1Depuis le début de la pandémie, le monde semble vivre au rythme des vagues successives du covid-19. Les activités de la planète entière ont été bouleversées. Interruption de l’activité économique et sociale, cinémas, bars, restaurants et musées fermés, tandis que face à l’afflux des patients, les hôpitaux débordés avec des personnels épuisés sont obligés de déprogrammer les opérations des patients non-covid. La pandémie est planétaire, elle a révélé les failles institutionnelles des systèmes de santé et de protection sociale, de l’action publique, et nous oblige à repenser en profondeur les institutions économiques, politiques et sociales, aussi bien nationales qu’internationales.
2Car, au-delà des activités humaines bouleversées, des relations sociales transformées, ce sont l’ensemble des constructions sociales, politiques et économiques qui sont touchées. L’anthropologie, l’histoire, la sociologie, l’économie, toutes les sciences sociales sont questionnées. Comment faut-il comprendre la pandémie du covid-19 et la crise qu’elle a engendrée ? Se résume-t-elle à un accident de parcours du capitalisme ? Comment expliquer la recrudescence des zoonoses ? Santé, environnement, travail, inégalités, politiques publiques, que faut-il faire ? Quelles leçons en tirer ? Nul doute que cela suscite et interroge la recherche en sciences sociales tant les questions sont nombreuses.
3Dans un ouvrage paru aux éditions Dunod en 2021, En finir avec le capitalovirus. L’alternative est possible, Jean-Marie Harribey prend pour point de départ les questions que la vie au ralenti, due au confinement, a soulevé : « La vie a-t-elle un prix ? Quelle est la place du travail ? Quel est notre rapport au progrès ? À la nature ? Comment ériger les biens et services essentiels en biens communs et remettre la monnaie sous contrôle démocratique ? ». Jean-Marie Harribey cherche à y répondre de manière très pédagogique, avec une grande rigueur d’analyse, sur la base des thèses auxquelles il travaille depuis un moment. Le livre comporte six chapitres. Harribey « rassemble le matériau accumulé pendant ces périodes de confinement et l’ordonne autour de quelques problématiques ». La première a trait à la nature de la crise (chapitre 1) : est-elle extérieure à l’économie ? Car « si oui, elle peut être traitée indépendamment des autres problèmes à régler dans la société ». Si non, il faut alors effectuer un changement de direction et tracer des orientations. Lesquelles ? Jean-Marie Harribey en choisit pour l’essentiel quatre : la première concerne le travail (chapitre 2), la deuxième la répartition des fruits du travail (chapitre 3), la troisième les finalités du travail – qui sont au cœur de la question écologique – (chapitre 4), et enfin la quatrième la monnaie (chapitre 5). Les orientations tracées dans ces différents chapitres aboutissent à une philosophie politique qui est présentée dans le chapitre 6.
4On peut se demander quelles sont les raisons qui ont poussé l’auteur à choisir le titre (En finir avec le capitalovirus) : a-t-il saisi une opportunité éditoriale de rapprochement entre capitalisme et virus ? Ou bien s’agit-il d’une analyse plus fine, plus étayée ? Écrit pendant et à la suite du premier confinement, l’auteur a procédé par analogie : le virus est partout, mais les difficultés majeures de ce début de xxie siècle proviennent bien du capitalisme, elles sont liées au système. Le titre est en lien avec le cadre théorique marxien et l’analyse du système capitaliste contemporain. La question écologique est très présente car, aujourd’hui, les contradictions sociales se conjuguent aux contradictions écologiques pour faire de la crise actuelle une crise inédite du capitalisme. Dès l’introduction, Harribey fait référence à l’anthropologue hongrois Karl Polanyi et à son avertissement prémonitoire, dans La grande transformation, sur les conséquences mortifères de la marchandisation du travail, de la terre et de la monnaie. Les questions d’actualité qui en découlent sont analysées en dialogue avec les thèses d’autres chercheurs et d’autres courants de pensée. C’est aussi ce qui fait la richesse du livre. Le concept même de « capitalovirus », forgé par l’auteur, fait appel à la longue durée pour comprendre le présent, car il est impossible de poser correctement les questions de notre temps et de les approfondir si l’on perd de vue ce que l’histoire nous apprend. Aussi, Jean-Marie Harribey examine sur plusieurs décennies la suraccumulation du capital, l’érosion des taux de profit, la diminution des gains de productivité, ou encore le partage de la valeur ajoutée. Il analyse les contradictions sociales et écologiques du système capitaliste, souligne la centralité du travail et la nécessité de le réhabiliter, afin de tracer de nouvelles orientations qui définissent une philosophie politique du rapport des êtres humains entre eux, mais aussi à la nature et à tout le monde vivant.
