Nous remercions les membres du séminaire Théorie de la Régulation et Coopératives, coordonné par Nadine Richez-Battesti et Thomas Lamarche, qui ont grandement favorisé la rencontre des autrices et l’émergence de cet article collectif. Nous remercions également les membres du séminaire Régulation Secteur et Territoire, coordonné par Florence Gallois, ainsi que les rapporteurs de la Revue de la régulation, pour leurs remarques et observations qui ont nourri cet article.
1Inscrites dans l’histoire sociale du travail, toute une série d’expérimentations plus ou moins pérennes, souvent appuyées par des réflexions théoriques, ont marqué les mouvements sociaux des xixe et xxe siècles. Une partie d’entre elles se sont appuyées sur ce que l’on qualifie aujourd’hui de coopératives de production, refusant la perspective d’une condition salariale naissante, alors synonyme de misère et d’asservissement (Castel, 1995). Aujourd’hui encore, face à la déstabilisation de ce qu’il est convenu d’appeler le « rapport salarial fordiste », les coopératives de production apparaissent de nouveau comme un possible espace de protection et d’autonomie des travailleurs (Bureau & Corsani, 2015 ; Magne, 2019). Pour certains auteurs, c’est même un moyen de renverser le rapport capital/travail et, par-là, de dépasser le capitalisme au profit d’un nouveau système économique plus émancipateur (Jossa, 2014 ; Hodgson, 2015).
- 1 Nous verrons qu’elles ont pris des dénominations évolutives suivant les changements juridiques et (...)
2S'appuyant sur une perspective historique, cet article cherche à analyser la capacité des coopératives de production en France à produire un rapport social d’activités relativement autonome et protecteur vis-à-vis du rapport salarial dominant. Cela nous conduit à un double questionnement. Premièrement, nous cherchons à définir ce qui caractérise le rapport social d’activités des coopératives de production et la façon dont ses composantes évoluent dans le temps. Deuxièmement, nous analysons les formes de protection spécifiques que ce rapport social d’activités peut produire pour les travailleurs par rapport au rapport salarial capitaliste dominant. Notre démarche s’inscrit parmi les travaux de l’école de la régulation à double titre. Nous empruntons la notion de « rapport social d’activité » (Laurent & Mouriaux, 2008), déjà mobilisée pour caractériser des spécificités sectorielles et/ou des champs peu balisés, dont il s’agit de questionner l’espace de régulation produit par ces situations, dans une optique méso (Lamarche et al., 2021). Par ailleurs, nous privilégions une lecture sur la longue durée afin de saisir les modes de régulation d’une forme d’entreprise particulière (les coopératives de production) dans une perspective historique située (Labrousse et al., 2017). Par coopérative de production, nous faisons référence aux organisations productives dont une majorité des salariés sont sociétaires, c’est-à-dire qu’ils en détiennent collectivement le capital. Il s’agit aujourd’hui de ce que l’on nomme les sociétés coopératives et participatives (SCOP), sous la forme de sociétés anonymes (SA), de sociétés anonymes à responsabilité limitée (SARL) ou de sociétés par actions simplifiées (SAS), comme défini par les lois du 10 septembre 1947 et du 19 juillet 19781. Dans cet article, nous nous concentrons sur le cas français qui, sans nier le caractère international du mouvement coopératif, présente des spécificités nationales et une trajectoire relativement cohérente, y compris sur le plan juridique (en se référant à l’histoire du droit coopératif [Seeberger, 2014] ou du droit du travail [Didry, 2016]). C’est ce qui nous permet de dégager des régularités : tant du point de vue de l’histoire des coopératives de production, que de son insertion dans celle du rapport salarial.
3À partir de la littérature portant sur le rapport salarial, nous esquissons d’abord une conceptualisation du rapport social d’activités coopératif (RSAC) fondée sur quatre composantes (1). Nous étudions ensuite l’évolution du RSAC entre 1815 et 2020 selon trois périodes (2). Enfin, nous discutons de la capacité (ou non) du RSAC à offrir des formes de rapport capital/travail plus protectrices, au regard du rapport salarial fordiste et de sa crise, dans la période plus contemporaine (3).
