Soutenue le 8 novembre 2022 à Université Paris Cité
Sous la direction de Jean-Baptiste Fressoz et Thomas Lamarche
Sabine Barles (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), rapporteure
Christophe Bonneuil (CNRS), président du jury
Robert Boyer (Institut des Amériques), examinateur
Jean-Baptiste Fressoz (CNRS), encadrant
Agnès Labrousse (Science Po Lyon), rapporteure
Thomas Lamarche (Université Paris Cité), directeur

1. Question de recherche

1Cette thèse prend pour objet les plus importants flux de matières de l’économie française depuis 1945, dont l’objectivation constitue un résultat en soi, et se donne pour finalité de les rendre intelligible. Pourquoi vingt milliards de tonne de sable et gravier ont-elles été extraites ? Comment donner sens à ce chiffre et aux évolutions de l’extraction ? De ce point de départ, une montée en généralité inductive est réalisée. L’économie écologique a en effet démontré la centralité du stock de matières, en particulier les grandes infrastructures, dans la dynamique des flux. Plutôt que de considérer un bâti figé, un espace produit, nous nous demandons, suivant Henri Lefebvre, comment se fait la production de l’espace. Comment est-elle rendue possible matériellement, techniquement et idéologiquement ? Qui la prend en charge, comment affecte-t-elle les milieux ? Ce travail, comme l’indique son titre, met en relation trois niveaux : il relie les flux de matières et les grandes infrastructures à la production de l’espace.

2. Méthode

2La thèse adopte une démarche d’histoire environnementale qui s’inscrit dans le cadre théorique de l’institutionnalisme historique. Les infrastructures représentent l’objet empirique intermédiaire, placé au centre de chaque chapitre, par lesquelles l’enquête peut saisir les effets de la production de l’espace, qui est un processus abstrait. Le corpus des sources est intégralement constitué de documentation imprimée : archives de chantiers de travaux publics, revues patronales (routes, travaux publics, carriers, cimentiers) ou techniques (laboratoires de travaux publics, de mécanique des sols, des Ponts et Chaussées, etc.), littératures grises très diverses (direction des routes, commissions des Plans, Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie, etc.), etc. Du point de vue méthodologique, l’immersion dans les (grands) chantiers, étudiés par centaines depuis le xix^e siècle, a été essentielle. Objet d’analyse historique rarement considéré dans l’historiographie, cet espace est la « sphère de la production », où s’assemblent les « facteurs de production » que sont le travail, le capital et la terre. L’examen de son évolution permet tout d’abord une quantification historique du métabolisme des infrastructures, c’est-à-dire des flux de matières qui leur permettent de se reproduire dans le temps. En effet, l’organisation de chaque chantier, tant du point de vue de la logistique que des besoins en matériaux (sable et gravier, ciment, terre et déchets), demande une connaissance détaillée des flux en question. Surtout, cette entrée permet de rattacher les matières à des savoirs et techniques, mais aussi de saisir les difficultés concrètes propres au site et la façon dont les agents responsables se représentent l’espace – ou comment ils le produisent idéologiquement. Nous évitons l’écueil d’une séparation de la « matière » du « social » : dans l’activité de production d’espace, les structures sociales et les choix politiques sont nécessairement solidaires de certains sols et matières. Le choix d’une vitesse de déplacement ou de la fluidité maximale du transport de marchandises se traduit dans les reliefs à produire (donc des flux à mobiliser). Pour saisir le travail idéologique de production d’espace, opéré tant pour cadrer les débats que pour légitimer ledit cadre, l’analyse mobilise particulièrement les approches néo-réalistes et bourdieusienne. Enfin, nous reconstruisons dans chaque chapitre un événement (crise ou instabilité, en suivant l’heuristique de la crise de l’institutionnalisme historique) capable de rendre compte des dynamiques déterminantes pour les flux de matières.

