1L’intention du Centre de recherche et de développement pédagogiques (CRDP) libanais de promouvoir le développement professionnel des enseignants et des formateurs doit encore aujourd’hui faire face à deux grands défis dans un contexte où les crises humanitaires et sociales se transforment souvent en enjeux politiques. Le premier défi concerne le renouvellement de la formation professionnelle continue en l’adossant à la pratique quotidienne et aux problématiques particulières telles que l’enseignement en présence des élèves réfugiés de Syrie et d’Irak (Grappe, Compain & Salamé, 2015). Le système éducatif libanais souffre ainsi d’un déficit de formation initiale et continue au plus près des problématiques de terrain d’accueil de ce public et de l’absence d’évolution des méthodes pédagogiques (Gharib & Hamdan Saadé, 2017).

2Le deuxième défi concerne les dispositifs de formation mis en place par les formateurs, fondés le plus souvent sur le postulat du praticien réflexif (Schön, 1994) mais qui, tant au Liban qu’à l’international, peinent à devenir efficaces pour le développement effectif des pratiques enseignantes, du fait d’une réflexivité qui se développe sans prendre en compte véritablement le réel (Tardif, Borges & Malo, 2012). Par ailleurs, les limites des effets d’un développement de la réflexivité sont également pointées dans la revue de littérature, conduisant au constat d’absence des transformations des pratiques (Ciavaldini-Cartaut, 2015 ; Talérien, Chaliès & Bertone, 2019). Dans le contexte libanais où subsiste encore aujourd’hui une vision traditionnaliste de la formation centrée sur un processus individuel de réflexivité, les enseignants disent retenir de l’accompagnement des formateurs davantage la perspective d’évaluation que les retombées pratiques. Or, les innovations menées par le réseau de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) et l’Institut français au Liban sur le travail en réseau, la mutualisation des connaissances (Challaz & Salamé, 2017), la collaboration avec la recherche (Barry & Bour, 2011), le développement d’un cadre national sur la qualité de l’enseignement (Gharib & Hamdan Saadé, 2017) soulignent l’intérêt de reconsidérer les dispositifs de formation à travers les potentialités formatrices et mobilisatrices d’un travail collaboratif et réflexif sur la pratique des acteurs de l’éducation et de la formation. Dans la même veine, les orientations politiques et éducatives mettent en avant les résultats d’étude sur les opportunités offertes par les dispositifs favorisant la réflexion critique, notamment l’expression par les professionnels libanais des dilemmes issus de leur pratique (Pareja Roblin & Margalef, 2012) tout en laissant en suspens la question des liens entre cette expression et les transformations effectives des pratiques.

4Ainsi, deux lectures émergent du contexte de la formation des formateurs libanais : la première se réfère à l’idée d’une nécessité, voire d’une urgence, à développer l’activité des formateurs au travers d’une appropriation des outils d’analyse du travail des enseignants au plus près des situations réelles du métier. À ce niveau, il est possible de parler « d’un travail de culture qui est d’abord une mise à l’épreuve de la culture elle-même » (Clot, 2020, p. 113), l’apport d’instruments nouveaux pouvant affecter les manières d’agir et créer par là-même des conflits permettant « aux antécédents déjà vécus et déjà pensés d’être régénérés » (p. 117). Dans une perspective historico-culturaliste, nombreuses sont les recherches qui confirment le potentiel des méthodes indirectes (autoconfrontations simples et croisées, instruction au sosie) comme outils propices au développement de l’activité (Moussay et al., 2018).

5La seconde lecture renvoie au projet démocratique qu’il s’agit de conduire au Liban (Abdul-Reda Abourjeili, 2009) dans le champ de la formation continue. Cette approche invite de manière prioritaire à concevoir les dispositifs de formation selon une volonté d’émancipation sur la base d’une culture professionnelle centrée sur le travail collectif. Cette forme d’émancipation collective peut être « un effet de la formation si tant est que les concepteurs l’aient recherché » (Olry, 2012). Au Liban, le projet du CRDP consiste justement à organiser la formation des formateurs de telle sorte qu’elle contribue à l’émancipation entendue comme la capacité à saisir les opportunités d’apprentissage professionnel pour mieux agir sur le travail.

6Dans ce cas, l’intention démocratique du CRDP ne vise pas une émancipation par l’application des normes et des injonctions politiques mais bien davantage une émancipation par une transformation des cadres habituels de travail, en particulier par l’appropriation de nouveaux outils pour transformer les pratiques. Au final, le contexte de la formation des formateurs libanais invite à se préoccuper des outils et des dispositifs de formation susceptibles de mieux prendre en compte les difficultés vécues par les enseignants et les conditions dans lesquelles ces derniers font le métier.

7Dans ce cadre, nous décrivons dans une première partie la commande d’intervention que le CRDP libanais a adressée à deux chercheuses ainsi que l’objet d’étude problématisé à l’issue des premiers contacts entre le commanditaire, les chercheuses, les responsables de formation, les formatrices et formateurs. Dans une deuxième partie, nous précisons le cadre théorique et la question de recherche portant sur les effets d’une formation à l’analyse de l’activité. Par la suite, l’intervention comme méthode de recherche est documentée en vue de présenter dans la quatrième partie les principaux résultats sur le développement de l’activité des formateurs et les transformations concrètes. Enfin, dans la cinquième partie, la question de l’usage de l’analyse de l’activité pour la conception de la formation des formateurs libanais est discutée à l’appui des données de l’intervention à visée transformative.

