2L’étude du potentiel capacitant des ressources vidéo de notre programme (Flandin, 2015) a montré que celles qui donnent à voir des éléments de développement professionnel d’enseignants dans des situations professionnelles en résonance avec celles que les formés rencontrent eux-mêmes sont majoritairement plébiscitées en formation. La scénarisation médiatique proposée au niveau de l’interface des plateformes s’efforce de combiner systémiquement des extraits vidéo de l’activité se déployant dans un contexte professionnel spécifique et des extraits de documentation de l’expérience vécue à l’instant observé. L’enjeu est de rendre visible et intelligible le développement professionnel d’autrui, pour favoriser son propre développement professionnel, appréhendé comme un processus d’apprentissage en (ou par des) situations professionnelles (Uwamariya & Mukamurera, 2005).

1.  Le développement professionnel selon une entrée activité

3Le programme Néopass© s’inscrit dans une approche de l’activité comme objet d’étude et de transformation (Barbier & Durand, 2003). L’activité professionnelle est appréhendée par un ensemble d’observations in situ mais aussi par l’explicitation des préoccupations concrètes, des ressentis et des raisonnements pratiques qui émergent dans l’action des professionnels. C’est à partir de leur expérience que l’on peut comprendre le sens qu’ils donnent à leur travail. Cette orientation contraint le dispositif d’observation des situations professionnelles : il s’agit d’accéder aux activités significatives (ou production de signification dans l’action) à partir d’entretiens d’autoconfrontation ou de remise en situation (Theureau, 2010), conduits a posteriori auprès des acteurs volontaires à partir de traces de leurs activités.

4Dans la perspective de l’enaction (Varela, 1989), l’activité est indissociable de la situation dans laquelle elle prend forme, et l’acteur participe à la construction de cette situation. À chaque instant, l’acteur « fait émerger » le monde de son action en relation avec son engagement dans l’environnement. S’il existe un environnement sur lequel s’accorder, chacun le perçoit, l’appréhende, l’incorpore selon ses propres modalités d’être au monde, sa propre expérience, ses propres visées. Un enseignant débutant agit dans un monde de signification qui lui est propre et qui peut être très différent de celui perçu par un enseignant plus expérimenté. Ce qui fait signe pour lui dépend de ce qui se présente à lui dans la situation et de ce à quoi il est préparé à accorder son attention, du fait de ses anticipations liées à son histoire. Chaque activité, correspondant à un couplage acteur/situation, est la manifestation d'un signe (Peirce, 1978), constitué de plusieurs composantes dont chacune se réfère à une catégorie particulière de l'expérience de l'acteur tout en étant à la fois indissociable et distincte des autres. Dans le cadre de notre contribution, l’activité-signe sera documentée par trois composantes (Theureau, 1992) :

• le représentamen (ou indices perceptifs, mnémoniques, proprioceptifs) correspond à ce qui, à l'instant t considéré dans la situation, est pris en compte par l'acteur. Un représentamen complexe peut être constitué de plusieurs éléments significatifs ;

• les préoccupations correspondent aux intérêts de l'acteur en fonction de son histoire. Elles sont les préoccupations saillantes à l'instant t en fonction de ce qui fait signe pour l'acteur ;

• le référentiel correspond aux connaissances appartenant à la culture de l'acteur qu'il peut mobiliser compte tenu de ses préoccupations à l'instant t. Le référentiel n'exprime pas l'ensemble des connaissances de l'acteur mais celles qui sont effectivement mobilisées à l'instant t.

5L’étude de l’activité sur une temporalité longue (mois, années) permet d’identifier des processus de transformation de ces composantes de manière ténue ou visible, non linéaire et souvent selon des modalités asynchrones : des indices perceptifs de la situation qui ne sont plus les mêmes, une préoccupation qui s’estompe, une nouvelle qui émerge et devient de plus en plus saillante, une connaissance d’expérience qui perd de sa consistance, de sa validité au fur et à mesure des interactions professionnelles. Ces transformations de l’activité sont souvent implicites ou « silencieuses » (Jullien, 2009), mais nos méthodologies d’enquête favorisent le dévoilement d’une partie de cette activité invisible, incorporée dans l’action quotidienne. La documentation pas à pas des composantes de l’activité permet de modéliser des dynamiques de transformation de l’activité qui elle-même transforme la situation dans laquelle elle se déploie. Selon notre approche, le développement professionnel peut être défini comme un ensemble de transformations durables de l’activité de travail ou de « modifications/continuations » remarquables de celle-ci selon des temporalités plus ou moins longues. Cette définition peut être rapprochée de celle des recherches constructivistes selon lesquelles le développement professionnel constitue un processus rattaché à la personne maîtresse de ses apprentissages par ses intentions plus ou moins explicites d’adaptation à ses situations de travail (Gosselin, Viau-Gay & Bourassa, 2014). Mais l’approche enactive de l’activité (individuelle et située) n’écarte pas pour autant dans sa construction les éléments d’influence des collectifs et des cultures de métier sur lesquels les approches socioconstructivistes se focalisent.

