2Commencée en mars 2020, notre recherche sur les pratiques professionnelles des CPE par temps de crise s’inscrit dans une recherche plus large, menée sur cette période de crise sanitaire dans l’éducation, financée par la Maison européenne des sciences humaines et de la société (MESHS) de Lille (projet émergent « Vulnérabilités et Covid » - COVED). Notre enquête qualitative s’appuie sur un questionnaire exploratoire soumis entre mai et juin 2020, suivi d’entretiens semi-directifs menés à distance en juillet et septembre 2020. Des précisions sur la méthodologie de recherche constituent la deuxième partie de cet article.

4Si cette récente reconnaissance du rôle des CPE dans la politique éducative des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) figure dans le travail prescrit, elle reste, selon Dupeyron, difficilement réalisable dans les faits, tant le travail quotidien des CPE est accaparé par la gestion de problèmes immédiats à résoudre. Et l’on en revient à l’incontournable pression de l’urgence qui est une des caractéristiques des pratiques professionnelles des CPE. Néanmoins, il semble que malgré cette évolution du métier, comme le montrent d’autres travaux sur les pratiques des CPE (Mikaïloff, 2020 ; Favreau, 2020 ; Burdin, 2020), la relation d’accompagnement de l’élève, sur le plan individuel et collectif, demeure le cœur de l’identité professionnelle du métier. Là encore, nous nous intéresserons aux effets de la crise de la Covid-19 sur cette relation d’accompagnement des élèves.

5Le métier de CPE a fait l’objet de recherches selon des approches diverses. Les approches historiques (Focquenoy, 2015 ; Condette, 2013 ; Tschirhart, 2013) ont mis en évidence la filiation entre le surveillant général, le conseiller d’éducation (CE) puis le conseiller principal d’éducation (CPE), et révélé la fonction éducative du CPE dans la vie scolaire. Ainsi, le CPE et l’équipe des assistants d’éducation (AED) occupent un rôle dans cet espace de vie liminaire entre la classe, relevant du domaine de l’enseignant, et le hors-classe dans l’EPLE que sont les collèges et les lycées. Le syntagme « vie scolaire » renvoie à des espaces physiques et des temps spécifiques tels que le foyer, la cour de récréation, le moment de la pause méridienne, la cantine ou restauration scolaire, la salle de permanence, que les CPE et leur équipe font vivre, ce qui sous-entend que des activités collectives peuvent être proposées aux élèves dans ces temps et ces espaces. L’espace vie scolaire dans l’EPLE est souvent désigné comme tel et ces termes ont remplacé le bureau des surveillants.

6Dans un premier temps, nous précisons notre approche de la professionnalité des CPE, en construction, vécue en temps de crise sanitaire et notre questionnement. Nous abordons, ensuite, la méthode de recueil des données utilisée et, dans un troisième temps, les choix des résultats que nous présentons dans cet article.

1.  Approche de la professionnalité des CPE, en construction, par l’activité vécue

7L’étude de la professionnalité des CPE, est appréhendée sous l’angle de la question identitaire (Kaddouri et al., 2008) en utilisant une approche clinique et phénoménologique qui prend en compte le sujet et son vécu. Notre approche consiste, à partir du point de vue des sujets en première personne, à considérer la manière dont ils ont vécu et perçu les différents moments de cette crise sanitaire. Dans une approche phénoménologique, nous faisons le choix d’appréhender la réalité telle qu’elle se donne, à travers les phénomènes, et la manière dont les individus perçoivent cette réalité. Nous considérons que l’approche phénoménologique d’une réalité sociale permet d’appréhender la manière dont les individus construisent leur rapport au monde et aux groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Dans le cadre de l’étude de la construction de l’identité professionnelle d’un métier de l’humain, cette approche vise à prendre en compte la subjectivité et la place qu’elle occupe dans la construction de cette identité professionnelle. Nous nous inscrivons dans une épistémologie constructiviste telle que la définissent Carole Daverne-Bally et Richard Wittorski (2022, p. 11). Selon Claude Dubar (2000, p. 95), « les identités professionnelles sont une des manières socialement reconnues, pour les individus, de s’identifier les uns les autres, dans le champ du travail et de l’emploi » et s’expriment non seulement dans la fonction mais aussi dans la relation aux autres. Ainsi, des subjectivités sont en présence et interagissent les unes sur les autres. Comment les CPE, de leur point de vue subjectif, appréhendent-ils cette relation et la rencontre avec la subjectivité de l’autre ? Quelle expérience subjective font-ils de leur professionnalité de CPE en contexte de crise sanitaire ? Ainsi, notre approche prend en compte le sujet et son « être au monde », c’est-à-dire la manière dont il se perçoit et perçoit ses actes et son environnement. Cette approche ne peut se passer d’une prise en compte du sujet (Buznic-Bourgeacq, 2020). Notre attention se porte alors sur le vécu subjectif des individus dans leurs pratiques professionnelles et sur les analyses qu’ils portent sur leurs actes.

