- 1 This research was financed by the French government IDEX-ISITE initiative 16-IDEX-0001 (CAP 20-25).
1La conception et la mise en œuvre d’un projet d’innovation pédagogique à l’université peuvent participer au développement professionnel des enseignants en générant des questionnements sur les modalités et les finalités de leurs enseignements tout en leur fournissant des occasions d’expérimentation. Le contexte et les évènements propres à la vie du projet peuvent créer des opportunités de questionnements au service d’une transformation de pratique, de posture (Lameul, 2016) ou de représentations. Depuis une quinzaine d’années, l’enseignement supérieur français est modelé par une succession de programmes d’investissement gouvernementaux dont l’objectif est de soutenir l’expérimentation de nouvelles pratiques pédagogiques à l’université. Ces programmes d’investissement d’avenir ont conduit notamment à la mise en œuvre de projets d’innovation pédagogique d’envergure regroupés sous l’appellation IDEFI (2012-2019) pour Initiatives d’excellence en formations innovantes (Agence nationale de la recherche, 2019) ou dans le cadre des labels IDEX pour Initiatives d’excellence ou I-SITE pour Initiatives science-innovation-territoires-économie. Ils s’accompagnent de journées et de concours nationaux dédiés à l’innovation pédagogique comme les JIPES (Journées nationales de l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur) ou le prix PEPS (Passion enseignement et pédagogie dans l’enseignement supérieur). Les écoles et sites universitaires ayant reçu ces différents financements ont pu mettre en œuvre des programmes d’accompagnement aux transformations pédagogiques autour de pédagogies actives, centrées sur les étudiants, d’hybridation des formations ou d’autres initiatives pour mieux intégrer les aspects interculturels ou de développement durable dans les enseignements. La question de la pérennisation des transformations initiées par ces financements peut être abordée par le prisme de la transformation des enseignants au cœur de ces dispositifs d’innovation pédagogique, ce que nous proposons d’étudier dans cet article.
2Afin d’interroger les éventuelles transformations d’enseignants porteurs d’un projet à l’université, nous étudions un programme d’accompagnement à l’innovation doté de trois millions d’euros sur quatre années (2017-2021) qui a mis en œuvre différents appels à projets pour sélectionner et accompagner des équipes d’enseignants engagés dans des expérimentations pédagogiques (déploiement des compétences étudiantes, projets de pédagogie active, de personnalisation des parcours d’apprentissage, d’inclusion et d’interculturalité, reposant parfois sur des jeux sérieux ou intégrant de la réalité virtuelle et immersive, etc.). En sus des financements de matériels ou de contrats de stage, l’accompagnement des équipes s’organisait autour de rencontres régulières avec des ingénieurs pédagogiques, numériques et/ou multimédia afin de répondre aux enjeux techniques des projets mais aussi d’inviter les enseignants à porter un regard critique sur leurs postures. Par ailleurs, dans le processus de sélection des projets, le programme d’accompagnement incitait chaque porteur à organiser une collecte de données afin d’évaluer les effets des expérimentations pédagogiques mises en œuvre, et ce, dans un souci d’amélioration continue des pratiques. Finalement, le suivi proposé permettait aux équipes de participer à des entretiens d’analyse réflexive sur les évolutions de leurs pratiques au cours du projet.
3Notre article poursuit un double objectif épistémique et pragmatique : le premier repose sur une étude des motivations et du sentiment de transformation des porteurs de projet, tandis que le second vise à analyser les effets du programme d’accompagnement en s’appuyant sur les expériences des porteurs. Les résultats, en particulier sur les facteurs négatifs ayant impacté la réalisation des actions entreprises, permettent d’envisager des pistes d’amélioration pour le programme d’accompagnement à l’innovation pédagogique. Nous entendons tout d’abord par innovation pédagogique la mise en œuvre d’une ou de plusieurs nouvelles pratiques pédagogiques sur un site donné. Le terme innovation a donc un caractère relatif, puisque ce qui est une innovation sur un site ne l’est pas forcément sur un autre. C’est cette définition qui est retenue dans le cadre des appels à projets de l’université – appels qui permettent d’attribuer des financements et offrent des opportunités d’accompagnement pour les enseignants.
4Ensuite, nous définissons le développement professionnel (DP) des enseignants comme un processus par lequel ils acquièrent de nouvelles connaissances et compétences, mais aussi de nouvelles postures mises en œuvre dans le contexte de leurs activités professionnelles. Ce DP conduit à accroître le pouvoir d’agir des enseignants ou leur perception de ce pouvoir d’agir dans un contexte donné (Rabardel, 2005). Les résultats de ce processus de DP sont identifiables par l’enseignant lui-même, et se manifestent par des changements de pratique, de vision ou de posture, même si cette identification n’est pas automatique et peut nécessiter un travail réflexif sur les changements à l’œuvre.
5Différentes situations d’apprentissage formelles ou informelles, individuelles ou collectives, peuvent répondre aux attentes des enseignants en termes de DP, et parmi celles-ci, le portage d’un projet d’innovation pédagogique à l’université. En effet, ce dernier offre des opportunités d’actions, d’interactions et d’éventuels questionnements, même si cela ne se traduit pas nécessairement par un sentiment de transformation pour les enseignants.
6En s’appuyant sur un cadre théorique fondé sur l’apprentissage transformatif (Duchesne, 2010 ; Mezirow, 2012 ; Laros, 2017 ; Taylor, 2017) et en s’inspirant de la méthodologie des incidents critiques (Leclerc et al., 2010 ; Durat, 2014), nous analysons l’expérience des enseignants porteurs d’un projet d’innovation pédagogique selon trois prismes : les motivations des enseignants à s’engager dans le projet, les facteurs aidant ou limitant la réalisation des projets, et les effets liés à sa réalisation en termes de transformation vécue par les porteurs. Nous utilisons le concept de professionnalité émergente (Jorro, 2011) pour rendre compte des changements perçus par les enseignants qui s’engagent dans la gestion d’un projet d’innovation pédagogique, nécessitant parfois des tâtonnements, des questionnements réflexifs et un accompagnement afin de rendre les expérimentations pédagogiques plus adaptées et efficaces dans le contexte du site universitaire.