1.  Commande d’intervention du CRDP libanais 

9Dans la perspective « d’émancipation professionnelle », la commande du CRDP et de l’IFL portait ainsi sur l’appropriation par les formateurs de méthodes d’investigation du travail jusque-là peu mobilisées dans la culture et les modules de formation libanaise mais susceptibles de provoquer un changement dans les pratiques des formateurs. Sur cette base, le CRDP souhaitait prioriser l’amélioration des conditions d’accompagnement des enseignants en situation de vulnérabilité. Dans les métiers de l’éducation, le contact fréquent avec cette vulnérabilité est depuis longtemps vécu de manière isolée (Dionne, Saussez & Bourdon, 2017). Au Liban, la situation de vulnérabilité se définissait à travers une forte précarité au travail et ses effets délétères (instabilité professionnelle, discontinuité pédagogique, sentiment d’inefficacité au travail, par exemple) que les formateurs devaient prendre en compte dans les dispositifs d’accompagnement.

10C’est dans ce contexte d’une volonté au changement que le CRDP et l’IFL ont décidé d’impulser une nouvelle action de formation en s’adjoignant l’appui de deux chercheuses, la première intervenant dans les dispositifs de formation des formateurs libanais, la deuxième chercheuse ayant une expertise dans les méthodes d’analyse de l’activité en psychologie du travail (Clot, 2008a). Au cours des premiers contacts, la commande d’intervention a été discutée en présence des commanditaires, des deux chercheuses, des responsables de formation, des formatrices et formateurs rattachés aux centres de Tripoli, Bir Hassan, Nabatieh, Jounieh, Saida. À cette occasion, ces formateurs et formatrices ont questionné la vulnérabilité des enseignants et leur travail aux ressources limitées, qui devient souvent impossible à faire, voire interdit. Leurs points de vue laissaient entendre par ailleurs leurs difficultés à dénouer les situations de travail des enseignants, à outiller ces professionnels pour les aider à développer l’efficience de leur activité. À l’appui des premiers échanges, les chercheuses ont problématisé la commande du CRDP en soulignant que la situation de vulnérabilité des enseignants invitait à prendre en compte les apports de l’analyse de l’activité réelle, d’une part, pour renouveler le rapport subjectif des enseignants à leur activité et, d’autre part, pour rapprocher la formation des formateurs des situations concrètes du travail enseignant et de l’analyse de l’activité réelle. Vu sous cet angle, l’intervention a porté sur le développement professionnel des formateurs par l’apprentissage d’outils conceptuels et méthodologiques d’analyse de l’activité en référence à l’approche clinique de l’activité. En d’autres termes, elle a considéré l’hypothèse qu’un formateur familiarisé aux outils d’analyse de l’activité in situ et entraîné à leur mise en œuvre pouvait soutenir les enseignants dans la formalisation de leurs expériences et le développement d’un nouveau rapport au travail (Moussay & Serres, 2015).

2.  Cadre théorique de la recherche

11La recherche s’inscrivait dans un programme de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des professionnels de l’éducation et de la formation (Moussay, 2019). Ce programme relevait d’une approche historico-culturaliste de l’activité (Vygotski, 1997, 2003) en référence à trois présupposés : 1) le processus d’apprentissage selon une visée développementale ; 2) l’élaboration de l’expérience comme outil de construction de significations ; 3) le développement de l’activité sous l’angle de l’agentivité transformatrice.

2.1.  Processus d’apprentissage selon une visée développementale

12Le premier postulat concerne le rapport dialectique entre l’apprentissage et le développement, précisément l’antériorité de l’apprentissage qui ouvre la voie au développement de l’activité (Vygotski, 1997). Il correspond au processus par lequel les acteurs construisent, par le biais de médiations sémiotiques, de nouvelles significations. Dans l’approche historico-culturaliste, le processus développemental est ainsi construit à partir de l’apprentissage défini comme le moment où le sujet va s’approprier les outils culturels pour penser et agir autrement. Tout l’enjeu est de reconnaître, à l’appui des travaux de Lev Vygotski (1997), d’une part, les bénéfices d’un adressage des outils symboliques et techniques sur le développement de l’activité humaine, et d’autre part, ce que l’appropriation de ces outils peut impliquer comme débats psychiques à l’intérieur de la conscience humaine. Dans le cadre de l’étude, le premier postulat coïncidait au processus d’apprentissage par les formateurs libanais des outils d’analyse de l’activité, associé au processus de développement de l’activité, autrement dit à un affranchissement des actions réalisées par l’efficience et par le sens (Leontiev, 1984).

2.2.  Expérience et construction des significations

13Le deuxième postulat se réfère à l’expérience vécue qui, lorsqu’elle est mise en mots par l’acteur, favorise la construction des significations sur les actions réalisées et/ou à réaliser. Dans ce cas, l’idée féconde empruntée à Vygotski (1978) situe l’expression de l’expérience selon deux directions : la première considère que l’élaboration de l’expérience comprend les significations que l’acteur attribue à son activité ; la deuxième envisage l’évocation de l’expérience adressée à d’autres destinataires comme un puissant moyen de restructuration de la pensée et de réorganisation des significations. Ces considérations sont en accord avec la perspective théorique définissant la construction des significations comme un travail d’objectivation de l’expérience (expression des motifs, des buts, des modalités opératoires) faisant de celle-ci un objet d’exploration mais aussi un instrument pour d’autres significations et d’autres expériences. Précisons ici que les conflits émergeant au cours de l’élaboration de l’expérience sont le reflet de la manière dont les sujets sont affectés par les outils et les significations d’autrui. En référence aux présupposés vygotskiens, les conflits sont moteur et source du développement (Vygotski, 2003). Dans le cadre de l’étude, le deuxième postulat permettait de concevoir la formation comme un lieu où les formateurs pouvaient rendre compte de leurs expériences vécues en contexte de formation et de travail avec les enseignants. L’expérience ainsi formalisée par les formateurs pouvait ainsi révéler les affects inhérents aux conflits d’activité, et plus largement aux préoccupations et aux difficultés professionnelles.