8Selon Sylvie Condette (2013, p. 119), le métier de CPE connaît « une construction identitaire difficile et instable » au vu de l’évolution du métier depuis les années 1970, de plus, l’autonomie du CPE est paradoxale. En effet, le CPE est proche du chef d’établissement, mais se voit assigner des tâches peu valorisantes ou valorisées, car il intervient pour prendre le relais en cas de détérioration de la situation. Le métier est marqué aussi par une « tyrannie de l’urgence », qui entraîne paradoxalement, une certaine souffrance, mais aussi une satisfaction au travail, préservant le CPE de tomber dans un travail routinier. L’imprévisibilité du métier fatigue autant qu’elle motive les CPE en exercice, comme le montre l’enquête du CEREQ de 2007 (Cadet, Causse & Roche, 2007). Nous retenons pour notre recherche que l’identité professionnelle du CPE est marquée par des ajustements constants aux situations et conditions de travail variables, nécessitant un travail partenarial. La situation inédite que représente le confinement du printemps 2020 va nécessiter des ajustements en termes d’organisation et de conditions de travail, pour les CPE comme pour les autres personnels de l’éducation.

9La fonction de conseil du CPE (Moreau, 2019) est en tension avec la « tyrannie de l’urgence », soulignée par Condette (2013). Plutôt qu’une opposition, nous voyons là un espace où peut s’exprimer la singularité de l’identité professionnelle, telle que chaque CPE la conçoit en fonction de l’éthique qu’il souhaite mettre en œuvre. À partir de nos résultats, nous pouvons inférer une compréhension de cette éthique professionnelle (Boutrais, 2022). Comme le remarquent Étienne Douat et Clémence Michoux (2021), la situation de crise amène les CPE à une certaine revalorisation de leurs tâches, notamment auprès des élèves et de leurs familles, alors qu’en temps ordinaire, ils sont plutôt cantonnés à exercer le « sale boulot » (Payet, 1997).

10À l’aune du confinement de mars 2020, l’identité professionnelle en construction des CPE est réinterrogée du fait de l’exercice du métier à distance. De quelle manière ces conditions particulières ont-elles modifié l’activité des CPE ? Du point de vue des sujets, quelles sont les modifications ou adaptations de leurs missions, du fait du confinement ? De quelle manière la crise sanitaire influe-t-elle sur la professionnalité des CPE ? Quelles sont les valeurs qui animent les CPE dans l’exercice de leur métier ? L’article relate les résultats obtenus à partir des données recueillies à l’aide des entretiens, en explorant en quoi la situation de confinement questionne la professionnalité des CPE. Nous abordons la manière dont les CPE se sont adaptés face aux conditions particulières d’exercice de leur métier durant cette période, et les valeurs qui les animent. Nous portons un intérêt particulier à la manière dont les CPE ont agi de façon inédite, afin de trouver des solutions aux problèmes qu’ils et elles avaient à résoudre. Cette situation professionnelle spécifique a non seulement révélé des aspects moins visibles en temps ordinaire du métier de CPE, mais leur a également permis d’inventer de nouvelles manières de réaliser leurs activités. L’analyse des entretiens réalisés permet également d’aborder le positionnement professionnel adopté par les CPE durant cette période de confinement.