2.  Études de cas

• cas 1 : celle d’un enseignant débutant dans le second degré (ressources vidéo en ligne sur la plateforme Néopass@ction, 2010) ;

• cas 2 : celle d’une cheffe d’établissement débutante dans son nouveau métier (plateforme NéopassCadres, 2023) ;

• cas 3 : celle d’un professeur des universités chevronné expérimentant de nouvelles modalités d’enseignement (plateforme NéopassSup, 2017).

2.1.  Cas 1 - La transformation observée de l’activité d’un enseignant débutant

8Pendant plusieurs mois, l’attente s’est révélée interminable en raison des stratagèmes développés par les élèves pour retarder l’échéance du travail scolaire. Les expériences anxiogènes [P3] de Romain ont contribué à invalider ses propres croyances au sujet de ses démarrages de cours. Nos recueils intermédiaires ont mis à jour de multiples expérimentations plus ou moins convaincantes avant qu’une nouvelle forme d’activité émerge, se déploie, s’ajuste et se stabilise progressivement. Ainsi, six mois plus tard, Romain accueillait les élèves dans le couloir pour leur distribuer dès le seuil de sa classe une fiche de travail scolaire [P’1]. Sans attendre leur installation dans la classe, il leur proposait le visionnement d’un extrait de film avec une fiche individuelle à compléter et passait dans les rangs pour les encourager individuellement : « ça me permet d’éliminer le protocole [C’1] – Silence ! Asseyez-vous ! Sortez vos affaires ! – Je zappe tout ça pour démarrer directement… [P'2] ». [Extrait de l’entretien d’autoconfrontation à l’activité n° 2]. Cette modalité d’intervention reflétait son intention d’anticiper le plus tôt possible le contrôle de la situation en affichant ostensiblement les savoirs scolaires comme modalités d’enrôlement des élèves. Leur implication dans des travaux écrits en début de cours permettait de supprimer ce qu’il avait vécu durant plusieurs mois comme un face-à-face anxiogène et offrait, par le découplage provisoire de son activité vis-à-vis de celle des élèves, des marges de manœuvre pour d’autres actions possibles (supervisions individuelles, anticipations des exercices à venir, etc.).

Figure 1 - Composantes des activités observées à 6 mois d’intervalle dans une même situation

Transformation observée de l’activité d’un enseignant débutant du secondaire		6 mois plus tard
Representamens Indices perceptifs	Composantes de l’Activité n° 1	Composantes de l’Activité n° 2
	[R1] La vague d’agitation des élèves à l’intercours [R2] Les élèves perturbateurs [R3] Le temps qui passe sans en avoir la maitrise	[R’1] Le défilement des élèves à la porte les yeux dans les yeux [R’2] Les opportunités de mise au travail
Préoccupations	[P1] Attendre le silence avant de commencer le cours [P2] Montrer sa disponibilité de professeur [P3] Masquer ses émotions	[P’1] Accueillir les élèves de manière bienveillante via un sas d’entrée [P’2] Démarrer le travail le plus rapidement possible
Référentiel Connaissances	[C1] Il suffit de placer les adolescents devant leurs responsabilités pour qu’ils deviennent des élèves [C2] L’ordre en classe est un préalable à la mise au travail	[C’1] La suppression de tout protocole limite les risques de débordement [C’2] La mise au travail précoce peut réduire l’agitation des élèves

9La comparaison à six mois d’intervalle des composantes de l’activité de l’enseignant révèle un très net changement de ses perceptions et préoccupations face à une même situation professionnelle (Figure 1). Celui-ci ne se focalise plus sur les perturbations de la classe [R2] mais sur les opportunités de mise au travail [R’2] ; ses préoccupations ne visent plus l’attente du silence pour commencer son cours [P1] mais au contraire l’anticipation, l’enrôlement le plus tôt possible de ses élèves [P'1 et P'2]. Ce changement dans la façon d’appréhender et d’agir en classe ne s’est pas révélée subitement du jour au lendemain mais s’est construite au gré des épreuves quotidiennes. Il est principalement orienté par la conviction, se renforçant au fur et à mesure des expériences, que la mise au travail des élèves, par des modalités pédagogiques dynamogènes, pouvait favoriser progressivement l’ordre scolaire et non pas l’inverse [Renforcement de C’2 au détriment de C2].

