1L’injonction à la collaboration est devenue un inlassable leitmotiv politique dans les organisations contemporaines – qu’elles soient privées ou publiques – comme si la collaboration entre plusieurs personnes autour d’un objet commun allait forcément de soi, et comme si, à grand renfort d’arguments réitérés, l’incantation au travail en équipe pouvait d’emblée produire les effets escomptés en termes de cohésion et de performance collective. Pour autant, il n’est pas question de nier ici l’intérêt d’une collaboration et encore moins d’éluder les bénéfices d’un travail mené en commun. Il est par contre besoin lors d’un travail qui se déclare et se veut collaboratif de prendre le temps de bien définir conjointement ce que signifie la collaboration et d’y donner préalablement de la consistance afin de s’accorder sur le sens qu’elle revêt et les objectifs qui sont visés et partagés.
2Le monde de la recherche n’échappe pas aux précautions que nous venons de citer. Nous avons pris conscience de l’importance de ce préalable dans les recherches que nous menons et qui associent chercheurs universitaires et professionnels des établissements scolaires. Ce point a non seulement retenu notre attention mais il est aussi devenu un embrayeur analytique que nous mobilisons régulièrement dans la mesure où il permet d’étudier précisément les modalités d’investigation sur les terrains d’enquête, la qualité des choix de contrôle et d’arbitrage, et la production commune des résultats.
3La notion de collaboration et ses déclinaisons – comme la recherche collaborative – est un objet d’étude qui mérite ainsi d’être examiné et approfondi car il met l’accent sur une redéfinition des relations qui s’établissent entre des individus qui ne se connaissaient pas nécessairement au départ, ou qui se croisent régulièrement mais qui n’ont pas développé l’habitude de travailler ensemble (Desgagné, 1997, 2001). Dans cette perspective, deux entrées thématiques nous semblent fécondes : la première concerne l’identification des membres de l’équipe en train de se créer ; la deuxième interroge le partage des tâches qui est à l’œuvre tout au long du déroulement du projet.
4Concernant la première entrée thématique, nous observons que cette façon singulière de mener des recherches interroge la faisabilité du projet et la manière de faire avec autrui. Le groupe qui se constitue repose-t-il sur des volontaires, intéressés par la thématique qui sera traitée, ou sur des personnes désignées en fonction de leur statut et de leurs apports supposés ?
5L’organisation, à la fois scientifique et fonctionnelle, qui réunit un ensemble de participants est-elle fondée sur des expertises spécifiques, sur des affinités entre quelques personnes qui ont des intérêts communs, sur une injonction institutionnelle qui attribue des rôles, ou encore sur une simple disponibilité des participants ?
6Si le choix des acteurs est interrogé, on voit que la place des acteurs l’est tout autant, de même que la division du travail qui est retenue.
7Pour la deuxième entrée thématique, nous avons remarqué, à partir des recherches collaboratives menées, que la collaboration ne va pas de soi ; elle consiste en une construction sociale qui repose sur la promotion d’une qualité relationnelle favorisant les interactions et le sentiment d’auto-efficacité collective (Rosa, 2019). D’un point de vue fonctionnel, la collaboration est marquée par un certain nombre d’étapes qui scandent l’avancée du projet commun, et les différentes étapes transforment au fur et à mesure les relations entre les participants. D’un point de vue relationnel, cette fois, la place de l’acteur se rejoue potentiellement en fonction des interactions (Reynaud, 1997) et des jeux de pouvoir qui s’exercent au sein du groupe et en dehors. Ces jeux de pouvoir, entendus comme des relations où se manifeste la réciprocité (Crozier & Friedberg, 2014), sont évolutifs et échappent, du moins en partie, aux statuts professionnels et aux hiérarchies traditionnelles.
8Ce sont ces deux entrées complémentaires que nous proposons d’examiner dans cet article, en nous appuyant sur trois recherches que nous avons conduites et qui portaient sur la mise en œuvre et l’accompagnement de dispositifs de médiation par les pairs.
9L’hypothèse centrale que nous défendons est que le travail collectif, réalisé à plusieurs, se distingue du travail collaboratif qui demande un investissement individuel – tant fonctionnel que relationnel – mais aussi une reconnaissance et un ajustement de la contribution de chaque participant, un accompagnement externe et une régulation du groupe (Condette, 2020a). Or, il existe souvent une confusion entre ces deux notions, voire un glissement sémantique, où le fait de se réunir en collectif, à l’occasion d’activités à produire en commun, est considéré comme étant du travail collaboratif.
10Pour cela, nous étudierons dans un premier temps le cadre théorique auquel nous nous référons pour mobiliser la notion de collaboration. Nous présenterons ensuite le dispositif de médiation par les élèves, expérimenté dans trois structures scolaires et la méthodologie d’enquête qualitative que nous avons utilisée. Nous terminerons par les résultats de ces recherches et les perspectives qu’ils suscitent.
11Le travail au sein d’une organisation peut s’effectuer de façon solitaire, par une adjonction des tâches où chacun est missionné pour une action d’exécution (Morgan, 1989). Dans ce type d’organisation, seuls les décideurs ont une vue globale du travail et assument la conception, la planification et le contrôle des activités. Cette organisation de type tayloriste a montré ses limites et aujourd’hui, les activités sont au contraire plutôt décloisonnées pour permettre aux différents membres de la structure de coordonner leurs actions et de participer à une œuvre collective.
12Travailler ensemble – et son corollaire travailler en équipe – est devenu en quelques années une injonction institutionnelle majeure reposant sur une idée simple en apparence : travailler à plusieurs permet d’obtenir de meilleurs résultats (Marcel et al., 2007). Ainsi, la somme des participants n’est pas seulement le résultat d’une addition mais crée de la valeur ajoutée générée par les interactions et l’émulation au sein du groupe. Nombreux sont les groupes qui ont effectivement fait l’expérience d’un tel environnement capacitant.
