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1Le livre est le résultat d’une longue enquête ethnographique réalisée par Julien Garric au cours de deux années scolaires (2016-2017 et 2017-2018), faite d’observations participantes et d’entretiens auprès de différentes catégories de personnels de trois collèges situés dans l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe au sein d’une académie du sud-est de la France. Ces collèges du réseau d'éducation prioritaire (REP+) présentés dans le premier chapitre du livre constituent l’observatoire choisi par l’auteur pour montrer comment y est fortement mis à l’épreuve le métier d’enseignant au regard du système éducatif français contemporain réputé inclusif, universaliste et républicain, prescrivant la scolarisation de tous les élèves et « l’indifférence aux différences ». L’ethnographie minutieuse et située du métier d’enseignant et du recours à l’exclusion ponctuelle de cours en particulier, qui est au cœur de l’ouvrage de Julien Garric, révèle que les enseignants ne se référent pas à ces valeurs et à ces principes trop généraux pour être ajustés aux situations auxquelles ces professionnels ont à faire face. Ils se décident d’abord dans l’action, dans l’interprétation pratique des situations. Ce faisant, non seulement l’uniformité des conceptions normatives de l’exercice de leur métier n’est pas de mise mais un certain nombre des enseignants enquêtés vont se retrouver déportés, au plus loin des principes officiels de leur institution d’appartenance. C’est ce dont témoigne de manière très significative le recours à l’exclusion ponctuelle de cours de la part des enseignants les plus éloignés de ces principes. La systématicité de cette pratique met dramatiquement en scène le décalage entre valeurs générales proclamées du système et pratiques concrètes éprouvées du métier dans le contexte extrême des collèges de la grande pauvreté dans lesquels « les élèves sont mal logés, mal nourris, dorment mal, rencontrent des difficultés d’hygiène et de santé, ne peuvent pas réaliser leur travail scolaire dans de bonnes conditions, et ont de grandes difficultés à acheter leur matériel scolaire » (p. 27).

2Ni les principes officiels de leur institution d’appartenance ni le rappel de ces principes par leurs hiérarchies académiques et d’établissement, qui voient d’un très mauvais œil la pratique de l’exclusion de cours, fût-elle ponctuelle, n'y font rien : « La principale [d’un des collèges enquêtés] affiche une volonté explicite de lutter contre la multiplication des exclusions […] convaincue que c’est une punition qui participe à accentuer le décrochage scolaire » mais les enseignants de son établissement la pratiquent « en contrebande » (p. 37) ; dans un autre collège, exclure est porté comme une revendication que les enseignants adresse à leur hiérarchie pour lui mettre la pression et rester « maîtres de la gestion de leurs classes » (p. 55) ; dans le dernier collège enquêté, conseiller principal d’éducation (CPE) et direction de l’établissement tolèrent l’exclusion que les enseignants pratiquent tout en sachant son caractère illégal et bien que le chef d’établissement affiche, « en façade » (p. 62), être contre. D’un côté, les enseignants recourent à cette pratique comme à une marge de manœuvre dans l’exercice de leur métier, une manière de s’adapter face au désajustement des élèves vis-à-vis des attentes professorales : ils se débarrassent de certains élèves, se déchargeant de l’activité consistant à maintenir l’ordre en classe (faire la police), « cette part qu’ils jugent indigne de leur métier » (p. 65), sur les autres professionnels présents dans les établissements que sont les agents des services de vie scolaire. De l’autre, les hiérarchies proches et lointaines des enseignants dénoncent la multiplication des exclusions « comme des décisions arbitraires témoignant d’un manque de professionnalisme de certains enseignants [et favorisant] l’absentéisme et le décrochage scolaire » (p. 66).

