1.  Le défi d’une culture du travail collaboratif en éducation

2Depuis de nombreuses années, un encouragement à collaborer est diffusé dans les établissements scolaires (Borges & Lessard, 2007). Cet encouragement qui tourne parfois à l’injonction est le résultat de plusieurs facteurs d’origine hétérogène (Barrère & Lessard, 2005). D’une part, il s’inscrit en continuité avec le mouvement de la professionnalisation du métier enseignant (Maroy, 2006) : pour qu’une profession existe, il doit exister un socle commun de connaissances et de pratiques (Lang, 1999). Les collectifs professionnels sont la manifestation concrète de l’existence d’une profession (Saussez, 2015). D’autre part, la volonté d’améliorer la qualité de l’éducation dans tous les pays a mis en exergue l’importance d’une appropriation collective des réformes prescrites aux établissements. Enfin, pour lutter contre l’isolement et la souffrance au travail, le soutien et l’échange avec les pairs font figure de meilleur facteur de protection.

3Si l’intérêt de la collaboration professionnelle dans les établissements scolaires est bien connu, elle se concrétise à différents degrés selon les milieux. Franca Armi & Elisabetta Pagnossin (2012) relèvent notamment dans une analyse secondaire de résultats de recherche que les enseignants du secondaire ont tendance à valoriser le travail collectif. Cependant, les pratiques effectives restent elles en retrait. Andreas Schleicher (2018) fait le même constat au niveau des pays de l’OCDE : les bénéfices sont connus et reconnus, mais la collaboration entre enseignants repose davantage sur des affinités personnelles que sur un fonctionnement routinier et systématique.

4Il faut chercher du côté des conditions et de l’organisation du travail les raisons de cet écart entre le souhaité et le réel. Tout d’abord, travailler à l’élaboration de séquences didactiques, de pratiques pédagogiques innovantes ou à la conception d’évaluation des apprentissages sans réduire le temps de travail en classe se traduit automatiquement par une surcharge. Ensuite, comme l’ont souligné plusieurs sociologues de l’éducation (Lortie, 1975 ; Tardif & Lessard, 1999 ; Dupriez, 2003, 2015), le découpage des plans d’études par classe et par l’âge scolaire ne favorise pas le partage, mais au contraire favorise le maintien d’une autonomie pédagogique individuelle. Ces deux obstacles ont amené les chercheurs à identifier des modèles d’organisation du travail collectif qui supposent une transversalité et une responsabilité partagée vis-à-vis de la qualité des apprentissages. Dès la fin des années 1990, les CAP se sont imposées comme le modèle de référence.

2.  Cap sur les CAP

6On peut définir une CAP comme un regroupement d’enseignants qui cherchent ensemble à améliorer leurs pratiques. Cependant, Andy Hargreaves et Michael O’Connor (2018) proposent d’en distinguer schématiquement trois générations. La première génération a consisté à formaliser des dynamiques collectives existantes (Hord, 1997). La deuxième génération (Eaker et al., 2019 ; Leclerc, 2012) a transformé ces dynamiques observées en modèle d’organisation de l’activité collective. Une troisième génération est postulée par ces auteurs. Elle reste toutefois émergente et n’a pas fait l’objet d’une description détaillée ni précise. Nous ne la développerons donc pas ici.

2.1.  Première génération : collaboration et développement professionnel

7L’origine empirique des CAP peut être identifiée dans les travaux du Southwest Educational Development Laboratory (SEDL) qui ont consisté à identifier les caractéristiques d’une organisation apprenante (Senge, 1990) dans des écoles existantes. Sur la base d’une connaissance par réputation, des chercheurs (Boyd & Hord, 1994) ont identifié un établissement scolaire qui pouvait être considéré comme une « organisation apprenante » (OECD, 2016).

9À partir de la monographie de cette école, Shirley Hord et ses collègues en ont induit des caractéristiques générales dont ils ont cherché à vérifier l’existence dans d’autres établissements de cinq États du sud des États-Unis. La formulation utilisée est celle de Communities of continuous Inquiry and improvement (CCCII). L’expression communauté d’apprentissage professionnelle s’impose finalement en 1997 (Hord, 1997).