2.  Questionnaire exploratoire et entretiens semi-directifs à distance

Tableau 1 - Répartition des CPE interviewé(e)s

CPE	Collège	Lycée
Femmes	20	12
Hommes	7	2
Total	27	14

13Le guide d’entretien semi-directif vise à approfondir la manière dont les CPE ont vécu la période de confinement, professionnellement et personnellement. Les thématiques abordées dans l’entretien concernent la manière dont les CPE se sont organisés pour travailler, pendant cette période, en leur demandant de décrire une journée type. Nous avons pu recueillir leur point de vue sur les relations et le travail accompli avec la direction de l’établissement, les enseignants, les assistants d’éducation et les autres partenaires avec lesquels ils travaillent habituellement, à l’aide de questions à choix multiples et de questions ouvertes (cf. annexe). Plusieurs questions portaient sur le vécu des relations avec les familles et les élèves. Puis, nous avons demandé aux CPE interviewés de décrire un moment marquant sur le plan professionnel pendant ce confinement et d’identifier ce qui était important pour eux dans ce moment. Ce questionnement permet de faciliter le décryptage du sens (Faingold, 2020). Nous avons approfondi, en entretien, ce que les CPE retenaient de cette période et ce qu’elle leur avait apporté. En fin d’entretien, nous abordons la manière dont on était vécu le retour en établissement au moment du déconfinement (fin mai et début juin 2020) et la préparation de la rentrée de septembre 2020.

14L’analyse des données est basée sur les thématiques abordées dans le guide d’entretien. Nous accordons un intérêt particulier aux changements dans l’exercice du métier relatés par les CPE, ainsi qu’à la manière dont ils qualifient cette période de confinement. Au cours de cette présentation des résultats de la recherche, nous proposons un rapprochement des témoignages recueillis auprès des CPE exerçant en collège, auprès d’élèves entre 11 et 16 ans, et celles et ceux exerçant en lycée, auprès d’élèves âgés de 16 à 18 ans.

3.  Adaptabilité des CPE aux conditions d’exercice du métier à distance

15Dans les collèges et les lycées, les CPE sont fréquemment en relation avec l’équipe de direction, de manière informelle, mais aussi lors de réunions hebdomadaires instituées. Le confinement va bouleverser ce fonctionnement des personnels de direction et de la vie scolaire et leurs modes de communication.

16Le métier de CPE est marqué par la complexité que ce soit du point de vue de la complexité du système éducatif ou de celle des interrelations entre les acteurs (Condette, 2013). Le CPE exerce des « fonctions plurielles », alliant un rôle de médiateur et de conciliateur, de coordonnateur, d’organisateur et de promoteur de la citoyenneté dans les EPLE. L’autrice met en avant « l’adaptabilité du métier de CPE » car celui-ci doit s’ajuster à la politique de l’établissement et travailler avec des partenaires divers (chefs d’établissement, enseignants, assistants d’éducation, assistante sociale, psychologue de l’Éducation nationale (Psy EN), etc.). Cela se traduit par « une construction identitaire difficile et instable », selon Condette (2013, p. 119), au vu de l’évolution du métier depuis les années 1970, car l’autonomie du CPE est paradoxale. En effet, les CPE sont proches des chefs d’établissement, mais en même temps se voient assigner des tâches peu valorisantes ou valorisées (Payet, 1997), car ils interviennent pour prendre le relais des personnels de direction et enseignants, en cas de détérioration de la situation d‘un élève ou d’un groupe d’élèves. Créant des conditions inédites de fonctionnement de l’établissement, nous verrons comment le confinement vient bouleverser les pratiques des CPE et les relations avec la direction et les autres partenaires. Face à quels problèmes les CPE se trouvent-ils confrontés ?

17L’annonce présidentielle télévisée de la fermeture des établissements scolaires a provoqué une certaine sidération chez les personnels de l’éducation. Dans les collèges et les lycées, les équipes de direction ont cru pouvoir maintenir la présence des personnels dans les établissements, mais cela s’est vite avéré impossible à tenir lorsque ces personnels n’étaient pas logés sur place, ce qui est le cas de certains chefs d’établissement et de certains CPE, y compris parmi les personnes interviewées dans notre enquête. Néanmoins, la plupart des CPE interviewés témoignent d’une communication régulière avec les chefs d’établissement, que ce soit au collège ou au lycée, par téléphone, par messagerie instantanée sur les téléphones portables (de type Whatsapp) et par courriers électroniques. Alors que les CPE communiquent habituellement directement avec les chefs d’établissement qui sont généralement situés dans un bureau proche du leur, une modification des moyens de communication utilisés s’opère avec la contrainte du confinement. Cela provoque l’impression de moins travailler, chez certaines CPE, notamment au début du confinement, car le travail nécessite de s’organiser en équipe :