3Le deuxième chapitre de l’ouvrage de Julien Garric décrit à l’envi les formes variées de l’exclusion temporaire de cours. La procédure prévue en la matière consiste pour un enseignant à demander à un élève de sortir de sa classe puis à rédiger un rapport, à confier ensuite l’élève exclu à un élève accompagnateur avec un travail à réaliser en salle de permanence, les deux élèves se dirigeant alors vers les bureaux de la vie scolaire. À ce moment-là, l’accompagnateur remet le travail à faire à l’assistant d’éducation (AED), qui va enregistrer le fait de l’exclusion sur un logiciel dédié – détail d’importance quand on sait qu’aujourd’hui ces logiciels sont devenus l’outil principal des personnels de la vie scolaire. Le CPE s’entretient avec l’élève concerné qu’il envoie là où il va pouvoir réaliser le travail remis par l’enseignant ; « à la fin de l’heure le travail est remis à l’enseignant pour correction » (p. 70). Dans les faits, l’exclusion temporaire est susceptible de se dérouler aussi avant les cours (ce sont des « exclusions anticipées », p. 71). Par ailleurs, dans les faits, les élèves ne sont pas nécessairement accompagnés, n’ont pas forcément de travail à réaliser, les enseignants ne rédigent pas non plus systématiquement de rapport, de nombreuses exclusions ne sont pas saisies sur le logiciel dédié. Ces écarts à la procédure typique du renvoi temporaire d’un élève sont à la base de tensions entre enseignants et vie scolaire, AED et CPE étant susceptibles de leur côté de se défendre d’un rapport aux enseignants qu’ils jugent comme leur étant trop défavorable (en renvoyant hors de leur classe des élèves sans réel motif, les enseignants sont perçus comme se déchargeant sur la vie scolaire). Les AED peuvent aller jusqu’à retourner les élèves dans les classes dont ils ont été exclus par exemple. Enfin, à la vie scolaire, les AED sont susceptibles ou pas de proposer les élèves exclus au CPE pour qu’il s’entretienne avec eux ; par exemple les élèves perçus comme trop souvent exclus ne le sont pas.

4L’exclusion temporaire est un phénomène quantitativement important dans les trois collèges enquêtés : « des élèves sont exclus tous les jours, la plupart du temps toutes les heures, souvent plusieurs par heure » (p. 86). Une grande part des exclusions, dans leur ensemble sous-évaluées, est enregistrée sans motif, les enseignants se contentant de signer et de dater leur rapport. Quand ils sont motivés, ces rapports mentionnent le plus souvent des incidents banals (retards, bavardages, insolence, oubli de matériel, etc.). La moitié des enseignants excluent régulièrement et aux extrêmes on a une part d’enseignants qui n’excluent jamais ou presque jamais et ceux qui excluent systématiquement. Globalement les enseignants tendent à exclure davantage en début de carrière puis de moins en moins en avançant dans la carrière, même si on note une augmentation des pratiques d’exclusion chez une fraction significative d’enseignants chevronnés (c’est le cas de plus d’un tiers des enseignants de vingt ans de carrière et plus note Julien Garric, p. 90). L’ouvrage rapporte aussi les convictions enseignantes qui sont au fondement de cette pratique de l’exclusion et en font un outil de gestion de la classe permettant de sauver le groupe au détriment de quelques individus perçus comme n’étant pas adaptés au contexte scolaire, pour lesquels on ne peut rien et qui constituent une « minorité inéluctable » (p. 98). Cela étant dit, la plupart des enseignants, y compris celles et ceux qui pratiquent régulièrement l’exclusion, considère cette dernière comme un échec : se débarrasser de certains élèves est donc une pratique qu’ils présentent comme n’étant pas un choix délibéré de leur part mais plutôt qui s’impose à eux pour « faire tenir les situations de classe » (p. 104) jusqu’aux cas limites d’enseignants y recourant de manière si routinière voire routinisée qu’elle est une manière parmi d’autres pour eux de « proposer un environnement de travail propice au plus grand nombre » (p. 96).

