Thèse soutenue le 16 avril 2019 à l’Université Paris-Saclay sous la direction de Jérôme Deauvieau, Professeur de sociologie, Ecole Normale Supérieure Ulm.
Jury :
- Karine Briard, Chargée d'études, Dares, examinatrice
- Claude Didry, Professeur de sociologie, Ecole Normale Supérieure Ulm, rapporteur ;
- Dominique Méda, Professeure de sociologie, Université Paris Dauphine, rapporteure
- Delphine Remillon, Chargée de recherches, Ined, examinatrice
- Laurent Willemez, Professeur de sociologie, Université Paris-Saclay, président

Question(s) de recherche

1Assiste-t-on réellement à une déstabilisation fondamentale de la relation d’emploi en France depuis le milieu des années 1970 ? L’objet de cette thèse consiste à questionner l’idée selon laquelle la période contemporaine se caractérise par « un bouleversement en profondeur de la condition salariale » (Castel, 2009, p. 648) qui se traduirait par une transformation majeure des trajectoires professionnelles entre des générations successives de travailleur·euses. Le modèle de la société salariale fordiste serait remis en question depuis les années 1970 par un phénomène d’« effritement » induisant une « montée des incertitudes » (Castel, 2009, 1995). On assisterait à une relance de la vulnérabilité de masse sous le poids de l’augmentation du chômage et de la précarisation du travail qui déstabiliseraient une fraction importante du système d’emploi. La condition salariale s’en trouverait profondément et irréversiblement bouleversée. Cette opposition entre la période « dorée » des « Trente Glorieuses » et la période suivante, s’inscrirait au sein même des carrières professionnelles des différentes cohortes de travailleur·euses. Ainsi, selon Louis Chauvel (1998), le principal défenseur de la thèse du conflit générationnel, les cohortes nées dans les années 1940 et 1950 ont bénéficié de conditions particulièrement favorables lors de leur insertion dans la vie professionnelle ; ces conditions ont ensuite contribué à ce que l’ensemble de leur parcours professionnel s’inscrive lui aussi dans une dynamique positive. Les trajectoires des cohortes suivantes, au contraire, sont marquées par la déstabilisation des carrières qui se traduit à la fois par un haut niveau de chômage, une instabilité professionnelle grandissante et la fin du modèle de carrière ascendante.

2La thèse examine les éléments mis en avant pour justifier ce « récit dominant » : fin du plein-emploi, généralisation de l’instabilité professionnelle, déstructuration des carrières. Ces postulats sont réinterrogés à partir de leurs bases empiriques. Ce travail souhaite objectiver l’idée d’une inversion tendancielle du progrès social en matière d’emploi à partir de trois questions : sommes-nous passés d’une situation de plein-emploi à une situation de sous-emploi ? L’instabilité professionnelle devient-elle une nouvelle donne de l’emploi en France ? Dans quelle mesure les carrières socioprofessionnelles sont-elles déstabilisées ?

Méthode

3Pour répondre à ces questions, la thèse cherche à prendre la mesure des transformations et des permanences des parcours professionnels en France depuis la fin des années 1960. Plus précisément, elle cherche à caractériser les changements observés au sein des parcours professionnels sur la période 1968-2018, mais aussi à identifier les salarié·es qui sont les plus concerné·es par ces transformations. Une double approche empirique, à la fois sexuée et cohortale, est adoptée dans l’ensemble de ce travail. Les parcours et mobilités des femmes et des hommes sont systématiquement distingués afin de mettre en lumière les différences sexuées en matière d’emploi et de parcours professionnel. Sont étudiées les trajectoires des femmes et des hommes appartenant à trois cohortes de naissance : la cohorte 1945 (personnes nées entre 1943 et 1947), la cohorte 1960 (personnes nées entre 1958 et 1962) et la cohorte 1975 (personnes nées entre 1973 et 1977). Ces trois cohortes apparaissent sociologiquement pertinentes tant leur niveau de formation et leurs conditions d’entrée dans le système d’emploi diffèrent. La cohorte 1945, globalement peu diplômée, a commencé sa vie professionnelle dans un contexte économique particulièrement dynamique. Le début des carrières de la cohorte 1960 s’inscrit quant à lui dans une situation moins favorable, après les pics pétroliers et avec un chômage qui a pris de l’ampleur. Enfin, la cohorte 1975 arrive davantage diplômée dans un système d’emploi qui s’est considérablement transformé, avec en particulier la massification du chômage et le développement des formes atypiques d’emploi.