7Cet article propose ainsi de répondre aux questions de recherche suivantes : dans quelles dispositions motivationnelles les porteurs étaient-ils au moment de s’engager dans le projet d’innovation pédagogique ? Quels sont les facteurs positifs ou négatifs ayant impacté leur réalisation ? Et finalement, dans quelle mesure ont-ils le sentiment d’avoir été transformés au cours du projet ? Avant d’exposer les cadres théorique et méthodologique de l’étude ainsi que les résultats, nous parcourons la littérature sur les trajectoires de DP des enseignants universitaires.
8Deux perspectives théoriques se démarquent dans les recherches sur le DP des enseignants universitaires (Huard, 2013 ; Jorro, 2014) : la perspective développementale caractérisée par une succession de stades que les enseignants traversent dans leur carrière, mais qui a le défaut d’être linéaire, et la perspective axée sur la professionnalisation caractérisée par un processus d’apprentissage situé ou de réflexivité. Au niveau développemental, plusieurs auteurs se sont intéressés aux changements que connaissent les enseignants au fil de leur carrière, qui débute avant la prise de poste ou dès l’entrée en fonction dans le métier d’enseignant et qui se poursuit au fur et à mesure de l’expérience dans le métier (Huard, 2013).
9Catherine Loisy (2018) présente une méthode trajectoire pour étudier le DP et les réorganisations intrapsychiques au cœur de ce développement. En s’appuyant sur une approche vygostkienne de l’apprentissage qui prend appui sur les interactions sociales, Loisy (2018, p. 100) met en lumière des crises identifiées par les enseignants et des temps de réflexion pris comme des temps « de réorganisation intrapsychique pendant lesquels le sujet est confronté à lui-même ». L’identification de moments critiques par les enseignants et l’analyse des expériences vécues ont permis à Loisy de mettre en évidence l’existence de crises qui conduisent à des inflexions dans la trajectoire professionnelle des enseignants. La méthode trajectoire permet aussi d’accompagner les enseignants dans la conscientisation et la conceptualisation de leur trajectoire professionnelle en regard de leurs objectifs en matière de DP.
10Retenant que chaque enseignant peut connaître une trajectoire singulière de DP selon les contextes rencontrés, les transitions professionnelles et les expériences vécues, nous notons qu’il peut exister des étapes dans la carrière des enseignants mais sans les généraliser : une première phase de professionnalité émergente (Jorro, 2011) marquée par l’acquisition des compétences et des gestes professionnels, suivie d’une phase d’expertise et d’expérimentation (Huberman, 1989) avant de se terminer par une éventuelle phase d’activisme, voire de désengagement en fin de carrière (Huberman, 1989). Au-delà des transitions professionnelles (Dupuy & Le Blanc, 2001) souvent associées à des mobilités géographiques ou institutionnelles, et appréhendées comme des temps de rupture et de réorganisation, nous nous intéressons ici aux mises en mouvement générées par un projet d’innovation pédagogique sans mobilité géographique.
11Le DP est approché via une de ses facettes, l’expérience. Cette dernière est envisagée comme un flux dynamique, fait de permanence et de nouveauté. Pour en rendre compte, nous cherchons à identifier des transformations, des crises latentes et/ou des incidents critiques ; chacun de ces termes, définis ci-dessous, peut participer à ce qu’Anne Jorro et Jean-Marie De Ketele (2013) intègrent dans la notion de professionnalité émergente.
12La transformation, dans la théorie constructiviste de l’apprentissage transformatif de Jack Mezirow (2012) et Edward Taylor (2017), développée dès les années 1970 aux États-Unis, se définit comme un processus d’évolution des routines interprétatives des individus. Ces routines interprétatives reposent sur des points de vue (points of view), des manières de voir (habits of mind) et des cadres de références (frames of references), chaque dernier niveau englobant le précédent. Dans la théorie de l’apprentissage transformatif, la confrontation à une réalité inattendue ou déroutante peut conduire à une évolution des routines interprétatives des individus à la suite d’un travail dialogique et réflexif. En effet, confronté à un évènement critique nommé disorienting dilemma, l’acteur peut s’interroger sur la situation en dialoguant avec ses pairs, et progressivement remettre en question ses présupposés, afin de se construire une nouvelle manière d’appréhender la réalité, plus en cohérence avec ses retours d’expérience.
13Ce processus débute par une première phase de disorienting dilemma, suivie par des phases d’analyse critique, d’interaction avec les pairs et de nouvelles actions. Cette succession de phases permet de construire un cadre de référence plus adapté à la réalité. Un exemple permet d’illustrer cette théorie : un enseignant est parfois confronté à un public d’étudiants différents du public auquel il était familier, par exemple parce qu’il change de région géographique ou de niveau d’enseignement. Cet enseignant peut alors reconsidérer, à la lumière de son expérience, son propre rôle d’enseignant et sa manière d’interagir avec les étudiants ou encore les pratiques pédagogiques qu’il juge efficaces. Toujours dans cet exemple, le disorienting dilemma pourrait qualifier le premier cours perçu comme un échec si l’enseignant ne parvient pas à communiquer avec ce nouveau public, ce qui peut ébranler ses points de vue sur les modes de communication efficaces avec ce public d’apprenants. Après une éventuelle concertation avec ses collègues ou ses nouveaux étudiants, l’enseignant peut tester d’autres modes d’interaction ou d’enseignement. Ces changements de pratiques peuvent l’amener à transformer ses points de vue sur les spécificités et les besoins de ce public étudiant, ses manières de voir relatives aux méthodes d’enseignement efficaces et son cadre de référence lié à sa posture d’enseignant. D’autres exemples d’adaptation existent dans la littérature (Duchesne, 2017 ; Morrissette et al., 2020).
- 2 Cet article ne traite pas en détail de la notion d'accompagnement même si ce dernier peut être cent (...)