5Chaque chapitre d’En finir avec le capitalovirus, y compris l’introduction, commence par une citation d’un auteur différent, en d’autres temps et autres lieux, qui nous permet de mieux saisir ce que certaines situations ont en commun, tout en éclairant la singularité de notre présent. Et cela relève d’un véritable art ou d’un exercice philosophique car, immanquablement, la citation vient nous toucher en nous parlant intérieurement. Par ailleurs, le livre est écrit par un amoureux de la langue, qui la manie avec beaucoup d’aisance ; son style est précis, fluide, facile à comprendre.
6Comprendre la nature de la crise, d’où elle vient et ce qu’on désigne par ce terme, sont des questions essentielles pour lui chercher – et trouver – des remèdes ; d’où les nombreuses interrogations qui surgissent.
- 1 Wallerstein I. (1982), « La crise comme transition », in Amin S., Arrighi G., Frank A. G. & I. Wal (...)
7Le concept de crise est d’un usage très courant en économie. En revanche, « le terme de crise est tellement galvaudé que nous ne savons plus très bien ce qu’il signifie1 » et son utilisation manque souvent de rigueur, au sens où il ne désigne pas le même type de phénomène selon la personne qui le manie. Sommes-nous en crise permanente ? Toutes les crises se ressemblent-elles (Légé, 2019) ? Qu’est ce qui définit donc une crise ? Son ampleur ? Sa brutalité ? Ses effets ? Sa durée ? Ses causes ?
8On lit dans les dictionnaires et les ouvrages économiques différentes définitions, mais les notions qui reviennent le plus souvent concernent le revirement brutal de tendances, la croissance qui n’est plus au rendez-vous, l’activité économique qui ralentit fortement, et les risques de contagion et leurs effets.
- 2 Boissieu C. de (2002), « La “crise économique” », Les Échos, 15 avril.
9« Il n’y a pas d’échelle de Richter des crises économiques, mais on pourrait l’imaginer à partir de deux éléments : l’ampleur du choc initial ; l’intensité des effets de contagion et donc des risques ‘‘systémiques”2 ». Ces deux seuls critères suffisent-ils ? On évoque la crise pétrolière en 1973, puis celle de 1978-1979, on parle de la crise de la dette mexicaine et des pays en développement à partir de 1982, de la crise des caisses d’épargne aux États-Unis en 1987, de la crise russe et asiatique en 1997-1998, puis celle de la nouvelle économie et d’Internet en 2000, et n’oublions pas la grande crise financière (GCF) de 2007. Chacun de ces phénomènes était-il une « crise » ?
10Doit-on plutôt considérer que chacune de ces « crises » particulières était elle-même le symptôme d’un phénomène plus profond, plus durable, plus systémique ? Et n’est-ce pas dans le caractère récurrent et de plus en plus fréquent qu’il faut voir la crise ? Dans ce cas, ne devons-nous pas réserver le terme « crise » à ce long bouleversement qu’on ne peut plus considérer comme un accident ou un phénomène naturel, mais comme un phénomène « endogène », c’est-à-dire qui trouve sa source dans un système dont la logique d’ensemble est en cause ? Vue sous cet angle, une crise doit être appréhendée dans sa globalité, dans son caractère multidimensionnel, dans l’impossibilité du système à assurer la pérennité des équilibres écosystémiques.
- 3 Chavagneux C. (2020), « C’est bien une crise de la demande », Alternatives économiques, 2 mai.
11Pour beaucoup d’économistes, y compris critiques, elle est « conjoncturelle » et « exogène », liée, pour beaucoup, essentiellement à l’offre, parfois à la demande. « C’est une crise de la demande3 », peut-on lire, ou bien :
À la différence de la crise de 1929 ou de la crise de 2008, la crise liée au covid-19 n’est pas une crise bancaire ou financière qui affecte ensuite l’économie réelle. C’est une crise de l’économie réelle de nature exogène qui affecte l’offre et la demande de biens et de services4.
