1Godefroy Lansade vient de publier un ouvrage issu de son travail de thèse, sur le suivi ethnographique des lycéens dits handicapés mentaux et rattachés à un dispositif nommé Unité locale d’inclusion scolaire (Ulis). Ce travail a obtenu le prix de la thèse « Éducation inclusive » de l’INSHEA en 2019. Il nous est proposé à la lecture dans un livre de 377 pages, articulant précisions méthodologiques, données de terrain et analyses réflexives.

2Le postulat de départ est que le handicap résulte de l'interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières environnementales qui font obstacle à leur participation pleine et entière dans la société, sur la base de l'égalité de droit comme n'importe quel autre citoyen (p. 21). L'inclusion est devenue « l'étendard de la nouvelle politique de démocratisation » (p. 22), notamment à travers la mise en œuvre de dispositifs comme l’Ulis, qui a permis à de nombreux jeunes désignés handicapés mentaux d'accéder au lycée (p. 349).

3Toutefois, Godefroy Lansade explique que si le plafond de verre qui empêchait la mobilité ascendante des élèves désignés handicapés mentaux vers le second degré s’est brisé, il reste nécessaire d'interroger ses élèves sur les conditions de leur scolarisation dans ces établissements (p. 23). Quelle place occupe le dispositif Ulis dans les expériences de l'inclusion scolaire des élèves qui y sont inscrits ?

4Les réalités sont présentées par Godefroy Lansade dans son ouvrage selon trois dimensions : 1) une dimension physique (la possibilité reconnue aux adolescents désignés handicapés mentaux de poursuivre leur parcours scolaire dans des établissements du secondaire) ; 2) une dimension sociale (les interactions entre les élèves rattachés au dispositif Ulis et le lycée en tant qu'espace de socialisation, avec les membres de la communauté éducative et les autres lycéens) ; 3) une dimension épistémique (les conditions d'appropriation des objets de savoirs et de connaissances qui constituent la pierre angulaire de toute activité pédagogique).

Méthodologie

5Godefroy Lansade adopte une démarche « par le bas », qui permet de saisir conjointement les effets et les usages concrets de ces actions publiques en matière d'inclusion. Pour cela, il fait le choix d’une méthodologie ethnographique qui vise à comprendre comment les choses sont et se font. Il invite aussi à la prudence : « loin de moi l'idée de chercher à dissimuler sous le masque de la science une pratique d'expertise pour affirmer et prescrire comment les choses devraient être » (p. 358).

6L'enquête dont il présente les résultats cherche plutôt à interroger les objets impensés ou insuffisamment pensés concernant le processus de l'inclusion scolaire en train de se faire, du point de vue des inclus (p. 24).

7L'enquête a duré trois ans, auprès de jeunes qui possèdent tous un retard scolaire important par rapport à leur classe d'âge. Les données de cette recherche ont été collectées par des entretiens, des discussions informelles, des observations et l'étude de traces (documents institutionnels, productions d’élèves…) ainsi que par la confrontation et l'entrecroisement de ces différentes informations (p. 38). Le contexte est celui de l’Ulis d'un lycée et d’un collège d'une grande ville du sud-est de la France.

8Une salle Ulis ressemble à un environnement que l'on trouve habituellement dans les classes de l'école primaire. Les enseignants qui y travaillent s'accordent à dire qu'ils usent d'une pédagogie de la réussite qui concourt à restaurer l'image que les élèves ont d'eux-mêmes dans les situations d'apprentissage (p. 274). Une accompagnante d'élèves en situation de handicap (AESH) est présente quasiment à chaque cours. Pendant leur scolarité au lycée, les élèves rattachés au dispositif Ulis ont la possibilité de passer deux diplômes : le certificat de formation générale (CFG) et le certificat d'aptitude professionnelle (CAP) (p. 319).

9C'est ainsi que Godefroy Lansade a collecté de nombreuses données lors de déplacements à pied entre le lycée et la gare routière, ou vers le lieu de stage, ou pour rejoindre les plateaux sportifs, parfois en accompagnant des élèves qui flânaient lorsqu'ils n'avaient pas cours, même lors d’une semaine à Paris. Suite à tous ces temps partagés, ces moments où le chercheur « fait avec » les élèves, il a pu gagner progressivement la confiance des élèves, nouer des relations sincères et solides avec eux et diminuer la distance sociale qui les séparait (p. 91). C'est de ces manières que la parole des jeunes a pu se libérer dans un climat de confiance. « On peut en parler, c'est Monsieur Lansade, c'est pas une balance monsieur Lansade » (p. 86).