14Les enseignants porteurs d’innovation pédagogique peuvent se trouver confrontés à de nouvelles situations générant des remises en question de leurs schémas d’action et de pensée. Ces transformations s’expliquent en partie par le processus de professionnalité émergente décrit par Jorro et De Ketele (2013). Le concept s’applique aussi bien aux enseignants novices que confirmés qui s’engagent dans un processus d’apprentissage « en faisant l’expérience de tâtonnements » (Jorro, 2014). En effet, « la professionnalité émergente d’un acteur peut être étudiée à partir des processus de développement professionnel, mobilisant de façon interdépendante des dimensions identitaires, opératoires, éthiques, relationnelles, vécues par un débutant ou par un praticien confirmé qui chercherait à évoluer dans son exercice professionnel » (p. 242). Cette professionnalité émergente ne suit pas une trajectoire prédéfinie mais se nourrit au contraire des questionnements réflexifs de l’acteur au gré de ses expériences, positives comme négatives (crise latente, incident critique, etc.) et des opportunités d’accompagnement qui lui sont offertes2. Ces questionnements conduisent alors le professionnel à s’approprier progressivement de nouvelles manières d’agir ou de penser afin de se sentir plus en phase avec son environnement.
15La crise latente est une période au cours de laquelle l’agent perçoit, de manière plus ou moins consciente, un écart entre la situation vécue et la situation qu’il aimerait vivre, générant un sentiment de frustration ou une envie de la faire évoluer. Nous opposons une crise latente à une crise soudaine, ponctuelle et imprévue qui correspond plutôt au disorienting dilemma ou encore à un incident critique. Nous n’ignorons pas néanmoins que la crise latente peut se cristalliser dans un évènement critique ponctuel, qui sera alors abordé selon le prisme de l’incident critique.
16L’incident critique se définit comme « un évènement marquant qui s’inscrit dans une situation délicate, déstabilisante, transformée positivement ou non, propice à une pratique réflexive » (Durat, 2014, p. 49). Chantal Leclerc et ses collègues (2010) ainsi que Laurence Durat (2014) précisent ses caractéristiques : une situation d’interaction vécue par le participant dans un temps déterminé qui a eu un retentissement émotionnel important et a généré des questionnements professionnels. Nous n’utilisons pas la méthodologie des incidents critiques de Leclerc et ses collègues, mais nous nous inspirons de cette approche pour interroger les porteurs sur les faits marquants qui ont jalonné la vie des projets.
17L’étude consiste à décrire les expériences des enseignants de l’université à l’occasion de la réalisation d’un projet d’innovation pédagogique et numérique accompagné par un programme I-Site. Le programme d’accompagnement, et l’équipe dédiée d’ingénieurs pédagogiques, numériques et multimédia, avaient pour mission de soutenir des expérimentations pédagogiques au bénéfice de la réussite des étudiants.
18Les 43 projets, sélectionnés dans le cadre de trois appels successifs entre 2018 et 2019, ont permis aux enseignants d’expérimenter, d’évaluer et de déployer de nouvelles pratiques pédagogiques en vue d’une amélioration des conditions d’apprentissage des étudiants. Les enseignants lauréats ont pu disposer, pendant plus de deux années, d’un accompagnement de proximité par des ingénieurs pédagogiques mais aussi de moyens humains (vacation, stage, contrat étudiant, prestation extérieure), matériels (matériel informatique et audiovisuel, mobilier innovant) et financiers (heures complémentaires, frais de colloque). L’enquête a été effectuée en début d’année 2020 après deux années d’accompagnement effectif par le programme.
19La population cible de cette étude est composée de tous les enseignants accompagnés par le programme d’innovation pédagogique entre 2018 et 2020, soit 43 porteurs de projet. Parmi ces 43 porteurs, 21 ont accepté de répondre au questionnaire après avoir pris connaissance des documents d’information et de non-opposition, conformément à la procédure validée par le comité éthique de l’établissement (IRB00011540-2020-41). Dans cet échantillon, 57 % des 21 participants sont des femmes et 43 % des hommes. L’ancienneté s’étend de 3 à 34 années d’exercice. Les disciplines représentées englobent les sciences humaines et sociales, l’informatique, la physique, le droit, l’économie, le management, et la biologie.
20Notons que l’échantillon n’est pas représentatif des enseignants universitaires du site puisque les répondants étaient des lauréats d’un appel à projets qui nécessitait, au moment du dépôt, de présenter un projet d’innovation pédagogique mûr du point de vue de sa conception. Les résultats portent donc uniquement sur des enseignants volontaires pour répondre au questionnaire et ayant déposé des projets dont la conception était suffisamment aboutie pour être sélectionné.
21Les expériences ont été consignées à l’aide d’un questionnaire développé pour cette étude (en annexe) composé de questions ouvertes et fermées et d’une frise chronologique qui incitait les répondants à un repérage d’évènements clés. Comme l’expérience remémorée a posteriori se cristallise parfois autour d’incidents critiques (Leclerc et al., 2010 ; Durat, 2014), nous avons permis aux enseignants de se rappeler les faits marquants de la vie du projet et de partager leurs interprétations des situations vécues. Ce questionnaire interrogeait en outre les participants sur leur motivation pour le dépôt de projet et sur leur sentiment d’avoir vécu certaines transformations de pratiques, de vision, voire d’eux-mêmes. Une question spécifique portait sur le sentiment d’avoir été transformé au cours du projet.
22La modalité de réponse à l’écrit, dans un délai de deux semaines, permettait aux participants de prendre le temps nécessaire à l’introspection et au choix des mots les plus à même de décrire leur expérience. Le questionnaire a été pré-testé auprès d’un porteur ne faisant pas partie de l’échantillon. Les commentaires ont permis d’améliorer la structuration du questionnaire (séquence des questions) et de vérifier le type et la précision des réponses générées par les questions.
23L’équipe engagée dans cette recherche est constituée de la cheffe de projet du programme, d’enseignants et de chercheurs en sciences de l’éducation et en économie, et d’ingénieures pédagogiques. Ils sont tous engagés à différents degrés dans le programme d’accompagnement à l’innovation pédagogique. L’équipe s’est réunie régulièrement depuis 2019, initialement autour de la question de l’accompagnement à la réflexivité des enseignants, avant d’imaginer un protocole de recherche permettant de mieux comprendre l’expérience des enseignants porteurs de projet. Les résultats, au-delà des apports épistémiques, sont envisagés comme source de réflexion pour faire évoluer le programme au cours de sa deuxième phase (à partir de 2022).