2.2.  Deuxième génération : amélioration des apprentissages scolaires

11À la suite de cette formalisation, des auteurs ont proposé une démarche d’implantation (DuFour et al., 2019). On se limitera ici à deux références qui semblent avoir le plus inspiré les professionnels de l’éducation pour favoriser l’émergence de CAP dans les établissements scolaires. Learning by doing (1998) vient d’être traduit en français (DuFour et al., 2019). Le guide d’implantation de DuFour et de ses collègues déplore que l’on parle beaucoup des CAP, mais que l’expression soit souvent utilisée sans respecter les fondements d’une CAP qui s’appuie sur trois questions régulatrices pour la pratique enseignante : que doivent apprendre les élèves ?, comment s’assurer qu’ils ont appris ?, que faire si les élèves n’ont pas acquis les contenus d’apprentissage ?

12L’idée du passage d’une communauté professionnelle à une communauté d’apprentissage professionnelle consiste à mettre l’apprentissage au centre de l’activité professionnelle des enseignants en proposant comme principes de régulation, non pas le plan d’études, mais l’atteinte des objectifs d’apprentissage. Ces auteurs, comme d’autres (Ramful, Viguet & Yvon, 2019), considèrent que la condition de base pour l’émergence d’une CAP dans un établissement scolaire est une culture et des valeurs communes. Une telle conception pourrait laisser penser que la culture organisationnelle ou professionnelle est une variable d’ajustement qui pourrait faire l’économie de l’histoire et des conditions structurelles (Aktouf, 1990).

13Le manuel d’implantation destinée aux leaders scolaires de Martine Leclerc (2012) semble souscrire au même postulat. Toutefois, il met en avant deux autres leviers : le rôle de la direction et le recours à des données probantes. Le premier aspect manifeste, à notre sens, un premier renversement : « La direction joue un rôle mobilisateur : elle réunit le personnel autour d’un sujet pédagogique précis (l’amélioration du rendement des élèves) et doit exposer un élément déclencheur, soit par exemple une préoccupation quant à la réussite des élèves de l’école » (Leclerc, 2012, p. 108). L’initiative d’une CAP vient donc de la direction dans une démarche d’implantation planifiée. Cette mise en œuvre est clairement descendante (top-down) et donc directive. C’est la direction qui, à la fois, pose le problème et apporte la solution. Pour Leclerc (2012, p. 108), au point de départ d’une CAP, « Il faut amener les enseignants à cibler un défi commun en lien avec un problème réel. En ce sens, des données précises sur le rendement scolaire des élèves sont des atouts importants pour développer une vision commune au sein de l’école. ».

14Cette vision de la CAP est paradoxale du point de vue des auteurs pionniers qui avaient à cœur le développement de la profession enseignante et dressait le constat qu’il ne peut exister de CAP sans leadership partagé (Hord, 1997), voire distribué (Harris, 2003).

15Le recours aux données probantes constitue l’autre pilier des CAP dans ces écrits (Leclerc, 2012 ; Prud’homme & Leclerc, 2014) : il est important d’objectiver les phénomènes que l’on veut transformer en les mesurant de manière précise et rigoureuse. Cette insistance sur les évaluations et la mesure fait clairement basculer l’inspiration des CAP de l’organisation apprenante (Senge, 1990) vers les démarches d’amélioration continue et de qualité totale utilisée dans les entreprises japonaises (Deming, 1982 ; Lorino, 2018). De ce point de vue, les enseignants cumulent dans ce type de CAP les fonctions d’ingénieur qualité et de chercheurs suivant des plans quasi expérimentaux.