10Ces relations ont permis d'organiser une série de plusieurs entretiens. Certains ont duré plus d'une heure et demie. Parfois un élève a été entretenu jusqu'à huit fois, sur des durées variables. Au total, soixante-six entretiens ont été réalisés auprès des vingt-quatre adolescents et jeunes adultes rattachés au dispositif Ulis collège et lycée. Vingt-neuf entretiens ont été conduits avec des professionnels de ces contextes (p. 94).

L’avis des élèves reconnus handicapés en recherche

11Cette recherche a consisté à prendre en compte le point de vue des élèves rattachés à un Ulis lycée. « J'entends ici par point de vue la capacité d'un sujet à rendre compte des données de son expérience » (p. 57). Godefroy Lansade soutient l'hypothèse que les élèves désignés handicapés mentaux, de l'Ulis dans lequel il a conduit sa recherche, sont les mieux placés pour parler et rendre compte des conditions d'existence qui sont les leurs au sein du dispositif et de leurs expériences ordinaires de lycéens (p. 63). Mais il ne suffit pas de penser qu’en encourageant une personne à s'exprimer, de facto, celle-ci s'empare de l'opportunité qui lui est offerte. Cette condition certes nécessaire s'avère bien souvent non suffisante, ce qui incite les jeunes à se taire au-delà de leur seule capacité à pouvoir s'exprimer (p. 75).

12Godefroy Lansade explique pourquoi le terme de handicap correspond à des réalités multiples qui peuvent difficilement être rassemblées sous un seul et même terme (p. 27). Parler de personnes « handicapées » en général a peu de sens tant les situations sont complexes et multiples (p. 182). De plus, les classifications du handicap souvent utilisées circulent dans des interactions qui sont susceptibles selon les situations de changer de signification et d'avoir des effets divergents (p. 29). Un certain flou entoure la notion de handicap mental, certaines critiques ont dénoncé avec violence les effets des pratiques de filiarisation : en raison du manque de place, les élèves, une fois catégorisés, sont orientés au sein d'un établissement ad hoc (p. 124). Derrière chaque situation de handicap rencontrée, il y a un individu qui ne peut se confondre avec la situation à laquelle il participe (p. 33).

Les dérives du système

13Plusieurs dérives dans l’accueil de ces adolescents au lycée sont attribuées à l’institution scolaire. L'organisation de l'orientation aiguille les élèves porteurs d'un handicap surtout vers le milieu spécialisé, principalement ceux des familles des classes populaires qui opposent moins de résistance aux décisions institutionnelles que les parents issus de milieux favorisés (p. 16).

14La nécessité d'opérer des choix se fait souvent au détriment de l'inclusion en milieu ordinaire des élèves reconnus en situation de handicap. Les familles de ces adolescents sont alors confrontées à un dilemme : soit elles acceptent cette éventualité d'orientation, soit elles s'y opposent fermement avec le risque que leur enfant ne puisse obtenir une place en lycée. Certaines familles parviennent toutefois à s'opposer à ces choix d'orientation en établissement spécialisé en usant de divers moyens pour faire valoir le droit reconnu à leur enfant à une scolarisation en milieu ordinaire : procédure de justice, relai auprès de média. Le corps d’inspection trouve alors une solution, au détriment d’un autre élève inscrit également sur liste d’attente (p. 129).

15Quand un élève est rattaché au sein d’un dispositif Ulis Lycée, il est inscrit dans une classe de première année de CAP. Cela crée une concurrence avec les élèves de SEGPA et réduit pour eux le nombre de places disponibles (p. 142). Cela génère également un problème de statistiques de réussite aux épreuves du CAP puisque ces élèves sont comptabilisés dans les effectifs inscrits à cet examen, comme n’importe quel autre élève, mais avec des chances de l’obtenir plus réduites et donc des risques de diminution des performances de l’établissement (p. 325). Cette dérive est compensée par une autre, une pratique d’évaluation complaisante « dont les élèves bénéficient pour aller dans le sens des seuls objectifs fixés par le législateur, et ce, indépendamment de ce que ce processus est susceptible d’engendrer sur les élèves en termes d’estime de soi » (p. 145).