13Pour autant, tout collectif de travail ne produit pas la plus-value recherchée. Cela nécessite une organisation facilitatrice mais aussi une direction commune qui va susciter l’adhésion des participants parce qu’ils y trouvent un intérêt et du sens. Il y a donc une logique de l’action individuelle qui se double d’une logique de l’action collective conduisant les participants potentiels à s’engager dans un projet ou au contraire à le décliner (Olson, 2018). Cette double logique repose sur différents facteurs : des facteurs externes comme le contexte de travail et la qualité relationnelle entre les membres de la structure, le contenu du projet corrélé avec les objectifs fixés et les résultats attendus ; des facteurs plus subjectifs comme le calcul des bénéfices par rapport à l’investissement consenti, la disponibilité accordée au groupe et aux travaux qui seront menés, la satisfaction présupposée selon laquelle le collectif va favoriser une mise en commun des acquis et une montée individuelle et collective en compétences (Condette, 2020a).
14L’engagement des acteurs ne se décrète pas et il s’agit de passer du travail partagé subi – qui se limite aux temps formels des réunions imposées pour respecter les directives et organiser le travail – à un travail partagé choisi qui déborde largement les réunions formalisées pour investir d’autres espaces-temps et aller au-delà d’une partition des tâches (Corriveau et al., 2010). Cela implique de prendre en considération le contexte de travail et l’ensemble des activités à mener. L’approche systémique et ses quatre piliers que sont la complexité, le système, la globalité et l’interaction (Durand, 2013) invitent à analyser les liens entre la structure – son organisation et ses possibles changements – le travail prescrit et le travail réel, et les membres de la structure, non pas simplement soumis à un fonctionnement immuable, décidé d’en haut, ou encore destinataires des modifications opérées, mais acteurs de ces changements en fonction des marges de manœuvre qui leur sont accordées ou qu’ils s’octroient (Crozier & Friedberg, 2014). Cette approche holistique se conjugue volontiers avec une approche plus microsociologique qui met en évidence une conception dynamique des interactions où les relations entre les différentes parties prenantes donnent lieu à des négociations qui modifient et font évoluer les représentations respectives et les modes d’action (Strauss, 1991). Cette conception d’un système en mouvement et d’un acteur social en action demande de construire, promouvoir et préserver une qualité relationnelle en situation entre les participants, et de prévoir les éventuelles régulations à mener pour limiter les conflits ou être en capacité de les dépasser (Condette, 2020a). La division des tâches et en particulier la répartition du « sale boulot » (Hughes, 1962) peut en effet être génératrice de conflits et de désordre. Or, il est besoin de maîtriser la complexité des situations et d’établir un ordre négocié (Strauss, 1991) qui permette de structurer le collectif et de faire advenir le projet commun.
15Le projet commun est parfois pensé par un seul individu mais celui-ci propose à d’autres de s’y joindre. Dans cette logique, l’initiateur accepte de partager le projet qu’il a initialement conçu et abandonne par là même une partie de son pouvoir. Le projet commun permet de passer du collectif au collaboratif. Il s’agit ici de prendre part à une action certes collective mais aussi de partager ce sens du collectif pour l’alimenter et le faire fructifier. Cette co-construction est basée sur des principes de respect du travail de chacun et sur un traitement équitable des personnes qui s’impliquent dans le projet. Le ou les initiateurs du projet mettent leur idée et leur savoir au service d’un groupe pour que celui-ci s’en saisisse et le fasse sien. Ce transfert consenti est le point de départ de nouvelles relations entre des participants qui œuvrent au projet en apportant leur contribution effective (Condette, 2020a). Cette contribution reste à être précisée en fonction de la nature même du projet et de la quantité de travail qu’il occasionne. Elle demande à être définie selon les possibilités de chacun, aussi bien en termes de disponibilité que de compétences. Pour autant, et quelle que soit l’intensité de la participation, ce contexte inclusif où chacun a sa place tend à développer un sentiment d’auto-efficacité individuelle (Bandura, 2015) et collective (Rosa, 2019).
16L’auto-efficacité consiste, selon Hartmut Rosa (2019, p. 363) à se faire entendre en exposant ses idées, en faisant valoir ses arguments, mais cela consiste aussi à faire preuve d’une capacité d’écoute et à « se laisser atteindre par les autres ». La « résonance » qui est à l’œuvre est « un processus dialogique d’assimilation transformatrice réciproque, à l’issue duquel les participants ne sont plus les mêmes personnes qu’auparavant » (Rosa, 2019, p. 367). Le projet commun ainsi conçu transforme les relations entre les participants mais agit également sur le développement personnel de chacun d’eux.
17C’est cette dimension transformative de la relation que nous avons étudiée dans le cadre de trois projets collaboratifs dédiés à l’implémentation de la médiation par les pairs. Cette collaboration, conçue comme un projet commun co-construit, a été menée de concert par des personnels scolaires, aidés par un formateur issu d’une association complémentaire de l’école et suivis par deux chercheurs venus observer les pratiques professionnelles en situation de formation puis d’accompagnement du dispositif.
18La médiation par les pairs est un processus de règlement pacifique des petits conflits pris en charge par les élèves eux-mêmes (Bonafé-Schmitt, 2000 ; Condette, 2016). Dans ce dispositif, les élèves ne règlent que des conflits à leur portée, c’est-à-dire des conflits qui, par leur faible gravité, peuvent se passer de l’intervention d’un adulte. La médiation s’inscrit dans une démarche d’initiation à la compréhension et la régulation des litiges, démarche qui tend à horizontaliser les relations pour permettre à chacun de s’exprimer sans contrainte, dans le respect des parties prenantes, et ceci dans le but de trouver un accord (Condette-Castelain & Nonin-Hue, 2014).
19La médiation par les pairs, mise en œuvre dès les années 1970 aux États-Unis d’Amérique (Condette, 2016) et plus tardivement dans l’école française (Bonafé-Schmitt, 2000) se situe dans la droite ligne des pratiques éducatives et des pédagogies alternatives mises en place en France depuis le début du XXe siècle pour le moins (Reuter, 2021). Elle repose sur l’idée que les élèves sont des acteurs à part entière de leur parcours de formation et à ce titre, ils ont à être associés aux décisions qui les concernent (Condette, 2020). Les espaces de participation que l’institution leur accorde leur sont bénéfiques dans la mesure où ils permettent un dialogue apaisé entre jeunes et entre jeunes et adultes. La communication qui s’établit dans ce cadre favorise une réflexion sur des actions constructives à mener, de même qu’une possible prise de conscience des actes répréhensibles commis et de leurs possibles conséquences (Prairat, 2021). La participation des élèves consiste ainsi en une véritable expérimentation de la responsabilité (Condette, 2020).