16Pour compléter cette description des spécificités de ce modèle de CAP, on en identifiera ce qui en a fait probablement le succès : « La recherche a prouvé, à de multiples reprises, que la qualité de l’éducation dépend plus de la façon dont les écoles sont gérées que de la quantité de ressources disponibles et que la capacité des écoles à améliorer l’enseignement et l’apprentissage est fortement influencée par les aptitudes des leaders scolaires. » (Leclerc, 2012, p. 182)

17Les autorités éducatives pourraient voir dans les CAP un moyen d’améliorer les résultats des élèves par une réorganisation (des ressources humaines) sans ressources financières supplémentaires. L’argument est spécieux, puisque l’organisation de CAP suppose qu’on libère du temps et donc que l’on mette en place des dégrèvements. Elles ne peuvent être mises en œuvre à ressources constantes au risque d’épuiser les enseignants.

18En résumé, les manuels de mise en œuvre (deuxième génération) plaident pour une décision centralisée et un déclenchement sur la base d’une évaluation externe (les résultats des élèves). Réduite à un dispositif imposé, cette modalité très formalisée engage les enseignants dans un processus exigeant qui va à l’encontre des premiers travaux scientifiques qui ont mis en évidence ce fonctionnement particulier d’une équipe éducative.

3.  L’étude de cas : pertinence et présentation

19On s’intéresse dans cette section à la manière dont un établissement singulier du Canton de Genève a réussi à donner du sens à un cette proposition formalisée d’un travail collectif. Cette contribution complète celle de David Perrenoud (2015) dans un contexte similaire qui établissait que les CAP servaient parfois à désigner simplement un travail de concertation entre professionnels sans référence à la mesure des apprentissages.

20Sur la base de cette recension des écrits et de la généalogie de ce dispositif, on peut se demander ce que les communautés d’apprentissage professionnelles ont de « professionnel ». Qu’apprennent les enseignants dans ce dispositif ? En quoi contribue-t-il au développement de leur activité individuelle et collective ? Pour paraphraser certains auteurs, est-ce une ressource ou une contrainte pour le développement professionnel ? Ce dispositif est-il un instrument d’action pour développer du collectif (Felix & Vérillon, 2017) ou bien une instance de contrôle et d’orientation de l’activité des enseignants ?

21Pour répondre à cette question sur le sens et la pertinence de la CAP, nous avons cherché à identifier un établissement où une CAP avait été implantée, à l’instar de Boyd & Hord (1994). Comment les enseignants se sont-ils approprié ce dispositif ? L’étude de cas (Leplat, 2002 ; Karsenti & Demers, 2004) présentée ici se base sur des entretiens réalisés auprès du conseil de direction, d’une observation participante, des données statistiques et d’un mémoire professionnel réalisé dans le cadre d’un certificat de formation continue (Skopelitis, 2018) (tableau ci-après).

Données disponibles pour informer l’étude de cas

Source des données	Type de données	Aspects documentés
Entretiens	Transcriptions verbatim Direction (2h), un Doyen (1h25)	Historique des CAP
Observation participante	Réunions d’une CAP sur une année (2017-2018)	Fonctionnement des CAP
Documents	Compte-rendu de réunions Fichiers Excel avec les cibles et les résultats Vidéo de présentation des dispositifs pour les nouveaux enseignants	Résultats des CAP
Mémoire professionnel	Sondage sur l’appréciation du dispositif	Appréciation des CAP

22L’étude de cas repose sur la triangulation des données qui sont de nature différente, mais concourent à documenter le même objet, pour nous (Hamel, 1997) : le fonctionnement des CAP, l’appréciation qualitative de la pertinence et du sens du dispositif par les enseignants y participant. Le stock de données, pour une partie ethnographique, était volumineux. Nous avons écarté de cette contribution les données quantitatives qui permettent de mesurer l’efficacité du dispositif (nombre de sanctions, réussite des exercices évalués). L’étude de cas a une dimension longitudinale (Leplat, 2002) : les données s’étalent sur plusieurs années. Comme le précise Jacques Hamel (1997, p. 114), il s’agit d’une approche plutôt que d’une méthode : « L'étude de cas se révèle, dans un sens plus acceptable, une approche qui englobe diverses méthodes de collecte et d'analyse des informations recueillies soit sous forme de témoignage, d’observations, soit de commentaires émis au cours d’une discussion de groupe. »

