1Ce dossier s'inscrit dans le contexte d'un discours omniprésent sur le bien-être qui envahit aujourd'hui la plupart des espaces de travail, de vie sociale ou privée, ainsi que nos institutions. Des travaux se sont récemment multipliés sur la question dite du « bien-être à l'école », jusqu'à la proposition par exemple, sur le site Canopé, d'un « parcours bien-être à l'école »1. En 2015, le Programme international pour le suivi des acquis (PISA) avait, pour la première fois, intégré une enquête sur le « bien-être » des élèves en considérant qu'il désigne un
état dynamique caractérisé par le fait que les élèves se sentent capables et ont l’opportunité d’accomplir leurs objectifs personnels et sociaux. Il comprend différentes dimensions de la vie des élèves, incluant les dimensions cognitive, psychologique, physique, sociale et matérielle. Il peut être mesuré à l’aide d’indicateurs subjectifs et objectifs de compétences, perceptions, attentes et conditions de vie.2
2En clair, cette enquête prétendait mesurer rien moins que « la satisfaction des élèves à l'égard de la vie » en s'appuyant sur des notions qui peuvent être assez déroutantes, comme celle d'établissement heureux ou d’école heureuse. Le vocable même de bonheur apparaît, depuis une cinquantaine d'années, en tant qu'objet d'étude dans certaines approches psychologiques dites « humanistes », et en particulier dans le cadre de la psychologie dite « positive » dès la fin du XXe siècle. En 2017, la revue Recherches et Éducations s'intéressait aux processus de production du « bien-être » au sein du système scolaire. Un premier volume soulignait que ce fameux bien-être est une préoccupation particulière des politiques éducatives à l’école (Bergugnat et al., 2017a), et un second volume cherchait à élucider la tension entre les idées de bien-être et de mal-être à l’école (Bergugnat et al., 2017b). Le problème est que la dispersion des définitions normatives du bien-être et l'éparpillement de ses critères d'identification — voire de mesure — ne permettent pas de savoir de quoi l'on parle.
- 3 Bien entendu, nous ne saurions évoquer ici toutes les conceptions, positives ou négatives, du bonhe (...)
3Or, bien-être et/ou bonheur sont des concepts qui ont été travaillés et déterminés dans des systèmes philosophiques depuis l'Antiquité, en faisant appel à des considérations complexes sur l'expérience existentielle dont on peut douter qu'elles concernent l'état d'enfance. Qu'il soit vu comme une finalité de la vie chez Aristote, ou comme une condition pour en endurer les difficultés chez Épicure, qu'il soit nommé béatitude et pensé comme une réalisation de perfection par Spinoza, ou au contraire idée flottante condamnée à n'être qu'un idéal de l'imagination pour Kant, mais soutenue comme un choix radical d'affirmation de la volonté de vivre chez Nietzsche, le bonheur est l'objet même de quelque chose comme une sagesse qui est, dans tous les cas3, inaccessible à la jeunesse sauf sous la forme de ce que l’on pourrait appeler des moments heureux. Réaliste, Freud pensait que nous ne pouvons jouir intensément que de contrastes, et très probablement pas d’un état durable. De ce fait, la psychanalyse ne vise pas à rendre heureux et nos possibilités de bonheur seraient de toute façon limitées par notre constitution.
4Nous avons quant à nous l'ambition de confronter, directement ou indirectement, la préoccupation de ce qui est autrement appelé — et plus modestement — le bien-vivre à l'école, à une réalité insuffisamment interrogée, celle, protéiforme, du mal-vivre à l'école. Pour la série de contributions que ce dossier présente, la question ne réside pas dans une supposée difficulté à conceptualiser l'idée du bien-être en fonction d'optiques prétendues hédonistes, eudémonistes ou psychologiques. La question de la vie à l'école, celle en particulier des élèves qui y passent une grande partie de leur temps d'existence — et qui était au cœur des préoccupations du mouvement de l'Éducation nouvelle —, est certes « devenue une question de tout premier ordre dans les débats éducatifs actuels » (Riondet, 2017, p. 90). Cette forme de vie doit être pensée dans sa spécificité, dans un espace singulier, comme le soulignait Jean-François Dupeyron (2017, p. 7) : « l’École est un lieu où les élèves, accompagnés d’adultes, apprennent à vivre en s’exerçant et en s’instruisant à travers leurs expériences ». Il s'agit de s'interroger sur ce syntagme apprennent à vivre : quelle expérience recouvre-t-il ? Quelle est la distance entre ce que devrait être cette expérience et ce qu’elle est en réalité ?