20La médiation par les pairs et la formation qui lui est dédiée permettent de comprendre et d’analyser la notion de conflit et en particulier le conflit relationnel (Picard & Marc, 2015). Les interactions que chacun entretient quotidiennement sont parfois sujettes à discussion et portent en tout cas à interprétation. Nombreux sont les conflits qui naissent de malentendus. Si ces défauts de communication sont laissés en l’état et ne sont pas résolus, ils se transforment peu à peu en tensions qui, à leur tour, peuvent dégénérer, entraînant alors des réactions plus ou moins vives de la part des personnes concernées (Condette, 2016a).
21Le milieu scolaire favorise les rencontres et multiplie les interactions pendant les cours et en dehors. Les élèves se côtoient journellement et la promiscuité est propice aux altercations (Debarbieux, 2016). Celles-ci prennent différentes formes comme de simples chamailleries mais qui, à terme, peuvent devenir des brimades ou encore des mauvais regards qui se transforment en insultes. Le risque de dégradation relationnelle n’est jamais à écarter (Condette-Castelain & Nonin-Hue, 2014).
22C’est dans cette optique de lutte contre les violences et incivilités que des mesures préventives axées sur la mise en œuvre du règlement intérieur et la pratique du respect mutuel sont adoptées par un grand nombre d’établissements pour maintenir un climat scolaire favorable à tous (Debarbieux, 2016). La qualité relationnelle est effectivement à promouvoir et à entretenir car c’est elle qui offre un espace de bien-être où chacun se sent en sécurité et connaît une certaine sérénité. Cette qualité relationnelle a aussi des effets positifs sur les apprentissages car les élèves ne sont plus perturbés par leur environnement immédiat, ce qui les invite à prendre plus facilement la parole, à poser des questions et à se concentrer sur les contenus enseignés (Condette, 2020a). Pour autant, on observe des écarts entre les règles et les principes pacifiques qui organisent la vie collective et leur application (Prairat, 2021). Parfois les règles sont simplement abordées à la rentrée scolaire, au minimum lues en classe et, au mieux, explicitées. Puis les cours commencent et les personnels attendent ou espèrent que les élèves respectent le règlement intérieur et adoptent majoritairement et sur le long terme un comportement approprié au bien-vivre ensemble. C’est bien loin d’être le cas, même si l’on constate des différences notables d’un établissement à l’autre, selon le public accueilli, selon les années ou même selon les moments de l’année. Certains moments, comme les fins de semaine ou de trimestre, avant une période de congé, témoignent d’une accumulation de fatigue et sont propices aux énervements, aux disputes (Condette, 2020a).
23La médiation par les pairs devient alors une proposition pertinente, parmi d’autres, pour réguler les petits conflits du quotidien entre les élèves (Condette, 2022). Pour autant, elle ne s’implante pas naturellement et exige une préparation et un accompagnement (Condette-Castelain & Nonin-Hue, 2014).
24Comme tout autre dispositif éducatif mis en place dans un établissement scolaire (Barrère, 2013), la médiation fait tout d’abord l’objet d’une négociation. Elle commence souvent par une sollicitation de la part de la direction qui s’adresse à une structure compétente dans ce domaine, sauf si des personnes-ressources existent au sein de l’établissement – mais il est peu fréquent que cette activité éducative soit totalement gérée en interne par les personnels de la structure. La formation à la médiation et la supervision sont le plus souvent des prestations externes commandées et financées par l’établissement. Après la prise de contact, une rencontre est organisée entre la direction de la structure et les formateurs pour préparer son implantation.
25La préparation comporte un temps incompressible composé de plusieurs rendez-vous de travail : une rencontre avec les demandeurs pour bien formuler les objectifs et les enjeux de la médiation ; un temps de discussion avec l’équipe de direction pour formaliser les étapes de l’action envisagée ; un temps de présentation du projet aux personnels de l’établissement (en y associant si possible des élèves et des parents) ; un vote au conseil d’administration pour valider le projet et négocier la présence de formateurs extérieurs au sein de la structure. Ces rendez-vous sont des préalables à la mise en place d’un projet susceptible d’être accepté par un maximum de personnes (Condette-Castelain & Nonin-Hue, 2014).
Tableau 1 - Le dispositif de médiation par les pairs en dix étapes
Préparation
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Étape 1
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Présentation du dispositif à l’équipe de direction et négociation des modalités de sa mise en oeuvre
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Étape 2
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Présentation du projet négocié aux personnels, aux élèves et aux parents
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Étape 3
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Vote du projet en conseil d’école ou conseil d’administration
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Recrutement et formation
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Étape 4
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Formation de l’équipe pluricatégorielle des adultes accompagnateurs
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Étape 5
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Les adultes accompagnateurs formés passent dans les classes pour une sensibilisation des élèves et un appel à candidatures
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Étape 6
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Recrutement des élèves médiateurs
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Étape 7
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Formation des élèves médiateurs
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Implémentation, bilan, valorisation
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Étape 8
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Mise en place des médiations
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Étape 9
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Suivi des actions (supervision) et évaluation
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Étape 10
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Bilan, diffusion et valorisation des actions menées
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26Le dispositif dans son intégralité – ses différentes étapes et son protocole de formation des adultes et des élèves – est présenté comme une expérimentation, autrement dit comme une proposition temporaire qui n’a en principe pas vocation à devenir pérenne sauf si les personnels y trouvent un intérêt pour leurs élèves et pour eux-mêmes (Condette, 2022).
27L’expérimentation consiste à mettre en place un projet et à en examiner les premiers résultats sur le court ou moyen terme, généralement en fin d’année scolaire, à l’heure des bilans annuels. L’expérimentation comporte de nombreux atouts, parmi lesquels celui de coordonner et de tester une action avec un ensemble de participants motivés par la thématique traitée.