Les 15 premiers jours, ça été beaucoup d’échanges, je dis pas que j’ai pas travaillé parce que ce serait faux, ça été beaucoup d’échanges avec la principale et la principale adjointe par notre groupe WhatsApp. (Séverine, collège REP, académie de Normandie)

On avait créé un WhatsApp et on a continué à faire des équipes de direction une fois par semaine pour voir un peu comment ça se passait. (Françoise, lycée général et technologique, académie de Grenoble)

18Les échanges entre les personnels (direction, CPE, enseignants) qui se font habituellement d’un bureau à l’autre ou dans différents espaces de l’établissement (salle des professeurs, couloirs, etc.) ont été remplacés par des communications à l’aide de messageries instantanées sur les téléphones portables. Ainsi, comme le soulignent aussi Douat et Michoux (2021, p. 48), les CPE deviennent les « petites mains » de la continuité pédagogique. Les CPE ont utilisé leurs téléphones personnels, très peu de CPE ayant un téléphone portable professionnel (25/227 CPE ayant répondu au questionnaire). En plus de ces échanges, tous les personnels des établissements scolaires ont communiqué par visioconférence, dès que les outils numériques de l’Éducation nationale ont été mis en place (classes virtuelles, visioconférences pour les réunions). La communication par courriel a été aussi beaucoup utilisée pour les échanges entre les personnels de l’établissement et pour contacter les partenaires extérieurs à l’établissement. Ce moyen de communication a occupé plus de temps de travail qu’à l’ordinaire, selon tous les participants à notre recherche. Pour contacter les familles et les élèves, les CPE ont plutôt privilégié les appels téléphoniques, en particulier, dans les zones d’éducation prioritaire.

19De plus, cette plus grande utilisation de la messagerie électronique (mails) a entraîné des modifications de l’organisation du travail des CPE sur la journée, pendant le confinement. L’ouverture des mails était, pour la quasi-totalité des CPE interviewés, la première tâche de la journée de travail, pendant le confinement. Les appels téléphoniques pour joindre les parents d’élèves et les élèves avaient lieu plutôt l’après-midi et jusqu’à une heure plus tardive que la fin de la journée de travail habituelle. En effet, les parents d’élèves, comme les élèves, ne décrochaient pas le téléphone avant le début d’après-midi. Le faible nombre de connexions des élèves de collège et de lycée, lors des classes virtuelles du matin amène les CPE à supposer que les élèves s’étaient « décalés », qu’ils se couchaient plus tard et se levaient aussi plus tard. Les CPE ont progressivement adapté leur rythme de travail à cet état de fait.

20Ainsi, cette période de confinement a contraint les CPE à modifier l’organisation du travail et la répartition des tâches dans la journée. Ainsi, pour Ghyslaine, exerçant depuis 15 ans (académie de Créteil), actuellement dans un lycée général et technologique, communique le matin avec les enseignants, la direction ou d’autres partenaires, et réserve les appels téléphoniques auprès des parents d’élèves et des élèves pour l’après-midi jusqu’à 19h30 parfois. C’est également le cas de Laure, CPE en collège dans la même académie et sans enfant : « il arrivait que jusqu’à 20 heures du soir, on soit encore en contact avec des familles. J’ai adapté mes horaires. »