11La transformation de l’activité de Romain est prototypique (Rosch, 1978) de la transformation de l’activité novice, dans le sens où elle condense l’ensemble des caractéristiques du processus de transformation observées chez de nombreux autres débutants. En effet, l’étude systématique et comparatiste de l’activité d’une cinquantaine de novices nous a permis de repérer des régularités très fortes dans leur façon d’intervenir face à cette même situation professionnelle, notamment en effectuant au fil des expériences des compromis provisoires entre les normes prescrites de leur travail et des normes plus personnelles de viabilité au travail (Ria, 2009). Ceci a permis de mettre en lumière des trajectoires de construction professionnelle communes sans pour autant que celles-ci ne représentent des étapes inéluctables, franchies à la même vitesse pour chacun. Ainsi, dans cette première étude de cas, le développement professionnel des enseignants est abordé par le prisme des transformations récurrentes et typiques, selon des empans temporels longs, de l’activité des enseignants dans une des situations les plus problématiques en début de carrière. Si nos investigations s’attachent à étudier les activités à l’échelle des individus, la comparaison systématique des modifications dans leurs rapports à l’autorité éducative et aux savoirs scolaires permet de dégager des invariants relatifs au développement professionnel d’une communauté débutante.

12Les deux recueils suivants décrivent d’autres modalités pour recueillir des dynamiques de transformation de l’activité professionnelle.

2.2.  Cas 2 - La transformation déclarée de l’activité d’une cheffe d’établissement débutante

14Dans le cadre de ce rendez-vous non anticipé, Fatima a affiché explicitement sa décision de maintenir l’élève dans le dispositif d’accompagnement hors de la classe [P1]. Dans l’entretien d’autoconfrontation, elle a insisté sur l’importance de donner à voir à l’élève le travail effectué entre le collège et sa famille [P2]. Elle s’est dite convaincue que le dispositif d’accompagnement externalisé constituait la dernière chance avant l’exclusion définitive du collège [C1] et qu’un rapport de force avec les élèves décrocheurs était parfois nécessaire [C2].

15Dix-huit mois plus tard, nous avons sollicité Fatima pour conduire un deuxième entretien d’autoconfrontation sur la base de l’activité n° 1 : ce qui a consisté à visionner de nouveau la situation passée (l’interaction avec l’élève décrocheur) pour favoriser une nouvelle immersion dans sa situation de travail et expliciter au fur et à mesure du défilement de la séquence les registres de perception ou d’action qu’elle continue de mobiliser à l’identique, ceux qu’elle a abandonnés ou reconstruits autrement. Fatima s’est dite troublée de se retrouver confrontée à une activité qui lui apparaissait à la fois familière et étrangère. Elle a exprimé des différences notables dans sa façon d’interpréter l’activité passée à l’aune de l’expérience construite pendant une année scolaire et demi. Nous en retenons ici seulement deux éléments saillants extraits de son deuxième entretien d’autoconfrontation sur la base de l’activité n° 1 :

• sa conduite vis-à-vis des élèves décrocheurs : « Je fais maintenant autrement : j’essaie d’aider l’élève à se sentir plus décideur pour qu’il subisse moins une décision imposée [P'1] ; Il faut avoir le recul pour accepter que tout ne peut pas relever que de nous et que la priorité c’est l’élève… » [C’1 et C’2] ;

• sa façon de solliciter un parent tout en s’appuyant sur son équipe éducative : « Je ne suis plus jamais seule au moment d’appeler un parent, j’associe maintenant les partenaires qui ont l'expertise des élèves décrocheurs [P'2]. J’ai appris à « sonder un parent » pour identifier s’il est en capacité d’écoute ou s’il vaut mieux différer ou le faire venir » [P'3 et C’3].

