apprentissage…).

47Comme pour les raisons, les différences de mise en œuvre de la classe inversée dans notre corpus ne semblent être déterminées ni par les types d’enseignement supérieur, ni par les disciplines enseignées, ni par les effectifs. La chronogénèse ne semble pas non plus distinguer les enseignants de notre corpus, car, dans aucune des configurations, le rythme d’apprentissage n’est dévolu aux étudiants. Par contre, l’étude de la mésogénèse et de la topogénèse a révélé des distinctions entre les enseignants. En effet, celle-ci nous a permis de faire apparaître l’existence de ce que l’on pourrait appeler deux idéaux-types. L'idéal-type ou type idéal peut être défini comme « une construction intellectuelle obtenue par accentuation délibérée de certains traits de l’objet considéré » (Weber, 1965, p. 181 cité par Coenen-Huther, 2003, p. 532). Bien que leurs frontières soient inévitablement poreuses, ces idéaux-types ont pour fonction d’attirer l’attention sur les similitudes et les divergences entre enseignants sur les plans mésogénétique et topogénétique. Ces idéaux-types se distinguent essentiellement sur la constance de la position topogénétique des enseignants.

48D'une part, on trouve soit des enseignants qui occupent une position topogénétique haute et pour lesquels le choix et l’élaboration des supports ainsi que les interactions avec les étudiants ont beaucoup d'importance, soit des enseignants qui mettent tout en œuvre pour occuper une position topogénétique la plus basse possible et qui accordent de l’importance aux interactions entre les étudiants. Les premiers optent plutôt pour des classes inversées dont la mise en œuvre est scénarisée, voire millimétrée et ce, notamment, à travers la construction de supports d'enseignement fortement médiatisés (ebooks, capsules vidéos, quizz). Les seconds ont pour objectif de rendre – autant que possible – actifs et autonomes les étudiants dans l’avancement du savoir allant vers un renversement des rôles de l’enseignant et des étudiants. Cela se concrétise notamment par la mise à disposition de plateformes favorisant les interactions entre les étudiants et la rédaction de syllabus collaboratifs par les étudiants. Ces enseignants rejoindraient donc de manière différente et implicite le processus de valorisation de la pédagogie active en favorisant l’interactivité soit entre l’enseignant et les étudiants, soit entre les étudiants (Guilbault & Viau-Guay, 2017 ; Nizet, Galiano & Meyer, 2016). Ces deux groupes d'enseignants peuvent être qualifiés de « stratégiques » au sens de Michel de Certeau (1990). Les « stratégies » sont des pratiques qui disposent d’un « lieu propre » isolable de l’environnement et indépendant des contextes et des circonstances. Ce sont des pratiques planifiées, organisées, structurées, qui « quadrillent » l’espace et le temps. Elles sont le fait d’acteurs qui se sont approprié des lieux qu’ils peuvent ainsi gérer à partir d’une position extérieure qui, sur le plan didactique, relève, soit d’une position topogénétique haute où des savoirs fortement médiatisés laissent peu de place dans l’avancée du savoir aux étudiants, soit d'une position topogénétique basse où l'avancée des savoirs est fortement dévoluée aux étudiants.

49D'autre part se trouvent des enseignants qui alternent entre des positions topogénétiques hautes et basses. À partir des travaux de Michel de Certeau (1990), nous les qualifions de « tacticiens » car ils s’adaptent de la manière la plus optimale possible au temps présent et font de l’innovation « bricoleuse ». Par comparaison avec les « stratégies », les « tactiques » sont des pratiques qui ne disposent pas d’un lieu indépendant des circonstances et des contextes et sont caractérisées par une « habile utilisation du temps » (de Certeau, 1990, p. 63). Ils ont, chacun à leur manière, et faisant ce qui leur semblait le plus favorable en fonction des contraintes, mis en place des « inversions » multiples. On retrouve ce cas de figure tant chez les enseignants qui ont inversé tous leurs cours que chez l'enseignante qui a organisé une multitude d’activités au sein d’un seul cours inversé.

50Si on met en perspective les raisons pour lesquelles les enseignants ont inversé leurs classes et leurs mises en œuvre respectives, nous pouvons constater que des raisons identiques (événement/opportunité) peuvent aboutir à des réalisations différentes. Ce constat – qui devrait être étayé – nous amène à penser qu'il pourrait exister, parmi les enseignants du supérieur, des communautés d’intérêts qui se traduiraient par une diversité de mises en œuvre ou, si l'on se réfère aux travaux d'Yves Clot et Daniel Faïta (2000), à des « styles » différents.