21La journée de travail s’étend sur une amplitude horaire plus grande, notamment avec des communications tard le soir. De plus, l’organisation est variable selon les contraintes familiales des CPE. En effet, quand les CPE, hommes et femmes, ont des enfants d’âge scolaire, il leur faut concilier le temps consacré aux enfants et leur temps de travail, comme en témoigne Mireille, mère d’un enfant en classe de 6^e qui fait « l’école à la maison le matin » et travaille l’après-midi. Manon (lycée professionnel, académie de Reims), ayant un fils en classe de 4^e et une fille en classe de 6^e, se consacre à ses activités professionnelles dès 7h30, puis entre 10h et 15h, s’occupe de ses enfants et de leur travail scolaire, tout en répondant aux appels téléphoniques et termine sa journée vers 20h. Émile, exerçant en lycée général et technologique (académie d’Amiens), père de deux enfants de 4 et 8 ans, fait de même. Toutefois, les femmes CPE interviewées ont plus souvent que les hommes exprimé un sentiment d’épuisement du fait du cumul quotidien de l’école à la maison, des tâches domestiques et professionnelles. Parmi les personnes de notre échantillon, les plus âgées, dont les enfants avaient quitté le domicile ou étaient majeurs, le travail professionnel a pris plus de place qu’à l’accoutumée. Nos résultats rejoignent « l’enchevêtrement » des temps professionnels, domestiques et familiaux que souligne Julie Jarty (2011). Comme le constate Cécile Charlap (2021), « l’extrême “porosité” des temporalités induite par le confinement » chez les femmes se retrouve chez les femmes CPE de notre enquête.

22Comme le souligne Aziz Jellab (2021), en ce qui concerne les enseignants et les chefs d’établissement, les CPE ont été aussi les témoins des inégalités que le confinement a rendues plus visibles quant aux conditions de travail des élèves à leur domicile. Les CPE interviewés témoignent du fait que nombre d’élèves de collège, et parfois aussi de lycée, ne disposaient pas d’un matériel informatique et d’une connexion au réseau internet suffisants pour effectuer les devoirs demandés par les enseignants. Certaines et certains élèves n’avaient en effet que leur téléphone pour travailler chez eux. Notre recherche montre aussi que des écarts importants existent entre les élèves de collège et de lycée quant aux capacités à utiliser les outils numériques au service du travail scolaire (Boutrais, 2023). Les élèves de collège quand ils disposaient du matériel numérique adéquat, ne savaient pas comment télécharger un document envoyé par courriel ou joindre un fichier à un courriel, par exemple. Les CPE ont alors participé à la formation des élèves à la maîtrise des outils numériques. Ils ont d’ailleurs parfois assumé aussi cette mission auprès de certains enseignants. Au-delà de ces difficultés liées à l’utilisation des outils numériques, les CPE interviewés ont été témoins des difficultés psychologiques provoquées par le confinement et le manque de lien social direct entre les personnes, adultes comme adolescents (Bonnery & Douat, 2020).

23L’adaptation dont ont fait preuve les CPE comprend aussi une modification des fonctions pédagogiques qui sont les leurs habituellement. S’ils ont continué d’être des relais pour les enseignants auprès des élèves, la nature de leurs interventions a changé. Plutôt que d’intervenir sur des questions de discipline en classe, il s’agissait de tenter de comprendre les difficultés rencontrées par les élèves qui ne se connectaient pas lors des classes virtuelles ou ne rendaient pas les travaux demandés. Ce qui constitue le cœur du métier de CPE, le suivi des élèves, et qui fonde leur professionnalité, a pris une orientation et une forme différentes, pendant le confinement, comme nous allons le voir maintenant.

4.  Le cœur du métier renforcé pendant le confinement

24Afin de cerner ce qui constitue l’activité professionnelle des CPE pendant le confinement, nous avons identifié, dans les propos recueillis en entretien, les tâches qu’ils effectuaient et les changements qu’ils ont perçus par rapport à leur activité professionnelle habituelle, en établissement.

25Les deux premières semaines ont été consacrées à un travail de recensement des possibilités matérielles et techniques des élèves, de connexion et de travail à distance (ordinateur ou tablette, code d’accès à l’espace numérique de travail de l’établissement, connexion internet). Dans la plupart des collèges d’exercice des CPE interviewés, malgré le prêt de matériel informatique, les CPE, et l’équipe de vie scolaire, ont assuré une transmission au format papier des travaux demandés par les enseignants et rendus par les élèves. Ceux-ci étaient nombreux à ne pas disposer de matériel informatique suffisant ou ne savaient pas l’utiliser pour effectuer et rendre le travail demandé par les enseignants. Dans ces cas, un système de distribution d’enveloppes contenant le travail à faire, et en retour le travail rendu, a été mis en place grâce à des permanences régulières dans l’établissement, où les élèves ou un membre de la famille, avec une autorisation de déplacement, venaient retirer ou rendre l’enveloppe. Lors des premières semaines, les CPE sont aussi venus en aide à certains professeurs moins à l’aise que d’autres avec les outils numériques. Au-delà de cet appui technique auprès des familles et des enseignants, les CPE ont dû faire face à d’autres difficultés des élèves et des familles, afin d’éviter la rupture pédagogique et le décrochage scolaire.