23De manière plus précise, le cas retenu et décrit ici réunit deux types de CAP, soit une forme orthodoxe (Leclerc, 2012) et une forme iconoclaste critiquée comme un détournement du modèle prescrit par certains auteurs (DuFour et al. 2019). Les enseignants de cet établissement se sont donc approprié de deux manières différentes le dispositif proposé et identifié comme une CAP. En référence à la théorie instrumentale (Felix & Verillon, 2017), on propose de parler d’un usage normatif du dispositif et d’une instrumentalisation (Rabardel, 1995) du dispositif pour répondre à un contexte spécifique. C’est cette variante de l’usage prescrit que nous voudrions décrire et discuter dans la suite.

3.1.  Des « CAP-Classe »

25En 2008, sous l’impulsion de la direction, l’établissement prend un virage important, avec l’implémentation de trois grandes formations qui ont touché l’ensemble du corps enseignant : 1) l’enseignement efficace, 2) la gestion des classes et des élèves difficiles, et 3) deux ans plus tard, les CAP. Ces formations avaient une nécessité contextuelle et visaient toutes à améliorer le climat de l’établissement. Durant cette même période, l’école a connu un renouvellement conséquent de son effectif : en trois ans (2008-2011), plus de 50 % des enseignants actuels sont arrivés. Entre le besoin contextuel et le fait qu’une grande partie des enseignants était en formation initiale — et ouverts au changement — les CAP ont trouvé leur place. Dans le format proposé par la direction, les CAP sont des équipes collaboratives qui visent à définir les besoins des élèves, leurs éventuelles lacunes, et de collecter les données nécessaires afin de concevoir des moyens de remédiation ou de renforcement qui permettent à chaque élève de réussir. Elles sont orientées vers le fonctionnement de la classe. L’établissement a donc retenu l’expression de « CAP-Classe » pour distinguer cette variante de la forme classique ou orthodoxe de la CAP.

27Les collaborateurs engagés depuis intègrent tous les dispositifs en place, y compris les CAP, comme des éléments essentiels pour le bon fonctionnement de l’établissement. Ils sont accueillis par la direction qui leur présente l’historique de l’école et les mesures mises en place. Toutefois, dès 2014, l’équipe de direction constate un certain essoufflement du fonctionnement des CAP dans sa forme locale (autrement dit, visant l’amélioration de la discipline scolaire plutôt que les apprentissages). Les enseignants étaient de plus en plus nombreux à se plaindre d’une « perte de temps », ces réunions ne faisant plus sens. Les CAP ne portant pas directement sur les résultats des élèves, mais sur leur comportement, elles semblaient avoir perdu leur objectif principal, l’amélioration des résultats des élèves. Les observations menées et les propos recueillis en marge des réunions attestent qu’une partie d’entre elles s’étaient transformées en séances thérapeutiques (les objectifs S.M.A.R.T. n’étaient pas systématiquement fixés, on partageait des anecdotes) au lieu d’être un espace de collaboration. Enfin, à cause d’un manque constant de « leadership » au sein des CAP-Classe (même si les maîtres de classe étaient censés les mener), on commença à constater un problème de suivi des objectifs fixés. Les enseignants étaient de plus en plus nombreux à exprimer le fait que ces réunions ne fonctionnaient plus comme auparavant.

3.2.  Des CAP-Matière

28La direction décide à la suite de cette remise en question de réformer le dispositif afin qu’il devienne conforme à ce que préconisent les publications présentant ce dispositif. L’équipe de direction est arrivée à la conclusion qu’il était nécessaire de revenir à une forme standardisée, c’est-à-dire de mettre en place des « CAP-Matière » qui mettent au centre l’amélioration des apprentissages plutôt que de la discipline et du climat d’apprentissage. Ces nouvelles CAP réunissent alors des enseignants de même branche (français, mathématiques, etc.), qui enseignent dans le même degré (9^e/10^e/11^e) et dans le même niveau, afin qu’ils puissent collaborer sur les savoirs et les compétences fondamentales des élèves.