2.3.  Développement de l’activité sous l’angle de l’agentivité transformatrice

14Le troisième postulat insère le développement de l’activité dans une matrice sociale, à l’appui des interactions complexes entre l’individu et la communauté, médiatisées par les objets, les outils, les règles, l’organisation. Dans les textes fondateurs de la théorie historico-culturaliste de l’activité (Vygotski, 1978), les interactions et le processus d’agentivité sont au cœur des investigations scientifiques. Précisément, le troisième postulat considère que l’agentivité se manifeste lorsque les outils comme stimuli (Vygotski, 1997) permettent aux sujets de questionner les problèmes et réélaborer une nouvelle forme d’activité. L’agentivité se définit ainsi par l’atteinte d’un but orienté vers le développement de l’activité. En référence à la troisième génération de la théorie de l’activité (Engeström, 1987), l’agentivité décrit la manière dont les acteurs participent collectivement au développement de l’activité et à la mise en œuvre des transformations en combinant et mutualisant leurs ressources. Concernant l’étude, l’approche d’une agentivité transformatrice permettait premièrement de considérer que les difficultés de mise en œuvre de l’analyse de l’activité pouvaient devenir des points de discussion et de débat entre les acteurs de la formation ; deuxièmement il s’agissait de considérer les interactions professionnelles comme des conditions pour initier les transformations effectives et l’expérimentation d’actions nouvelles.

15Compte tenu de ces orientations théoriques, la question de recherche portait sur les effets d’une formation à l’analyse de l’activité sur le développement de l’activité des formateurs libanais. Précisément, inscrite dans une visée transformative, l’étude avait pour objectif d’analyser les effets provoqués par une intervention qui créée les conditions du développement de l’activité des sujets et des collectifs, notamment à travers l’apprentissage des outils de l’analyse de l’activité comme processus agentique au service de la construction d’actions nouvelles.

3. Méthodologie de l’intervention-recherche

3.1.  Contexte de l’intervention à visée transformative

16Inscrite en clinique de l’activité, l’intervention est définie comme une action à visée transformative. « Le chaînon qui relie intervention et recherche, c’est le développement possible ou impossible de cette action transformatrice, celle des travailleurs engagés dans le travail avec nous ou encore la nôtre » (Clot, 2008b, p. 68). Dans la phase préliminaire de l’intervention, les échanges à distance entre les chercheuses, le CRDP et les responsables des centres de formation ont permis de concevoir un premier cadrage de la formation. La culture et l’histoire des pratiques locales des formateurs d’enseignants ont été au cœur des discussions. Le but était notamment pour la chercheuse française de s’acculturer au cadre prescrit et existant des dispositifs mobilisés par les formateurs libanais. Au cours des échanges, la question de la formation ne s’est pas seulement posée en termes d’apprentissage de nouvelles méthodes d’analyse de l’activité ; le contexte de la formation est apparu comme un problème au cœur des relations hiérarchiques entre les formateurs d’enseignants et les responsables des centres de formation. C’est ce constat qui a incité les deux chercheuses à créer un comité de pilotage dont l’objectif était d’instruire un dialogue sur le cadrage institutionnel de la formation et les missions prescrites aux formateurs d’enseignants et le référentiel de la formation continue (Assaf Haakam et al., 2019). Ce dialogue mettait en jeu différents acteurs de la formation, la directrice du CRDP, les responsables des centres de formation, les formateurs. À cette occasion, l’articulation du volet formation et du volet recherche a été discutée avec à l’appui les expériences d’intervention-recherche de la chercheuse française avec les acteurs de l’éducation et de la formation. Le témoignage de la chercheuse française a permis d’expliciter la visée transformative de ses interventions autour d’étapes fondamentales telles que la prise en compte des conflits comme ancrage, l’observation in situ de l’activité, les apports conceptuels et méthodologiques de l’analyse de l’activité, la mise en mouvement de l’expérience et la compréhension des transformations au travers des entretiens d’autoconfrontation.

3.2.  Contractualisation avec les participants

17L’intervention des chercheuses s’est déroulée de juillet 2017 à juillet 2018, comprenant au total trois sessions de deux journées de formation en présentiel au Liban (juillet 2017, octobre 2017, juillet 2018). L’objectif était d’accompagner les formateurs libanais dans l’appropriation des outils d’analyse de l’activité comme cadre de compréhension du travail enseignant. Pour ce faire, la formation alternait des temps d’apports conceptuels et méthodologiques étayés par des recherches en clinique de l’activité (Clot, 2008a) et des mises en situation au cours desquelles les formatrices et formateurs étaient impliqués dans l’analyse d’extraits audiovisuels de l’activité enseignante en vue de décrire les actions, leurs fondements (quels sont les buts et les motifs de l’acteur pour agir ainsi ?), et les alternatives (quelles sont les actions susceptibles d’être transformées ?). Dans l’intersession, il s’agissait pour les formatrices et formateurs de mettre à l’épreuve l’analyse de l’activité en contexte de travail avec les enseignants. La contractualisation a concerné également la mise en place des entretiens d’autoconfrontation simple avec la chercheuse française ainsi que l’organisation des discussions collectives ayant pour objet l’expérience des transformations. Au total, onze formatrices et trois formateurs d’enseignants rattachés à cinq centres de formation (Tripoli, Bir Hassan, Nabatieh, Jounieh, Saida) ont accepté de participer aux entretiens de recherche. Chaque formatrice et formateur avait une expertise importante dans le suivi professionnel des enseignants et participait régulièrement aux formations proposées par le CRDP (voir figure 1 ci-après).