24Les résultats ont été obtenus par deux méthodes complémentaires, toutes deux ancrées dans une analyse thématique des contenus, d’une part en réalisant un comptage d’occurrences sur l’ensemble des réponses et d’autre part, en étudiant plus précisément les conditions et motivations rapportées par les enseignants et pouvant expliquer leur engagement dans le projet.
25Le comptage d’occurrences consistait à étudier les réponses des participants en identifiant les codes récurrents, c’est-à-dire les segments de texte de même signification à travers l’ensemble des réponses au questionnaire. Ces codes ont ensuite été regroupés dans des catégories afin de construire un cadre interprétatif représentatif des données pouvant apporter une réponse aux trois questions de recherche (Bogdan & Biklen, 2007 ; Creswell, 2012). Ces résultats sont présentés dans la suite de l’article sous forme de tableaux afin de rendre compte des réponses les plus récurrentes chez les participants, en ce qui concerne leurs motivations, les facteurs ayant impacté la réalisation du projet et leur perception éventuelle d’une transformation. Chaque participant peut donc contribuer à chaque code à hauteur de 0 ou 1 selon qu’il a mentionné ou non un contenu se rapportant au code. Par exemple, l’extrait suivant a été comptabilisé dans deux codes différents sous le thème de la transformation, puisqu’il permet de préciser la nature de la transformation vécue (professionnelle et personnelle) et de rendre compte d’une analyse réflexive portant sur le rôle d’enseignant-chercheur : « C’est une transformation tout à la fois professionnelle (pas seulement pédagogique, mais également dans la manière de concevoir mon rôle d’EC) et personnelle (en raison de la thématique retenue, le côté social et humanitaire [du projet] m’a conduit également à évoluer dans ma compréhension de diverses problématiques juridiques, sociales et politiques contemporaines) ». De la même manière l’extrait suivant a contribué à deux codes différents sous le thème des facteurs de motivation, celui du sentiment de reconnaissance exprimé par les porteurs et celui des financements : « Dans une moindre mesure, c’est également la reconnaissance de l’investissement avec le soutien financier du [programme d’accompagnement] pour la transformation des enseignements ».
26La deuxième méthode consistait en une analyse approfondie de chaque cas (analyse intra-cas) sur la base d’une grille d’analyse centrée sur les motivations des porteurs. Chaque cas était abordé dans sa globalité afin de prendre en compte les intentions et préférences de l’enseignant ainsi que la complexité de sa situation professionnelle et des caractéristiques de son projet d’innovation pédagogique.
27Les deux méthodes ont été appliquées en parallèle en maintenant un dialogue régulier entre les membres de l’équipe de recherche : quand la première méthode donnait une vision d’ensemble des données en comptant les codes les plus récurrents, la seconde apportait une analyse recentrée sur la spécificité de chaque situation.
28Nous commençons par analyser les motivations rapportées par les enseignants avant de porter le regard sur les facteurs ayant impacté la réalisation des projets et leur éventuel sentiment de transformation.
29La première source de motivation pour le dépôt de projet concernait les objectifs pédagogiques de celui-ci. Les finalités déclarées par les enseignants portaient plus spécifiquement sur l’amélioration de l’apprentissage des étudiants ou sur le développement de leurs compétences. En effet, dans le tableau 1, 17 porteurs ont justifié le dépôt de projet par l’opportunité d’œuvrer en faveur de l’apprentissage des étudiants et/ou du développement de leurs compétences. Parmi les 21 répondants, plus de la moitié (12 répondants) ont mentionné les financements comme une des sources de motivation pour le dépôt, tandis que sept et six porteurs ont respectivement indiqué que l’aide technique et pédagogique du programme d’une part, et l’appui d’une équipe-projet d’autre part, ont contribué à leur volonté de déposer une proposition. Finalement, sept répondants ont noté la possibilité de faire reconnaître leur investissement pédagogique grâce à la sélection du projet par le programme, dans un sens proche de la reconnaissance professionnelle de De Ketele et al. (2017) et sept répondants ont exprimé un besoin de réalisation de soi au sens de la pyramide des besoins de Maslow (contribution à la société, émulation créative).
Tableau 1 - Motivations déclarées pour le dépôt d’un projet
Codes
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N
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Objectif pédagogique centré sur les étudiants : apprentissage et/ou développement de compétences
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17
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Financements (recrutement stagiaire, heures complémentaires, matériels)
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12
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Aide pédagogique et technique (accompagnement par les ingénieurs pédagogiques)
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7
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Sentiment de reconnaissance de l’investissement enseignant ou de l’intérêt du projet
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7
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Réalisation de soi au sens de la pyramide de Maslow (contribution à la société ou à l’institution, émulation créative)
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7
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Appui d’une équipe-projet
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6
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Note : les codes sont classés par ordre d’occurrence inter-cas. N correspond au nombre de répondants ayant mentionné ce code dans leur réponse au questionnaire.
30Dans le faisceau des motivations évoquées par les enseignants, on retrouve sans surprise les motivations légitimes pour un projet d’innovation pédagogique à savoir des objectifs de transformation centrée sur les étudiants ainsi qu’une demande d’aide financière, humaine et technique nécessaire pour réaliser le projet. Ces réponses convenues étaient attendues, alors que la réponse relative au sentiment de reconnaissance était moins anticipée : désireux d’être plus efficaces face au public étudiant, les porteurs souhaitent également tirer un bénéfice de cet engagement en termes de reconnaissance institutionnelle, elle-même source de motivation.