- 5 Voir Charles S., Dallery T. & J. Marie (2020), « Covid-19 : choc d’offre ou choc de demande ? … Ra (...)
12Au début de la crise sanitaire, un grand débat a traversé les économistes pour savoir si la crise économique serait le résultat d’un choc d’offre ou d’un choc de demande. Tout un courant de l’analyse économique étudie les événements qui influencent l’activité économique au regard des théories des chocs. De ce point de vue, certains économistes considèrent que les difficultés d’approvisionnement, les protocoles sanitaires et le ralentissement de l’activité dans les entreprises affectent la production et ses conditions techniques et constituent un choc d’offre négatif, tandis que d’autres estiment que la fermeture des commerces a entraîné une réduction de la demande de biens et services et donc un choc de demande négatif. D’autres indiquaient « qu’il fallait raisonner secteur par secteur, en prenant en considération les interactions entre secteurs » (Bénassy Quéré, 2021). Enfin, certains économistes, en soulignant le caractère inédit de la crise par rapport à celle de 1929 ou à celle de 2007-2008, considèrent qu’il s’agit d’un choc d’offre négatif qui perturbe la production des entreprises résidentes, mais aussi un choc de demande. L’originalité de la crise actuelle réside dans le fait que « le choc de la demande est ici subordonné au choc d’offre5 ».
- 6 Rocca M. (2020), « Covid-19 : crise conjoncturelle ou structurelle ? », The Conversation, 21 octob (...)
13Pour Christian Gollier6, directeur de la Toulouse School of Economics, la crise est conjoncturelle, elle est due à un choc exogène : « l’avantage si l’on peut dire de cette crise, c’est qu’elle n’est pas structurelle comme en 1929 ou plus récemment en 2008 […]. On est dans un choc totalement exogène, avec une possibilité de rebond très fort et pas du tout dans un choc qui nécessite une restructuration de l’économie ».
- 7 Pour une discussion plus approfondie des thèses de Robert Boyer, voir aussi Durand C. (2021), « Qu (...)
14Dans son ouvrage Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie (2020), Robert Boyer fait le pari de rendre intelligible un « événement aussi exceptionnel et inattendu », qu’il ne considère pas comme une crise endogène à l’économie. Pour Boyer, la pandémie et le gel de l’économie sont deux « cygnes noirs » qui ont déclenché un début de panique boursière que le plan massif de soutien aux salariés et de garanties de crédit pour les entreprises a réussi à enrayer. Aussi, « recourir au terme de crise pour ces différentes séquences induit en erreur7 », affirme Robert Boyer, pour qui « le capitalisme n’est pas du tout en crise, il sort même considérablement renforcé par cette pandémie », même s’il note plus loin « l’arrivée aux limites de régimes socioéconomiques incapables d’assurer les conditions de leur reproduction à long terme » (p. 26).
15Que dit Jean-Marie Harribey sur la nature de la crise ? La position qu’il développe est « que nous n’avons pas affaire à une crise de la demande au sens que l’on entend généralement, ni même à une crise de l’offre », nous sommes « dans un autre cas de figure qui n’a rien à voir avec une crise conjoncturelle ». Car il s’agit d’une crise qui vient de loin, elle est structurelle, multidimensionnelle, profonde. Comme indice que la crise vient de loin, l’auteur montre que la tendance à la hausse des prix des matières premières est bien antérieure au covid-19 et à la guerre en Ukraine (voir le graphique 1.7. Prix global des matières premières depuis 1900, p. 36).