3.3.  Recueil des données

18Trois types de données ont été recueillis :

• les enregistrements des sessions de formation réalisés par une équipe de vidéastes du CRDP. Les trente heures d’enregistrement ont été considérées, d’une part, comme des ressources documentaires, répondant en cela aux orientations pédagogiques du CRDP, et d’autre part, comme supports aux entretiens de recherche ;

• les entretiens d’autoconfrontation simple avec les formatrices et formateurs ;

• les enregistrements des retours d’expérience et des analyses collectives à distance avec les formatrices et formateurs. Les entretiens d’autoconfrontation simple avec comme support les extraits audiovisuels des sessions de formation ont permis aux formatrices et formateurs de formaliser l’expérience vécue de la formation, en particulier l’appropriation des apports de l’analyse de l’activité. Les discussions collectives à distance initiées par les deux chercheuses ont aidé les formatrices et formateurs à exprimer l’expérience de l’usage de l’analyse de l’activité, autrement dit, à formaliser ce qu’ils avaient fait en contexte de travail, n’avaient pas réussi à faire ou auraient souhaité faire de ce qui avait été dit en formation.

3.4. Traitement des données

19Le traitement des données s’est fait en plusieurs étapes. La première étape a consisté à transcrire les entretiens d’autoconfrontation en présentiel et les discussions collectives à distance. Au cours de la deuxième étape, le corpus ainsi constitué a été délimité en unité d’analyse, chaque unité étant définie à partir d’un objet de discours et l’ensemble des énoncés construits par les acteurs formateurs à propos de cet objet. Seuls les objets de discours en lien avec les effets de la formation en termes de développement de l’activité et de transformations effectives ont été retenus. Dans chaque unité, l’analyse de contenu a consisté à identifier les énoncés liés aux actions et aux motifs, aux affects (craintes, préoccupations), aux valeurs (ce qui est essentiel pour l’acteur, ce qu’il veut éviter) aux conflits (entre les actions réalisées et à réaliser), aux arbitrages (ce que l’acteur a fait ou souhaite faire), et aux difficultés opératoires (les obstacles rencontrés dans les mises en œuvre). Ces analyses ayant fait l’objet d’un traitement à l’aveugle entre les deux chercheuses ont été par la suite confrontées et discutées pour aboutir à des accords sur l’interprétation et la pertinence des résultats de la recherche.

Figure 2 - Illustration du traitement des données des entretiens d’autoconfrontation

Transcription des entretiens d’autoconfrontation avec Haya

Analyse

Chercheuse : vous aviez réagi après l’atelier d’analyse de l’activité d’un enseignant, on vous entend dire « la démarche est difficile » Haya : oui oui Chercheuse : et difficile ça voulait dire quoi ? Haya : c’est vrai…j’étais pas seule à penser ; ce qu’on vivait avec vous était un peu différent de notre pratique, moi je voyais surtout ce qu’on pouvait avoir comme échange avec les enseignants ; on en a parlé entre nous Chercheuse : là après ce temps de formation ? Parler avec qui ? (…) Haya : oui oui pour nous, les outils c’était une réponse à ce que les enseignants ne décrochent pas, on s’est dit tout ça et pour nous c’est une méthode qui va nous permettre de mieux poser notre vue sur la pratique de l’enseignant ; après Reina, elle a pensé comme moi à la difficulté de cette réflexivité, chez nous surtout avec l’enseignant fragile d’abord la réflexivité ça sert à lui dire « tu fais ça après l’avoir écouté » ; on s’est dit avec Reina que l’analyse d’activité ça permettait de voir autre chose, ce qui est bon pour lui Chercheuse : ça veut dire quoi « bon pour lui » ? Vous avez fait quoi exactement ? Vous l’avez fait ou vous en avez parlé seulement ? Haya : parlé oui ; alors on voulait faire, prendre des notes quand on va voir l’enseignant, on a toujours fait ça, des notes sur la pratique de l’enseignant mais ça servait au compte rendu ; alors que ben là on veut s’en servir pour l’aider à parler de son travail, on a parlé de traces d’activité dans la formation et Reina et moi on va utiliser les traces pour cadrer c’est l’aider pour pas aller partout, il faut rester sur ce qu’il a fait ; on va montrer davantage un intérêt à ce qu’il a fait.

Difficulté /démarche d’analyse de l’activité Affect : un peu différent de la pratique (le déjà-vécu) Valeur : transformer les échanges avec les enseignants (en situation de vulnérabilité) Motif : de telle sorte à ce que les enseignants ne décrochent pas But : mieux poser la vue sur la pratique (observer la pratique de l’enseignant) Conflit : une réflexivité consistant à dire « tu fais ça après l’avoir écouté » et une analyse de l’activité « pour voir autre chose, ce qui est bon pour lui » Valeur : ce qui est bon pour l’enseignant Conflit : prendre des notes pour faire un compte rendu /s’appuyer sur les notes pour aider l’enseignant à parler de son travail Développement But et motif : utiliser les notes sur la pratique pour l’aider à parler de son travail Développement But et motif : utiliser les traces de telle sorte à l’aider à ne pas aller partout Valeur : montrer un intérêt à ce que l’enseignant a fait

4.  Résultats

20Trois résultats sont mis en évidence : le premier résultat montre que l’analyse de l’activité affecte les formateurs libanais dans leur rapport à l’activité. Le deuxième résultat met en avant l’apprentissage des outils conceptuels et méthodologiques comme processus engageant les formateurs dans la construction d’actions nouvelles. Enfin, le troisième résultat porte sur les transformations générées par la mise à l’épreuve de l’analyse de l’activité.