5La forme scolaire de socialisation de l'enfance (Chartier et al., 1976), aboutie en fin du XIXe siècle, contient un paradoxe majeur : en sauvant les enfants du travail productif parce qu'ils ont droit de consacrer cette première partie de leur vie à l'étude, l'institution scolaire d'accueil n’a-t-elle pas constitué pour eux, au lieu d’un lieu hospitalier au sens de Eirick Prairat (2013), un lieu d'enfermement et d'assujettissement ? Cette gouvernementalité des enfants, dans une institution où les maîtres sont, selon la formule de Jacques Rancière (1987), des « explicateurs », ne produit-elle pas un type de subjectivité aliénée ? Il s'agit dans ce dossier de confronter le souci d'un bien-être — qui confine parfois à une paradoxale injonction au bonheur —, sans grande consistance conceptuelle, à la nécessité de comprendre ce qui constitue le principe d’une éducation scolaire émancipatrice.
6Les contributions de ce dossier visent à mettre en lumière quelques aspects d'un mal-vivre, ainsi esquissé, en différents « lieux » institutionnels d'éducation. Il s'appuie donc sur une analyse de l'histoire institutionnelle s'inscrivant dans une logique de recherche qui interroge les conditions mêmes d'existence des élèves (et des enseignants) dans le système didactique (y compris matériel) que constitue la forme scolaire d’éducation dominante, et ses pratiques. L'école a-t-elle été rendue habitable ? Quel mode de vie est-il proposé à la jeunesse, notamment depuis que l'école est devenue école publique et école pour tous ?
7Dans ce dossier, Philippe Meirieu propose de penser la bascule du « bien-être » au « bien-devenir » en tant qu’elle converge vers une émancipation nécessaire de l’élève permettant le passage d’un désir de savoir à un désir d’apprendre. Si l’on veut construire l’école comme un lieu de vie émancipateur, ne faut-il pas d’abord et avant tout permettre aux élèves de faire l’expérience, personnellement et collectivement, de savoirs vivants, grâce auxquels ils comprennent mieux le monde et se comprennent mieux eux-mêmes ?
8Mais il faudrait d’abord pour cela examiner l’héritage des conditions matérielles de l'enseignement et de son organisation pédagogique comme sources de mal-vivre à l'école, pour les élèves et les maîtres, depuis le XIXe siècle. Julien Cahon revient sur le mal-vivre dans les établissements-casernes du XIXe siècle qui procède des souffrances physiques et morales liées aux aspects les plus violents et répressifs de la discipline scolaire, et des effets d'un surmenage scolaire et intellectuel.
9Alors que l'on continue, aujourd’hui, à scotomiser les principales conditions du mal-être des usagers et des acteurs de l'école, en les masquant derrière une rhétorique de l'incontournable et de la nécessité, Henri Louis Go engage une approche critique quant à la réalité concrète de l'institution scolaire à laquelle les jeunes sont actuellement confiés.
10L'hospitalité scolaire présuppose la dimension éthique de la relation didactique. Mais comme le remarque la clinicienne Nadine Demogeot, cette dimension n'a pas pour simple visée une sorte de confort de l'élève dans le lieu scolaire tel qu’il est, où il suffirait de favoriser le développement, chez chacun, d'un sentiment d'appartenance.
11Si l’hospitalité didactique engage une logique de la reconnaissance dans les transactions entre professeur et élèves, enracinée dans des pratiques coopératives, ce rapport du professeur à l'élève est cependant sous la responsabilité du maître, et pour Frédérique-Marie Prot lorsque le rapport est manqué, il est source de souffrance tant pour le professeur que pour l’élève.
12À l'appui de situations de classe, on peut également rendre compte du mal-être de certains élèves, et comme le souligne Caroline Perraud, s'interroger sur la volonté de compenser un écart à la norme de la personne reconnue handicapée susceptible de conduire à une impasse. En France, diverses réponses institutionnelles sont envisagées en fonction de la spécificité de l’élève dit « à besoins éducatifs particuliers ». D’une part, ces réponses complexifient la mise en œuvre de réponses adaptées, voire l’opacifient. D’autre part, elles personnalisent le besoin en restant la plupart du temps arrimées aux handicaps, maladies, difficultés et troubles des élèves. Aussi, cette reconnaissance du besoin éducatif particulier produit une perception de l’élève au prisme de sa difficulté, de son besoin en tant que manque.
13On retrouve ces types de problèmes dans d'autres systèmes d'enseignement à l'étranger, et Akiko Kawarabayashi explique dans ce dossier comment des instituteurs au Japon ont tenté de lutter contre certaines formes d'oppression subies par l'enfance.
14Nous espérons montrer que tout professeur reste pris dans une tension problématique entre obéissance à une fonction de surveillance et pratique interne de la critique démocratique. Car la transmission de culture à l'école opère une double répression. D'abord celle, bien connue, contre ceux qui sont exclus du savoir. Mais aussi celle, paradoxale, qui fabrique la soumission des « bons élèves » à son modèle. Le conformisme social se transmet ainsi lui-même sous le masque d'une transmission de savoir.
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