5Au chapitre trois, l’auteur s’emploie à faire la liste des figures des enseignants qui excluent. Il donne une place importante à une figure bien connue a priori de l’enseignant « exclueur » qu’est l’enseignant débutant qui gère par le recours à l’exclusion les grandes difficultés résultant de la distance sociale dans laquelle il se trouve objectivement et se sent subjectivement par rapport à ses élèves. Le portrait de Sylvie, qualifiée par l’auteur, de « débutante fragile », est à cet égard très significatif, confrontée qu’elle est, dans ses classes, « à une altérité sociale insoutenable pour elle » (p. 111-117). Ce n’est pourtant pas le cas de tous les enseignants débutants : certains disposent de ressources attachées à leur personne qu’ils savent mobiliser face à leurs élèves (jeunesse, humour, dynamisme, etc.) et, aussi, qu’ils tirent des échanges avec des collègues plus expérimentés assurant ainsi auprès d’eux une authentique formation REP+, formation sur mesure pour y enseigner de manière la moins désajustée possible. Ces débutants plus assurés constituent cependant les exceptions qui confirment la règle faisant que, dans le contexte des collèges de la grande pauvreté, l’« entrée dans le métier est d’une extrême violence [confrontant les débutants] à un fossé social extrême » (p. 120).

6Dans ce contexte précisément, la formation reçue dans les instituts supérieurs du professorat (INSPE) pèse peu et est considérée comme déconnectée par rapport aux réalités des conditions de l’exercice du métier, la notion de bienveillance promue par le système éducatif français restant « un concept creux et inadapté à la rudesse effective des établissements REP+ » (p. 134). Renforçant les représentations préconçues des débutants pour lesquels la confrontation avec les élèves de ces collèges est un authentique choc social, leurs collègues plus expérimentés ont généralement peu de mal à faciliter chez eux l’affiliation à « la culture de l’exclusion » (p. 138), culture déviante au regard de la norme de l’inclusion officiellement promue par l’institution scolaire. Prenant les devants de ce qu’ils pensent devoir craindre des situations de classe dans les collèges où ils ont été affectés, ces enseignants se montrent disposés à l’adoption d’une posture sinon agonistique du moins « martiale » (p. 139) face aux élèves de leurs classes consistant à « se tenir sur ses gardes », « montrer les muscles », « s’engager physiquement », « tenir et ne pas se faire bouffer », « leur rentrer dedans », etc. (p. 139-141). Pour Julien Garric, ce qui semble déterminant en matière de rapport des enseignants à l’exclusion est leur rapport à l’exercice de leur métier mettant ou non au centre la transmission des savoirs académiques. Autrement dit, ce qui distingue « exclueurs » et « inclueurs » est la manière d’incarner l’autorité vis-à-vis des élèves, les premiers plaçant la soumission aux savoirs au centre de leur mission, écartant tout ce qui peut gêner l’exercice de l’autorité. Les seuls débutants sont loin d’incarner de manière récurrente la figure de l’« exclueur », de plus chevronnés – on y a fait référence plus haut – cultivant l’exclusion au nom d’une conception chevillée au corps de leur métier comme celui de transmetteur de savoir dont certains élèves ne sont pas dignes. À cet égard le portrait de Fabrice (p. 154-159) est très éloquent. Les seconds, présentés par l’auteur comme « inclueurs » et plus encore comme « résistants », sont établis de longue date dans les établissements où ils exercent et plus généralement sont avancés dans leur carrière. Ils « considèrent leur métier comme celui d’un accompagnateur » (p. 161) qui n’est pas socialement et exclusivement mandaté pour transmettre des savoirs. Là encore des portraits (ceux de Martin, p. 166-171, et de Philippe, p. 172-176) sont très parlants et utiles pour faire comprendre les conditions et la mise en œuvre pratique d’un mode d’adaptation au contexte scolaire des établissements où ils enseignent, à leur public par la mise en activité des élèves et le travail, plus généralement, sur la qualité de la relation avec ces élèves notamment.