4Avec le rapport salarial (RS), la Théorie de la régulation s’est employée à montrer comment le travail et ses formes de rémunération sont historiquement mobilisés par le régime d’accumulation. Forme institutionnelle centrale dans cette architecture analytique, le RS et ses transformations sont apparus comme l’un des déterminants essentiels des changements de mode de développement du capitalisme sur le temps long. Défini comme la codification du rapport capital/travail dans la structure sociale productive du capitalisme au niveau macroéconomique, il intègre « l’ensemble des relations mutuelles entre différents types d’organisation du travail, le mode de vie et les modalités de reproduction des salariés » (Boyer, 1986 ; p. 49).
5Avec le rapport salarial fordiste (RSF), la Théorie de la régulation a particulièrement mis en évidence les compromis institutionnalisés qui stabilisent, pour un temps, les conflits autour de l’appropriation du surplus et la formation du salaire direct et indirect dans la « société salariale » (Aglietta & Brender, 1984). Néanmoins, des travaux, notamment sectoriels, ont souligné la diversité des formes du rapport capital/travail et pris leur distance avec la notion de rapport salarial. En repartant de ces travaux (1.1), nous proposons d’adopter une démarche similaire pour chercher à saisir s’il y a une spécificité dans les formes de mobilisation et de rémunération du travail dans les coopératives de production (1.2), en faisant le choix de parler de rapport social d’activités coopératif dont nous définissons les dimensions structurantes (1.3).
6L’ancrage macroéconomique de la Théorie de la régulation met l’accent sur les compromis sociaux institutionnalisés à l’échelle nationale. Cette échelle est déterminante dans le bouclage macroéconomique du « régime d’accumulation intensive » (1945-1973), caractéristique du fordisme, lui-même fondateur au niveau théorique. Cependant, d’un point de vue historique, géographique et sectoriel, la perspective d’un rapport salarial dominant minimise la coexistence de rapports distincts (Boyer & Freyssenet, 2000). De fait, le RS n’a jamais été totalement homogène (du Tertre, 2013 ; Berthonnet & Clos, 2019) ni couvert toute l’activité sociale, attestant de formes distinctes de mobilisation du travail. On peut attribuer cette hétérogénéité de rapports (Lacroix, Mollard & Bel, 1995) à des dynamiques d’ordre sectoriel ou territorial, à des dynamiques de changements radicaux, voire à des crises de régulation. Ainsi, la Théorie de la régulation s’enrichit progressivement de travaux qui viennent préciser la coexistence de plusieurs rapports au travail d’une part, et les évolutions du RS dominant d’autre part.
7Ce sont d’abord les travaux s’intéressant à l’existence de dynamiques sectorielles qui mettent en lumière la coexistence de plusieurs rapports au travail. D’autres ensuite montrent la présence de conditions d’accumulation différenciées sur le plan sectoriel et territorial, qui font varier les procès de travail (Laurent & du Tertre, 2008 ; Chanteau et al., 2016). Différents concepts sont alors mobilisés : « rapport social de travail » (Lacroix, Mollard & Bel, 1995), « rapport social d’activité » (Laurent & Mouriaux, 2008), et « rapport social de services » (Chanteau et al., 2016). L’analyse du secteur agricole a permis d’étayer la coexistence d’une diversité de rapports au sein d’un même régime d’accumulation. Cela s’explique sans doute par la persistance de formes d’emplois hybrides et la place historique du travail indépendant dans l’agriculture, marquée en outre par un enchâssement étroit entre activités marchandes, non marchandes, entre vie familiale et vie professionnelle.
- 2 Il s'agit de formes hétérodoxes au rapport salarial fordiste. Est par exemple évoquée la question (...)