3. Résultats

3La thèse générale se résume ainsi : pour donner sens aux plus importants flux de matières du capitalisme français depuis 1945, il faut comprendre concrètement comment il produit l’espace. La contribution est double : donner une chair empirique au concept de production d’espace, à la fois processus matériel et idéel ; fournir une analyse des dispositifs et arrangements qui l’ont rendue possible malgré les instabilités et crises qu’elle génère.

4Le chapitre I s’intéresse aux coulisses des chantiers, les carrières. Il défend l’argument que la production d’infrastructures est synonyme d’un « extractivisme ordinaire » – une extraction massive réalisée dans des milliers de carrières par des milliers de PME depuis 1945. Le chapitre invite à penser dialectiquement la production d’espace comme production conjointe d’espaces, chantiers autant que carrières. Ce cadre théorique permet d’expliquer le processus qui a permis de maintenir des niveaux d’extraction si importants malgré les contestations et dégâts : la planification (économique, territoriale et écologique) croissante des carrières. Non seulement la législation, très libérale jusqu’en 1970, a évolué de façon à planifier individuellement l’espace interne de chaque carrière, mais une planification des carrières au niveau départemental a également été instituée à partir de 1993. Ce chapitre prouve que l’extractivisme, y compris de sable, n’est pas qu’un processus violent réservé à quelques matières extraites dans le Sud Global pour être exportées vers le Nord Global. Il persiste en France, en toute connaissance de cause des dégâts.

5Le chapitre II étudie la première opération matérielle dans la sphère de la production : les travaux de terrassement. L’étude des volumes de terre apporte un nouvel éclairage sur la production d’espace : après 1945, les géométries des infrastructures changent radicalement, pour répondre à des exigences sociales et les cadences de production sont bien plus rapides qu’auparavant. Nous montrons que la production de l’espace est d’abord un problème de transports, d’emprunts et de dépôts de terre et comment s’opère, après 1945, une substitution du travail par du capital et, partant, une mécanisation des chantiers. Les terrassements et les carrières mettent en lumière le besoin croissant de production d’invisibilités, ou de paysages apaisants, pour rendre socialement acceptable la production d’espace.

6Le chapitre III examine les instabilités propres aux chantiers et leur prise en charge par les laboratoires de travaux publics et de mécanique des sols, qui constituent un pilier de la « seconde infrastructure » nécessaire à la production de l’infrastructure elle-même. La production d’espace inclut en effet un travail de stabilisation des infrastructures, qui s’étend progressivement des reliefs aux sols et aux fondations. Le rôle croissant du ciment dans le métabolisme, à partir des années 1950, s’explique par la conjonction d’un besoin de stabilité, d’industrialisation des chantiers et de résistance accrue pour supporter le nouveau bâti. Ces deux chapitres démontrent que la difficile industrialisation de la production d’infrastructures après 1945 a été rendue possible par la transformation de l’espace même des chantiers. Ceux-ci ont été agrandis et leurs sols ont été souvent chimiquement rigidifiés.

7Les deux derniers chapitres examinent les interactions dialectiques entre production d’espace (chantier) et espace produit (bâti). Le chapitre IV invite à sortir définitivement de la vision de la production d’espace sur une page blanche abstraite et désocialisée. Au-delà de la construction d’un nouveau bâti, la production d’espace représente souvent une extension, réparation, maintenance et entretien d’espaces produits (déjà construits, donc), et ce de manière croissante. En partant des débats qui firent suite à la destruction d’une partie des routes nationales en 1963, en situant les arguments et en rappelant pourquoi les conditions étaient réunies pour un changement, nous expliquons comment ce réseau a été matériellement élargi et épaissi entre 1969 et 1990. Nous détaillons par quels mécanismes l’opération d’entretien du réseau est rendue inattaquable idéologiquement – en particulier grâce à sa représentation comme capital (fixe) à préserver. Contre l’histoire d’une adaptation mécanique à un nouvel usager, nous montrons que cette transformation s’inscrit dans celle du Fordisme. Nous mettons en évidence un phénomène de dépendance au sentier : le capitalisme néolibéral hérite matériellement de grandes infrastructures (par exemple celles, toujours plus grandes, liées au commerce international) et des dispositifs techniques et idéologiques qui les maintiennent.