16Toujours lors du deuxième entretien d’autoconfrontation, Fatima évoque son rapport à l’apprentissage de son propre métier : « Je pense que j’ai, après 18 mois, beaucoup plus d’incertitudes et j’apprends en fait… Alors que la première année on a une pression telle qu’on se dit qu’il faut savoir tout de suite, qu’il faut y aller, ne pas hésiter… Non, c’est faux, il faut douter, on a le droit de douter… J’ai moins de pression par rapport à ça… Et j’ai appris à m’appuyer sur les collectifs, sur les expertises que je n’ai pas pour ne pas être seule face aux difficultés ». Cet entretien met en lumière sa nouvelle capacité à mettre en place des procédures collectives d’accompagnement des élèves en difficulté avec des valeurs éducatives réinterrogées. Il pointe également sa plus grande prise de recul à l’égard de son positionnement professionnel dans un environnement de travail complexe.

Figure 2 - Composantes de l’activité observée et de l’activité déclarée en lien avec la première 18 mois plus tard

Transformation déclarée de l’activité d’une cheffe d’établissement débutante		18 mois plus tard
Representamens Indices perceptifs	Composantes de l’Activité n° 1	Composantes de l’Activité n° 2
	[R1] La bagarre du matin [R2] L’opposition virulente de l’élève [R3] Le maintien du dispositif d’accompagnement	[R’1] Le point de vue de l’élève [R’2] La capacité d’écoute (ou non) du parent L’aide potentielle des partenaires experts
Préoccupations	[P1] Maintenir l’élève dans le dispositif retenu avant sa réintégration en classe [P2] Montrer à l’élève que le collège communique avec la famille	[P’1] Aider l’élève à se sentir plus décideur [P’2] Associer les partenaires ayant de l'expertise au sujet des élèves décrocheurs [P’3] Sonder la capacité d’écoute des parents
Référentiel Connaissances	[C1] Le dispositif d’accompagnement externalisé comme dernière chance avant l’exclusion définitive du collège [C2] Un rapport de force avec les élèves décrocheurs est parfois nécessaire	[C’1] Il n’est pas toujours efficace d’imposer son point de vue [C’2] Il est nécessaire d’accepter que le collège ne peut pas convenir à tous les élèves [C’3] Il est parfois préférable de différer le rendez-vous avec les parents pour une meilleure écoute

17Dans ce deuxième cas, la nature des indices pour documenter les transformations de l’activité professionnelle diffère du premier cas où l’acteur explicitait son activité dans une même situation à six mois d’intervalle. Il s’agit ici d’un discours déclaré, provoqué par une seconde confrontation à l’activité initiale, sur des activités potentielles dont on n’a pas de traces. La première méthode peut être estimée plus fiable pour identifier des transformations réelles (même si une situation professionnelle ne se déroule jamais à l’identique) et en même temps plus coûteuse d’un point de vue méthodologique. La seconde méthode (deux confrontations espacées dans le temps à une même situation) permet d’appréhender les nouvelles potentialités que l’acteur mobilise en termes de perception et d’interprétation de son travail sans en avoir de manifestations concrètes.

2.3.  Cas 3 - La transformation accompagnée de l’activité d’un universitaire expérimenté

18La visée principale, lors de la collaboration avec les acteurs des deux premiers cas, était compréhensive : il s’agissait de recueillir des traces de leur travail pour identifier, sans intervenir directement, des transformations de leur activité même si l’influence des modalités d’entretien post-travail ne peut être négligée. Le Cas 3 se distingue par sa visée collaborative et transformative. Il s’est agi d’un contrat d’accompagnement explicite des transformations des modalités pédagogiques d’un professeur des universités, élaboré à sa demande. Transformation nécessaire selon lui pour rompre avec les formats magistraux et lutter contre l’érosion inexorable de la concentration de ses étudiants.

Figure 3 - Composantes de l’activité observée initialement et de l’activité observée pendant l’expérimentation