4.1. Expérience vécue en formation et expression des conflits

21Au cours des entretiens d’autoconfrontation, les formatrices et formateurs ont très rapidement questionné la démarche d’analyse de l’activité qui, de leur point de vue, entrait en contradiction avec les fondements culturels des dispositifs de formation jusque-là mis en œuvre, exigeant par là-même une « autre vision » de l’activité habituellement réalisée. Dans l’extrait suivant, Maha, formatrice, évoque l’importance accordée à la culture du résultat fondée sur « une évaluation mesurée des enseignants » et des indicateurs de performance tout en soulignant à quel point la présentation en formation de la démarche d’analyse de l’activité affecte les habitudes de travail des formateurs.

Extrait 1 d’autoconfrontation simple avec Maha

Notre travail c’est l’évaluation mesurée et représentée dans les rapports annuels, la performance qui se retrouve dans les budgets annuels de programmation de la formation (…) donc oui on voit à peu près ce que les méthodes d’analyse, celle qu’on a vue aujourd’hui peuvent contredire les habitudes de travail ; c’est pour ça qu’on est assez sensibles à ce que vous proposez, on écoute et en même temps ça questionne là-haut (…) la culture du résultat, la nôtre, on est assez dans une marche à suivre (…) même avec les enseignants en difficulté c’est vraiment évaluer les enseignants dans ce qu’ils doivent faire. Donc là c’est plutôt compliqué pour nous de changer la vision »

22Dans cet extrait, Maha inscrit le travail de formateur dans le contexte des politiques de formation en vigueur (rapports annuels, budget de programmation de la formation). Elle précise que ce travail fondé sur « la culture du résultat » est structuré autour d’une « marche à suivre », celle d’« évaluer les enseignants dans ce qu’ils doivent faire ». De son point de vue, la démarche d’analyse de l’activité telle que présentée en formation oblige de fait les formateurs à « changer leur vision », autrement dit à dépasser les valeurs et les normes de référence dans lesquelles leur travail s’est fixé. C’est précisément ce conflit de valeurs qui rend « sensibles » les formateurs, les conduisant à se questionner, à prendre conscience de ce que l’analyse de l’activité les amène à repenser au-delà de « la marche » habituelle à suivre pour former les enseignants en difficulté.

23Dans d’autres entretiens, on retrouve de manière récurrente cette sensibilité accrue souvent exprimée au travers des écarts constatés entre les manières de faire, les obligations, le « déjà-vécu » et les actions rendues possibles par la démarche d’analyse de l’activité. Ces écarts qui préoccupent les formateurs fournissent un indice fort sur les affects éprouvés. Dans l’extrait suivant, la chercheuse propose à Rafah de revenir sur l’expression d’une préoccupation énoncée lors d’un atelier : la démarche d’analyse de l’activité « ça secoue ».

Extrait 2 d’autoconfrontation simple avec Rafah

Chercheuse : et là dans les ateliers, cette démarche d’analyse vous dites que « ça secoue », ça interroge ce que vous faites d’habitude c’est ça ?

Rafah : ah complètement c’est pas la même chose ça va on va apprendre encore, ça va changer dans l’entretien avec eux (enseignant(e)s), ma voix, le ton, pour aider à parler de ce qu’ils font vraiment c’est ça ; c’est différent on s’écarte des cadres qu’on n’a jamais touchés ; (…), là c’est différent, analyser avec eux, la façon de se parler en même temps qu’on parle de leur travail, on approfondit encore plus la description et vraiment c’est ce que je veux être, une personne qui vient aider, surtout les enseignants vulnérables on vous l’a dit ils peinent à voir leur travail comme quelque chose d’intéressant et sur quoi on peut parler plus profondément.

24Au cours de cet entretien, Rafah souligne que l’analyse de l’activité l’éloigne des dispositifs d’entretien mobilisés avec les enseignants, des cadres que les formateurs n’ont jamais « touchés », discutés et remis en cause. Pour autant, elle laisse entendre que cet éloignement est acceptable, l’analyse de l’activité pouvant permettre, selon elle, « d’approfondir la description » du travail, et répondre par conséquent à la problématique d’accompagnement des enseignants vulnérables ; elle évoque les effets possibles de la démarche d’analyse de l’activité sur le cadre d’échange avec les enseignants, les manières d’être et de « se parler en formation », en rapport avec la posture d’« une personne qui vient aider les enseignants vulnérables ». Pour Rafah, si « analyser doit permettre d’accéder à l’expérience des enseignants comme il a été conseillé dans la formation », cela nécessite de s’entretenir avec les enseignants sur « un autre ton », avec l’intention d’aller plus loin dans les analyses. Dans l’entretien, Rafah évoque également les liens entre les champs d’action réalisables comme « parler plus profondément du travail » et le potentiel de valorisation du travail par les outils d’analyse de l’activité, avec des enseignants qui « peinent à voir leur travail comme quelque chose d’intéressant ».

25À travers l’expérience formalisée par les formateurs libanais, on comprend que la démarche d’analyse de l’activité dispensée en formation s’apparente de fait à une nouveauté à comprendre, exigeant d’eux-mêmes une autre activité au travail avec les enseignants. En ce sens, l’analyse de l’activité affecte les habitudes bien ancrées dans les normes et la culture du métier de formateur. Dans les entretiens, l’expression des affects révèlent les conflits entre les valeurs véhiculées par la culture de l’évaluation et les procédures institutionnelles historiquement établies et celles relatives à une nouvelle manière d’agir que les formateurs perçoivent au travers de la démarche d’analyse de l’activité.

4.2.  Apprentissage entre pairs et développement d’actions nouvelles

26En 2018, les apports de l’analyse de l’activité à l’origine d’étonnements et de nouvelles préoccupations ont été, à de nombreuses reprises, partagés et discutés par les formateurs. Les échanges entre pairs qui se construisent autour des outils comme l’observation, le recueil de traces d’activité nourrissent ainsi les projets d’action à expérimenter. L’extrait d’entretien avec Haya est intéressant de ce point de vue.