26Passées les deux premières semaines, le travail des CPE a consisté à suivre les élèves des classes dont ils avaient la responsabilité, en appelant les parents par téléphone pour pouvoir échanger avec l’élève. Nous notons que les CPE exerçant en collège téléphonaient aux parents puis demandaient à parler avec l’enfant, en revanche, les CPE exerçant en lycée étaient plutôt directement en contact par téléphone ou par mail avec les élèves. Ces échanges survenaient après qu’un professeur ait signalé aux CPE les absences répétées lors des classes virtuelles ou le manque de travaux rendus de l’élève. Cependant, les CPE établissaient aussi un contact régulier avec les élèves, par mail ou par message électronique sur téléphone portable (SMS) « pour prendre des nouvelles », au moins une fois par semaine avec chaque élève et plus particulièrement avec les élèves dont ils connaissaient la situation délicate (élèves repérés comme potentiels « décrocheurs » avant le confinement). Que ce soit avec les collégiennes et collégiens ou les lycéennes et lycéens, les CPE ont aussi contacté les élèves et les familles pour des questions liées à l’orientation. Pour les élèves de classe de 3^e, il s’agissait d’émettre des vœux d’orientation vers un lycée général et technologique ou vers un lycée professionnel, et dans ce cas vers une filière en particulier. Les élèves de lycée en fin de la classe de seconde devaient émettre des vœux de spécialités pour l’année suivante, ceux de classe de première avaient à préciser leurs choix de spécialités en classe de terminale ou parfois à se réorienter. En ce qui concerne les élèves de classe de terminale, l’orientation vers l’enseignement supérieur, sur « ParcoursSup », a nécessité du temps de travail de la part des CPE en charge de ce niveau de classe.

27Lors du confinement, ce que les CPE nomment volontiers leur « cœur de métier », l’accompagnement de l’élève dans sa singularité a pris plus d’importance que les activités liées à la surveillance. Du fait du travail à distance, les CPE disent qu’ils sont moins soumis aux interruptions de leur travail qui surviennent fréquemment quand ils sont dans l’EPLE.

• 6 Groupe de prévention du décrochage scolaire.
• 7 Psychologue de l’Éducation nationale.

On n’était que sur du suivi individualisé, il y avait plus de suivi de classe, il y avait plus de gestion de classe, il y avait plus de gestion de groupe, beaucoup plus de communications avec les parents d’élèves, parce qu’on a vraiment effectué un très très gros travail là-dessus. Un travail un peu plus de qualité au niveau des échanges d’informations quant au suivi des élèves avec les assistants d’éducation et les enseignants. On a continué notre travail avec le GPDS6, donc un travail de suivi lié à la lutte contre le décrochage scolaire avec l’assistance sociale, l’infirmière, la Psy EN7. On a fait beaucoup plus pour certaines familles d’aide à la parentalité, par exemple, chose qu’on n’a pas le temps de faire au quotidien, quand on est au lycée, surtout avec notre internat. (Manon, lycée professionnel, académie de Reims)

C’était très très très important, oui, de garder le lien de façon à pouvoir poursuivre le suivi d’élèves. Voilà, c’est-à-dire qu’il fallait rehiérarchiser, j’allais dire, nos priorités. (Didier, collège REP+, académie de Clermont-Ferrand)

