1L’ouvrage publié par Marie-Hélène Jacques Les transitions identitaires dans les parcours d’éducation mobilise un ensemble de travaux revisités dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2018 à l’université Paris 8 (CIRCEFT-ESCOL). Il met en perspective les fondements épistémologiques et les choix méthodologiques de la chercheure qui, revenant sur des résultats produits, montre la dimension heuristique de tels travaux. Quels que soient les contextes investis, l’ouvrage s’intéresse aux mutations de l’éducation et du travail, en lien avec la demande croissante d’individualisation (et de réorganisation) des parcours scolaires et professionnels.
- 1 Les parcours d’éducation sont à prendre ici dans un sens extensif qui englobe les parcours de forma (...)
2À l’appui de parcours d’éducation (et de formation)1 relevant de dispositifs formels pris dans leur diversité (élèves choisissant une formation professionnelle par apprentissage, travailleurs s’engageant dans une reprise d’études, jeunes diplômés du supérieur tentant de s’insérer sur le marché de l’emploi), Marie-Hélène Jacques cherche à saisir la manière dont les acteurs s’inscrivent dans des transitions professionnelles tout en cherchant à maintenir une cohérence identitaire. En arrière-plan, l’ouvrage rend compte d’un contexte sociopolitique « où sévit une menace toujours présente de mobilité contrainte, de réversibilité, d’instabilité » (p. 13), associée à un phénomène croissant de brouillage des parcours et d’injonctions à se former tout au long de la vie. Dans cet univers complexe, la responsabilité des individus est sollicitée : chacun et chacune est incité(e) à dépasser les incertitudes, à se prendre en main pour penser son orientation ou réorientation professionnelle, de façon assumée et rationnelle, en vue de s’adapter à un monde en mutation.
3L’ouvrage s’intéresse aux remaniements identitaires générés par les transitions et analyse les processus en jeu, tant du point de vue des déterminants sociaux que des éléments relevant des interactions acteur(s)-contexte(s). Marie-Hélène Jacques mobilise les outils de la sociologie (Bourdieu, 1980 ; Lahire, 1998, entre autres) pour saisir, à partir d’un travail sur les parcours individuels pris dans une temporalité longue, ce qui se joue au cœur de la transition ; elle met en lumière ce qui initie/précède l’entrée dans le dispositif qui soutient la transition (paliers, orientation, bifurcation), ce qui s’y élabore et s’y transforme dans son déroulement et ce qui se recompose (ou pas) à la sortie. Par ailleurs, elle inscrit sa démarche dans une perspective interactionniste qui lui permet d’approcher (de comprendre) à la fois ce que les dispositifs « font » aux sujets et la manière dont les sujets « font avec », « font face à » et s’approprient les situations générées par ces dispositifs.
4Cette volonté d’articuler la subjectivité des enquêtés (exprimée dans des entretiens ou à travers des écrits réflexifs) et les conditions plus objectives de la mise en œuvre du parcours, rendent le travail particulièrement intéressant, à la conjonction de l’individuel et du social. En ce sens, Marie-Hélène Jacques mobilise des adossements théoriques issus d’autres champs, notamment la psychologie sociale, lui permettant de « saisir comment certaines micro-configurations sociales nourrissent des représentations de soi, infléchissent une décision ou un projet, pondèrent un processus d’apprentissage » (p. 31).
- 2 Le schéma quinaire est un type de schéma narratif, c'est-à-dire de construction du récit, décrit pa (...)