Transformation accompagnée de l’activité d’un universitaire expérimenté		1 mois plus tard
Representamens Indices perceptifs	Composantes de l’Activité n° 1	Composantes de l’Activité n° 2
	[R1] Des savoirs complexes comme passages à risque [R2] Le décrochage massif et habituel des étudiants lors d’un cours magistral	[R’1] Le bruit lié aux échanges entre étudiants [R2] L’implication forte des étudiants dans les modalités d’interaction autour d’un savoir enseigné
Préoccupations	[P1] Rester très concentré sur la transition entre deux savoirs complexes [P2] Avancer le plus possible dans le plan de cours	[P'1] Organiser dans l’amphithéâtre des micro-débats [P’2] Accepter une phase de tâtonnements au moment de lâcher prise dans la conduite de l’amphithéâtre
Référentiel Connaissances	[C1] Faire comprendre des savoirs sociologiques complexes requiert une grande attention [C2] Un cours magistral en amphithéâtre est avant tout le lieu de transmission de savoirs	[C’1] Il n’est pas facile de rompre avec ses habitudes [C’2] La conduite de modalités d’interactivité ne réduit pas forcément le nombre de savoirs abordés [C’3] L’amphithéâtre peut être un lieu de mise en débat collective des savoirs enseignés

21Une semaine plus tard, l’équipe du programme NéopassSup a proposé au professeur de tester trois modalités d’interaction différentes, sans puis avec usage du numérique : un vote à main levée, un micro-débat et un vote avec un « QR code ». À la suite du cours, un second entretien d’autoconfrontation a été conduit avec l’enseignant et les mêmes étudiants volontaires. Nous décrivons ici la seule mise en place de micro-débats dans l’amphithéâtre. Il s’agissait d’un travail de groupes de proximité dans lesquels les étudiants devaient s’engager pour échanger quelques minutes au sujet de la consigne de l’enseignant-chercheur. A posteriori Renaud a explicité ses appréhensions au moment de se lancer dans cet exercice totalement nouveau pour lui [P’1 et P'2], mais aussi l’intérêt qu’il lui a trouvé : « Je pense que je ne suis pas bon dans l’explicitation des règles du jeu, c’est la première fois [C’1]. Je les ai mis pour la première fois dans la peau de se dire, tiens je vais penser, avec la boîte à outils de tel auteur de sciences politiques, une politique publique, c’est l’objectif du cours […] S’ils ont compris cela aujourd’hui, à travers cet exemple, ils ont fait une progression... J’aime beaucoup plus cet exercice-là, car on utilise le collectif, c’est ce qui caractérise un amphi : c’est le collectif [C’3]. » Les étudiants interviewés ont confirmé avoir apprécié ce temps d’échange durant le cours. Une étudiante l’a exprimé à sa manière : « ça coupe un peu avec le recopiage du cours et ça nous permet de faire le point ensemble avec des mots simples ». Une autre fut plus critique : « Le temps d’échange fut trop court, le temps qu’on comprenne ce que l’on avait à faire… ». Cette fois, le volume sonore de plus en plus fort dans l’amphithéâtre ne correspondait pas à des indices de décrochage de la part des étudiants, mais au contraire à des indices encourageants de « raccrochage » aux savoirs abordés en cours. La comparaison entre les composantes de l’activité à T1 et T2 du professeur (Figure 3) montre comment ses préoccupations se sont modifiées d’une centration sur les savoirs (en oubliant totalement ses étudiants lors des passages à risque) à une centration sur la façon dont ceux-ci débattaient collectivement sur ces savoirs complexes.

22Trois mois plus tard l’enseignant-chercheur a accepté de témoigner à nouveau à propos de son expérience de transformation de son CM. Selon lui, l’expérimentation a été très positive et riche en perspective pour enseigner différemment en amphithéâtre. Néanmoins, elle a aussi généré chez lui des émotions liées à la surprise, aux imprévus et aux tâtonnements, tout à fait légitimes dans une telle situation de découverte : « Vous êtes partis, je me suis senti terriblement seul [rires]. Il y avait deux solutions concernant la séance de conclusion qui est extrêmement importante : soit je la faisais comme d’habitude soit j’essayais de tirer les leçons de ce que l’on avait fait… je me suis mis comme objectif de tirer les leçons, et donc j’ai créé trois moments d’interactions [micro-débats] pendant la conclusion. Mais comme je n’avais pas été très bon élève car je m’étais trop fait guider pendant l’expérimentation, j’ai dû retourner sur le site, reprendre les procédures… Tout ça a très bien marché et les étudiants m’ont dit qu’ils avaient apprécié. C’est une manière de dire que sur ce cours je ne reviendrai pas en arrière. Je suis sûr que vous m’avez permis de progresser et surtout aux étudiants de tirer plus du cours que s’il n’y avait pas ces moments d’interaction entre eux ». Ce témoignage post-collaboration pointe le risque d’un désétayage trop brutal des modalités d’accompagnement qui peut entrainer chez des apprenants en manque d’assurance un retour à leurs activités passées.

