1János Kornai a décidé de devenir économiste après avoir lu Das Kapital de Karl Marx. Sa relation avec cet auteur n’était pas seulement politique mais était aussi professionnelle. Kornai a longtemps été marxiste et a également été un membre actif du Parti communiste de Hongrie. Tout cela a pris fin en novembre 1956, lorsqu’il a déclaré « avec emphase au secrétaire de district du parti » qu’il n’était plus communiste et qu’il avait « rompu avec le marxisme » (Kornai, 2021).
2Comme le marxisme présente certaines caractéristiques d’un culte, il est, à bien des égards, beaucoup plus simple de quitter le marxisme que de quitter Marx. Cet essai porte sur le marxisme observé à la lumière des idées et des préoccupations de Kornai. Après avoir rompu avec le marxisme, le Kornai en formation avait clairement un certain nombre de nouvelles préoccupations qu’il a continué à cultiver et à développer, mais il a également continué d’explorer des idées qu’il avait déjà à l’esprit avant la rupture. Il avait constaté, par exemple, que le fonctionnement des systèmes économiques en Europe de l’Est communiste, y compris en Hongrie, et même avant 1956, était « trop centralisé », ce qu’il voulait changer. Sa monographie, intitulée Overcentralization in Economic Administration (Kornai, 1959), foisonnait d’idées originales, notamment concernant son intérêt pour le fonctionnement des incitations et des obligations.
3Voici pour Kornai. Qu’en est-il de Marx ? Quelle part de Marx Kornai a-t-il abandonnée en 1956 ? Dans un examen critique du type de celui que je vise, il n’est pas inutile de se demander si certaines des idées associées à Marx faisaient réellement partie intégrante de son système de croyances. Ces idées peuvent, bien sûr, être examinées sous de nombreux angles différents. La perspective que je vais adopter est celle de Kornai, et ce que j’espère présenter ici, c’est une compréhension des travaux de Marx à la lumière des préoccupations de Kornai.
4Je commence par quelques remarques sur le travail de Kornai lui-même. Parmi les grands économistes de notre temps, János Kornai se distingue particulièrement. Nous pouvons immédiatement noter trois signes distinctifs – parmi tant d’autres. Premièrement, Kornai a fait preuve d’une étonnante maîtrise de la théorie et de la pratique économiques. Il a transformé des aspects importants de la théorie économique dominante (tout en restant fidèle à la mission assignée à cette dernière), mais a également développé des orientations novatrices dans la pratique économique, afin de rendre ces innovations théoriques plus fructueuses pour une application dans le monde réel.
5Par exemple, alors que la critique de l’économie néoclassique formulée dans son livre Anti-Equilibrium (Kornai, 1971) constitue un exemple remarquable de haute théorie, ses propositions constructives pour changer le fonctionnement réel des économies socialistes, énoncées dans des ouvrages tels que Overcentralization in Economic Administration (Kornai 1959), Économie de la pénurie (Kornai, 1980) et Le système socialiste (Kornai, 1992), présentent des plans soigneusement étudiés pour modifier la pratique économique. Dans son travail pionnier réalisé avec Tamás Lipták sur la « planification à deux niveaux » (Kornai & Lipták, 1965), les deux aspects de la créativité de Kornai sont mis en pratique.
6Une deuxième caractéristique du travail de Kornai que je souhaite commenter est son engagement en faveur de l’équité, qu’il n’a jamais abandonné, même lorsque sa préoccupation immédiate était la recherche de l’efficacité des systèmes économiques. Dans son récent article intitulé « 1956 en Hongrie : comme je l’ai vue à l’époque et comme je la vois maintenant », Kornai évoque sa préoccupation constante pour l’équité, même lorsque l’objet premier de son travail était le sacrifice de l’efficacité dans les arrangements bureaucratiques soumis aux règles socialistes :
Je sais à quel point le capitalisme engendre l’injustice et une inégalité de revenus démesurée. Les institutions de la démocratie sont incapables d’empêcher les abus de pouvoir et la corruption, quoiqu’à des degrés divers selon les pays (Kornai, 2021, p. 17)
7Un engagement profond aussi bien envers l’équité qu’envers l’efficacité est largement présent dans les écrits de Kornai. Même lorsque son analyse économique est largement influencée par son diagnostic d’inefficacité, en particulier à travers la négligence des incitations dans les arrangements institutionnels dominants de la planification socialiste, l’alternative qu’il propose n’est pas orientée exclusivement vers l’efficacité – vénération devenue si courante dans l’économie contemporaine, ignorant l’équité et la justice. Kornai a résisté à la tentation d’éluder la valeur complexe de l’équité, face à la difficulté à la prendre en considération (comme l’ont fait de nombreux autres économistes, de Gérard Debreu à Milton Friedman).