Extrait 3 d’autoconfrontation simple avec Haya

Chercheuse : vous aviez réagi après l’atelier d’analyse de l’activité d’un enseignant…on vous entend dire « la démarche est difficile »

Haya : oui oui

Chercheuse : et difficile ça voulait dire quoi ?

Haya : c’est vrai…j’étais pas seule à penser ; ce qu’on vivait avec vous était un peu différent de notre pratique, moi je voyais surtout ce qu’on pouvait avoir comme échange avec les enseignants ; on en a parlé entre nous

Chercheuse : là après ce temps de formation ? Parler avec qui ?

Haya : on a d’autres formations, UNICEF et plus, (…) c’est comme ça qu’on a discuté, ce qu’on pourrait faire maintenant avec surtout les problèmes qu’on a déjà avec les enseignants fragiles ; alors moi je trouve que c’est bien de voir autre chose c’est ça une formation (rire)

Chercheuse : oui d’une certaine façon (rire) vous dites que vous en avez parlé entre vous

Haya : oui oui pour nous, les outils c’était une réponse à ce que les enseignants ne décrochent pas, on s’est dit tout ça et pour nous c’est une méthode qui va nous permettre de mieux poser notre vue sur la pratique de l’enseignant ; après Reina, elle a pensé comme moi à la difficulté de cette réflexivité, chez nous surtout avec l’enseignant fragile d’abord la réflexivité ça sert à lui dire « tu fais ça après l’avoir écouté » ; on s’est dit avec Reina que l’analyse d’activité ça permettait de voir autre chose, ce qui est bon pour lui

Chercheuse : ça veut dire quoi « bon pour lui » ? Vous avez fait quoi exactement ? Vous l’avez fait ou vous en avez parlé seulement ?

Haya : parlé oui ; alors on voulait faire, prendre des notes quand on va voir l’enseignant, on a toujours fait ça, des notes sur la pratique de l’enseignant mais ça servait au compte rendu ; alors que ben là on veut s’en servir pour l’aider à parler de son travail, on a parlé de traces d’activité dans la formation et Reina et moi on va utiliser les traces pour cadrer c’est l’aider pour pas aller partout, il faut rester sur ce qu’il a fait ; on va montrer davantage un intérêt à ce qu’il a fait.

27Deux remarques sont essentielles à souligner dans cet extrait d’entretien. Tout d’abord, en confrontant Haya à l’enregistrement de la formation, la chercheuse lui donne l’opportunité de remettre au travail une conflictualité interne entre les apports en formation et sa pratique. À travers le qualificatif de « démarche difficile », Haya a surtout exprimé le sentiment de vivre en formation « quelque chose de différent », pouvant même être regardé comme « quelque chose de stimulant » (« moi je trouve que c’est bien de voir autre chose c’est ça une formation »). Haya y voyait l’occasion d’être outillée pour se mesurer autrement aux problèmes vécus par les enseignants fragiles de telle sorte à ce « qu’ils ne décrochent pas ». L’apprentissage des outils d’analyse de l’activité l’engage ainsi dans l’explication de ce qui pourrait changer au travail, en particulier les interactions avec les enseignants vulnérables.

28Par ailleurs, l’extrait révèle ce que les apports en formation ont initié comme échanges entre formateurs dans l’intersession. Haya a rapporté les discussions engagées avec Reina, notamment celle sur la réflexivité dont la mise en œuvre est jugée difficile. Ce sont d’ailleurs les outils d’analyse de l’activité qui ont invité ces deux formatrices à questionner « leur prise de note » pour ensuite envisager de nouveaux buts comme celui d’utiliser autrement les observations et de s’appuyer sur des traces pour « aider l’enseignant fragile à parler de son travail ». L’expérience ainsi formalisée permet de comprendre la nécessité pour les formateurs d’identifier le potentiel transformatif des outils (« ce qu’on pourrait faire maintenant ») avant de s’engager dans les transformations.

4.3.  Mise à l’épreuve de l’analyse de l’activité et transformations

29Au terme de chaque session de formation, les formatrices et formateurs ont été accompagnés par les responsables de formation dans la reprise des actions réalisées, la conduite des transformations, et la nécessité d’agir sur des aspects particuliers de la démarche d’analyse de l’activité. Cette collaboration a surtout été une opportunité d’exprimer les difficultés mais aussi de faire évoluer les actions expérimentées. L’extrait 4 s’appuie sur un retour d’expérience au cours duquel les formatrices et formateurs font référence au travail engagé avec les responsables de formation sur les difficultés persistantes, les buts réalisés et ceux non atteints, en l’occurrence les transformations encore attendues.

Extrait 4 d’un retour d’expérience avec les formatrices-formateurs

Salim : la démarche d’analyse d’activité, on y croit d’abord, on discute avec l’enseignant pour le mettre à l’aise, ah pour moi j’ai fait décrire l’enseignant, il s’est observé j’ai pensé que c’était difficile pour lui mais on l’avait travaillé avec Mona (responsable d’un centre de formation). Ça a changé pas mal ma posture avec des questions différentes

Chercheur : faire décrire l’enseignant, comment vous avez fait ?