28Dans ce cadre très souple, la collaboration semble plus aisée à accepter dans la mesure où une expérimentation constitue en réalité un essai, délimité dans le temps, présenté sous la forme d’un projet circonscrit à une thématique (Condette, 2022). Il s’agit donc d’une entité resserrée dans le temps, avec des objectifs visés, des moyens dédiés, avec potentiellement ses réussites mais aussi ses échecs ou erreurs et ses réajustements. L’expérimentation fait l’objet d’une évaluation destinée à mesurer les apports de l’action menée, et selon les résultats, il sera alors possible de poursuivre l’action, de la redéfinir ou d’y mettre un terme.
29L’expérimentation en établissement scolaire engage les personnels qui souhaitent « faire autrement » dans un travail collaboratif où chacun peut contribuer au projet commun et observer rapidement les premiers effets produits avec, parallèlement, la possibilité d’engranger des plus-values qui seront sans doute réinvesties dans une autre action (Condette, 2022). L’expérimentation conçue comme un espace d’autonomie éducative, crée une dynamique collective, associée à la recherche constante de faire progresser les élèves et de réduire les inégalités (Reuter et al., 2013).
- 1 L’école régionale du premier degré (ERPD) est un type d’établissement scolaire français qui accueil (...)
30Pour étayer notre propos, nous avons fait le choix de prendre appui sur trois expérimentations menées dans trois structures scolaires différentes : une école régionale du premier degré (ERPD)1, un collège et un lycée professionnel (LP).
Tableau 2 - L’implantation du dispositif de médiation par les pairs : présentation des structures d’accueil
École ou Établissement
= E
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Quelques caractéristiques de la structure
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Pourquoi ce dispositif ? (à partir du diagnostic initial)
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Durée du dispositif médiation
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Effectif total des élèves
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Nombre d’élèves formés à la médiation
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Nombre de médiations par an (novembre-mai)
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Adultes impliqués dans le projet
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E1
ERPD
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Centre-ville, Quartier classé politique de la ville
Internat accueillant tous les élèves
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Réguler les conflits nombreux entre élèves ; éduquer autrement
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3 ans
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140
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42
environ 14 par an
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30
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4 permanents dans le projet (1 dir., 1 adjoint, 1 prof, 1 psych) + 10 éducateurs (non formés mais sensibilisés)
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E2
Collège
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Rural
Nombreux transports scolaires
Externat
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Conflits nombreux ; trouver des alternatives aux punitions
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7 ans
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640
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84
environ 12 par an
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40
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11 (1 chef, 1 CPE, 2 AED, 5 profs dont 1 doc, 1 agent, 1 parent)
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E3
LP
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Urbain
Secteurs industriels et tertiaires
Externat et internat
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Conflits nombreux ; responsabiliser les élèves
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3 ans
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620
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36
environ 12 par an
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32
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8 (1 CPE, 2 AED, 1 Inf., 4 profs dont 1 doc)
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AED = assistant d’éducation ; CPE = conseiller principal d’éducation ; dir. = directeur ; doc = professeur documentaliste ; psych = psychologue de l’Éducation nationale
31Ces trois structures possèdent des caractéristiques distinctes, notamment en termes de public accueilli et d’organisation générale, mais le point de départ du choix du dispositif est sensiblement le même. Le directeur et les chefs d’établissement interviewés nous indiquent que leur volonté est de réduire le nombre de conflits entre les élèves en apportant d’autres réponses que le recours systématique à la punition ou la sanction. Dans chacune des structures, l’objectif est de faire prendre conscience aux élèves que les conflits sont certes inhérents aux relations humaines (Freund, 1983) mais qu’il existe des façons de les régler autrement que par la violence (Bourque & Thuderoz, 2011 ; Debarbieux, 2016 ; Condette, 2016). Partant de là, le conflit peut créer des espaces de discussion où chacun apprend à écouter les avis divergents et à argumenter avec des mots choisis, avec des idées construites (Rosenberg, 2016). L’accent est donc porté sur l’éducation des jeunes et sur la confiance en leur éducabilité (Meirieu, 2016), à travers cette capacité transformative de leurs comportements.
- 2 L’académie en France correspond à une entité géographique et administrative du ministère de l’Éduca (...)
- 3 Le rectorat est la direction des services de de l’Éducation nationale à l'échelon de l’académie.
32Les trois structures scolaires, chacune située dans une académie différente2, ont ainsi fait le choix de la médiation. Le directeur de l’ERPD (E1) a entendu parler de ce dispositif alternatif à la punition lors d’une réunion au rectorat3 avec l’équipe mobile de sécurité (EMS) en charge des problèmes de climat scolaire ; la principale du collège (E2) a elle-même été formée à la médiation au cours de son cursus universitaire et elle fait par conséquent cette proposition dès sa nomination dans ce nouvel établissement, sachant qu’elle l’avait mobilisée dans le collège précédemment dirigé ; le proviseur du lycée professionnel (E3) a été sensibilisé par un collègue de son secteur géographique et souhaite « tenter l’expérience », pour reprendre ses propos.
33Dans chacun des cas étudiés, il y a donc un intérêt pour la médiation et une impulsion de la part des trois chefs. Ce point est loin d’être négligeable dans la mesure où les projets éducatifs nécessitent, du moins pour leur démarrage, un accord et un portage politique de la direction. Si ce point paraît incontournable, la mobilisation de quelques personnes puis la constitution d’une équipe sont également indispensables pour accompagner et faire vivre le dispositif.
34Pour chacun des projets, deux chercheurs ont été associés dès la phase d’acceptation et de contractualisation. Cela a permis de suivre le déploiement et l’évolution du dispositif sur plusieurs années, à raison de six déplacements durant l’année scolaire, soit deux déplacements de plusieurs jours par trimestre. La méthode d’enquête utilisée, essentiellement qualitative, s’est appuyée sur des observations et plusieurs séries d’entretien de type compréhensif (Kaufmann, 2016) auprès des personnels impliqués dans le dispositif (voir annexe 1). La présence régulière des chercheurs pendant le déploiement du projet est devenue observation participante (Peneff, 2020), et elle a conduit à examiner les modes de collaboration à l’œuvre au sein de ce groupe associant universitaires et membres du projet.
35L’implémentation de la médiation a été étudiée dans son processus et évaluée à différentes étapes, mais la collaboration qu’elle a suscitée avec les universitaires est corrélativement devenue un objet de recherche spécifique, interrogeant en particulier le codéveloppement professionnel (Payette & Champagne, 1997) qui s’est progressivement installé à la faveur des situations de médiation expérimentées par les praticiens, et grâce aussi à l’analyse collective et réflexive qu’ils en ont produite.