16Si la provenance exacte du coronavirus et la voie empruntée avant d’atteindre l’humain sont encore loin d’être établies, c’est bien l’évolution du capitalisme depuis un demi-siècle qui a en grande partie favorisé l’éclosion de nouveaux virus et leur diffusion très rapide. Les barrières entre les espèces animales et l’espèce humaine se sont considérablement affaiblies. Et si la pandémie du covid n’est pas la première dans l’histoire de l’humanité, elle est la première à s’être répandue à cette vitesse et à avoir provoqué la paralysie de l’économie à l’échelle planétaire. Enfin, la situation a été aggravée par les politiques néolibérales qui ont laissé le système de santé démuni (p. 14). Les zoonoses sont-elles liées à la dégradation des milieux écologiques ? Cette dégradation est-elle extérieure à l’économie ou est-elle liée à nos modes de développement ? Les raisons de l’émergence des maladies zoonotiques sont multiples, car chacune possède ses propres déterminants, mais trois grands groupes de facteurs sont cités par des médecins et des vétérinaires comme causes des évolutions (Dufour, 2017) : l’évolution des agents pathogènes (virus à ARN notamment), les modifications environnementales favorisant le développement de vecteurs et de réservoirs, et les activités humaines. Pour Jean-Marie Harribey, elles sont générées par le mode de production et d’accumulation du capitalisme financiarisé. Aussi explique-t-il pourquoi, pour caractériser la crise actuelle, il convient de sortir des catégories habituelles et de l’examiner dans sa double dimension politique et systémique. Compte tenu de l’enchevêtrement des dimensions socio-économiques, écologiques, biophysiques et anthropologiques, la crise actuelle n’est pas conjoncturelle mais systémique. Contradictions sociales traditionnelles du système économique se conjuguent aux contradictions écologiques, pour faire de la crise actuelle une crise du capitalisme. Cédric Durand (2021) partage l’idée que la pandémie ne doit donc pas être considérée comme extérieure au développement capitaliste, mais bien collatérale de la généralisation de ce mode de production. La caractérisation de la crise comme systémique et endogène est également celle de Bruno Théret (2021), qui considère que ce « n’est pas un choc exogène, mais une manifestation endogène à la structure du capitalisme actuel ». Michel Aglietta et Sabrina Khannniche (2020) soulignent :
La crise actuelle est un avertissement pour l’avenir. Ce n’est pas un choc exogène car elle n’est pas sans lien avec la dégradation de la biodiversité dont nos sociétés capitalistes sont responsables. Elle vient frapper une économie mondiale où se sont accumulées les vulnérabilités financières héritées de la crise précédente.
- 8 Cartapanis A. & J.-H. Lorenzi (2020), « L’économie au feu de la pandémie », Le Monde, 20 et 21 déc (...)
17L’ouvrage revient ensuite sur l’évolution des gains de productivité du travail qui avait déjà amorcé, depuis plus de 15 ou 20 ans selon les pays, un ralentissement très net. Comment l’expliquer ? Jean-Marie Harribey évoque trois facteurs. Le premier a trait au fait que la troisième révolution industrielle autour des NTIC provoque moins d’innovations que l’invention de l’électricité, du chemin de fer ou de l’automobile lors des premières révolutions industrielles (p. 18). Le deuxième porte sur la tertiarisation croissante des économies, qui fait chuter la moyenne des taux de croissance de la productivité du travail, et le troisième concerne la dégradation de l’environnement et l’épuisement des ressources qui rendent plus difficiles les conditions d’exploitation. La croissance de la productivité du travail dans les pays développés ne dépasse pas 1 % par an. Or, c’est la productivité du travail qui détermine essentiellement la rentabilité du capital. La financiarisation est la fuite en avant qui permet au capitalisme de rétablir une rentabilité à court terme même si, tôt ou tard, elle est rattrapée par la réalité et se termine en bulles financières qui éclatent à intervalles réguliers. Mais, et c’est là la contradiction du capitalisme, la rentabilité du capital commence à augmenter au tournant des années 1980, alors que la productivité du travail décline. André Cartapanis et Jean-Hervé Lorenzi le reconnaissent quand ils expliquent que la décélération des gains de productivité et la baisse de la rentabilité physique du capital ne sont pas traduites par une baisse des profits, car sont intervenues une compression des revenus du travail, ainsi qu’une déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés8.
18La question est alors de savoir si ce profit n’est pas réinvesti en raison du rôle joué par la finance ou bien, plus fondamentalement, parce que la satisfaction des besoins sociaux ne permet pas de dégager une rentabilité suffisante. Jean-Marie Harribey rejoint sur ce plan les explications de Michel Husson (table ronde Contretemps, 30 janvier 2008). En raison de l’insuffisance des débouchés comme occasions de valorisation suffisante du capital, les capitalistes utilisent les profits de manière non productive en les redistribuant aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’actions, ce qui entraîne des emballements boursiers récurrents. Au nom de la « valeur pour les actionnaires », le capitalisme financiarisé a dévalorisé le travail, en en faisant la variable d’ajustement. Ce raisonnement concernant les effets de la financiarisation n’est pas foncièrement nouveau. L’aspect novateur de l’ouvrage réside davantage dans ce que révèle la crise du covid à propos du travail.