Salim : il m’a souvent dit des choses éloignées de ce qu’il avait fait mais je l’écoutais et c’est moi qui revenais, en lui demandant de décrire, décrire, décrire ; j’étais pas à l’aise mais moi j’ai surtout aimé quand il a vraiment expliqué, je lui montrais sans arrêt qu’il fallait, que c’était ce qu’il avait fait vraiment qui m’intéressait ; avec la responsable de formation elle m’a aidé à voir ça, à me concentrer sur ça et j’ai essayé d’être un peu plus réactif après

Ryana : on a l’impression qu’on reconstruit avec les enseignants le travail et ça demande une attention à tout

Rabah : faire attention c’est vrai se voir pour eux c’est un peu dur ; moi la difficulté c’était de ne pas lui dire ce qu’il fallait faire, ne pas juger son travail ; et pourtant il attendait un peu ça. On s’est dit avec Fatima (responsable d’un centre de formation) que j’avais du mal à quitter mon regard évaluatif et j’ai gardé dans la tête qu’il fallait que je me retire à des moments pour donner la place aux enseignant(e)s(…)

Salim : moi j’ai parfois dit ; la dernière fois j’ai décrit avec lui, je l’ai aidé à dire les choses

Imane : moi aussi mais on voit qu’on a une autre méthode, on s’est dit ça avec le professeur Nabila (responsable de centre de formation) ; on a fait un travail en dehors sur ce qui posait problème, enfin c’était mon problème avec l’enseignant vous savez quand vous dites « aider à dire c’qu’ils font et c’qu’ils souhaitent faire aussi » j’ai noté ça c’est ça et on s’est vraiment, on a vraiment travaillé ça

30Au cours de l’échange, les formatrices et formateurs ont posé explicitement ce qu’ils ont réalisé, parfois difficilement, puis transformé après en avoir discuté avec les responsables de formation. À ce propos, Salim a évoqué l’action d’accompagnement de l’enseignant dans la description de « ce qu’il avait fait vraiment ». Cette mise en œuvre a nécessité de la part de Salim de reconstruire les interactions, précisément de « se concentrer » sur les relances pour amener l’enseignant à « ne pas s’éloigner de ce qu’il avait fait ». L’expérience exprimée par Salim rend compte de ses préoccupations comme celle de « mettre à l’aise » l’enseignant mais aussi celle de « ne pas être à l’aise » à le faire décrire et de devoir par conséquent redoubler de vigilance en montrant « sans arrêt que c’était ce qu’il (l’enseignant) avait fait vraiment » qui l’intéressait. Cette vigilance et cette « attention à tout » ont marqué également l’expérience de Ryana, réveillant chez elle le sentiment d’avoir « reconstruit avec l’enseignant le travail ». Par d’autres aspects, on comprend que l’expérimentation de la démarche d’analyse de l’activité s’est accompagnée de renoncements, obligeant par exemple Rabah à « quitter son regard évaluatif » pour « donner de la place aux enseignants ». Comme souligné par les quatre formatrices et formateurs, la mise à l’épreuve de l’analyse de l’activité a nécessité un travail supplémentaire, « en dehors », avec les responsables de formation, un travail collectif de mise en discussion de l’expérience des actions expérimentées, un travail favorisant une reprise des apports de la formation, comme la visée de « ne pas juger le travail » ou « d’aider les enseignants à dire ce qu’ils font », un travail aidant les formateurs à mieux « voir », à se concentrer sur les transformations attendues mais difficiles à atteindre comme celle d’amener les enseignants « à décrire » ce qu’ils avaient effectué en contexte de classe.

5.  Discussion et conclusion 

31L’étude permet de documenter l’usage de l’analyse de l’activité pour concevoir la formation de formateurs à partir de données d’intervention. Cette perspective présente un intérêt majeur confirmé dans les travaux de recherche en sciences de l’éducation et de la formation (Barbier & Durand, 2017 ; Lussi Borer, Durand & Yvon, 2015 ; Vidal-Gomel, 2018). Dans l’étude présentée, cette question de l’analyse de l’activité pour la conception d’une formation s’inscrit dans le cadre d’une intervention en clinique de l’activité dont la visée transformative porte sur « la construction des chemins du développement de l’activité de travail » (Clot, 2006, p. 18). En d’autres termes, lorsque l’analyse de l’activité est proposée à des fins de formation, selon une approche clinique de l’activité, « ce n’est plus seulement la visée compréhensive qui préside mais davantage la visée transformative » (Flandin et al., 2018).

32L’étude montre que dès la phase préliminaire de l’intervention, les chercheuses ont questionné la commande provenant du CRDP dans une perspective transformative de l’activité. En particulier, il s’agissait de comprendre l’utilité de former du point de vue du travail réel pour développer l’activité des formateurs libanais. Des premiers contacts ressortent deux éléments essentiels : pour le CRDP, former à l’analyse du travail offrait une double opportunité, celle de renouveler son positionnement dans les offres de formation en y incluant des outils novateurs (Oueyjane, 2019) et celle de donner un nouvel élan à la formation de formateurs en la rapprochant des problématiques du travail dégradé des enseignants en situation de précarité et de vulnérabilité. Pour les responsables de centre de formation, former à l’analyse du travail se présentait davantage comme une occasion d’impulser de nouveaux dispositifs de formation contribuant à l’évolution conjointe de la professionnalisation des formateurs et des enseignants et participant du développement de leur pouvoir d’agir sur les situations de travail. Le relevé de ces informations au commencement de l’intervention a servi les négociations et les décisions collectives avec les professionnels (Moussay, Escalié & Chaliès, 2019). Il a nécessité une attention particulière aux acteurs, à leur histoire et leur expérience professionnelle, à la culture de référence, aux logiques de formation initiées par le CRDP, et à l’organisation du travail entre les responsables de centre de formation et les formateurs. Par la suite, un travail de problématisation dans et pour la conception de l’intervention a permis d’extraire de ces données des lignes de force en vue d’organiser l’ouverture d’une zone de développement potentiel (Saussez, 2019). L’analyse de la commande associée aux premières observations a ainsi aidé les chercheuses à délimiter la cible de l’intervention : le développement du pouvoir d’agir des formateurs sur les situations de travail avec les enseignants qui supposait un nouveau rapport à leur propre activité.