36Créer une extension du projet initial pour le redéfinir en objet de recherche singulier comporte un double intérêt : tout d’abord, la nature même du projet conduit à collaborer ; il y a donc là un premier niveau de collaboration à observer : la manière dont se constitue l’équipe qui va conduire le dispositif, comment elle s’organise et se régule, quelle production elle obtient. Le deuxième intérêt réside dans la présence des chercheurs et dans les interactions qui évoluent lors de leur participation au projet (Morrissette et al., 2017). Les entretiens semi-directifs menés tout au long du projet ont alimenté les résultats de recherche et ont également servi d’activités réflexives pour les participants. Ainsi le savoir d’action des praticiens a-t-il été sollicité, valorisé et formalisé (Barbier, 1994).
37D’un point de vue épistémologique, cette manière de concevoir la recherche, en associant l’expertise des chercheurs et celle des praticiens correspond à une posture collaborative assumée par l’ensemble des participants, ce qui a permis de produire des résultats doublement étayés, d’une part par la recherche, d’autre part par la pratique. On obtient effectivement par ce type de recherche « une interfécondation des deux mondes pour la construction d’un savoir au service d’une pratique avertie, voire éclairée » (Desgagné & Bednarz, 2005, p. 251). Pour autant, la collaboration ne signifie pas que les rôles sont interchangeables mais plutôt qu’ils se complètent et s’enrichissent mutuellement.
38Les trois recherches collaboratives auxquelles nous nous référons ici se déclinent en fonction des spécificités de chacune des structures scolaires mais elles ont été menées selon le même protocole de recherche : une présence en continu pendant plusieurs années de deux chercheurs, depuis le début du projet jusqu’à sa mise en œuvre et son évaluation, des observations in situ, des séries d’entretiens semi-dirigés et des bilans intermédiaires avec les équipes (voir annexe 1). L’ensemble des données recueillies a donné lieu à la production de résultats dont nous extrayons la partie en lien avec la notion de collaboration.
39L’analyse des pratiques collaboratives repose sur deux principales entrées thématiques : la manière dont se met en place le projet et les premières interactions qui se développent dans ce cadre ; le déploiement du projet et la régulation des interactions.
40La faisabilité du dispositif de médiation par les pairs repose sur la constitution d’un groupe qui va apprendre à se connaître, en dehors de ses fonctions habituelles, et va progressivement apprendre à collaborer pour atteindre les objectifs fixés par le projet.
41Dans chacune des trois structures, le projet a été présenté aux membres du personnel en fin d’année scolaire, avec l’objectif, si le projet retenait leur attention, de le démarrer dès la rentrée suivante.
42L’ERPD (E1) s’est surtout concentrée sur les enseignants et éducateurs car la présentation du projet était un moyen de tous les réunir à un même moment. L’organisation générale, complexifiée par la présence d’un internat, crée des emplois du temps assez éclatés et ces personnels n’ont pas souvent l’occasion de se rencontrer, hormis lors des temps de concertation. En outre, la spécificité du public accueilli (enfants de 6 à 11 ans, avec beaucoup de difficultés comportementales, hébergés durant la semaine en internat pour pallier les insuffisances familiales, insuffisances identifiées par les services sociaux et de l’Éducation nationale) entraîne chaque année un fort renouvellement des éducateurs. Ce projet comporte ainsi un enjeu de stabilisation et de plus grande cohésion de l’équipe. La proposition du dispositif a été bien reçue, les personnels y voyant surtout une possibilité d’apaiser les tensions entre élèves.
43La principale du collège (E2) a présenté le projet lors d’une assemblée générale en juin, indiquant que les personnes intéressées pouvaient se manifester auprès d’elle. Là encore, cette temporalité qui laissait une période de réflexion a été appréciée.
44De son côté, le proviseur du lycée (E3) a écrit à l’ensemble des personnels, via l’intranet, pour présenter les grandes lignes du dispositif et a proposé une réunion des volontaires. Plusieurs enseignants se sont déclarés intéressés.
45Sous l’impulsion des trois directeurs, des équipes se sont constituées, avec souvent des discussions préalables pour savoir qui était susceptible de participer au projet. Ces discussions reposaient sur deux critères : de nombreux projets existaient déjà et il fallait pouvoir déterminer la plus-value de celui-ci ; la question des affinités était également un critère non négligeable et certains voulaient se faire une idée de ce que serait ce nouveau groupe de travail.
J’ai dit au proviseur que j’étais pas contre, à partir du moment où ça permet de calmer les élèves, où ça les aide à mieux travailler, mais on a déjà beaucoup de projets ici, alors je ne sais pas si un de plus, même intéressant, c’est finalement une bonne idée. (Extrait d’entretien avec un enseignant de lettres-histoire, E3)
J’ai dit au chef que j’étais partant a priori, mais avant de donner mon accord, je me suis renseigné pour savoir qui allait participer. (Extrait d’entretien avec un enseignant de génie mécanique, E3)
46Ces extraits de verbatim montrent qu’une organisation informelle se met en place pour savoir qui fera partie du groupe et comment dès lors envisager la participation. Il n’y a pas d’opposition mais plutôt une attente par rapport à la suite concrète du projet. Cette attente détermine en partie l’implication des participants.
47Il n’est pas ici possible de détailler les modalités de l’implication de chaque participant dans les trois dispositifs. Nous opérons ici une sélection d’éléments d’analyse liés à la place des acteurs. Cette place nous semble être conditionnée par trois conditions ou facteurs de réalisation : avoir une place, occuper une place, prendre sa place.
48Avoir une place, c’est déjà être accepté et reconnu comme étant membre à part entière du projet. Ce point n’est pas anodin dans la mesure où le statut, la reconnaissance institutionnelle préalable, les affinités électives ou encore la personnalité sont autant de biais dans la relation groupale et la division du travail. Ainsi, la présence du chef d’établissement a pu être perçue comme un possible contrôle. Les trois dirigeants ont très vite limité leur présence dans le groupe, de manière à faciliter des échanges plus horizontaux. Ils se sont contentés d’accueillir le groupe pour témoigner leur intérêt pour le dispositif et remercier les participants mais ils ne sont pas allés plus loin. « Je n’ai pas beaucoup de temps, mais avec les retours que j’ai eus, j’aurais bien aimé bénéficier de la formation à la médiation proposée au début du dispositif », indique le proviseur du lycée professionnel (E3).