29L’équipe de direction met en place une formation continue basée sur le principe de la recherche-action, pour des enseignants volontaires et avec la participation d’une experte internationale. Un groupe composé de quinze enseignants est constitué et la réflexion porte sur la transposition d’un modèle essentiellement conçu et appliqué dans le primaire au Canada vers le secondaire à Genève. Pour la première expérimentation des CAP-Matière, il est décidé de ne constituer qu’un nombre limité d’équipes dans les quatre disciplines principales (français, mathématiques, allemand, anglais). Ces équipes sont composées, pour l’essentiel, de la quinzaine d’enseignants motivés qui ont participé à la formation continue mise en place en 2016. Dans l’objectif du conseil de direction, « les enseignants doivent nous rendre une évaluation chaque année. À travers les CAP matières, ils peuvent créer des évaluations sans que celles-ci passent sur le scanner de la direction, sans qu’elles soient validées, mais qui visent l’uniformisation des pratiques » (entretien avec un doyen).

30Ces CAP prennent alors la forme d’équipes collaboratives qui visent à définir les besoins des élèves, leurs éventuelles lacunes, et de collecter les données nécessaires afin de concevoir des moyens de remédiation ou de renforcement qui permettent à chaque élève de réussir. Conformément à la littérature, pour que les CAP-Matière puissent avoir lieu dans de bonnes conditions, il est essentiel que les objectifs fixés par les enseignants puissent être spécifiques aux besoins des élèves, mesurables, situés dans leur zone proximale de progression et définis dans une durée (diagnostic, remédiation, évaluation).

31Dans le cas des CAP-Matière, le travail devient donc beaucoup plus précis : les enseignants définissent des compétences qui les intéressent, élaborent des outils de diagnostic pour mesurer le niveau de maîtrise de ces compétences et montent des activités d’apprentissage pour que ces compétences soient acquises. Par exemple, en anglais, ce sont des compétences grammaticales qui ont été identifiées (le présent continu). Les élèves qui font l'objet d'une remédiation liée à une CAP sont ceux qui présentent des lacunes dans un domaine précis. L’école part du principe que tous les élèves doivent avoir une chance d'atteindre le seuil de suffisance, ce qui indique qu'ils ont intégré les compétences fondamentales. L’équipe estime qu’un taux de réussite de 90 % est ambitieux, mais donne du sens au dispositif. Un membre de l’équipe de direction interrogé constate que, étrangement, à partir du moment où les CAP-Matière sont mises en place, les CAP-Classe ont été remobilisées. Face à la nouveauté, les enseignants se sont retranchés sur ce qu’ils connaissaient. Certains se sont dits : « Finalement, les CAP-Classe, c’est plus facile à appliquer ». En parallèle, dans le sondage réalisé en 2018, 63.93 % se disaient plutôt satisfaits ou satisfaits du nouveau fonctionnement des CAP, tout en mentionnant à 70 % que les objectifs fixés avaient été atteints « parfois ».

4.  Discussion

32Soulignons tout d’abord que l’établissement dont il est question bénéficie de conditions structurelles favorables. Intégré au REP, il dispose de ressources financières supplémentaires qui permettent de dégrever les enseignants pour leur participation aux CAP (à raison d’une période par semaine pour les CAP-Matière). Sans les moyens du REP, il serait difficile, voire impossible, de mettre en place un tel dispositif.

33Le renouvellement massif de l’équipe enseignante a permis également d’initier une nouvelle dynamique sur de nouvelles bases. Pour les enseignants qui ont initié leur carrière dans cet établissement, le fonctionnement des CAP fait partie de l’organisation du secondaire et du métier d’enseignant.