33En lien avec les transformations générées par l’usage de l’analyse de l’activité, les résultats d’étude montrent que l’appropriation de nouveaux outils conduit les formateurs à interroger leurs dispositifs de formation en vigueur, le plus souvent fondés sur les valeurs de la performance et de l’évaluation. À l’appui des entretiens d’autoconfrontation, on comprend la conflictualité constitutive des expériences des formateurs, entre un déjà-là (ce que les formateurs font déjà) et un possible à construire au contact des nouveaux outils symboliques et techniques (Vygotski, 1997). Dans le cas de cette intervention, cette dissonance dans l’activité est une force motrice (Clot, 2020). L’usage de l’analyse de l’activité a ainsi permis aux formateurs d’interroger leur posture d’évaluateur pour construire un nouveau cadre d’interaction avec les enseignants, en particulier en se recentrant sur les observations du travail pour faire évoluer les échanges. Comme l’a souligné Rabah, les outils d’analyse de l’activité ont donné l’opportunité d’expérimenter « une autre façon de parler » avec les enseignants, allant jusqu’à modifier « le ton » et la manière d’être dans les interactions. En outre, les apports de l’analyse de l’activité ont pris un autre sens lorsque les formateurs en ont perçu le potentiel pour aider les enseignants à rendre compte de leur travail. Ce nouveau sens se construit avec des ruptures identitaires comme celle d’évaluateur, mettant les formateurs à distance des normes et des valeurs construites lors des expériences passées (Moussay, 2019). En cela, il est possible d’y voir une forme d’émancipation professionnelle (Olry, 2012), permise par la confrontation, en formation, aux outils d’analyse de l’activité.

34Par ailleurs, les résultats montrent que les outils d’analyse de l’activité dispensés en formation ont fait l’objet de nombreux échanges entre pairs via le dialogue sur les transformations à initier. Les entretiens ainsi que les retours d’expérience ont pointé quelques exemples d’objets d’échange comme celui sur la réflexivité rediscutée sous l’angle de la mobilisation des traces d’activité. Il s’agit de considérer ici l’utilité des débats entre pairs qui se sont développés autour des questions des outils, des observations, de la façon de s’entretenir sur le travail des enseignants, de la manière de les faire entrer dans un temps d’analyse. Cette considération sur les discussions entre pairs comme élément déterminant pour le développement de l’activité rejoint la problématique d’une agentivité transformatrice qui, dans l’étude, repose sur la capacité des formateurs à s’engager ensemble dans un processus collectif de clarification et d’intelligibilité des actions réalisées et à réaliser. Ces résultats semblent particulièrement intéressants à retenir dans une perspective d’amélioration de la qualité de la formation au Liban (Assaf Hakam et al., 2019).

35Les résultats soulignent enfin les transformations produites par la mise en œuvre de l’analyse de l’activité. Comme l’ont évoqué Salim, Ryana et Rabah, l’expérimentation de l’analyse de l’activité impliquait de questionner les dimensions de leur activité qui avaient évolué mais aussi celles qui avaient échoué et qui, dans ce cas, mettaient les formateurs en difficulté. Au cœur de ce processus, s’est installé un nouveau travail collectif entre formateurs et responsables de centres de formation pour formaliser et développer les expériences concrètes des transformations. Cet espace d’échange permettait de partager les transformations réussies mais aussi de rendre compte de ce que les formateurs n’arrivaient pas ou plus à faire avec les outils d’analyse de l’activité. C’est particulièrement ce processus d’élaboration d’une expérience en devenir qui confirme la visée transformative de l’intervention dans le champ professionnel de la formation. De cette étude se dégagent des axes forts pour renouveler la formation des formateurs libanais. Il s’agit surtout de souligner la perspective d’aider ces professionnels à se saisir de l’analyse de l’activité comme nouvel outil de dialogue avec leur propre activité mais aussi celle des responsables hiérarchiques. Dans cette nouvelle perspective, l’analyse de l’activité, « plus qu’un détour », est « une source d’innovation, de transformation » (Durand, 2009, p. 830) et de reconstruction collective du métier de formateur au plus près des problématiques de formation au Liban.

36Les résultats ainsi présentés confirment la place importante accordée aux effets que l’intervention à visée transformative cherche à produire. Retenons que dans l’étude, les effets tant au niveau des significations et de la réorganisation de la pensée qu’au niveau des transformations pratiques, sont avant tout stimulés, provoqués par la démarche d’intervention. C’est dans ce cadre que se situe la quête de connaissance sur le développement de l’activité des formateurs libanais situés culturellement, historiquement, et socialement. Autrement dit, en prenant au sérieux le développement, l’intervention est considérée comme une opportunité qui déclenche, perturbe, affecte et contraint la dynamique développementale de l’activité. C’est là un intérêt majeur de l’étude contribuant à comprendre l’intervention en clinique de l’activité au service des ambitions de transformation des métiers.

37En conclusion, la mise en écho de cette expérience d’intervention avec d’autres expériences d’intervention pourrait constituer une piste de travail et de réflexion pour les chercheurs. Des liens peuvent être établis entre les différentes formes d’intervention orientée vers le développement du pouvoir d’agir des professionnels (Lhuilier, 2020). Si les présupposés épistémologiques de l’intervention en clinique de l’activité retiennent pour l’essentiel la démarche centrée sur le sujet aux prises avec des situations concrètes de travail et ses empêchements, d’autres points mériteraient d’être discutés : la spécificité des terrains d’intervention comme celui d’un institut de formation, les modalités d’implication des chercheurs et des professionnels, particulièrement lorsque le projet vise des transformations effectives, la mise en place des comités de pilotage soutenant l’intervention.