16Le CAP véhicule aussi une injonction paradoxale. D'un côté, les enseignants participent à maintenir la motivation des élèves à décrocher ce diplôme comme une condition de possibilité d'une insertion professionnelle en milieu de vie ordinaire. Malheureusement, ils expliquent aussi que dans les domaines proposés en CAP (aide à la personne, vente ou commerce), les élèves rattachés à une Ulis n'ont quasiment aucune chance de faire valoir leur diplôme, encore moins s'ils n'en possèdent qu'une partie. D'un autre côté, les enseignants ainsi que les personnels de direction ne sont pas dupes du projet de l'institution auquel ils participent. Ils trouvent une forme d'apaisement en suggérant qu'il est préférable de sortir avec un diplôme, même dévalué, plutôt que sans rien (p. 332). Les élèves se montrent plus optimistes au sujet de l'obtention d'un diplôme : grâce au CAP, au CFG, mais aussi à l’ASSR, ils disent avoir gagné des conquêtes sur le territoire de l'existence d'une normalité présumée (p. 335). Cette obtention est également perçue comme condition d'une indépendance économique et sociale. « Si j'ai mon CAP, c'est la liberté ! » (p. 340). Toutefois, le milieu ordinaire du travail, qui impose de s'adapter plutôt qu'il ne s'adapte, se présente en général aux jeunes adultes reconnus handicapés comme un environnement peu favorable à leur insertion professionnelle (p. 341).

Ce qui touche les élèves en Ulis

17Plusieurs extraits rapportés par Godefroy Lansade soulignent des situations de désinterlocution : des adultes dialoguent sur le cas d'un élève en sa présence comme s'il était absent. Il s'agit d'un révélateur des stéréotypes à l'égard dudit handicap mental (p. 72). Les travaux de Goffman montrent combien les stigmatisés peuvent être considérés par les « normaux » comme des « non-personnes » dans le cours de contacts mixtes, le stigmatisé étant alors absent en tant qu'individu (p. 74).

18Les temps de réunion où il est question de la scolarité et de l’avenir de ces élèves sont souvent source d’angoisse. « J'avais rien à dire, c'est tout. Là, ils te regardent tous comme ça (fait les gros yeux, l'air hébété). Mon père, il a dit qu'on dirait que tu es dans un tribunal, tu es là au milieu, tout le monde te regarde. [...] Je peux pas parler devant la principale, tout ça, je sais pas comment dire, après j'ai trop la honte » (p. 78). L'absence de parole laisse place à des attitudes de repli sur soi qui demandent alors à être décryptées comme des mouvements de résistance (p. 122).

19Ce qui peut poser problème est l'organisation spatiale des rencontres qui peut contribuer à décourager les prises de paroles des élèves et de leurs parents. La dissymétrie des interactions et le langage utilisé contribuent à renforcer le sentiment d’illégitimité face à des acteurs dominants que sont les professionnels (p. 79). « Je comprends rien à ce qu'ils disent. La MDPH, le contrat de je sais pas quoi, je comprends rien. La demande de ci, le projet, les inclusions, le CAP, c'est des malades. C'est eux qui décident, le projet, tout ça. Moi j'arrive pas à expliquer bien les choses » (p. 80). La stratégie de ces jeunes, entendue comme la manière dont les élèves font face et s’adaptent aux situations scolaires (p. 293), est donc souvent de se taire.