8Dans ce sens, constatant la décomposition du « modèle d’emploi mono-actif à temps plein » et la résurgence de formes d’emploi « hétérodoxes2 », Catherine Laurent et Marie-Françoise Mouriaux (2008 ; p. 28) considèrent le caractère inopérant du rapport salarial fordiste pour « saisir les recompositions qui s’effectuent entre formes d’activité, modes de vie et rémunérations du travail » (ibid. ; p. 37). Ainsi, afin d’appréhender la diversité des formes d’activités et de statuts professionnels, elles élargissent le cadre du rapport salarial fordiste et conçoivent le rapport social d’activité. Ce dernier est déterminé par cinq composantes remodelées par rapport au rapport salarial : les moyens de production utilisés, les formes de division sociale et technique du travail, les modalités d’attachement des salariés à leur entreprise et à leur territoire, les déterminants des revenus des ménages, les modes de vie qui soutiennent le déploiement des systèmes de production et, enfin, les topologies familiales et ancrages multiformes. Ces composantes permettent d’apprécier les processus de domination et d’aliénation dans le travail, ainsi que les stratégies adoptées par les acteurs dans le cadre des transformations des modes de production et des formes d’emploi (du Tertre, 2013). Avec ce prisme, les auteurs dépassent la segmentation des catégories de l’emploi, du chômage et de l’inactivité pour qualifier les formes d’accumulation et de répartition dans les régulations sectorielles et territoriales.
- 3 Dans leur texte de 2008, la formulation de Laurent & Mouriaux alterne entre le pluriel et le singu (...)
9D’un point de vue analytique, utiliser une notion intermédiaire telle que le rapport social d’activité nous semble pertinent pour conduire notre démarche. Sans nous situer dans le champ de travaux sectoriels (comme l’agriculture) ou territoriaux, nous cherchons à comprendre s’il y a, ou non, une singularité des modalités de régulation du travail portées par les coopératives de production. Mobiliser une notion intermédiaire a ainsi l’avantage de nous aider à construire une catégorie analytique pour étudier s’il y a, notamment, une spécificité des formes de mobilisation et de rémunération du travail au sein de ces organisations. De ce point de vue, nous prenons au sérieux la perspective ouverte par les travaux avançant l’hypothèse d’espaces méso différenciés (Lamarche et al., 2021). Pour les identifier, il convient de distinguer les canaux de différenciation, parmi lesquels le processus de travail et la dimension de futurité. Nous choisissons de retenir la notion de rapport social d’activités (avec un « s »)3. L’utilisation au pluriel du terme activités est pertinente, de notre point de vue, pour parler de ce qui se joue au sein des coopératives de production où une conception ainsi élargie du travail permet d’intégrer, en particulier, les activités de nature politique et délibérative (Cukier, 2018 ; Coutrot, 2018 ; Ballon & Veyer, 2019), et pas seulement de nature productive (au sens « classique » du terme). En sus, elle permet de prendre en compte l’hétérogénéité des formes d’emploi, à l’instar du régime d’entrepreneur-salarié-associé dans les coopératives d’activités et d’emploi (CAE). Ces deux éléments font l’objet du développement des sections suivantes.
10Parce qu’il implique un rapport capital/travail particulier, nous faisons l’hypothèse que le rapport social d’activités dans les coopératives de production est spécifique et contribue à alimenter l’hétérogénéité des formes de mobilisation du travail. En effet, le salariat y prend une forme singulière de par la double qualité que revêt la relation de travail, combinant au salariat le sociétariat.
11Dans les coopératives de production, la mobilisation du rapport salarial ne va pas de soi. Historiquement dans le mouvement coopératif, la relation salariale est perçue comme un asservissement du travailleur (Draperi, 2012). La relation capital/travail est contournée, voire subvertie, par la propriété collective du capital, détenu par des travailleurs, et par des tentatives de gestion démocratique de répartition des richesses et du pouvoir. Fondateur et gérant du Familistère de Guise, Jean-Baptiste André Godin résume assez bien cette intention de la coopération : « C’est donc le monde économique actuel renversé : ce n’est plus le Capital qui fait la loi au Travail, c’est le travail qui fait connaître au capital son utilité ou son inutilité, c’est le Travail qui fait le Cours des capitaux » (Godin, 1979 [1871] ; p. 66).