5L’ouvrage est structuré en deux grands ensembles. La première partie présente les fondements épistémologiques et méthodologiques qui conduisent à une définition des transitions au sein de parcours éducatifs relevant de la scolarité, de la formation professionnelle ou des études supérieures. Des exemples ponctuent l’avancée des repères conceptuels retenus, avec un souci permanent d’articulation théorie/empirie. Tout d’abord, l’auteure aborde la notion de palier, organisateur « archaïque » du système éducatif, qui participe d’une transition « ordinaire » amenant ses reconfigurations matérielles et sociales ; celles-ci sont liées à une culture, à des formes pédagogiques, des curricula, et génèrent des remaniements identitaires chez les sujets inscrits dans ces parcours. Les étapes transitionnelles sont ensuite appréhendées selon un déroulement quinaire2, qui, à travers une histoire, reconfigure la dimension narrative des identités. C’est à l’appui des travaux de Paul Ricoeur (1985) sur l’identité narrative, que l’auteure donne à comprendre la manière dont la transition agit sur – et est investie par – le sujet qui l’intègre à son récit, articulant diversité des expériences et maintien d’un sentiment de continuité identitaire. La transition est également envisagée comme expérience amenant une réorganisation des activités et des processus d’apprentissage. Les concepts relevant du champ de la psychologie sociale, notamment ceux de personnalisation (Malrieu, 1977) et de « système des activités » (Curie et al. 1990) sont mobilisés et soutiennent l’hypothèse que la transition constitue une épreuve dans laquelle chacun mobilise un agir singulier, des ressources propres pour s’adapter aux évènements, aux transformations qu’ils ont, d’un certain point de vue, impulsées. Enfin, cette première partie propose une définition de la transition, après avoir considéré de façon précise les situations liées aux parcours éducatifs : « La transition est un temps de vie perturbé, de durée variable, dans lequel le quotidien est transformé, entre deux états de (relative) stabilité et de (relative) sécurité objective et subjective […] C’est un processus développemental au cours duquel ont lieu des transformations socio-cognitives (apprentissages, changements de représentations, de conceptions) induites par l’expérience vécue » (p. 96). La mise en évidence des concepts clés à partir de deux schémas (p. 99-100) offre une lecture synthétique des choix théoriques et méthodologiques opérés ; cette formalisation, largement étayée d’exemples pour appuyer le propos, donne une vision claire des processus pris en compte dans l’étude de la transition et des modes d’accès privilégiés pour les comprendre. Cette synthèse ouvre sur la seconde partie de l’ouvrage, qui investit les remaniements identitaires à l’œuvre lors de la transition.
6Cette partie aborde la transition à partir de trois grandes phases (notion de seuil) empruntées à Arnold van Gennep (1909) et articulées au processus « assimilation-accommodation-adaptation » développé par Jean Piaget (1964). De nombreux encadrés empiriques viennent soutenir le propos et montrer de quelle manière l’auteure opère pour partir du singulier et monter en généralité en typifiant ces parcours et en mettant en lumière ce qu’ils condensent en termes de contraintes/ressources/dispositions, etc. Tout d’abord Marie-Hélène Jacques envisage le seuil préliminaire de la transition, matérialisé le plus souvent par un changement de statut (de collégien à apprenti par exemple) qui modifie les repères identitaires inscrits dans le rapport au temps et aux espaces sociaux, dans les relations, dans les activités. Le seuil préliminaire provoque une « anticipation de soi », référée à l’habitus, à une certaine vision du monde et aux dispositions construites dans le processus de socialisation. À l’appui des travaux de Claude Dubar (1991), il s’agit ici de revenir sur la transaction relationnelle (identité pour soi / identité pour autrui) en montrant l’importance des ressources transitionnelles (capitaux et dispositions accumulées, supports identificatoires) construites antérieurement et facilitant la projection dans l’avenir, même incertain, ainsi que l’argumentation de ses choix. Dans la deuxième phase c’est-à-dire dans l’expérience même du dispositif soutenant la transition, les sujets prennent appui sur ce « substrat identitaire » pour accommoder leurs schèmes socio-cognitifs au nouvel environnement et s’adapter au changement. Ce processus engage fortement l’individu, l’amène à des formes de re-normalisation (Durrive, 2014) vis-à-vis des pratiques et des usages du milieu d’accueil. En ce sens, l’expérience fait apprentissage et permet des réajustements socio-cognitifs, affectifs plus ou moins faciles entre ce que le sujet a préalablement construit, ce qu’il développe en contexte et le nouveau cadre normatif dans lequel il doit désormais trouver sa place.
7La troisième phase concerne le seuil post-liminaire et le rééquilibrage des processus socio-cognitifs ; les remaniements identitaires sont reliés aux marques de reconnaissance reçues à l’issue du dispositif éducatif, parmi lesquelles l’évaluation prend une dimension essentielle. L’auteure met en évidence l’amplitude des transformations, en prenant appui sur des exemples de parcours qui deviennent peu à peu familiers pour le lecteur, car repris avec différentes focales.