20L’accueil d’élèves handicapés mentaux dans les lycées ne se fait pas sans difficulté. Il est soumis à diverses réticences. « Au départ, on nous avait dit : "vous allez avoir des handicapés". Nous, on n’en voulait pas, on avait peur. On les a quand même eus. On a fait avec, mais on n’en voulait pas » (p. 172). Il s’agit de se maintenir à bonne distance de certains publics. Cela se traduit par la création de filières qui permettent de ne pas imposer des élèves aux enseignants qui ne souhaitent pas les accueillir (p. 183), l’absence de demandes de formations sur ces sujets (p. 187) ou même le refus d’élèves « trop lourdement handicapés, trop déficients » (p. 184). Sont ici en jeu le manque d’expérience dans l’accueil d'élèves handicapés (la peur de ne pas savoir faire, de ne pas réussir, de faire mal, de se louper) et la réputation des personnes et des établissements (p. 176). Il existe un rapport négatif au handicap mental lié à la différence de nature et non de degré : « ils fonctionnent pas comme nous, ils sont ailleurs » (p. 177). Une différence de nature toucherait l’essence même de ceux qui sont dits handicapés mentaux, en quelque sorte considérés comme « en dehors de la normalité partagée entre les membres de la communauté éducative » (p. 178). Pourtant, par exemple, entre un aveugle et une personne myope, il n'y a pas une différence de nature. Les deux sont des êtres humains, l'aveugle n'est pas autre, d'une autre nature, il est différent. Entre un aveugle et un myope, il y a une différence de degré, selon l’angle de référence de la vue. Cet écart entre différence de nature et de degré aide à ne pas rejeter le « différent » de moi dans un monde qui serait autre, d'une autre nature qui permettrait de ne pas le traiter avec la même dignité.

21Les élèves handicapés doivent faire face à un surcroît de dévalorisation de leurs compétences : « Mais moi, j’en avais marre. Elle croyait que je savais rien faire parce que j’étais en Ulis » (p. 189). Paradoxalement, le soupçon d'incompétence dont peuvent faire l'objet certains élèves est moins l'expression de leurs capacités ou incapacités réelles et de la manière dont elles s'actualisent en situation, que l'ombre portée du handicap mental (p. 192). « L'enjeu reste alors de parvenir à traiter des jeunes désignés handicapés mentaux autrement que comme des incapables, de manière à leur permettre d'accéder à une dignité sociale » (p. 192).

22Ils sont également confrontés à une dévalorisation de leur image : « C'est l'étiquette Ulis qui fait qu'on dit « c'est des Mongols ! » C'est un peu tout le monde dans le lycée qui a cette image-là. Ils ont fait de leur classe une identité » (p. 194). Cela s'apparente à un marquage institutionnel qui constitue une véritable épreuve pour l'identité des élèves rattachés à ce dispositif.

Les relations entre les élèves

23Godefroy Lansade a collecté une partie de ses données en partageant une semaine de classe de découverte réunissant des lycéens rattachés en Ulis et des lycéens en classe de terminale. Il se trouve que la distance qui existait entre les élèves des deux classes avant le voyage s'est malheureusement affermie tout au long du séjour. Cela provient en grande partie de l'impossibilité pour les élèves des deux groupes à trouver des terrains d'interaction communs (p. 254).

24Il ressort ainsi que les élèves sont parties prenantes de cette co-construction des expériences des subjectivités des adolescents en Ulis, et réciproquement (p. 221). « Même dans notre tête, on savait qu'ils étaient décalés, déjà donc on savait très bien que ça serait pas comme si ça allait être des élèves d'une autre classe. On savait un peu à quoi s'attendre » (p. 234). Des attributs de similarité leur sont affectés comme autant de caractéristiques censées définir une identité commune : mongols, menteurs, négligés, comportements étranges ou bizarres, perchés, fêlés… Ces attributs fonctionnent comme des classements pratiques, le plus souvent face à l'impossibilité de formuler ce qui fait ledit handicap (p. 235).

25Il apparaît que le dispositif Ulis est perçu par certains élèves comme une classe au sens propre du terme, et non comme une organisation dont la singularité est justement de ne pas être une classe. La forme scolaire, connue et partagée par les élèves, est celle selon laquelle un élève appartient à une seule et même classe, à laquelle il est censé s'identifier (p. 237). Deux processus de rencontre entre les élèves ont été observés, celui de proximité compassionnelle et celui de distance sociofuge.

26Une proximité compassionnelle apparaît lorsque certains élèves agissent en référence à une éthique de charité leur commandant de prêter assistance (p. 241). « L'autre aussi, elle nous prenait un peu pour des débiles à nous parler comme ça, comme si on était des gosses » (p. 241). Le processus de distance sociofuge consiste à placer et maintenir suffisamment de distance entre soi et un autre individu, afin d'éviter autant que possible de s'engager vers une interaction jugée ou présupposée problématique, voire potentiellement menaçante (p. 242). « La différence quand elle est trop présente, moi ça me fait peur ! La différence me fait peur » (p. 243).