12Les coopératives de production se distinguent par leur dimension duale et démocratique. Plusieurs rôles sont attribués à leurs membres, alors qu’ils sont « en général joués par des acteurs différents : celui d’associés prenant ensemble le risque d’entreprise ; le rôle d’apporteurs de travail ; et le rôle de managers, directs ou délégants-contrôleurs » (Espagne, 1997 ; p. 2). Le salarié-sociétaire « co-entrepreneur » est « co-gestionnaire et co-responsable » (ibid.). En plus de réaliser son travail, il participe à l’organisation du travail (élaboration de règles) et à la gestion de l’activité productive dont il partage le risque (Espagne, 2000). Notons que si les salariés-associés sont majoritaires, tous les salariés ne sont pas toujours sociétaires dans les coopératives de production, ce qui peut générer des rapports de travail contrastés (Barreto, 2011).
- 4 Légalement, les salariés-associés doivent détenir au moins 51 % du capital et 65 % des droits de v (...)
13Progressivement encadrée par des règles légales et statutaires, la double qualité des membres se traduit par des liens réciproques entre la personne et la coopérative, à travers un « rapport d’activités » et un « rapport de sociétariat » (Vienney, 1982). Le juriste David Hiez (2006) montre également le caractère intrinsèquement démocratique de cette double qualité, qui lie une dimension d’activité (production marchande) et de sociétariat (production d’un projet et de règles communes). Le rapport par l’activité économique (contrat de travail) et par le sociétariat (contrat de société) forme ce qu’il appelle le « rapport de coopération » (contrat de coopération), soit la « traduction juridique de ce principe de double qualité » (Hiez, 2006 ; p. 54)4. La relation n’est pas seulement salariale, elle est aussi sociétaire.
14Ce principe de double qualité n’est pas l’unique élément spécifique du rapport social qui se noue au sein de la coopérative de production. Se loge aussi un « projet coopératif » (Desroches, 1976) porteur d’une futurité qui conteste les formes de travail et de salariat jugées opprimantes (Draperi, 2012 ; Bodet & Lamarche, 2020). Le projet des coopératives de production, inscrit dans un mouvement plus vaste et nourri d’expériences passées, peut être associé à l’idée de faire advenir une forme de travail, qui associe l’autonomie, l’émancipation, la protection sociale et la juste rémunération de son travail, ce qui passe, pour une part, par la double qualité de salarié-associé. Ce projet coopératif se caractérise au sein de l’entreprise par un contrat entre les travailleurs et un statut de société spécifique sur le plan juridique (réserves impartageables mises au service du projet de la structure, variabilité du capital social, absence de valorisation des parts sociales). Pour faire advenir ces pratiques et les diffuser, les coopératives de production expérimentent d’abord et tentent ensuite de les faire connaître institutionnellement, pour renforcer leurs effets sur le rapport dominant. En définitive, le rapport de coopération et le projet coopératif nous semblent fonder le cœur de la spécificité d’un rapport social d’activités coopératif.
15Inscrite dans les perspectives théoriques de l’école de la régulation (espace méso, Lamarche et al., (2021) et de l’institutionnalisme historique [Labrousse et al., 2017]), appuyée sur la littérature dédiée aux coopératives de production, notre grille d’analyse du rapport social d’activités est pensée comme un outil conceptuel cherchant à proposer une matrice institutionnelle (Labrousse et al., 2017) soulignant ce qui nous semble être les composantes du rapport social d’activités coopératif. Au-delà des éléments pointés par Laurent & Mouriaux (2008) à propos des formes de rémunération et des modes d’organisation du travail, s’ajoutent le projet coopératif ou futurité (Bodet & Lamarche, 2020) et le principe de double qualité ou de gouvernance. Notre cadre d’analyse distingue donc quatre principales composantes caractéristiques du RSAC : 1) la futurité, 2) la gouvernance, 3) l’organisation du travail, 4) les revenus et mutualisations.