31L’analyse des discours intra-cas, en complément du comptage d’occurrences, a permis de mettre en évidence d’autres sources de motivation plus profondes. Les enseignants ont rapporté un écart entre la situation telle qu’ils la vivaient avant le projet et la situation qu’ils souhaitaient atteindre en s’y engageant. Ces écarts ont généré un besoin de changement chez les enseignants, voire un sentiment de crise latente, crise silencieuse et lancinante plutôt que manifeste. On peut identifier les perceptions ci-dessous comme autant de facteurs explicatifs à l’engagement dans le projet.
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Sentiment de lassitude ou d’isolement
32Le projet était alors une opportunité pour se renouveler pédagogiquement ou pour collaborer autour de questions pédagogiques. Un des enseignants (P2) explique : « J’assistais depuis plusieurs années à des conférences, séminaires et/ou formations qui une fois terminés avaient souvent pour effet de renforcer l’isolement de l’enseignant face à ses étudiants. Un groupe de travail était l’occasion de rompre cet isolement et de rencontrer des collègues au sein d’une même composante qui comme moi cherchait à innover ».
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Sentiment d’un déficit de connaissance ou de proximité avec le public étudiant
33Le projet était alors perçu comme une opportunité d’ajuster son enseignement aux étudiants face à la perception d’un trop grand écart générationnel ou à des difficultés de compréhension vis-à-vis des besoins de ce public. P10 visait à « travailler avec des étudiants […] pour avancer plus rapidement et en étroite corrélation avec leurs besoins » tandis que P13 souhaitait « proposer un “apprendre autrement” à plus d’étudiants (de Bac+1 à Bac+3) ». P4 précise qu’il souhaitait « apporter des réponses à des questions qui revenaient régulièrement de la part des étudiants qui se trouvaient dans l’incertitude par rapport à des “fake news”. Cet aspect-là était à la fois très important par rapport à ma philosophie d’amener les étudiants à remettre en question les informations qu’ils reçoivent, et en même temps impossible à traiter dans le cadre des enseignements “classiques”, car cela aurait monopolisé trop de temps pour des aspects “hors programme pédagogique” au sens strict ».
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Envie de composer avec de nouveaux outils, de prendre des risques ou de tester ses idées
34Le projet était alors perçu comme une opportunité de s’approprier de nouveaux outils ou de se renouveler en testant certaines idées pédagogiques. P14 explique : « Je souhaitais également monter en compétence sur les outils numériques, en particulier la plateforme Moodle et la réalisation de capsules vidéo, et de manière plus générale faire évoluer ma pédagogie. »
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Envie de changer les situations d’enseignement pour les rendre plus cohérentes avec leurs convictions pédagogiques
35Le projet était alors abordé comme une opportunité pour l’enseignant de transformer son environnement de travail et de contribuer plus généralement à la société. Pour P6, le projet lui permettait d’instituer dans la ville « un modèle d’enseignement du droit, inspiré de l’enseignement clinique de la médecine, qui est très développé en Amérique du Nord mais peu en France [et aussi de] proposer aux étudiants une mise en pratique de leur apprentissage théorique en leur permettant, parallèlement, de participer aux missions sociales de l’université. »
36En termes de ressorts motivationnels, un continuum est donc identifié allant de la crise latente à une envie de changement qui trouve dans le projet une occasion de se réaliser. Ces facteurs motivationnels peuvent conduire à des évolutions de pratiques dans la continuité de ce que l’enseignant faisait déjà ou au contraire en rupture avec ce qui se pratiquait sur le site. Avant d’observer les effets perçus des projets du point de vue des enseignants, nous nous interrogeons sur les facteurs ayant impacté leur réalisation. En effet, ceux-ci s’inscrivent dans un contexte socioprofessionnel donné et plusieurs facteurs peuvent influencer la réalisation des projets ainsi que leurs effets sur les enseignants.
37Nous avons questionné les porteurs sur les facteurs qui ont facilité, ou au contraire, fait obstacle à la réalisation de leurs actions. Leurs réponses nous ont renseignés sur les éléments impactant le cycle de vie des projets qui sont autant de facteurs qui ont pu influencer l’expérience des participants.
38Les porteurs de projet entretiennent un rapport ambivalent à leur équipe-projet constitué de pairs enseignants (tableau 2), même s’ils sont majoritairement convaincus des effets bénéfiques de la confrontation des points de vue. En effet, l’envie très forte de s’appuyer sur une équipe-projet entre parfois en collision avec un principe de réalité : la disponibilité des collègues est parfois plus faible que prévue et les compétences des stagiaires sont parfois insuffisantes pour réaliser les objectifs initiaux, nécessitant de le faire évoluer. Ce résultat invite le programme d’accompagnement à préparer les porteurs à prendre la mesure ce qu’ils peuvent attendre de l’équipe-projet ou à les accompagner dans leur rôle de leader d’un collectif d’enseignants.
39Selon 12 répondants, l’équipe-projet a été source de motivation en fournissant des opportunités d’échange et de confrontation (tableau 2). Par exemple, P7 illustre comment cela lui a permis de confronter ses idées à celles de ses collègues enseignants : « Les difficultés reposaient essentiellement sur le choix des mots et des formulations pour le référentiel [de compétence] : nous ne mettions pas toujours les mêmes concepts derrière les mots [et] il a fallu débattre longtemps pour nous mettre d’accord. Mais ces discussions étaient très intéressantes » tandis que sur le même projet, sa collègue salue l’apport du « regard croisé d’une équipe hétéroclite (enseignants, ingénieur pédagogique, artistes) ».
Tableau 2 - Facteurs positifs ou négatifs impactant la réalisation des projets
Catégories
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Codes
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N
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Ambivalence vis-à-vis du collectif, avec une dominante positive
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Equipe-projet : Source de motivation et de confrontation des idées
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12
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Résistance au changement des collègues enseignants
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3
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Désistement ou désengagement des collègues
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2
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Accompagnement par le programme (ingénieurs pédagogiques, etc.) pour pallier les difficultés rencontrées lors du projet
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Apport de conseils et ressources pédagogiques spécifiques au projet
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6
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Source d’échanges et de questionnements, catalyseur de réflexions
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6
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Aide administrative et financière
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6
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Difficultés techniques qui demeurent malgré l’accompagnement
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4
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Contexte
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Crise Covid : désorganisation puis réorganisation
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7
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Contraintes administratives, RH et organisationnelles
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6
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Manque de temps des enseignants
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4
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Note : les codes sont classés par ordre d’occurrence inter-cas. Les cellules grisées correspondent aux facteurs négatifs.