3.  Discussion générale

23Les trois modélisations présentées dans cet article, extraites du programme Néopass©, ont été réalisées à partir de méthodologies distinctes, dans trois métiers différents. Il s’agit de la présentation : a) d’une transformation observée pour un enseignant débutant (Cas 1) ; b) d’une transformation déclarée par une cheffe d’établissement débutante mettant à jour un potentiel d’actions différentes, non observées directement, mais aussi une distance réflexive augmentée (Cas 2) et c) d’une transformation souhaitée et accompagnée de l’activité d’un universitaire expérimenté par des médiations techniques et humaines (Cas 3). Les deux premières transformations se sont effectuées de manière implicite et solitaire, la troisième de manière explicite et collaborative. Les deux premiers cas concernent deux entrées dans un nouveau métier : pour la première fois pour l’enseignant, pour la seconde fois pour la cheffe, après avoir été enseignante. Pour l’universitaire, il s’agissait de tenter de modifier une facette parmi d’autres de son métier ordinaire : enseigner en cours magistral. Dans le premier cas, l’enseignant était débutant, dans les deux autres cas, les acteurs observés le sont redevenus dans des proportions non comparables. Cela a nécessité chez eux une capacité à se remettre en cause, à vivre des expériences émotionnelles parfois intenses dans la recherche de nouveaux pouvoirs d’agir. Si l’expérience débutante correspond à une étape initiatique, revivre une expérience (néo)débutante (de nouveau débutant) constitue sans nul doute une condition déterminante pour s’adapter aux transformations incessantes du monde du travail (Ria, 2017).

3.1. Normes de viabilité et d’exigence professionnelles

25Pour l’enseignant du second degré, il s’agissait d’une transformation essentielle pour sa survie professionnelle. Il vivait chaque début de cours comme une épreuve anxiogène le conduisant durant plusieurs mois à de nombreuses tentatives d’ajustement de son activité dans le huis clos de sa classe. Pour la cheffe débutante, il s’agissait de la recherche d’une nouvelle légitimité à construire dans son nouveau métier, davantage en phase avec ses valeurs éducatives et s’appuyant sur un leadership partenarial. Pour l’universitaire, il s’agissait d’une question d’exigence professionnelle pour renouveler ses modalités d’intervention en milieu de carrière. La quête d’exigence professionnelle est bien présente chez les trois acteurs mais avec des enjeux non comparables en termes d’efficacité et de santé au travail. L’enseignant débutant était en quête de la construction d’un monde professionnel viable et acceptable selon des critères d’efficacité objective (durée d’attente, qualité et proportion d’enrôlement des élèves, etc.) mais aussi d’efficience subjective (confort/inconfort au travail, seuil acceptable de niveau sonore, degré acceptable d’émotion devant les élèves, etc.). Dans les deux autres cas, les acteurs n’étaient pas exposés à une telle situation critique. Fatima (Cas 2) s’est estimée non perturbée lors du face-à-face avec l’élève décrocheur dans la mesure où elle avait été souvent confrontée à ce type d’interaction véhémente en tant qu’enseignante ou lors de ses premières expériences en tant que principale adjointe. Sa quête d’exigence professionnelle se traduisait par la recherche d’une plus grande pertinence et efficience dans un nouveau métier. Pour Renaud (Cas 3), il s’agissait plus de la recherche d’une nouvelle efficacité dans une situation de travail ne donnant plus satisfaction même si celle-ci, dans la tradition culturelle des modalités de transmission des cours à l’université, continue d’être partie prenante de l’offre de formation.