L’accompagnement des apprentissages

27Suite au rattachement au dispositif Ulis, certains élèves basculent complètement dans leur classe de CAP (p. 281). D'autres sont désignés comme des élèves « fantômes » parce qu'ils passent une grande majorité de leur temps en classe d'inclusion et reviennent quelques heures par semaine dans le dispositif Ulis (p. 267). Mais la plupart vivent une scolarisation partagée entre la classe d’inclusion et le dispositif (p. 265). Ils se trouvent alors pris dans une sorte d’ubiquité impossible : « ne pouvant, pour la plupart d’entre eux, suivre une inclusion pleine et entière dans une classe de CAP, ils oscillent entre présence et absence entre la classe d’inclusion et le dispositif Ulis, toujours en quête de ce qui a pu se dérouler en leur absence » (p. 266). Le passage entre la classe d'inclusion et le dispositif Ulis est rendu délicat, car il s'inscrit dans un processus sans solution de continuité (p. 273).

28Certains même en viennent à ne plus se rendre dans leur classe d'inclusion qu'ils appellent une classe d'exclusion : « C'est bien une classe d'exclusion, c'est mon pire cauchemar, je comprends rien, un coup je suis là-bas un coup je suis là, j'en peux plus d'être dans deux classes comme ça ! », « Je suis là, je suis là-bas, je reviens, attends, c’est quoi ça, je pète un cable ! » (p. 269).

29Pendant les cours en CAP, Godefroy Lansade a constaté que les enseignements étaient très souvent dispensés de manière magistrale. L'étayage apporté par l'enseignant au regard du nombre d'élèves dans la classe est alors sans commune mesure avec celui dispensé par le coordonnateur au sein de l'Ulis. La passation des consignes, effectuée de manière collective, n'est pas suffisamment explicitée pour certains élèves. « Il dit une fois à l'oral et après c'est fini, alors moi je comprends rien ! » (p. 276).

30La plupart des élèves rattachés à l’Ulis n’osent pas dire qu’ils ne comprennent pas à l’enseignant de la classe. C’est pour eux un risque de voir augmenter la stigmatisation qu’ils vivent avec leur appartenance au dispositif Ulis. « Si je demande, après on va dire "Noa, il a pas compris", c’est trop la honte alors je préfère me taire, c’est tout » (p. 296). L’inclusion des élèves rattachés à l’Ulis nécessite donc une accessibilité pédagogique, à savoir des pratiques professionnelles apportant des réponses pédagogiques adaptatives, susceptibles de réduire les situations de handicap au sein de la même classe (p. 275).

31Bien connue des enseignants, la pédagogie différenciée fait partie des préconisations institutionnelles avancées pour répondre à l'hétérogénéité des classes. Christophe Roiné explique que les enseignants se trouvent pris dans une sorte de double bind : « d'un côté, l'hétérogénéité est une valeur à préserver au nom de la diversité et la lutte contre les replis communautaires, de l'autre, elle est une réalité à “gérer” par la mise en place de dispositifs ad hoc » (2009, p. 42). Pour concourir à la réussite de tous les élèves, il conviendrait donc de fournir des réponses au sein de la classe en usant d'une pédagogie différenciée ou d'une organisation personnalisée (Connac, 2012), au détriment de pratiques de relégation et de ségrégation (p. 285). « Avec ces élèves-là, je sais pas comment faire, j'essaie de différencier, mais bon, je le fais pas trop, je connais pas grand monde qui différencie ici, tu as qu'à demander, tu verras » (p. 286). Jean Houssaye (2003) soutient la thèse selon laquelle, si la pédagogie différenciée n'est pas parvenue à s'inscrire dans les pratiques des enseignants, c'est sans doute parce qu'elle apparaît trop complexe et technique (p. 286). Cela conduit des enseignants du CAP à admettre ne pas parvenir à accompagner correctement les apprentissages des élèves inscrits en Ulis. « À quoi sert l'Ulis, si c'est à nous d'adapter, on peut pas faire de la différenciation et les amener au CAP comme les autres, je vois pas comment on peut faire » (p. 289).