4Cette démarche cohortale a été mise en œuvre à partir de bases de données qui regroupent plusieurs dizaines de milliers d’individus et qui couvrent une période allant de la fin des années 1960 au milieu des années 2010. Deux sources principales sont mobilisées de façon complémentaire : les enquêtes Emploi et l’Échantillon démographique permanent (EDP). Les premières constituent les enquêtes de référence en matière d’emploi en France et permettent de retracer les évolutions transversales connues par le système d’emploi national depuis 1968. L’EDP est, de par sa moindre accessibilité et sa complexité, une source de données beaucoup moins utilisée. Il s’agit de l’une des rares sources qui autorisent la reconstitution de carrières professionnelles, reconstitution longitudinale certes discontinue, mais qui porte sur des effectifs très importants pour les différentes cohortes. La thèse mobilise différentes techniques d’analyse de données : les statistiques descriptives (notamment cohortales), associées à une réflexivité quant à leurs usages, y occupent une place centrale ; des régressions logistiques cherchent à saisir les évolutions quant aux risques de sortie d’emploi et de travail sous contrat à durée limitée ; enfin, la méthode d’appariement optimal, combinée à une classification ascendante hiérarchique, permet d’identifier les principaux types de parcours professionnels des femmes et des hommes des trois cohortes.

Résultat(s)

5Le recours à une double approche sexuée et cohortale conduit à relativiser l’idée d’une opposition dans les trajectoires professionnelles entre les générations insérées dans la vie active dans le cadre du rapport salarial fordiste pendant la période des « Trente Glorieuses » et les générations suivantes, aux parcours marqués par une dégradation généralisée des conditions d’emploi. La thèse met ainsi en évidence les facteurs observables de transformations, mais aussi de permanences en matière d’emploi au sein des trois cohortes. C’est ce fil rouge qui constitue la cohérence de ce travail organisé autour de trois parties, dont chacune explore, sous la forme d’une question générale, un angle des parcours professionnels correspondant aux trois points de la cristallisation de la « nouvelle question sociale » de Robert Castel.

6La première partie de la thèse interroge la pertinence de l’opposition entre les générations du « plein-emploi » et celles du « sous-emploi ». Elle montre que, malgré la massification du chômage, le modèle fordiste s’est affirmé depuis les années 1970-1980 sous l’effet d’un développement de la norme d’emploi, en particulier au sein du salariat féminin. Le premier chapitre cherche à déconstruire l’idée largement répandue selon laquelle la phase de croissance fordiste (1945-1975) correspond à une période de plein-emploi, au contraire des années suivantes, qui se caractériseraient par un phénomène de sous-emploi ainsi que l’opposition générationnelle qui en découlerait. Le chapitre insiste sur l’idée selon laquelle le plein-emploi n’a été connu que par une partie des hommes nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les femmes étant alors largement exclues de la sphère de l’emploi. Les propos qui affirment que les générations entrées dans le système d’emploi pendant la période 1945-1975 sont des générations qui ont connu le « plein-emploi » ne se basent en effet que sur les situations masculines et évacuent complètement les situations féminines. Les années post-1975 apparaissent finalement moins comme des années « de crise de l’emploi » que comme une période d’intégration en masse des femmes dans le système d’emploi. Mais l’absence d’emploi n’est pas l’unique composante du sous-emploi. Ce dernier peut en particulier passer par un important recours à l’emploi à temps partiel. Le deuxième chapitre cherche donc à comprendre comment cette forme d’emploi dérogatoire à la norme de l’emploi salarié typique s’est diffusée en France depuis la fin des années 1960. Il montre que la croissance de l’emploi à temps partiel, forme d’emploi presque exclusivement féminine, constitue une composante majeure des changements dans le domaine de l’emploi, et ce en dépit de sa quasi-invisibilité dans les travaux de sociologie générale de l’emploi. Fortement encouragé par les politiques de l’emploi, le développement de l’emploi à temps partiel contrarie la tendance à l’homogénéisation des parcours masculins et féminins.