40Le collectif est parfois associé à la résistance de certains collègues (résistance au changement mentionnée par trois participants) ou à leur désengagement (rapporté par deux répondants) au détriment de la réussite du projet. Par exemple, P1 insiste sur la difficulté à convaincre ses pairs : « Un obstacle auquel nous avons été confrontées a été la résistance de certains collègues à jouer le jeu de l’expérimentation dans leurs cours », tandis que P8 commente une spirale de désengagement, « au fur et à mesure que le temps passait, certains collègues étaient pris par d’autres tâches plus prioritaires et n’ont pas consacré suffisamment de temps au projet. »
41Finalement, P5 a exprimé des difficultés à réguler l’équipe : « le premier fait marquant concerne la prise de conscience assez tardive que les choix faits sur toute la première partie du projet étaient trop ambitieux eu égard aux compétences techniques de l'équipe-projet. Cette prise de conscience et la verbalisation de cette prise de conscience en direction de l'équipe-projet, alors que des réalisations audiovisuelles avaient été faites, a généré de la déception et de la réflexion sur la méthodologie d'accompagnement des stagiaires, sur l'explicitation des attendus et sur l'adaptation au contexte. Il n'a pas été évident de penser et [de] dire que les premiers résultats n'étaient pas satisfaisants ». Ce premier résultat incite donc à considérer le management de l’équipe-projet comme un facteur central de réussite des projets d’innovation ; nous y reviendrons dans les recommandations.
42Le deuxième facteur aidant mentionné par les porteurs concerne les apports du programme d’accompagnement alors même qu’aucune question ne portait directement sur ce point. Les porteurs de projet ont noté que l’équipe d’ingénieurs pédagogiques avait apporté des ressources et des conseils personnalisés (six répondants) mais aussi des opportunités de questionnements (six répondants), ainsi qu’un soutien administratif et financier (six répondants) utile à la réalisation des projets.
43La gestion de la dynamique des équipes-projets est parfois semée d’embûches comme nous l’avons vu précédemment. Dans ce cas, les ingénieurs pédagogiques ont pu jouer un rôle clé en facilitant les échanges au sein des équipes et en accompagnant les évolutions de pratiques et/ou la prise en main de nouveaux outils d’enseignement. P2 explique, « le principal élément aidant est l’aide de la conseillère pédagogique qui a donné une impulsion aux rencontres enseignantes en apportant notamment des outils. » P14 insiste sur le rôle de conseil des ingénieurs face à la « nécessité [d’]une prise en main accélérée des outils (en particulier Moodle), pour [laquelle] l’accompagnement pédagogique a été indispensable. »
44Par ailleurs, le rôle d’accompagnement à la réflexivité joué par les ingénieurs pédagogiques est bien illustré par les propos de P19 : « l’accompagnement du projet par les acteurs [du programme] a été l’opportunité d’échanger sur les pratiques pédagogiques et nous a obligé à un effort de synthèse, [de] pédagogie et [de] “vulgarisation”, qui, bien que chronophage nous a in fine permis de mieux cerner les objectifs et notre démarche […] Les interactions avec l’équipe [du programme], les journées d’échange et de présentation avec les équipes pédagogiques impliquées dans des projets d’innovation ont été l’occasion de réfléchir aux contenus d’enseignement et aux méthodes d’apprentissage. »
45Ces résultats mettent en lumière le triple rôle des ingénieurs pédagogiques, au-delà de l’activité traditionnelle de conseiller technico-pédagogique. En effet, les fonctions de facilitateur des échanges et de catalyseur de réflexivité sont soulignées par les participants et nous semblent importantes à relayer.
46Néanmoins, des difficultés demeurent et certains enseignants renouvellent leur besoin d’aide technique (4 participants) ou administrative (6 participants) ou déplorent leur manque de temps (4 participants), impactant la vie du projet du dépôt jusqu’à sa réalisation. P9 l’explique très bien : « j’ai été plutôt déçue des contraintes qui se sont présentées (essentiellement poids administratifs). Cela a un peu entaché ma motivation (et ma naïveté quant à l’idée que l’on peut tout faire si cela améliore la pédagogie). »
47Pour terminer, le contexte particulier de la crise sanitaire Covid19 a bousculé la mise en œuvre des projets. Cette enquête a en effet eu lieu en 2020 au début des confinements et cela a nécessité des réorganisations d’emploi du temps mentionnées par sept porteurs. Nous retiendrons donc de ces derniers résultats que des changements organisationnels liés à la disponibilité des enseignants (en termes de temps) et à l’allègement de certaines contraintes administratives pourraient être bénéfiques à la réalisation des projets.
48Ayant passé en revue les ressorts motivationnels et les facteurs positifs et négatifs, nous nous intéressons ensuite à l’éventuelle expérience de transformation vécue par les enseignants. La section suivante répond ainsi à la troisième question de recherche, à savoir dans quelle mesure les enseignants ont-ils le sentiment d’avoir été transformés au cours du projet ?