- 1 Cette référence a disparu dans le titre de l’édition française : Du socialisme au capitalisme. L’e (...)
8Troisièmement, Kornai s’est profondément engagé en faveur de la sauvegarde de la liberté humaine – et même de son extension – en tant qu’objectif social. Dans son analyse économique, la liberté a eu une place importante parmi les valeurs politiques et les principes normatifs auxquels il est resté fidèle. Je ne sais pas si Kornai se souvient que j’avais manifesté mon désaccord avec lui (à Harvard), il y a près de 30 ans, concernant le titre qu’il avait choisi pour son livre The Road to a Free Economy1 (Kornai, 1990). Bien sûr, je n’avais aucun problème avec le fait de mettre l’accent sur la liberté (mon livre Development as Freedom, publié en 1999, est sorti peu de temps après), mais je m’étais demandé si le titre qu’il avait choisi – avec la liberté associée à une économie plutôt qu’aux personnes dans une société – n’amènerait pas le lecteur à s’attendre à une sorte de structure institutionnelle profondément conservatrice – comme celle proposée par Friedrich Hayek dans son livre au titre proche, The Road to Serfdom (Hayek, 1944).
Sur ce point, je n’ai pas réussi à convaincre mon ami János et il s’en est tenu au nom qu’il avait choisi pour le nouveau livre. Tout s’est très bien passé. Même s’il s’est avéré que le titre du livre n’avait pas été amendé, en ce qui concernait son contenu, Kornai avait clairement indiqué que c’était la liberté des êtres humains, plutôt que celle d’une économie qui, finalement, l’intéressait.
9Je me tourne maintenant vers Marx. Il est nécessaire d’examiner attentivement ses priorités. Par rapport à son analyse économique approfondie – qui porte sur la propriété des moyens de production, l’exploitation, la plus-value, le réservoir de main-d’œuvre au chômage, la baisse du taux de profit, la pauvreté et l’inégalité, etc. – son analyse de l’organisation politique semble étrangement rudimentaire. Il est difficile de penser à une théorisation plus approximative que l’idée de « dictature du proletariat », avec une caractérisation aussi imprécise de ce que devraient être ses exigences, et aussi peu de description de la façon dont les arrangements politiques sont censés fonctionner sous la dictature du prolétariat.
10Lorsque les chars soviétiques sont entrés en Hongrie le 4 novembre 1956, quelque chose n’allait manifestement pas, ce qui a profondément « troublé » Kornai (qui était toujours membre du Parti communiste). Ce n’est pas que l’action soviétique était en quelque sorte « marxiste » (Marx n’avait rien dit en faveur d’une intervention brutale de ce genre), mais l’invasion – et d’autres choses qui se passaient en Europe de l’Est – indiquait une grave lacune dans l’analyse marxienne de l’organisation politique et de la pratique démocratique, qui exigeait un examen beaucoup plus approfondi que celui que Marx semblait vouloir donner.
11Si la démocratie exige la force de retenue de différents groupes de pression les uns sur les autres (ce que John Kenneth Galbraith a appelé, en 1952, le « pouvoir compensateur »), on trouve très peu de choses, dans les écrits de Marx, indiquant que le sujet l’intéressait. Il ne serait pas juste de le blâmer pour les pratiques autoritaires des régimes communistes ayant vu le jour (y compris dans la Hongrie de Kornai), puisqu’il ne les a pas conçues (pas plus qu’il n’a recommandé leur utilisation). Mais Marx aurait dû comprendre que sa réticence à parler de la manière dont le pouvoir doit être distribué ou exercé dans une société post-révolutionnaire laisserait des vides qui pourraient être dangereusement comblés par des abus autoritaires. Le rôle constructif de l’opposition politique semble lui avoir assez complètement échappé. L’absence de droits individuels et de libertés, qui a été un problème persistant dans les régimes avec des référents marxistes, ne peut donc pas être considérée comme entièrement accidentelle.