28Il ressort de ces propos que le suivi individuel des élèves a pris le pas sur l’aspect collectif des fonctions éducative et pédagogique auprès des élèves, au moment du confinement. De plus, ce sont des relations d’accompagnement qui s’instaurent plutôt que des réprimandes envers les élèves. Comme le relèvent Loïc Clavier et Régis Rémy, la professionnalisation des CPE se développe, depuis une vingtaine d’années, dans l’animation et le suivi des élèves, tant au niveau individuel que collectif. Ces auteurs soulignent que « ces nouvelles pratiques éducatives, qui s’affirment depuis une vingtaine d’années, irriguent l’identité des CPE, induisant une lente transformation du métier. » (Clavier & Rémy, 2019, p. 56). Ainsi, la professionnalité des CPE se caractérise par une « vision de l’action éducative comme intervention » incluant une « lecture du social au travers du prisme de l’éducatif » (ibid.). Si les résultats de notre recherche montrent que le suivi des élèves est devenu primordial pendant la période de confinement, force est de constater que le retour des élèves en établissement, et en particulier, au moment du déconfinement, les activités de surveillance de la part des CPE et des assistants d’éducation ont occupé une très large part de leur temps de travail.

29Comme le souligne Loïc Clavier (2014, p. 84), les activités du CPE sont basées sur une « démarche de résolution de problème » que l’auteur appréhende comme une « épistémologie de l’action » qui se structure autour d’une éthique sociale. D’après l’analyse de notre corpus, cette démarche a perduré pendant le confinement, mais les problèmes que les CPE ont eu à résoudre étaient de nature différente : moyens de se connecter (identifiants et codes d’accès), matériel informatique, soutien moral auprès des élèves et des parents d’élèves.

30Si le métier demeure « polymorphe », par temps de crise sanitaire, la nature de certaines activités a été modifiée (communication avec les élèves par mail, par téléphone ou en visioconférence), d’autres activités ont disparu (gestion des flux d’élèves dans l’établissement) et d’autres sont apparues, révélant ainsi la capacité des CPE à s’adapter aux conditions d’exercice du métier et leur volonté de maintenir un lien social avec les élèves, de faire perdurer, malgré la distance une vie scolaire. Par exemple, pour « maintenir du lien », Hanaïs (lycée général et technologique, académie de Créteil) avait décidé de « fêter les anniversaires des élèves » dont elle a la charge : « Chaque matin j’envoyais un petit SMS aux élèves et aux parents pour leur souhaiter un bon anniversaire. », Une autre CPE, exerçant en collège dans l’académie de Versailles, a mis en place un « café des parents » à distance avec la psychologue de l’Éducation nationale.

31Notons que les contraintes de cette période singulière du printemps 2020 ont, parfois, permis des initiatives afin de conserver du lien social entre les CPE, les élèves et les parents d’élèves. Les CPE ont continué, au moment du confinement, à assurer leurs fonctions « éducative, pédagogique et politique », telles que les définit Didier Moreau (2019). La fonction éducative concerne, en effet, le lien social et éducatif conservé avec les élèves ; nous pouvons parler d’une continuité éducative et pédagogique à laquelle les CPE ont largement contribué.

5.  Le confinement : une prise de recul sur le plan professionnel

32Les CPE disent majoritairement avoir plutôt bien vécu le confinement sur le plan personnel (prendre du recul par rapport au travail, se retrouver en famille), même si la présence physique des élèves leur a manqué pour se sentir efficaces dans leurs actions auprès des élèves. Sur le plan personnel et familial, les CPE interviewés, hommes et femmes, ont apprécié se retrouver en couple et/ou en famille lors du confinement, tout en étant conscients du confort qui était le leur. Cependant, les personnes plus âgées, dont les enfants ont quitté le domicile et ayant une plus grande expérience ont d’autant plus apprécié cette parenthèse qu’a représenté le confinement, tandis que les personnes plus jeunes, avec plusieurs enfants d’âge scolaire ont moins apprécié cette période.

33Sur le plan professionnel, le ressenti de cette période de confinement est mitigé. En effet, les CPE, femmes et hommes, reconnaissent que ce moment singulier leur a permis de « prendre du recul », « d’analyser leur travail », parfois aussi de consacrer du temps à des tâches qu’ils n’ont pas la possibilité d’effectuer au cours d’une journée de travail en établissement, parce qu’ils sont accaparés par d’autres « urgences », par une succession de problèmes à régler immédiatement. En revanche, les mêmes personnes regrettaient de ne pas percevoir si leurs actions étaient réellement efficaces, pendant cette période de confinement. Toutes les personnes interviewées préfèrent exercer leur métier dans l’établissement et en présence des élèves.