19Baisse de la part dévolue aux salaires dans la valeur économique ajoutée, précarité des emplois, dégradation des conditions de travail, chômage, temps partiel imposé (surtout pour les femmes), pauvreté, stress, ubérisation, ce sont les attaques que le néolibéralisme a infligées au travail et aux droits des salariés, tout en accréditant l’idée qu’il n’est plus central ni sur le plan économique, ni sur le plan social et culturel. Or, la crise du coronavirus a bien montré la centralité du travail et des travailleurs de nombreuses façons. D’abord, parce que toute valeur économique est le produit du travail et non du capital, c’est le travail qui a permis à l’économie de ne pas s’écrouler pendant la pandémie. Ensuite, parce que ce sont les « premiers de corvée », en majorité des femmes, dans les hôpitaux, les Ehpad, le commerce, les services publics… qui ont permis de préserver le fonctionnement de la société, alors que l’économie était à l’arrêt, à la suite du confinement. La reconnaissance de leurs qualifications, la revalorisation des salaires, ainsi que l’amélioration de leurs conditions de travail sont les premiers pas vers la reconnaissance de leur travail et son utilité. Mais JMH souligne que la réhabilitation du travail passe aussi par « l’établissement de nouvelles institutions pour que s’installe une véritable démocratie dans les entreprises, avec le partage de la valeur ajoutée qui est inséparable du partage du pouvoir » (p. 89). Des conseils économiques et sociaux, par exemple, où siégeraient « des représentants des travailleurs, des usagers et des collectivités locales » pour délibérer démocratiquement des orientations fondamentales de la production, de la réponse aux besoins locaux et de la répartition des revenus, pourraient être mis en place dans les entreprises. À Alexis Cukier (2020), qui jugeait insuffisante cette proposition (déjà faite dans Le trou noir du capitalisme) et qui suggère l’instauration de trois types de conseil : des conseils d’entreprises, des conseils économiques au niveau de la filière – industrielle ou de service – et des conseils sociaux au niveau des échelons territoriaux, Jean-Marie Harribey met en garde contre le risque d’introduire une hiérarchie entre les trois niveaux, suggérant que le principe de subsidiarité pourrait aider à circonscrire ce risque. Surtout que l’histoire sociale depuis deux siècles montre qu’à certaines périodes, on voit s’épanouir les capacités d’organisation, de gestion et d’expression démocratique et foisonner les expériences d’organisations démocratiques, de contrôle ouvrier, de coopératives, etc.
- 9 Husson M. (2016), « Comptabilité nationale et valeur non marchande », note hussonet, no 103, 18 oc (...)
- 10 Carnot N. & É. Debauche (2021), « Dans quelle mesure les administrations publiques contribuent-ell (...)
- 11 Méda D. (2022), « Secteur privé et administrations publiques contribuent tous deux à la création d (...)
20Au passage, JMH soulève une question qui lui est chère ; elle n’est pas longuement développée dans En finir avec le capitalovirus, même si elle y est présente. Sa thèse, très présente dans ses autres ouvrages, est que le travail des salariés du secteur public non marchand serait « productif de valeur ». JMH rejette aussi le motif théorique invoqué par les libéraux, qui considèrent que le travail employé dans les services non marchands serait par nature improductif car financé par des prélèvements sur l’activité marchande et l’argument marxiste traditionnel selon lequel il est financé par la plus-value capitaliste. Selon lui, les luttes sociales ont développé une sphère monétaire non marchande, donc non soumise à l’exigence de valorisation du capital. Comme tout travail salarié, celui du secteur public serait source de revenu parce qu’il serait productif de « valeurs d’usages monétaires » (services publics en l’occurrence) ; comprendre par là que, selon JMH, ces « valeurs d’usage monétaires » représenteraient une « création de valeur » mais sans plus-value, c’est-à-dire une valeur sans la fraction supposée alimenter l’accumulation de capital privé. En somme, pour JMH, les productions des fonctionnaires destinées à la collectivité feraient l’objet d’une « validation politique et non pas via le marché » (Harribey, 2020b). La preuve en est que ces travailleurs « sont productifs de valeur d’usage mais aussi de valeur au sens économique, qui s’ajoute à celle du produit marchand et ne lui est donc pas soustraite ». Nous ne discuterons pas davantage de ce point ici, mais nous contenterons de renvoyer le lecteur aux différentes notes qui traitent de cette question : l’une sur le site de Michel Husson9, une courte note de blog10 datée du 3 décembre 2021 rédigée par deux économistes-statisticiens de l’Insee, Nicolas Carnot et Étienne Debauche, ainsi qu’à la chronique de Dominique Méda dans Le Monde11.