12S’il existe un hiatus évident entre ce que Kornai avait des raisons de vouloir et ce que Marx avait proposé, existe-t-il d’autres lacunes de ce type ? Un problème dont il faut sûrement tenir compte est celui des incitations, si important dans le travail de Kornai. Marx s’est-il jamais préoccupé des incitations ? Je crois que la réponse à cette question est oui. En fait, l’inquiétude de Marx quant aux types de transformations de la société pouvant ou ne pouvant pas être réalisées reposait entièrement sur son souci de la compatibilité des incitations.
13Considérons la dernière contribution substantielle de Marx, la Critique du programme de Gotha (Marx 2008 [1875]). Dans cette monographie, Marx présentait sa critique acerbe du manifeste révolutionnaire du programme de Gotha du Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne. Entre autres affirmations, le parti ouvrier allemand avait noté que les moyens de production étaient des biens communs à la société et que tous les produits générés appartenaient à tous les membres de la société. En outre, dans son engagement à éliminer l’exploitation, le programme de Gotha affirmait que les travailleurs avaient le droit de bénéficier du « produit intégral du travail ».
Marx y avait vu une contradiction immédiate, et a soutenu que la combinaison des principes préconisés par le programme de Gotha n’avait aucun sens :
[Ceci] suppose une société où « les moyens de travail sont un bien commun et le travail collectif est régulé de façon communautaire » ; dans le premier paragraphe, nous voyons que « tous les membres de la société ont également droit à l’intégralité du produit du travail ». « Tous les membres de la société » ? Même ceux qui ne travaillent pas ? Que devient alors « l’intégration du produit du travail » ? – Les seuls membres de la société qui travaillent ? Que devient alors le « droit égal » de tous les membres de la société ?» (Marx, 2008, p. 55).
14Il est nécessaire, selon Marx, de répondre à la question : combien devrait-on distribuer à chaque travailleur en fonction du travail fourni, et combien distribuer à l’ensemble des membres de la société, puisqu’ils possèdent conjointement l’intégralité des instruments de travail « en tant que propriété commune » ? Mais alors, les travailleurs seraient-ils incités à travailler si la production nationale devait être répartie entre tous au motif que « tous les membres de la société ont également droit à l’intégralité du produit du travail » ?
15Il s’agit certainement d’un problème d’incitations, mais Marx ne s’arrête pas là. Allant plus loin, il souligne l’existence d’un conflit d’une plus grande portée, auquel les révolutionnaires devront faire face. Ce conflit supplémentaire découle du fait que la productivité des individus ne doit pas nécessairement s’accorder à leurs besoins. Et pourtant, pour la poursuite de la justice sociale, la satisfaction des besoins des gens devrait être importante – quelque chose auquel un système socialiste doit prêter attention. Si, en suivant le « principe du travail » que le programme de Gotha défendait, tout le monde obtenait « l’intégralité du produit du travail », les revenus des gens ne correspondraient pas du tout à leurs besoins. Le programme de Gotha semble ignorer, souligne Marx, que le « principe du travail » est en contradiction flagrante avec le « principe des besoins ». En recommandant le principe du travail – et en ignorant les besoins des gens – le malavisé programme de Gotha, a vu les êtres humains « uniquement comme des travailleurs » – « tout le reste est oublié ».
16Cela est certainement à l’origine d’un conflit persistant, conflit dont la résolution nécessiterait beaucoup de réexamens et d’analyses critiques. Marx était clairement en faveur du principe des besoins sur des bases éthiques, mais celui-ci pouvait-il être mobilisé dans la pratique ? Étant donné l’importance de la « compatibilité des incitations » (que Marx reconnaissait explicitement), ce dernier ne voyait guère d’espoir que les gens continuassent à travailler efficacement si les salaires et les traitements qu’ils recevaient n’étaient pas en rapport avec le travail qu’ils exerçaient ou la productivité qu’ils généraient. Ainsi, malgré son attachement au principe des besoins, Marx a relégué son idée favorite « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » à un avenir indéfini, où les gens cesseraient d’être centrés sur eux-mêmes –un « stade final du communisme ».