49Occuper une place dépend sans doute de la personnalité des participants qui s’affirment plus ou moins dans le groupe mais cela dépend aussi de la division du travail. Au départ, lors de la formation des adultes dits « accompagnateurs » (Condette-Castelain & Nonin-Hue, 2014), il n’y a pas de répartition des tâches ; ce travail vient ensuite, au moment de partager les responsabilités et de discuter des plages horaires à se distribuer pour assurer une présence auprès des élèves médiateurs. Ce facteur participatif est lié à des éléments organisationnels et fonctionnels (la disponibilité des membres du groupe, leur nombre, la quantité des actions à mener) et des éléments subjectifs (l’intérêt pour ce projet, le sentiment d’utilité, le goût de l’engagement).
50Prendre sa place renvoie au positionnement individuel au sein du groupe et s’établit sur le plus long terme selon les marges de manœuvre octroyées ou conquises. À ce titre, on observe que, dans les trois institutions étudiées, certains participants ont une personnalité plus assurée et tendent très vite à mettre en avant leur leadership pour montrer qu’ils savent faire (Plane, 2015). Mais ce positionnement a son revers :
Pour moi, il n’y a pas de problème… elle veut jouer la cheffe, d’accord mais elle assume, et c’est elle qui s’y colle. (Extrait d’entretien avec un enseignant de physique-chimie, E2)
51D’autres prennent une place plus importante en raison de leur disponibilité ou encore parce qu’ils saisissent plus vite à la fois les attentes et les enjeux de la formation à la médiation puis entrent plus aisément dans le dispositif, qui va mettre l’accent sur les pratiques collaboratives. C’est le cas d’une enseignante de l’ERPD (E1) qui, parce qu’elle se montre très attentive et intéressée, assure la direction du groupe et va prendre progressivement en charge toute une partie de l’organisation et du suivi du dispositif.
52L’implication dans le projet est aussi à examiner dans le temps car elle peut se conforter si chaque participant « s’y retrouve », c’est-à-dire réussit à générer des biens subjectifs (Olson, 2018) mais elle peut aussi se restreindre ou disparaître si le participant estime ne pas être gratifié à la hauteur de son engagement (Hirschman, 1995). La participation n’est pas un engagement total et irréversible mais reste soumise à l’appréciation de la situation en contexte, ce qui nécessite une discussion régulière sur le contenu et les modalités de la collaboration (Condette, 2020a).
53Participer à un projet collaboratif suppose de penser la place de l’acteur dans le dispositif, en termes d’organisation et de division du travail, mais aussi en termes d’attention portée à chaque membre du groupe dans ses attentes et dans les souhaits qu’il exprime directement ou indirectement (dans la communication non verbale notamment). La vie collective au sein du groupe devient alors un enjeu de réussite du projet. La qualité des relations est à ménager, non par l’adoption systématique de positions communes qui obèreraient tout débat. Elle repose sur un cadrage des échanges qui introduisent des principes de fonctionnement du groupe (respect de la parole de chacun, entraide…).
54Pour autant, la vie du groupe a des effets sur le comportement des individus eux-mêmes, pris dans les interactions liées au projet. Il existe ainsi des jeux de pouvoir entre les acteurs (Reynaud, 1997) mais pas nécessairement de stratégies de captation du pouvoir (Crozier & Friedberg, 2014). C’est dans les interactions que se nouent des liens, avec l’idée qu’à plusieurs et en unissant les forces, on est plus efficients. Le groupe apparaît alors comme un soutien et on observe de « belles rencontres », comme le note l’équipe du collège (E2), avec des « solidarités durables » qui se prolongent au-delà du dispositif lui-même :
En fait, grâce à ce projet médiation, j’ai appris à travailler un peu plus avec la documentaliste et à présent, nous co-animons certaines séances dans mes cours. (Extrait d’entretien avec un enseignant d’histoire-géographie, E2)
55La force du groupe produit également des effets sur la confiance en soi et la capacité à assumer de nouvelles responsabilités.
Je me suis bien investie dans la formation des élèves, et maintenant, j’anime la formation des adultes… je ne pensais pas que j’en étais capable. (Extrait d’entretien avec une éducatrice, E1)
56Cette plus-value n’est pourtant pas unanime et certains quittent le dispositif à la fin de la formation car ils éprouvent des difficultés à se projeter positivement dans les actions collectives ou dans l’esprit même du dispositif. Centrés sur les seuls apports pour les élèves, ils ne perçoivent pas à ce stade les bénéfices qu’ils obtiendraient à plus long terme pour eux-mêmes, en particulier quand, à l’issue de la formation, le groupe va davantage œuvrer de concert et développer progressivement des pratiques collaboratives :
La médiation, ce n’est pas pour moi… j’ai suivi la formation mais ça ne m’a pas trop intéressé… ce n’est pas ce que j’attendais, je venais pour les élèves et là, j’ai eu l’impression que c’était moi qui avais besoin de médiation. (Extrait d’entretien avec un enseignant d’anglais, E3)
57D’autres testent le dispositif et décident de partir au bout de quelques semaines car ils estiment de pas engranger assez de bénéfices personnels immédiats au regard de l’investissement consenti. Cette logique du retour sur investissement produit un désengagement et se construit certes en lien avec le besoin de gains rapides mais aussi avec un intérêt particulier pour les bénéfices des collègues. La comparaison à autrui génère un sentiment de frustration voire un ressentiment où l’idée selon laquelle on est moins bien considéré se construit et se renforce lors de chaque rencontre. Ici, l’objectif collaboratif n’est pas atteint car il est entravé par des considérations personnelles et une faible compréhension de la portée collective du dispositif, malgré les temps de discussion et d’explication.
58Il est donc nécessaire de tenir compte de l’évolution individuelle au sein du groupe et d’opérer des régulations en cas de conflit émergent ou de tensions perceptibles entre les participants. C’est le second point de nos résultats d’analyse, centrés sur la mise en œuvre concrète de la collaboration.