8Ainsi « des remaniements identitaires vérifiables à l’issue d’un parcours transitionnel attestent de métamorphoses plus ou moins spectaculaires ou discrètes, autrement dit d’un développement de soi plus ou moins effectif » (p. 248). Cadre normatif et formes d’engagement possibles, types de reconnaissance centrés sur le travail ou sur la personne sont envisagés comme des paramètres structurant les transactions propres à la transition, à articuler avec des formes identitaires. Pour l’auteure, les « transitions de qualité sont celles qui transforment les dimensions statutaire, réflexive et narrative de l’identité » (p. 253), ce remaniement étant caractérisable à la fois par le fait que l’individu : a) s’engage dans des actions singulières et personnalisées reconnues par lui-même et par des autrui significatifs ; b) conscientise ce remaniement comme une propriété inaltérable ; c) est à même de réactiver ce processus dans d’autres contextes.
9Au-delà de ce que le processus de transition engage comme potentialités, les résultats montrent qu’il profite à celles et ceux qui « bénéficient des ressources transitionnelles les plus significatives pour décrypter la complexité des structures et s’emparer de manière efficace des dispositifs les plus conformes aux dispositions qu’ils ont développées » (p. 258). En ce sens, décrire les invariants à l’œuvre, rendre lisible un ensemble de facteurs qui contribuent aux réussites mais aussi à des échecs ou des discontinuités, contient une dimension heuristique. Le propos de l’ouvrage vise, in fine, à favoriser les processus d’émancipation, à réduire, pour partie, les inégalités sociales et professionnelles et les processus invisibles qui les sous-tendent.
10L’intérêt de l’ouvrage de Marie-Hélène Jacques est pluriel. Il propose un adossement très pertinent à des données empiriques qui servent d’exemple mais indiquent également comment la chercheuse construit son système de pensée et problématise les transitions identitaires dans les parcours d’éducation.
11L’auteure privilégie « une entrée par les individus » comme élément essentiel de la démarche et permet au lecteur : a) d’accéder à différents parcours, repris tout au long de l‘ouvrage pour étayer l’argumentation ; b) d’appréhender ce qui s’y joue en termes de réussites ou d’échecs, en prenant le soin de décortiquer les désajustements et les malentendus qui opèrent. Ce niveau d’analyse très fin et toujours ancré sur des travaux empiriques est stimulant. Des parcours longs, des vignettes plus ciblées sur telle ou telle composante des transitions ou des dynamiques identitaires n’empêchent pas Marie-Hélène Jacques d’envisager une montée en généralité à visée heuristique, en proposant des familles de parcours (p. 228-230) qui donnent à comprendre un ensemble de facteurs à l’œuvre dans les processus identitaires propres à la transition. D’autre part, en s’inscrivant dans des temporalités longues, l’auteure peut accéder avec plus de finesse et de pertinence aux processus complexes qui se jouent au niveau des parcours et des remaniements identitaires.
12Enfin, le travail atteste d’un souci de clarification des fondements épistémologiques qui organisent l’activité de recherche : au-delà de l’approfondissement de certains concepts (voir plus haut), différentes disciplines d’appui sont convoquées, en justifiant de leur pertinence. Toutefois, on pourrait s’interroger sur l’association des deux termes transitions et identitaires, qui reste dans l’implicite. Ce choix théorique mériterait des discussions plus approfondies, notamment avec des auteurs en sciences de l’éducation et de la formation qui, au niveau national et international, ont travaillé sur les mêmes objets (Balleux & Perez-Roux, 2011 ; Perez-Roux & Balleux, 2014 ; Deltand & Perez-Roux, 2017 ; Perez-Roux, Deltand, Duchesne & Masdonati, 2019) et ne sont pas mobilisés, le champ de référence préférentiel restant la sociologie.
13Si sur le fond, l’intérêt scientifique de l’ouvrage ne fait aucun doute, on peut regretter une mise en page très dense (titres et sous-titres, décalages insuffisamment explicites, etc.), dans laquelle le lecteur se perd parfois. Au-delà de cette remarque de forme, la contribution scientifique qu’apporte Marie-Hélène Jacques est riche et stimulante. Elle permet d’accéder aux processus à l’œuvre dans les espaces-temps de la transition, soutenue par des dispositifs formels et à ce qui se joue sur le plan des transformations identitaires. En analysant finement les schèmes de perception et d’action des sujets dans des temporalités longues, en repérant les éléments qui participent à leurs dynamiques identitaires, en interrogeant les réussites et les échecs, les implicites et les malentendus tout au long des parcours d’éducation et de formation, ce travail éclaire le lecteur. Il ouvre des pistes pour mieux agir et accompagner les parcours, pour participer, autant que faire se peut, à leur optimisation et, plus largement, contribuer à la réduction des inégalités scolaires et professionnelles.