3.2.  Les transformations durables de l’activité comme marqueurs de développement professionnel

27Comprendre le développement professionnel de Romain, ce n’est pas seulement identifier son changement de comportement en classe, mais c’est comprendre la transformation profonde des composantes perceptives, émotionnelles, intentionnelles et actionnelles de son activité. En l’occurrence, la transformation fondamentale de celle-ci réside dans son appréhension des débuts de cours : que l’on peut commencer à enseigner sans forcément contrôler de manière autoritaire une classe agitée. Ce changement profond ou cette bifurcation dans son activité, à la fois au plan praxéologique et conceptuel, constitue un marqueur de son développement professionnel. Elle est plus largement un marqueur du développement professionnel des débutants, comme l’est la capacité chez les enseignants plus chevronnés à « lâcher prise » et à se mettre en retrait pour faire confiance à leurs élèves. Nous pouvons relever aussi dans les Cas 2 et 3 des bifurcations que l’on peut considérer comme autant de marqueurs de développement professionnel. Pour la cheffe d’établissement, la principale bifurcation se traduit par sa prise de conscience que l’équipe de direction d’un établissement ne peut pas tout décider pour un élève et qu’il faut accepter une forme de lâcher-prise. Pour l’universitaire, son changement de monde de signification peut s’illustrer par la sortie de son activité transmissive pour aller enquêter auprès des étudiants et ainsi mieux prendre en compte leur niveau de compréhension et d’appropriation des savoirs enseignés. Ces transformations constituent des potentialités régulières et reproductibles dans le processus d’adaptation des acteurs à leur environnement. Ces trois exemples soulignent aussi particulièrement la pesanteur de la culture professionnelle sur les situations de travail : le poids de l’autorité en classe dans le secondaire, la pesanteur symbolique et historique du cours ex cathedra dans le supérieur (sans prise en compte des capacités d’apprentissage des publics), la prégnance dans la culture du leadership scolaire de la dimension solitaire du pilotage des cadres quelles que soient les situations auxquelles ils doivent faire face. Ainsi, la transformation de leur activité, pour se décoller du poids de leurs activités passées, nécessite de se décoller du poids encore plus conséquent de leurs inscriptions culturelles.

28Dans notre perspective, le développement professionnel est appréhendé comme un processus de transformation durable de l’activité individuelle et située qui se traduit par des dispositions à agir en lien avec les perceptions, les préoccupations et les normes de viabilité de l’acteur au travail. Ces dispositions sont des potentialités régulières et reproductibles dans le processus d’adaptation des acteurs à leur environnement qu’ils considèrent selon leurs expériences comme typiques ou non. L’activité produite correspond à l’actualisation d’une disposition à agir structurée, significative et réglée selon les circonstances de son émergence. Mais cette approche du développement professionnel par le filtre de l’activité individuelle n’écarte pas la part d’influence sur celui-ci des activités collectives et des cultures professionnelles.

4.  Conclusion

29L’étude de la transformation de l’activité de personnels de l’éducation face à des situations typiques et/ou critiques est une voie d’accès et de compréhension des processus du développement professionnel. En effet, les modifications profondes et durables de l’activité apparaissent comme des bifurcations dans les trajectoires professionnelles ou encore des moments-clés révélateurs de développement professionnel. Pour dévoiler ces bifurcations de l’activité, deux méthodes ont été employées : une méthode directe longitudinale avec deux saisies, espacées dans le temps, de l’activité significative (Cas 1 et 3) ; une méthode indirecte dans laquelle, l’acteur est confronté à une situation déjà vécue pour recueillir les variations dans la façon de percevoir et d’agir en contexte professionnel (Cas 2). Les données recueillies ne sont pas de même nature lorsqu’il s’agit d’une activité observée, avec ou sans intervention sur celle-ci, et d’une activité déclarée. Pourtant, toutes portent des potentialités de changement à des degrés divers d’émergence et d’accomplissement. Ce qui permet d’établir une distinction entre la réalisation d’une activité hic et nunc, révélatrice de développement professionnel, et l’existence au sein de l’activité de potentialités non actualisées jusque-là, mais prédictives d’un développement professionnel en germe.

30Notre approche activité permet de pister et de modéliser des transformations durables de l’activité professionnelle, comme marqueurs de développement professionnel. Ces transformations intègrent de nouveaux apprentissages, de nouveaux savoir-faire, de nouvelles connaissances d’expérience dont des éléments relatifs à l’éthique et la culture du métier concerné. Ces transformations s’accompagnent d’une réflexivité en acte qui peut être accrue par le recours à des méthodes d’explicitation de l’expérience professionnelle qui échappe à la conscience dans l’urgence du travail. Les acteurs impliqués dans notre programme de recherche à des fins de formation illustrent cette capacité à mettre en mots leurs expériences, à dévoiler leur professionnalité en construction ou en reconstruction, au service d’autres acteurs en formation. Et ce sont les éléments-clés de compréhension de leur développement professionnel en cours qui constituent des ressources très efficaces pour encourager en formation l’interrogation et l’évolution potentielle des modalités de travail à l’œuvre chez d’autres individus ou d’autres collectifs professionnels.