34L’histoire de l’établissement comprend également le souvenir d’une crise, d’un climat difficile et de dégradations du bâtiment. Les mesures mises en place, CAP comprise, font partie des modalités de travail qui ont permis de surmonter cette crise et de reprendre en main l’ordre scolaire. En partie, la collaboration, dans un tel milieu, est vécue comme une nécessité. Les enseignants ont besoin de se parler, d’échanger et de s’unir pour tenir la classe et endiguer les comportements déviants des élèves. On notera la proximité avec la Dibert School qui avait revu son mode de fonctionnement à la suite d’une crise extrême.

35Pourtant, malgré ces conditions favorables, on le reconnaîtra, la forme orthodoxe de la CAP n’a pas convaincu les enseignants. Ils lui préfèrent une forme iconoclaste que DuFour et ses collègues (2019) auraient peine à identifier comme une CAP « authentique ». Plutôt que de parler d’un défaut de compréhension du fonctionnement et de l’objectif de la CAP qui a été expérimentée durant trois ans, cet écart dans l’appropriation doit être retenu comme un indice sur la pertinence de ce dispositif dans sa forme orthodoxe.

36En comparaison, ce que l’établissement a retenu comme des CAP-Classe a répondu à un besoin et a permis de repenser les pratiques de gestion de classe de manière collective. La collaboration sous la forme des « CAP-Classe » a eu le statut de « moyen » pour restaurer la discipline dans les groupes-classes. On peut alors se demander si le sens des CAP ne provenait pas, en partie, de la mise à disposition de temps et de l’opportunité d’organiser la régulation collective des modalités pratiques de prendre la classe et d’organiser les apprentissages des élèves autour de propositions importées de l’extérieur. Une fois ces pratiques stabilisées, les CAP comme dispositif de construction de balises communes se sont épuisées dans les objectifs atteints, qui n’étaient pourtant pas ceux fixés initialement. En ce sens, la CAP semble avoir été perçue et reçue comme un dispositif provisoire qui n’avait pas vocation à durer.

37Nous pouvons nous demander si ce n’est pas la vocation d’un dispositif de disparaître. En le maintenant à côté de l’organisation du travail stabilisé, on risque d’accumuler une série de dispositifs qui répondent à des problèmes différents (voire identiques – sic) sans intervenir sur la forme scolaire qui pourrait être inadéquate pour relever les défis que rencontrent les professionnels. Les dispositifs pourraient être considérés comme « conservateurs » : ils permettent de préserver l’organisation scolaire et de continuer à travailler comme d’habitude en ajoutant un mode de fonctionnement supplémentaire, au risque de dilemmes et de tensions (Espinassy, Brière-Guenoun & Félix, 2018). Ici, le dispositif de la CAP-Classe a perdu son sens de complément organisationnel, car le mode de fonctionnement s’est ancré dans la culture de l’établissement.

38Tentons alors une hypothèse sur les limites des CAP-Matière mises en place dans l’établissement en conformité avec les manuels de référence (Leclerc, 2012). Ce dispositif alourdit l’organisation du travail sans la transformer. Pourtant, DuFour et al. (2019) et Leclerc (2012) considèrent que la CAP n’est pas un dispositif qui s’ajoute à l’organisation du travail : elle est, en elle-même, une autre organisation du travail dans laquelle la recherche de l’amélioration des pratiques, l’innovation et l’évaluation formative font partie du temps de travail. Elle intègre des périodes où le travail en classe puisse être objet d’un examen critique. L’objet du passage d’une communauté professionnelle (collectif) à une communauté d’apprentissage professionnelle consiste à mettre l’apprentissage au centre de l’activité professionnelle des enseignants en proposant comme principe de régulation, non pas le plan d’études, mais l’atteinte des objectifs d’apprentissages. Dans une CAP, l’enseignant ne peut avancer dans le programme si tous les élèves du groupe n’ont pas atteint les cibles d’apprentissage. Un tel changement de paradigme n’est possible que si le système éducatif donne de la souplesse à chaque établissement et à chaque enseignant dans la mise en œuvre du programme : « It is about changing the way schools and the school system operate and how professionals at all system levels work to foster success for all students » (Talbert, 2010, p. 568). Si rien n’est modifié dans les méthodes d’évaluation du travail enseignant et dans le curriculum, les CAP sont réduites à faire fonction de dispositifs de compensation ou de correction qui sont superposés à une forme scolaire préservée. Cependant, à bien lire la littérature professionnelle, le renversement n’est pas mené jusqu’au bout : un noyau semble être maintenu, pour rassurer les politiques, lorsque l’on parle des cibles d’apprentissage. À la question : qu’est-ce que les élèves doivent apprendre, DuFour et ses collègues (2019) répondent en renvoyant aux objectifs du plan d’études qui doivent être travaillés pour être appropriés (mais pas adaptés ou transformés). Une logique de développement professionnel, s’inscrivant dans une organisation apprenante (OECD, 2016), conduirait, pourtant, à interroger la tâche, à la fois les procédures et les cibles d’apprentissage (Paquay, 2005). Le risque, sans doute très souvent franchi, est que la CAP soit un dispositif d’amélioration de performance des systèmes éducatifs qui fait fi du développement professionnel des enseignants. L’équilibre entre ces deux logiques est difficile à trouver. L’étude de cas mobilisée ici pose en retour la question de la marge de manœuvre des cadres scolaires dans un environnement complexe (Huguenin, Yvon & Perrenoud, 2019).