C’était un peu triste, pas vivant, parce que, quand on est CPE, on n’a pas l’habitude de pas voir d’élèves débarquer dans son bureau en permanence, ça manquait de sollicitation, ça a manqué de vie. Par contre, effectivement, d’un point de vue administratif, ce qui passe toujours au second plan d’habitude, ça a eu un effet très positif, parce que j’ai pu me poser sur les futurs projets, retravailler sur certaines choses, me projeter dans de nouvelles pratiques professionnelles, lire beaucoup de textes de recherche, […], j’ai eu le temps de lire tout ce que j’avais de retard et préparer plein de projets. (Laurence, collège, académie de Normandie)

Ça a été une, une parenthèse aussi, parce que le fait d’être en télétravail, à la maison, ça a permis aussi de moins courir, de passer le temps sur des dossiers sur lesquels on n’a pas trop le temps d’habitude. On avait du temps qui se dégageait un petit peu pour travailler sur des projets qu’on aurait pas forcément pu faire avancer, ou en tout cas pas aussi rapidement […] avec mon collègue on a pu aussi travailler sur du projet à mettre en place, des projets pour l’année prochaine, ça c’était plutôt chouette, on était moins pressé, moins dans l’urgence. (Margot, lycée agricole, académie de Poitiers)

34Ces propos de Margot font écho à la « tyrannie de l’urgence » (Condette, 2013). Le fait de ne pas être en présence dans l’établissement a entraîné une modification des tâches des CPE et a créé l’opportunité de mener à bien celles qui sont habituellement reléguées au second plan, comme l’élaboration de projets ou la « rédaction des modifications du règlement intérieur ». Cela a dégagé du temps pour des lectures personnelles liées au métier de CPE.

35En guise de conclusion, nous soulignons la manière dont s’est exprimée la professionnalité des CPE au moment du confinement, en rapprochant les résultats de notre recherche de l’évolution constatée par plusieurs auteurs (Riondet, 2019 ; Dupeyron, 2020 ; Moreau, 2019). Ces auteurs notent les tensions auxquelles le métier de CPE est soumis à travers la pression sociale exercée sur l’école qui doit encadrer et surveiller, les mutations du métier de CPE avec une bureaucratisation grandissante (Dupeyron, 2019) et la désincarnation de la relation d’accompagnement, liée à cette évolution. De son côté, Céline Chauvigné (2022) questionne la forme scolaire, à partir de l’étude sociohistorique de la construction de la vie scolaire, en s’appuyant sur une revue professionnelle (Le Revue de la vie scolaire, 1960-2016), et met en évidence les questions soulevées par le partage entre « instruction et éducation » dont les frontières semblent de plus en plus poreuses. Ainsi, les valeurs et les rôles des CPE pourraient s’en trouver bouleversés dans l’école du XXI^e siècle. À l’aune des propos recueillis dans notre recherche, il semblerait que les contraintes du confinement aient transitoirement replacé le suivi de l’élève au cœur du métier de CPE, même si cela a nécessité le déploiement d’une énergie importante de la part des CPE et l’adaptation à des modalités de travail inédites. Cela a été observé indifféremment chez les CPE exerçant dans les collèges et les lycées, avec quelques nuances cependant, car l’âge des publics accueillis est différent. Tandis que les situations de décrochage scolaire constituaient un souci pour les CPE de collège, en revanche les CPE qui exercent en lycée ont été plus préoccupés par le maintien du lien social. Les questions d’évaluation et d’orientation ont été beaucoup plus prégnantes pour les CPE de lycées que pour ceux exerçant dans des collèges. Malgré toutes les contraintes et les désagréments entraînés par le confinement et la fermeture des établissements, les CPE ont trouvé quelques avantages à cette période qui leur a permis de prendre du recul sur leur professionnalité, notamment en relativisant ce qui était urgent et ce qui l’était moins. Au cours de cette période, les fonctions éducative et pédagogique semblent avoir pris plus d’importance dans l’activité des CPE que la fonction politique, dans le sens où les CPE ont plus agi auprès des élèves et des familles qu’en faveur de la politique de l’établissement.