7Quelle que soit la posture, le style éducatif adopté par les enseignants a un effet sur les élèves qui vont s’y adapter en retour, comme l’établit le chapitre quatre à propos des enseignants qui excluent : les élèves « arrivent massivement en retard quand l’enseignant a le droit d’exclure pour retard » (p. 185) et peuvent « chercher à se faire exclure pour échapper aux contraintes de l’apprentissage ou aux verdicts scolaires » pour se livrer sans contrainte à des plaisirs juvéniles » (p. 190-191). Ce faisant, les élèves régulièrement exclus en viennent à constituer aux yeux des personnels des établissements scolaires une catégorie d’élèves spécifiques : celle des « décrocheurs » (p. 196), au sens d’élèves présents dans le collège mais incapables de « se plier aux règles de l’institution et de ses personnels » (p. 196). Ils sont ainsi qualifiés de « décrocheurs » et traités comme tels dès leur entrée en sixième. Ils sont par la suite l’objet d’un tri, d’une mise à l’écart systématique de la part des enseignants en tant qu’élèves n’ayant plus leur place dans les classes. Comme dans un engrenage, ces élèves vont voir progressivement grossir leur dossier, authentique « casier scolaire » (p. 200), stigmate pesant lourdement sur eux. Ainsi « naturalisés comme décrocheurs » (p. 205), ces élèves sont en réalité des « décrochés de l’école » (p. 206). Dans ces conditions, les personnels des services de vie scolaire jouent le rôle d’équilibristes accueillant dans leurs locaux les élèves (r)envoyés par leurs enseignants tout en reconnaissant souvent l’injustice subie par les élèves ; ces personnels sont pourtant contraints de ne rien laisser paraître du fait de leur position institutionnelle. Dès lors, les élèves accueillis ne sont pas vraiment écoutés mais plutôt invités à livrer leur consentement, obligés d’avouer leur culpabilité. Julien Garric livre de très éclairantes observations des entretiens conduits par les CPE auprès d’élèves exclus, « habitués du bureau » (p. 213), montrant la logique de recherche d’équilibre des relations sociales au sein des établissements suivant laquelle ces entretiens sont menés (p. 210-229). Cette logique est défavorable dans les faits aux élèves, les CPE invitant celles et ceux qu’ils voient régulièrement dans leurs locaux à reconnaître leur responsabilité dans leurs exclusions et, plus largement, à incorporer leur statut d’« élève déviant » (p. 212). Ce faisant, les bureaux de vie scolaire s’apparentent à de véritables antichambres des « dispositifs externes qui institutionnalisent le décrochage scolaire » (p. 217) de type dispositif relais. Si les bureaux de vie scolaire sont, pour ces élèves désaffiliés, le seul lieu dans le collège où ils ont le sentiment de trouver aide et soutien de la part d’adultes, notamment de la part des AED, « plus accessibles et souvent plus proches des élèves que les enseignants ou les CPE » (p. 219-220), ce sont aussi des lieux contribuant à sceller le destin scolaire de ces élèves : aux personnels de ces services on demande de les gérer comme autant d’« exclus de l’intérieur », selon la formule célèbre forgée par Pierre Bourdieu dans La misère du monde et reprise ici par Julien Garric, soit des élèves qui restent scolarisés mais dont l’école ne sait plus quoi faire.

8En conclusion, l’auteur montre qu’exclure de manière temporaire des élèves de sa classe dans les collèges enquêtés s’avère manifestement être une pratique routinisée, banalisée au point que les enseignants qui y sont résistants sont une minorité. Cela n’empêche pas que les enseignants adoptant une pratique de l’exclusion ponctuelle problématique, au regard des valeurs et des principes au fondement du système éducatif français contemporain, sont extrêmement minoritaires : l’auteur parle « de très rares individus qui se comptent sur les doigts d’une main dans chacun des collèges enquêtés » (p. 233). Ce type d’enseignants n’en interroge pas moins l’action éducative de l’école. Ils participent en effet à la saturation des espaces de vie scolaire qui ne peuvent plus accompagner dans de bonnes conditions les élèves exclus. Ils contribuent aussi à la constitution de véritables « casiers scolaires » et à la stigmatisation de quelques élèves, voire à leur décrochage scolaire et/ou à leur réorientation vers un dispositif de remédiation scolaire de type classes-relais ; ces « casiers scolaires » peuvent en effet peser dans l’interprétation des situations éducatives dans lesquelles ces élèves sont impliqués, notamment parce que ceux qui sont très régulièrement exclus sont une minorité comme l’établit un décompte précis de l’auteur (p. 88). Enfin, ces enseignants contaminent « la pratique des autres enseignants et décrédibilise[nt] l’action éducative de l’ensemble des personnels » (p. 233).