8Le chapitre V présente la production d’infrastructures comme valorisation des grandes masses de déchets. Il met en évidence la variété des formes historiques d’un Problème générique que se posent les ingénieurs depuis le xix^e siècle – comment valoriser des grandes masses de déchets – et d’une solution privilégiée – la production d’espace. La perspective spatiale est à nouveau essentielle puisque l’enquête a montré que toutes les grandes masses de déchets deviennent, entre autres raisons, un problème public, lorsqu’elles occupent trop d’espace. Au-delà d’une valorisation matérielle, il s’agit ici encore de valorisation spatiale. En expliquant pourquoi la masse n’est pas en soi problématique, ce chapitre illustre toute l’importance de l’institutionnalisation de chaque problème et le rôle du pouvoir symbolique dans les débats sur la valorisation de déchets. Les terrils passent ainsi d’espace-déchet à éradiquer pendant le Fordisme à espace-patrimoine à conserver depuis les années 2000. Nous montrons les affinités et les décalages avec les structures des régimes d’accumulation et en particulier la transformation de la solution en cause première du Problème. Le Fordisme se caractérise par des crises d’espaces-déchets dans les bassins industriels (terrils de schistes, laitiers, cendres volantes) et par la construction de grandes infrastructures, en particulier (auto)routières, qui absorbent des centaines de millions de tonnes de déchets. Le capitalisme néolibéral se caractérise par une lente disparition des déchets industriels et l’apparition d’une crise des déchets issus du bâti, qui soutient le libre-échange (déchets des routes et sédiments de dragage par exemple). L’impératif de la valorisation de matière, au cœur du paradigme de l’économie circulaire, est interrogé à nouveaux frais, puisque celle-ci n’a servi qu’à accroître et entretenir les grandes infrastructures sans faire baisser les niveaux d’extraction.

9Ce travail ouvre un dialogue avec la Théorie de la Régulation (TR). D’abord, comme plaidoyer pour l’enquête empirique historique sur un temps long, qui va au-delà de la séparation d’une « nature » de la « société » (ou le système économique), fréquente dans les débats (comme sur la 6^e forme institutionnelle). La matière n’est plus un input/output, à la limite associée à une certaine superficie. Toujours rattachés à des espaces socialement produits (carrières, chantiers, espaces-déchets, etc.), les flux de matières deviennent problématiques par la façon dont ils les affectent – et non plus du simple point de vue quantitatif. Ensuite, la thèse vient non seulement matérialiser les régimes d’accumulation, qui ont trop longtemps « flotté » dans les écrits régulationnistes, mais illustre surtout l’intérêt à les ancrer précisément dans des espaces. Alors que la TR décrit et analyse des régimes d’accumulation dans l’espace, comme s’il était neutre et passif, cette thèse montre qu’ils produisent eux-mêmes (matériellement et idéellement) un espace – ils se caractérisent par une pratique spatiale. L’insertion dans l’économie internationale, pour ne citer que cette forme institutionnelle, n’est pas qu’un ensemble de règles et de normes, ni un ensemble de flux, mais aussi un ensemble d’espaces, tels les Grands Ports Maritimes, perpétuellement produits et reproduits. Du fait de la cumulativité matérielle, la pratique spatiale d’un régime s’appuie nécessairement sur celle du précédent : l’importante empreinte matérielle du capitalisme néolibéral s’explique, pour une grande part, par la maintenance du bâti fordiste. Enfin, en rattachant les conflits socio-environnementaux et crises écologiques à la pratique spatiale des régimes, cette proposition constitue une porte d’entrée régulationniste pour discuter des dégâts environnementaux du capitalisme. Dans l’ensemble, les arguments de cette thèse viennent dénaturaliser le bâti en rattachant les flux de matières des grandes infrastructures à des structures sociales – et enjoint donc à les politiser.