5.  Conclusion

39L’objectif de ce texte était de tenter une analyse du dispositif de collaboration connu sous le label de CAP. Dans nos travaux antérieurs (Ramful, Viguet & Yvon, 2019), ce dispositif nous semblait plein d’attrait pour restaurer la fonction psychologique du collectif (Clot, 2000). En proposant une implantation progressive qui parte des préoccupations et des valeurs, la CAP permettrait d’offrir un espace d’échange au sein duquel les pratiques enseignantes peuvent s’exposer et se discuter, sans jugement de valeur, mais du point de vue de leur efficience et de leur efficacité. La généralisation de ce dispositif peut s’appuyer, à la fois, sur une démarche d’implantation (Harris & Jones, 2017) et sur un mode de fonctionnement. En parallèle, certains établissements scolaires en Suisse romande se réclamaient de ce dispositif (Perrenoud, 2017) et cette réception favorable semblait indiquer que la CAP pouvait combler une lacune des milieux professionnels en éducation. Cependant, les modalités d’implantation semblaient différer de ce qui est formalisé dans la littérature. On pouvait en déduire que cette littérature dans sa version d’accompagnement n’était pas toujours consultée et que c’est l’esprit de la CAP plutôt que sa lettre qui servait d’inspiration aux équipes pédagogiques et en particulier aux directions d’établissement. Nous nous sommes donc approchés d’un établissement spécifique pour mieux comprendre la mise en œuvre d’une CAP authentique dans les établissements secondaires romands. Le parcours d’implantation avait rencontré l’interrogation au sein du conseil de direction. Au moment du contact, la direction de l’établissement souhaitait revenir à la source originelle de la CAP telle que formalisée dans plusieurs écrits de référence mentionnés dans la deuxième section de ce texte. Après trois ans d’un retour aux sources, le bilan est finalement mitigé : les CAP fonctionnaient, mais professionnellement et culturellement, elles ne faisaient pas consensus. En comparant avec la première version, les limites du modèle orthodoxe sont apparues. Paradoxalement, l’histoire de l’établissement se rapproche de l’histoire originelle de la première « CAP ». Une leçon nous semble importante à retenir : les dispositifs de travail collectif ne peuvent être imposés de manière technique depuis l’extérieur de l’établissement. La collaboration n’est pas une fin en soi. Elle doit être au service de la résolution des difficultés rencontrées par les professionnels. On peut faire l’hypothèse que de plus en plus d’équipes détournent et instrumentalisent la CAP en fonction de leurs besoins et des caractéristiques de leur public afin de favoriser une troisième génération de CAP (Hargreaves & O’Connor, 2018) et de parcourir l’espace qui sépare la collaboration professionnelle d’un professionnalisme collaboratif (collaborative professionalism) (Hargreaves, 2019).