17Les incitations sont évidemment importantes dans la pensée de Marx, même si son analyse de la compatibilité des incitations est beaucoup moins fine que celle de la science économique moderne, et notamment celle de l’analyse de Kornai. Pour intégrer les priorités de Marx dans une analyse institutionnelle, Kornai aurait eu à entreprendre de nouveaux travaux, et pourtant il n’y avait pas de raison impérieuse pour que l’auteur de Overcentralization in Economic Administration et Économie de la pénurie abandonne la compagnie de Marx au motif redouté que ce dernier ignorait le rôle des incitations (ce que Marx n’a clairement pas fait).
18Qu’en est-il de la liberté ? Et de l’accent mis par Kornai sur The Road to a Free Economy ? Il y a là une question de jugement difficile, tout à fait différente de celle de la négligence manifeste de Marx à l’égard de l’opposition politique (dont il a été question plus haut) et de son implication manifeste dans la compatibilité des incitations (aussi discutée précédemment). Marx était profondément intéressé par l’importance de la liberté humaine, bien qu’il n’intègrait pas cette question aux analyses institutionnelles de la liberté dans le fonctionnement d’une économie et d’une société.
19Dans la pluralité des valeurs qui l’intéressaient, la liberté avait clairement une place significative, et Marx est allé bien au-delà du conflit entre principe du travail et principe des besoins, identifié dans la Critique du programme de Gotha. L’orientation de son travail vers la philosophie morale (Marx a reçu une formation de philosophe, tout comme Kornai dans ses premières années universitaires) l’avait conduit – bien des années avant qu’il n’écrivît la Critique du programme de Gotha – à accorder un rôle fondamental à la liberté humaine, et en particulier à fournir « les conditions du libre développement et de l’activité des individus sous leur propre contrôle ».
20Allant bien au-delà de la question de la juste rémunération du travail et de la satisfaction appropriée des besoins (et des conflits entre les deux), Marx voulait aller vers la garantie de la liberté dans la vie de tous les individus. La nécessité d’attribuer cette priorité à la liberté individuelle est un thème auquel il revient sans cesse – même s’il a dû être incroyablement difficile de relier cette défense de la liberté à ce qui se passait réellement dans l’autoritaire Union soviétique et en Europe de l’Est, lorsque Kornai était occupé à donner un sens aux systèmes économiques et politiques qui l’entouraient en Hongrie.
21La vision de Marx d’une « société libérée », telle que décrite, par exemple, dans L’idéologie allemande, donnait à l’État et à la société la tâche exigeante de s’assurer qu’il soit :
[possible pour moi] de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique (Marx & Engels, 1968, [1845-1846], p. 63)
22Si les origines de classe moyenne urbaine de Marx peuvent facilement être détectées dans sa croyance quelque peu excentrique selon laquelle le soir est un excellent moment pour pratiquer l’élevage (il était évidemment en terrain plus familier avec le fait de « faire de la critique après le diner »), la place de cette perspective générale de liberté dans l’approche de l’économie, de la politique et de la société de Marx était tout à fait fondamentale.
23Il est clair que Marx ne négligeait pas l’importance de la liberté et que ni lui ni Kornai n’ont fait d’impasse à ce sujet. Cependant, une fois de plus, il n’analysait que très peu la manière dont la liberté, au sens où il veut la garantir, peut être poursuivie dans un cadre économique, social et politique qui peut réellement être institué. Ce travail devait être fait, et Kornai, s’il s’en était tenu à Marx (sinon au marxisme), aurait eu du pain sur la planche. Qu’il ait voulu ou non poursuivre ce travail, il est clair que Kornai n’aurait pas trouvé de raison fondamentale pour s’éloigner de Marx au motif particulier que ce dernier ne prenait pas la liberté suffisamment au sérieux (puisqu’il l’a clairement fait).
24Pour conclure, Marx était un théoricien de grande envergure, et Kornai un penseur novateur et puissant. Le chevauchement de leurs idées permet d’imaginer facilement la manière dont Kornai aurait pu développer plus complètement les idées de Marx. Cela aurait été à la fois utile et amusant. Cependant, il est probable que Kornai a pris au moins autant de plaisir dans ce qu’il a fait. Et ce faisant, là aussi, il a énormément enrichi la sphère des idées et notre compréhension du monde. Kornai n’aurait pas pu se tromper avec l’un ou l’autre de ces choix.
Flux RSS