21La crise a révélé que les travaux les plus utiles étaient souvent les plus mal rémunérés et que le capitalisme néolibéral est de plus en plus violent socialement, engendrant précarité, pauvreté et inégalités. Dans ce chapitre, Jean-Marie Harribey dénonce la vacuité des analyses néolibérales des inégalités, notamment celles qui expliquent les écarts de revenus par les « décisions individuelles et rationnelles », des soi-disant choix privés comme celui d’acquérir une éducation et de « détenir du capital humain ». Il aborde ensuite la question du revenu d’existence universel qui, à ses yeux, ne saurait réduire la pauvreté, car il n’existe pas de solution miracle. Il souligne que l’incompréhension de l’origine de la valeur comme travail socialement validé est la faille théorique derrière les différentes versions du revenu universel et qu’elle se manifeste par l’absence d’une théorie de la valeur ou par la substitution d’une autovalidation individuelle du travail à sa validation sociale, c’est-à-dire par définition collective. Autrement dit, la répartition des fruits du travail et des revenus qui en résultent renvoie à la participation à l’activité collective de production de biens et services marchands et non marchands.
22Réhabiliter le travail signifie aussi, pour Jean-Marie Harribey, poser les jalons d’une transformation des processus de production, de leur organisation, de leur gestion, et du contenu de la production de biens et de services marchands et non marchands, dans le respect des écosystèmes et de la biodiversité de notre planète. Il reprend une très jolie expression qui traduit « une conception où la propriété de la Terre ne serait pas un droit absolu sur elle, mais une manière de l’habiter » (Vanuxem, 2018 ; 2020), tout en faisant attention à ne pas faire de la nature un sujet de droits, mais plutôt l’objet de devoirs impératifs.
23Après une discussion pour redéfinir les biens publics et les biens communs, Jean-Marie Harribey discute des « propositions susceptibles d’amorcer l’institution des biens communs comme l’un des moteurs de la transition sociale et écologique », dont la mise en débat dans la société d’un faisceau de droits à l’eau, à l’énergie, à la santé, à l’éducation, ou encore au logement. Il pose clairement deux conditions : l’écologie ne peut être coupée du social et la transition écologique ne peut être hors sol sur le plan social, ignorant les rapports de classe ou les convergences et alliances nécessaires pour qu’elle puisse se réaliser. On voit là l’aspect complet de la réflexion de JMH qui aborde tant les niveaux économiques et financiers que sociaux et politiques dans le détail, pour réaffirmer la nécessité que les objectifs écologiques ne soient pas atteints au prix d’injustices sociales.
- 12 Voir Harribey J.-M., Jeffers E., Marie J., Plihon D. & J.-F. Ponsot [Les Économistes atterrés] (20 (...)
24Ce chapitre de l’ouvrage revient sur le rôle central de la monnaie. On y retrouve la conception de la monnaie comme lien social, notamment car elle institue un rapport d’appartenance à la collectivité. Elle est moyen d’intégration, mais aussi facteur de désintégration du lien social. On la retrouve sous différentes formes dans toutes les sociétés depuis des milliers d’années (Graeber, 2013). Elle représente un enjeu politique, car elle est le moyen de financer l’économie. En effet, l’économie a besoin d’être financée. Pourquoi et comment ? Parce ce que tout développement économique nécessite, au niveau macroéconomique, un investissement net et qu’il faut anticiper le surplus de richesse qui sera produit par la création monétaire. Les banques jouent un rôle central dans ce processus de création monétaire, car ce sont elles qui distribuent les crédits à l’économie. On retrouve ici la conception de la monnaie endogène12.
25Dans ce livre, la manière dont la monnaie est abordée s’articule avec le reste de l’argumentation. La question a été remise au centre des débats pendant la pandémie de covid-19 pour plusieurs raisons : faut-il annuler la dette publique détenue par la Banque centrale européenne [BCE] ? Faut-il que la banque centrale [BC] finance directement les dépenses publiques ? Le refinancement bancaire doit-il être soumis à des critères sociaux et écologiques (fin de la neutralité de marché) ? Ces interrogations sont d’autant plus importantes que se pose la question du financement de la transition. Le sous-titre du livre, « L’alternative est possible », nous incite à discuter les perspectives.