49À la question fermée « Considérez-vous avoir été transformé.e par ce projet ? », les participants n’ont pas répondu de manière binaire. Au contraire, ils ont déclaré une expérience plus nuancée, s’inscrivant plus dans la continuité que dans la rupture. En effet, certains porteurs considèrent que le terme de transformation est trop fort par rapport à la nature réelle de leur expérience qui est plus nuancée (tableau 3). Ainsi, sept d’entre eux considèrent qu’il n’y a pas eu de transformation de soi, mais des transformations de certaines pratiques pédagogiques. P7 explique, « Transformée ? pas du tout au tout […] Mais j’ai pris conscience du poids de ma formation (anthropologie) et de mes valeurs dans mes échanges avec mes collègues. Je pense que ce projet m’a permis de mieux me connaître. » P16 précise que le projet a conduit à des apprentissages dans la continuité de son développement professionnel : « Non, je ne dirais pas que j’ai été transformée car je ne partais pas de zéro. J’étais déjà en cours de transformation avant le projet et je pense que je le suis toujours. Au niveau des pratiques pédagogiques ». P16 poursuit : « j’ai amélioré ma conception des cours à distance : j’avais l’expérience des cours hybrides, mais [pas] totalement à distance. J’ai ainsi appris à mieux scénariser en accompagnant l’étudiant davantage. J’ai aussi découvert comment utiliser un plan de formation pour accompagner les étudiants dans la montée en compétences. » De même pour P19, « La notion de transformation est un peu exagérée, mais, sans nul doute, la gestion scientifique et technique du projet […] a été l’opportunité d’enrichir et de renforcer mes compétences en management et suivi de projets, tant sur la réalisation des objectifs que sur l’accompagnement de l’équipe pédagogique. »
Tableau 3 - Codes relatifs aux transformations de soi
Codes
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Nb
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Il n’y a pas eu transformation de soi : l’expérience est plus nuancée ou limitée à certaines pratiques
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7
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Il y a eu transformation de soi avec des précisions sur la nature de la transformation
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6
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Inscription dans une démarche réflexive vis-à-vis de son identité et/ou de son parcours professionnel
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4
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Engouement : Renforcement dans la motivation à innover/adopter de nouvelles pratiques
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4
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Pas assez de recul pour se prononcer
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4
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Note : les codes sont classés par nombre d’occurrence inter-cas.
50Nous retenons donc une certaine réserve des enseignants vis-à-vis du terme de transformation, en particulier parce qu’ils se perçoivent comme des professionnels qui développent leurs pratiques ou leur connaissance d’eux-mêmes au gré de l’avancement des projets. Ceci est en accord avec le concept de professionnalité émergente, suivant des inflexions successives qui, à nos yeux, sont loin d’être anodines pour un programme qui vise à soutenir dans la durée une culture de l’innovation pédagogique à l’université.
51Cependant, certains enseignants ont indiqué s’être sentis réellement transformés à la suite du projet (six participants), tant du point de vue des pratiques que de leurs visions relatives à l’enseignement universitaire. P6 affirme : « C’est une transformation tout à la fois professionnelle (pas seulement pédagogique, mais également dans la manière de concevoir mon rôle d’enseignant-chercheur) et personnelle (en raison de la thématique retenue, le côté social et humanitaire [du projet] m’a conduit également à évoluer dans ma compréhension de diverses problématiques juridiques, sociales et politiques contemporaines) ». Certains enseignants ont donc le sentiment d’avoir vécu une réelle transformation au cours du projet à la différence des précédents pour lesquels l’expérience était plus nuancée.
52Par ailleurs, quatre participants ont noté la possibilité de s’engager dans un processus réflexif qui leur a permis de mieux se connaître. P14 l’explique : « [Le projet] m’a permis d’initier une démarche réflexive […] de prendre conscience de ma vision de l’enseignement, dans une approche plutôt socioprofessionnelle qu’académique : je me conçois comme un formateur-accompagnateur, les étudiants sont des professionnels en devenir, avec une formation voulue de pair à pair […] J’ai également pris conscience des différentes composantes du métier : détenteur du savoir, artisan, technicien, acteur social. »
53Finalement, le projet a conduit à renforcer l’engouement pour l’innovation pédagogique pour quatre participants comme pour P14 : « Hors de l’aspect numérique, ce projet m’a encouragé à développer plus d’expérimentations dans mes enseignements, pour les rendre plus dynamiques, plus variés, plus ludiques », tandis que P11 souligne son « envie d’aller toujours plus dans les innovations y compris technologiques ». Cet engouement est positif à l’heure où la question de la pérennisation des transformations pédagogiques est posée. Au-delà des effets directs des projets, les porteurs ont le sentiment de nourrir une dynamique de changement. Cela conduit certains d’entre eux à envisager l’avenir différemment comme P4 qui déclare : « je serai à l’avenir plus à l’écoute encore de la perception que les étudiants ont de nos enseignements, dans l’optique de les adapter en permanence, ce que je faisais déjà, mais plus “au feeling”, sans indicateurs fiables réels. J’ai également pris conscience de la nécessité d’être très clair sur les attendus, les objectifs à atteindre, dès le départ. »
54Il faut noter pour finir que quatre répondants ont déclaré manquer de recul vis-à-vis de ces transformations, ce qui peut s’expliquer par le fait que le questionnaire est arrivé trop tôt par rapport à la vie du projet (trois appels entre 2018 et 2019, questionnaire diffusé début 2020).
55Finalement, s’ils ne se sentent pas tous transformés par le projet, certains enseignants perçoivent des transformations de pratiques ou une meilleure compréhension d’eux-mêmes tandis que d’autres ont insisté sur le renforcement de leur engouement pour l’innovation pédagogique.
56Nous discutons ces résultats dans la section suivante afin de mieux comprendre dans quelle mesure l’engagement à porter un projet d’innovation pédagogique peut nourrir un processus de DP.
57Utilisant un contexte d’engagement dans un projet d’innovation pédagogique et prenant en compte les facteurs qui ont impacté l’expérience des enseignants tout au long de ce dernier, cet article montre que l’expérience de transformation des porteurs est nuancée, s’apparentant plus à une expérience de continuité que de rupture. En effet, le projet a permis à certains enseignants de mieux se connaître, d’entériner des changements de pratiques ou de renforcer leur engouement pour l’innovation pédagogique. Ce résultat nous semble cohérent avec les résultats sur le DP des enseignants envisagés comme une trajectoire faite de questionnements et d’expérimentations au cours de la carrière professionnelle (Loisy, 2018). Il n’est pas étonnant d’obtenir une réponse nuancée à la question de la transformation de soi : les porteurs ont déposé des projets qui leur ressemblaient et les aléas de mise en œuvre ainsi que le suivi par les ingénieurs pédagogiques leur ont permis d’avancer sur une trajectoire de développement, sans nécessairement réaliser des découvertes inattendues ni modifier en profondeur leurs postures. Cela renvoie au caractère émergent de la professionnalité (Jorro & De Ketele, 2013), puisque celle-ci se nourrit d’expériences renouvelées dans le quotidien du travail. Ce processus d’émergence s’intensifie lors d’épisodes de questionnement réflexif sur ses propres pratiques en particulier à l’occasion d’évènements critiques.