7Dans la seconde partie, la thèse d’une explosion et d’une généralisation de l’instabilité de l’emploi est contestée. Le troisième chapitre questionne l’ampleur et la diffusion de l’instabilité professionnelle dans les trois cohortes. En étudiant trois aspects de cette instabilité (ancienneté dans l’emploi, risque de perte d’emploi et emplois à durée limitée), il montre que, loin d’être marginalisé, le CDI reste la norme d’emploi de référence en France, mais aussi que l’emploi en contrat à durée limitée (CDL) a progressé de façon importante au cours des années 1980 et 1990 et que la probabilité d’être en CDL augmente au fil des cohortes, pour les femmes comme pour les hommes. Le quatrième chapitre développe l’idée selon laquelle l’instabilité professionnelle s’est concentrée sur une partie de la population : les jeunes. L’emploi à durée limitée apparaît en effet de plus en plus comme une nouvelle modalité d’accès à l’emploi pour les entrant·es dans la vie active dont les jeunes forment le gros des contingents. Leur situation tend toutefois à se normaliser à mesure que leur ancienneté dans l’entreprise augmente. Cette forme d’emploi constituerait donc un nouveau mode d’accès à l’entreprise et ne correspondrait donc pas au développement d’un infra-salariat ou précariat, conçu comme l’installation dans la durée du phénomène de précarisation au niveau individuel. Ces résultats conduisent en outre à interroger les apports et limites d’une lecture en termes de segmentation du marché du travail.

8La troisième partie de la thèse se concentre sur les trajectoires socioprofessionnelles des salarié·es. Le cinquième chapitre se veut essentiellement descriptif : y seront présentés les principaux types de carrières socioprofessionnelles repérables dans les différentes cohortes de femmes et d’hommes ainsi que les principales évolutions qui les caractérisent. En cherchant à comprendre l’ampleur des transformations liées au développement de l’emploi féminin, on constate que celui-ci n’a pas modifié en profondeur la composition socioprofessionnelle du salariat français : les femmes se sont surtout insérées dans des groupes déjà féminisés (employé·es) ou mixtes (professions intermédiaires), mais elles restent largement exclues des emplois ouvriers et à l’écart du sommet de la hiérarchie sociale. Les univers socioprofessionnels demeurent donc fortement sexués. Dans le sixième chapitre, il est question des mobilités socioprofessionnelles. Si celles-ci tendent à s’accroître, elles restent majoritairement ascendantes. Les jeunes des cohortes récentes doivent en revanche attendre plus longtemps que leurs aîné·es pour en bénéficier. Parallèlement, et sans former une nouvelle norme dans les parcours professionnels, le risque de déclassement intra-générationnel s’accroît et participe au développement des mobilités socioprofessionnelles dans leur ensemble. Les chapitres 5 et 6 offrent donc deux images complémentaires des parcours professionnels : la première permet de saisir la relative stabilité des grands types de trajectoires, alors que la seconde montre une image dynamique des flux entre groupes socioprofessionnels. Enfin, le dernier chapitre questionne l’idée d’une déstabilisation des parcours comme conséquence d’une multiplication des déclassements à l’embauche pour des « générations sacrifiées » entrées dans le système d’emploi depuis les années 1980. Ce phénomène connaît effectivement une expansion majeure au sein de la cohorte 1975, mais il est également suivi de situations de reclassement qui contribuent à modifier la nature et le calendrier des mobilités ascendantes.

9Sans nier les difficultés vécues par de nombreux et nombreuses Français·es, jeunes et moins jeunes éloigné·es de l’emploi et en particulier de l’emploi typique, personnes peu diplômées, intérimaires qui enchaînent des missions aux durées toujours plus courtes, femmes contraintes d’accepter des temps de travail parfois très partiels ou encore travailleur·euses poussé·es hors de l’emploi par des dispositifs de retraite anticipée, la thèse apporte un contrepoids à l’analyse de ces situations. En s’attachant à identifier les facteurs de permanence et de changement des parcours professionnels, elle montre que, sans être immuable, le système d’emploi français fait preuve d’une grande inertie : les principaux changements observables ont eu lieu dans l’emploi féminin et sur les jeunes, dont les carrières tendent ensuite à se normaliser. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène générationnel inéluctable. Du point de vue des parcours professionnels, le modèle salarial fordiste résiste, malgré des attaques répétées dont il fait l’objet : pour une grande majorité des travailleur·euses, la relation d’emploi salarié constitue donc toujours un socle stable.