32Pour faire face à ce contexte difficile, les élèves utilisent différentes stratégies pour apprendre, s’avérant les plus efficaces sur l’instant. Notamment celle de l’entraide et de l’aide réciproque : « On se met à deux et on essaye de trouver si on arrive à trouver, si c’est ça » (p. 295). D’autres fois, cette coopération se traduit par de la triche, un moyen pour faire face aux situations d’évaluation. « C’est tranquille, tu regardes qui est l’intello dans la classe. Tu vas le voir, tu parles un peu comme ça (il mime des gestes de copinage), après il devient ton pote. Là, je me mets à côté de lui en contrôle, et voilà, il me donne les réponses et je recopie. » D’autres stratégies comme l’imitation ou l’absentéisme sont des réponses à des situations stressantes, notamment les évaluations (p. 302).

La présence d’une AESH

33Les élèves rattachés à l’Ulis peuvent compter sur la présence à leurs côtés d’une AESH. Parfois, cela pose des problèmes aux enseignants qui craignent de se sentir observés et jugés dans leur travail par une personne extérieure : « elle n'a pas envie d'avoir une personne dans sa classe, c'est tout ! J'ai bien senti que ça la mettait mal à l'aise, pourtant je me suis fait discrète » (p. 308). La présence d’une AESH en classe suscite aussi un malentendu sur la nature de ses fonctions, qui est plus de l’accompagnement et de l’étayage que de l’aide pédagogique. « Les professeurs pensent que c'est moi qui vais expliquer aux élèves comment faire. Je suis pas là pour ça. Moi, je les aide à écrire si nécessaire, je les guide, mais c'est pas à moi de leur expliquer le pourquoi de la chose, merde, c'est pas mon boulot » (p. 310).

34Certains élèves expriment paradoxalement le souhait de ne pas être accompagnés par une AESH parce que cela signifie ipso facto être reconnu handicapé. « Je suis pas handicapé, j'ai pas besoin de quelqu'un à côté, ça va pas, c'est la honte, je suis pas handicapé » (p. 312). L’AESH est alors perçu comme une sorte de « symbole de stigmate » (Goffman, cité par Lansade, p. 313). Le problème de ce refus est que ces élèves se privent de l'aide qui pourrait les conduire à plus d'indépendance et d'autonomie pour apprendre. Certains camarades de la classe d’inclusion perçoivent avec une forme d’injustice la présence d’une AESH, qui serait là pour donner les réponses. « Tout se passe comme si les élèves accompagnés par Agathe étaient perçus comme les bénéficiaires privilégiés d'un traitement de faveur immérité » (p. 317).

35En conclusion de cette recherche, Godefroy Lansade explique que l'égalité d'accès au lycée constitue une égalité de droit, mais malheureusement pas une égalité de fait. De nombreux processus font en effet obstacle. Parmi ceux-là, l'attribution des places qui se confronte à de puissantes stratégies de sélection, expliquant des arrêts de scolarisation dès la fin du collège, ou une orientation par défaut (p. 350). Ou alors un processus d'assignation et des effets de dépréciation sociale qu'ils induisent sur la socialisation et l'identité pour soi de ces élèves. Ce serait dû à des phénomènes de stéréotypie et d'amalgames de traits indus, lesquels conditionnent les interactions sociales présentes ou futures (p. 352). Il apparaît que la perspective principalement assimilationniste de l'éducation nationale entre alors en contradiction avec sa capacité à inclure les élèves désignés handicapés mentaux. Cette entreprise assimilatrice, sous couvert de valeurs communes, d'objectifs communs et de moyennes dont il faut se rapprocher, conduirait à passer « de la reconnaissance de l'égalité à une recherche de l'identique où l'autre ne peut être qu’un autre soi-même » (p. 353).

36Au-delà du contexte très spécifique des dispositifs Ulis Lycée, cette recherche donne à voir des réalités qui parlent à l’ensemble du système éducatif, surtout si l’on souhaite conserver une priorité donnée aux élèves les plus vulnérables, les plus pauvres ou les plus éloignés de la culture de l’école.