- La première composante, la futurité, concerne les projections et les aspirations des coopératives de production, ainsi que leurs effets, qui façonnent un patrimoine collectif immatériel (Bodet & Lamarche, 2020). Inspirée de Commons (1934), notre acception s’avère néanmoins plus étroite. Au sein des collectifs de travail, la futurité se construit et s’inscrit dans un devenir en commun, qui engage une action collective intentionnelle visant la transformation du mode de production capitaliste. Cette composante permet d’observer la capacité du mouvement coopératif à générer des expérimentations autour du travail et à les « théoriser », en vue de les légitimer.
- La seconde composante – les formes de gouvernance des coopératives de production – prend en compte la double qualité, le principe d’une personne égale une voix, la composition du sociétariat (salariés majoritaires) et les droits de vote associés. La gouvernance des coopératives de production est en sens qualifiée de démocratique, car elle vise l’affirmation du pouvoir (le gouvernement) des travailleurs (des apporteurs de travail) dans l’entreprise (contrairement au pouvoir des apporteurs de capitaux dans les entreprises capitalistes). Cette composante permet, au sein des coopératives de production, d’étudier les effets de la combinaison d’une relation salariale avec une relation sociétaire (Vienney, 1982 ; Hiez, 2006), générant des droits et des responsabilités spécifiques concernant la prise de décision, la participation et la représentation du personnel (Espagne, 2000). Elle permet aussi de considérer la diversité de postures et statuts, en particulier la place des salariés par rapport aux salariés-sociétaires.
- La troisième composante – les formes de mobilisation et d’organisation du travail – couvre ce qui relève des modalités de recrutement, les rapports au métier, la place de l’autonomie et de la considération de l’émancipation des membres, les degrés et les modalités individuelles/collectives d’(auto)-organisation du travail et les formes de division sociale et technique du travail. Cette composante permet d’appréhender comment se traduit concrètement ce principe de double qualité dans l’organisation et les pratiques de travail.
- La quatrième composante concerne l’ensemble des formes de revenus et de mutualisation qui garantissent les moyens de vivre – au sens large – des travailleurs, par des revenus du travail (salaire direct et indirect), des revenus du capital (ristourne coopérative) ainsi que des mutualisations. Basées par exemple sur des échanges redistributifs ou réciprocitaires, celles-ci favorisent des formes de solidarité entre les travailleurs et facilitent l’accès à la protection sociale, la consommation, le logement, la formation, etc. Reprenant ici une composante identifiée par Laurent et Mouriaux (2008), nous la spécifions au regard des pratiques et des règles propres aux coopératives de production qui favorisent une appropriation et un partage collectif des richesses par les travailleurs associés (Espagne, 2000 ; Hiez, 2006). Ces principes et règles spécifiques ont par exemple été codifiés dans les statuts juridiques des SCOP (lois 1947 et 1978), qui régissent le partage des bénéfices (parts « travail », « capital » et « réserves ») et la non-rémunération – ou rémunération limitée du capital – au travers des réserves impartageables. Cette composante permet d’étudier la singularité des revenus et des mutualisations propres aux coopératives de production.
16Nous proposons dans cette partie une mise en perspective historique de l’évolution du rapport social d’activités coopératif (RSAC) en France, dans ses formes concrètes, à partir de l’étude de ses quatre composantes. Il s’agit pour nous de faire ressortir les formes concrètes prises par ce rapport social d’activité. S’il existe une grande diversité de situations de travail dans les coopératives de production du fait de leur insertion dans des régulations sectorielles et territoriales spécifiques, dans une perspective théorique historisée (Labrousse et al., 2017), nous avons cherché à mettre en évidence des régularités situées. Cette perspective nous fait forcément prendre le risque de mettre de côté certains éléments de connaissance et certaines spécificités (principe de focalisation) au profit d’un principe de pertinence (ibid.) afin que la lecture proposée ait une dimension heuristique. La construction de notre périodisation s’appuie sur une double entrée.