59La définition et la sécurisation de la place de chaque acteur – si cette place est basée sur l’engagement au service du collectif et l’équité de traitement – sont des points d’appui majeurs pour assurer la stabilité et la pérennité du groupe.
60Les situations d’interaction observées mettent graduellement en exergue les besoins non exprimés des participants, notamment le besoin de reconnaissance et de valorisation qui est souvent peu mis en évidence dans la vie professionnelle. D’où l’intérêt et même la nécessité d’une analyse collective, proposée par les chercheurs, qui questionne les apports individuels et collectifs de cette démarche de recherche. La mise à contribution et la prise en compte des compétences respectives de chacun (Desgagné & Bednarz, 2005) favorisent une analyse réflexive des pratiques. Celle-ci entraîne progressivement une reconnaissance des nouveaux acquis (Morrissette et al., 2017) et cette conscientisation agit positivement sur le développement personnel et professionnel (Malet et al., 2021).
61Dans ces trois recherches, les réunions programmées ont tout d’abord porté sur les données recueillies et la manière de procéder à leur exploitation. Des bilans intermédiaires ont été organisés pour faire le point sur l’avancée du projet dans ses différentes étapes de mise en œuvre mais aussi sur la résolution des difficultés. Des problèmes sont apparus en lien avec des soucis matériels : tenir à jour le planning des médiations (E1 et E2), conserver le bureau dédié aux médiations (E3). Des difficultés organisationnelles ont également été relevées : se rendre disponible pour assurer les permanences auprès des médiateurs (E1). On a pu observer des tensions entre les membres du projet, certains estimant que leur contribution était trop importante au regard de l’implication des autres (E2 et E3).
62Les temps de régulation ont permis d’exprimer l’ensemble des difficultés et d’y apporter collectivement des réponses, ne serait-ce qu’en termes de réassurance, de relais et d’entraide. Chaque membre d’un groupe a en effet besoin de se sentir traité équitablement par rapport aux autres et a aussi besoin d’être soutenu dans ses efforts. Ces éléments subjectifs, dès lors qu’ils font l’objet d’une écoute attentive et d’une prise en compte effective de la part du groupe, contribuent à développer le sentiment d’une utilité personnelle et à accroître la motivation à continuer d’œuvrer au sein de ce groupe. Le sentiment d’auto-efficacité individuelle (Bandura, 2015) se conjugue avec le sentiment d’auto-efficacité collective (Rosa, 2019).
63À ce titre, nous avons remarqué que ces trois projets, expérimentaux au départ, ont finalement pris de la consistance et se sont installés dans la durée (trois ans et plus). Pour autant et au-delà de l’engouement que chacun d’eux a généré, ils n’ont pas échappé à la question de leur pérennité. Si le portage politique du dispositif reste solide, le soutien au projet a besoin d’être constamment renforcé pour assurer sa longévité, en tenant compte notamment des défections en cours de route et des départs involontaires du projet, consécutifs à des changements d’établissement. Ainsi la collaboration est-elle sans cesse à entretenir au niveau du sens que lui accordent les acteurs – si elle ne fait plus sens, la routine et l’ennui s’immiscent dans les activités et les personnes impliquées se désengagent peu à peu ; elle demande aussi à être renouvelée pour éviter l’entre-soi, et élargie à l’occasion de l’arrivée de nouveaux participants qui apporteront des idées neuves ; elle a enfin besoin d’être régulièrement repensée ou réajustée au niveau des actions (par exemple en rénovant les contenus de formation) de manière à maintenir le dynamisme de l’équipe et empêcher l’essoufflement. Le risque sinon est de voir se multiplier les absences excusées, les retraits progressifs parce que les priorités personnelles et professionnelles se réorganisent alors que l’intérêt initial s’émousse et que ce projet perd de sa vigueur et de sa valeur.
64Il est donc utile de garder un rythme dans le travail et les échanges et une dynamique collective productrice de sens partagé, comme le soulignent les travaux d’Ann Lieberman (1986).
65L’expérience et l’expertise engrangées par les participants ont conduit à promouvoir la construction d’un cadre éthique pour organiser et faciliter la collaboration. Au début du projet, nous avons constaté l’importance pour chacun de se référer aux relations hiérarchiques habituelles, selon le statut ou la fonction exercée, et les potentiels déséquilibres qui s’insinuaient dans le processus collaboratif.
66En fait, si les chercheurs sont enclins à favoriser des relations de pair à pair car ils les savent productives, les personnels des établissements scolaires ont tendance à très vite restaurer leur statut et assumer un positionnement qui reproduit les hiérarchies initiales. Devenir acteur en endossant pleinement un rôle actif et même proactif devient dans ce contexte une démarche lente et malaisée.
67Nous avons ainsi découvert cette hiérarchie sous-jacente dès la négociation du protocole de recherche. Si tous s’accordent sur la reconnaissance et la complémentarité des apports de chacun, on s’aperçoit que les personnels scolaires laissent souvent prendre les initiatives au formateur, s’interdisant parfois de formuler un avis ou de proposer une idée, de peur d’être jugés en se montrant en deçà des attentes supposées. Ils agissent de même avec les chercheurs. Ce phénomène d’autolimitation s’exerce aussi au sein du groupe des personnels scolaires parce que la hiérarchie ordinaire ne disparaît pas même si elle semble assouplie. Ainsi le respect de la hiérarchie opère-t-il au sein du groupe où se trouvent le chef d’établissement, les enseignants, le conseiller principal d’éducation, les assistants d’éducation, les personnels de service, etc. Chacun tend assez naturellement à reprendre son rôle habituel ou du moins à éviter de l’outrepasser, sachant que ce glissement pourrait avoir des effets négatifs en dehors du projet.
68Le changement de posture et l’ouverture qui invite chacun à s’exprimer s’engagent plus volontiers lorsque les temps de discussion et d’échanges informels sur le projet se multiplient, où les représentations personnelles évoluent au regard de l’interconnaissance et de la confiance qui s’établissent. Mais il faut du temps, des explications, et parfois des recadrages pour instaurer un équilibre relationnel.