58Les réponses de certains porteurs plus tranchées quant à l’expérience de transformation laissent entrevoir une augmentation du pouvoir d’agir des enseignants (Rabardel, 2005) ce qui est par exemple frappant chez P14, « j’ai été transformé par ce projet, au-delà du simple périmètre du [programme]. Je pense que la pédagogie peut m’apporter un nouveau développement personnel et professionnel. » Dans ce cas, le projet a constitué une étape dans la trajectoire des enseignants, qui une fois franchie, ne souffre d’aucun retour en arrière : « J’ai beaucoup de mal à revenir à un enseignement “classique” où les étudiants ne sont pas actifs » (P15). Dans ces exemples, le projet a servi d’espace d’expérimentation permettant aux enseignants de mûrir et d’avancer sur leur trajectoire de DP, en particulier parce qu’ils font état d’apprentissages de nouvelles pratiques qui modifient leur manière d’interagir ou d’organiser l’activité des étudiants.
59Les motivations pour le dépôt de projet sont multiples et répondent à différents besoins qui s’expriment parfois par un sentiment de crise latente ou au contraire par une envie d’expérimenter ou de faire évoluer son environnement immédiat. Exprimant des besoins de réalisation de soi, les enseignants ont expliqué vouloir s’appuyer sur une équipe de pairs pour mener à bien une action en faveur de l’apprentissage des étudiants, se sentir reconnus professionnellement, ou encore contribuer, par le projet, à une évolution de l’institution ou de la société. Autant de raisons d’expérimenter qui peuvent être reprises par le programme d’accompagnement pour encourager les enseignants à s’engager dans le portage de projets d’innovation pédagogique.
60Si le programme souhaite mieux accompagner le développement du pouvoir d’agir des enseignants, une attention particulière devrait être portée aux obstacles à la réalisation des projets, comme les difficultés relatives à l’animation du collectif, le poids des démarches administratives ou encore les contraintes de temps des enseignants. En effet, les résultats sur la résistance ou le désistement des collègues incitent à accompagner les porteurs dans le développement de leur leadership éducatif (conduite du changement, etc.) au service de l’animation des équipes et in fine d’un DP collectif. Cette recommandation est en accord avec le cadre théorique choisi, puisque l’apprentissage transformatif (Mezirow, 2012 ; Taylor, 2017) et le travail réflexif sur les incidents critiques (Leclerc et al., 2010 ; Durat, 2014) s’appuient sur un dialogue entre pairs afin de confronter différentes interprétations de la réalité et de faire évoluer la compréhension de chacun vers plus de discernement. Ce travail de renforcement des compétences managériales des porteurs de projet pourrait faciliter le déploiement et l’essaimage des innovations pédagogiques au sein des collectifs.
61D’autres points d’amélioration pourraient être envisagés afin d’accroître l’inclusivité du programme et cibler des enseignants qui n’ont pas encore conçu un projet d’expérimentation pédagogique suffisamment achevé pour être sélectionné. En effet, ce mode de fonctionnement du programme sélectionne des projets relativement aboutis en matière de conception, alors qu‘un accompagnement à une démarche de questionnements, par le biais d’un soutien individuel à l’analyse réflexive par exemple, pourrait s’adresser à un public moins acculturé aux procédures de dépôt de projet et susciter d’autres vocations au sein de la communauté enseignante universitaire.
62Nous terminons sur une remarque d’ordre général sur l’apport des programmes d’accompagnement à l’innovation pédagogique à l’université. En effet, en creux de la question de la pérennisation des transformations pédagogiques se pose la question de l’apport des programmes d’accompagnement alors que les enseignants peuvent innover au quotidien sans avoir nécessairement besoin d’être soutenus. Il nous semble que les résultats de cet article montrent que le programme peut avoir un effet bénéfique sur la probabilité de réussite des expérimentations et donc sur la manière dont les enseignants vivent ces expériences et les intègrent dans leur trajectoire de développement. En effet, les ingénieurs pédagogiques peuvent faciliter le travail des équipes-projets et l’appropriation de nouveaux outils, ils peuvent soutenir les analyses réflexives ou encore l’étude des données d’évaluation des effets des expérimentations. À l’heure où les universités mettent la réussite étudiante au cœur de leur objectif institutionnel, accompagner la réussite des projets portés par les enseignants peut avoir pour effet de centrer l’innovation sur la qualité des apprentissages étudiants, et ce faisant, répondre aux aspirations des enseignants qui souhaitent adapter leurs pratiques au service de cet objectif.
63Nous avons analysé les expériences des enseignants porteurs d’un projet d’innovation pédagogique à l’université afin de comprendre dans quelle mesure ils estimaient avoir été transformés au cours de leur réalisation. Leurs réponses nuancées mettent en lumière un développement professionnel de continuité plutôt que de rupture. Si certains enseignants reprennent ce terme de transformation, c’est qu’ils l’associent à des apprentissages de nouvelles pratiques pédagogiques mais aussi à une meilleure compréhension d’eux-mêmes (prise de recul sur les effets de leur propre formation, meilleure compréhension de leurs visées pédagogiques). En sus de leurs conseils techniques, les ingénieurs pédagogiques ont joué un rôle majeur dans ces changements par leur accompagnement à l’analyse réflexive et par leurs actions en faveur des échanges entre les membres des équipes-projets. Au-delà du financement d’heures complémentaires ou de contrats de stage, l’apport fondamental du programme semble résider dans l’accompagnement des projets aux niveaux technique, humain et réflexif. L’effet sur l’engouement des enseignants pour les innovations pédagogiques est finalement le résultat le plus prometteur dans l’objectif de pérenniser ces évolutions de pratiques au plus près des caractéristiques des étudiants et au service de la qualité de leurs apprentissages.