- 13 Bridonneau B. & L. Scialom (2020), « L’annulation de la dette publique détenue par la BCE libérera (...)
- 14 Voir l’ouvrage de Stephanie Kelton (2021) et sa recension par Jean-Marie Harribey.
26L’auteur analyse en détail la politique monétaire mise en œuvre par la BCE et aborde la question du financement des dépenses publiques directement par la banque centrale, ainsi que le sujet de la dette publique. Différentes propositions sont examinées : d’abord, la possibilité d’annuler les dettes publiques détenues par la BCE et la monétisation des investissements publics, propositions des économistes Baptiste Bridonneau et Laurence Scialom13, puis celle de la « Théorie monétaire moderne14 », celle de la monnaie hélicoptère et enfin celle de la monnaie fiscale complémentaire (voir Coutrot & Théret, 2019), que JMH a discutées plus longuement sur son blog. Ce chapitre se termine par un mode d’emploi expliquant comment mettre la monnaie au service de la société, et notamment de la transition écologique et sociale.
27C’est le titre du dernier chapitre, qui vient clore l’ouvrage. Il traite du « rapport du monde et du rapport des humains entre eux ». Je rajouterai, de plus, du rapport de Jean-Marie Harribey à l’économie et à certaines questions sociales.
28C’est dans ce chapitre que l’auteur se plaît à aborder des discussions philosophiques, éthiques et politiques, à s’interroger sur les besoins des individus et les besoins collectifs, sur « l’économie au prix de la vie », sur la distanciation sociale. Et l’on se plaît à rêver qu’il va peut-être aborder une question qu’il n’a fait qu’à peine effleurer jusque-là : comment les effets sanitaires, écologiques, économiques et sociaux de la crise affectent tous les pans de la vie des femmes et ont des impacts spécifiques, directs ou indirects. Certains diront que c’est hors sujet, il ne s’agit pas d’un livre sur la crise et les femmes. Soyons clairs, il ne s’agit pas de voir les femmes comme des victimes, ni de conforter l’idée selon laquelle les femmes seraient par essence proches de la nature, encore moins de demander à l’auteur de se substituer au mouvement social, de réfléchir aux luttes des femmes ou à leurs revendications. Ce n’est pas sa mission. Il s’agit de comprendre qu’on ne peut satisfaire les besoins sociaux, œuvrer à l’organisation démocratique de la société, réfléchir à une grande transformation de celle-ci, sans « visibiliser » la moitié de l’humanité. Mieux comprendre comment les hommes et les femmes, en raison des rôles sociaux qui leur sont assignés par la société, vivent et affrontent différemment les dégradations environnementales et sociales, est essentiel pour concevoir des politiques qui contribuent non seulement à lutter pour le climat et l’environnement, mais également à apporter plus de justice sociale et d’égalité. Il s’agit surtout de se rendre compte que cette dimension fait partie intégrante de l’économie politique, comme des solutions possibles.
29Ce livre est utile ; d’abord, par ses contributions au débat sur plusieurs questions essentielles et ensuite, pour toutes les pistes qu’il ouvre. Son argumentation est rigoureuse et convaincante. C’est un livre riche en réflexions, dans lequel on sent le souci du chercheur et du pédagogue à explorer les différentes facettes de ce « capitalovirus ». Jean-Marie Harribey l’a écrit pendant le confinement. Toutefois, et c’est sa force, il ne s’agit pas d’une reprise de son livre précédent, Le trou noir du capitalisme (2020), paru lors des premiers mois de la pandémie, mais plutôt de la poursuite de sa recherche. Selon moi, l’originalité de ce livre, par rapport aux travaux antérieurs de l’auteur, réside dans la plus grande place accordée aux questions posées par les anthropologues pour comprendre la crise écologique. Cette approche permet donc à JMH de croiser aussi bien les dimensions socio-économiques, écologiques qu’anthropologiques pour comprendre le rapport de l’humanité à la nature.
30Je conclurai cette recension en disant que ce livre rend le lecteur plus conscient de l’urgence d’une « nouvelle grande transformation », il met en débat de nombreuses questions sans les clore. C’est le fruit du travail d’un chercheur qui prend en compte l’environnement social existant, soucieux de transformer la société, avec les autres.
Flux RSS