69Il s’est avéré nécessaire d’élaborer un cadre de travail avec des principes éthiques de respect réciproque, d’écoute, de non-jugement, de soutien car ces principes ne vont pas de soi. Ce cadre a permis d’organiser et de pacifier l’ensemble des activités dans leur déroulement et il a contribué à optimiser le fonctionnement des groupes dans chacune des structures étudiées en développant des relations plus horizontales entre les participants. Il en ressort un « noyau dur » de participants stables qui ont pris plaisir à travailler ensemble et continuent de le faire actuellement ; d’autres personnels se sont adjoints, intéressés par la thématique mais surtout par la démarche collaborative ; d’autres ont quitté le projet, souvent pour des raisons de faible disponibilité ou de changement de poste.
70La démarche initiée, considérée comme relevant d’un principe de réciprocité (Axelrod, 1992) a produit, malgré les contraintes et les difficultés relevées, un ensemble de bénéfices.
71Étudier la médiation dans le cadre de formations qui donneront lieu à des applications pratiques et des bilans des actions, a amené les participants à questionner leur relation à autrui, leur capacité à se montrer à l’écoute, avec tolérance et empathie. Cela a permis d’aborder les problèmes rencontrés, qu’ils soient matériels, organisationnels ou relationnels, et de construire ensemble des réponses basées sur l’identification des litiges, la compréhension partagée des difficultés entraînant des phases de négociation et de définition d’accords ou de compromis visant l’équilibre du projet et l’équité de traitement des participants. Étudier la médiation a aussi conduit à interroger son positionnement personnel au sein du groupe et à assumer une position sociale spécifique, celle de l’acteur engagé dans une démarche de facilitation, de négociation, de conciliation.
72La collaboration, dans un partage structuré et équitable des tâches, a ainsi généré des réussites collectives qui se sont également déclinées en réussites individuelles. En effet, le collectif permet d’assumer ensemble les difficultés, d’adoucir les potentiels échecs car ils sont partagés, surtout si l’on évacue d’emblée la recherche d’une responsabilité individuelle. Cette logique de l’action collective, pour reprendre les mots de Mancur Olson (2018) distribue des bénéfices individuels en termes de réussites personnelles, de montée en compétences. Ce processus alliant collectif et individu procure, nous l’avons constaté, une double satisfaction : satisfaction de participer à un projet et d’y apporter une contribution effective et même socialement utile, satisfaction d’être reconnu pour le travail accompli, à la fois au sein de l’établissement (notamment par la hiérarchie mais aussi par les collègues, les élèves et les familles dont certaines n’ont pas manqué de louer cette initiative) et par les chercheurs qui ont contribué à les faire entrer dans une démarche de développement personnel et professionnel (Malet et al., 2021). L’accompagnement de ce dispositif a également conduit les chercheurs à travailler et renforcer des compétences de compréhension, de traduction et de cohésion d’équipe.
73Interroger la place de l’acteur dans la recherche collaborative met en évidence la complexité de l’engagement individuel au sein d’un collectif mais aussi les conditions de la participation, liées notamment au contexte du projet, aux objectifs poursuivis, à son contenu et sa faisabilité (Albarello, 2004).
74Nous avons montré que la collaboration professionnelle ne consiste pas seulement en l’expression d’un collectif de travail réuni pour mener ensemble une activité. Elle ne peut non plus se résumer à une injonction institutionnelle au risque sinon de toujours solliciter les mêmes participants – ceux qui acceptent volontiers toutes les demandes ou n’osent pas les refuser – et de décourager parallèlement un vivier potentiel qui considèrera le projet uniquement sous l’angle de la contrainte, où l’on donne constamment sans jamais recevoir. Tout collectif de travail produit certes des résultats liés à la demande initiale, mais il ne génère pas systématiquement des plus-values durables qui seront de nouveau mobilisables par les participants.
75À l’inverse, si le dispositif est construit avec une attention portée à la place de chaque acteur et si la collaboration est annoncée comme un véritable programme de travail à nourrir et accompagner, la participation de chacun à l’action menée entraînera des bénéfices collectifs mais aussi des gratifications individuelles. Aussi est-il nécessaire d’apprendre à collaborer, par la pratique régulière d’interactions tout autant structurées qu’informelles, mais également par une réflexion partagée sur cette pratique en train d’être expérimentée (Schön, 1983 ; Tardif et al., 2012 ; Altet et al., 2013). Le travail de groupe requiert un accompagnement et une régulation de la part des initiateurs du projet pour éviter que le principe démocratique de participation ne soit mis à mal et placé sous l’influence d’un membre en particulier ou de quelques leaders qui s’emploieraient à capter le pouvoir.
76Le projet commun ainsi défini et cadré transforme progressivement les relations entre les participants mais il reconnaît également la montée en compétences de chacun des acteurs, grâce à la confrontation des points de vue, grâce aux nouvelles pratiques professionnelles déployées, axées sur le partage des idées et des propositions, l’entraide et la solidarité au sein du collectif.
77D’un groupe de besoin qui participe à la formation et apprend à travailler ensemble, on passe à un groupe de soutien (où chacun devient une ressource potentielle pour ses collègues) qui monte collectivement en compétences et se dote de modalités de répartition équilibrée des activités.
78Au terme des trois recherches, nous avons constaté que le projet modifie certes les pratiques mais il agit aussi sur les comportements, et plus encore sur les désirs d’avenir et l’ambition individuelle. La prise de conscience d’axes de développement possibles grâce à un environnement capacitant (par la formation et la mise en œuvre de pratiques collaboratives), la révélation à soi de ressources personnelles cachées et donc non mobilisées donnent à la fois l’envie et l’autorisation d’envisager de nouvelles perspectives professionnelles. À ce titre, nous avons remarqué que certains, forts de cette expérience, reprennent un cursus universitaire pour approfondir les points travaillés et monter encore en compétences. D’autres s’essaient à des fonctions différentes, de chef de projet, de personnel d’encadrement ou deviennent formateurs d’adultes.
79La collaboration, vécue mais aussi analysée et conscientisée, structure le collectif et elle offre des perspectives individuelles en termes de développement personnel et professionnel (Malet et al., 2021), ce qui est particulièrement appréciable dans la quête de sens qui anime bon nombre de professionnels face à l’accélération de la vie quotidienne (Rosa, 2013) et aux incompréhensions et inquiétudes qui en résultent.