171/ Nous croisons plusieurs périodisations historiques existantes dans le champ de l’économie sociale (notamment Gueslin, 1998 ; Laville, 2016 ; Dreyfus, 2017 ; Draperi, 2012) ou plus spécifiquement sur l’histoire des coopératives de production (Espagne, 2000), ainsi que celles proposées dans une perspective institutionnaliste (Demoustier, 2001 ; Ferraton, 2007 ; Fretel, 2008 ; Celle, 2020) avec celles soulignant les grandes transformations du rapport salarial et du capitalisme dans une perspective régulationniste (Boyer, 2015). L’objectif est de pouvoir discuter ensuite (cf. 3), du positionnement du RSAC vis-à-vis du rapport salarial et d’en souligner les éventuels apports.
- 5 Une CAE rassemble des entrepreneurs (ex. graphistes, informaticiennes), qui peuvent se salarier et (...)
182/ Nous mettons en perspective une diversité de travaux : textes d’acteurs et de penseurs coopératifs (ex. Godin, 1979), de spécialistes de ce sujet (notamment Draperi, 2012 ; Demoustier, 2001 ; Espagne, 2000), des monographies historiques comme sur les Communautés de travail (Chaudy, 2008) et nos propres terrains (exploitation d’archives, enquête qualitative longitudinale). Ceux-ci portaient sur l’histoire de l’économie sociale à travers ses idées (Fretel, 2008) et des études de cas (Celle, 2020), ainsi que sur les coopératives d’activités et d’emploi (CAE5) à travers une recherche-action et des études de cas (Ballon, 2020). Les cas étudiés ont donc d’abord été choisis pour leur caractère heuristique (Labrousse, 2006). À partir de notre grille de lecture (cf. 1.3.) et en suivant un raisonnement par abduction (Labrousse et al., 2017), nous avons repéré les traits les plus significatifs chez les coopératives de travailleurs, susceptibles de caractériser un RSAC spécifique sur une période donnée, en identifiant des illustrations pertinentes.
19Nous avons finalement retenu trois principales périodes de déclinaison du RSAC qui offrent, de notre point de vue, une double cohérence : « interne » au regard de la dynamique longue des coopératives de production et « externe » au regard de la dynamique du rapport salarial dans le capitalisme français. Il s’agit dès lors de caractériser plus en détail les composantes du RSAC selon les trois périodes distinguées, en prenant soin de montrer les régularités et ruptures dans l’évolution de ce rapport.
20Cette première période (1815-1910) débute avec les révolutions industrielles et démocratiques du xixe siècle et se termine à l’aube de la Première Guerre mondiale. Les premières formes d’associations ouvrières – ancêtres des coopératives de production – émergent dans les années 1830 à la croisée des doctrines associationnistes (saint-simonisme, fouriérisme, etc.) et de pratiques ouvrières (principalement celles d’artisans qualifiés et urbains). Ces idées et pratiques participent à construire un cadre instituant pour la coopération (Gueslin, 1998 ; Ferraton, 2007 ; Draperi, 2012). Encore peu formalisées et souvent illégales, leur apogée intervient lors de la révolution de 1848 et dans le sillage de l’éphémère Seconde République, avec l’éclosion de quelques milliers d’associations ouvrières, ensuite réprimées sous le Second Empire.
- 6 Par exemple avec l’intégration juridique dans le droit des sociétés (1867), la création de la Cham (...)
21Elles renaissent lentement dans les années 1860, alors que la dénomination de « coopération » tend à remplacer celle d’« association ». Au tournant du xxe siècle, elles trouvent le soutien des élites républicaines de la Troisième République (législations, subventions, marchés publics, etc.), qui favorisent leur institutionnalisation6. La coopération de production se définit progressivement par des principes communs : désignation libre du gérant et approbation des comptes par l’assemblée générale des associés, décisions selon le principe « un homme, une voix », partage des bénéfices entre travailleurs-associés, etc. (Gueslin, 1998 ; p. 317). À la veille de la Première Guerre mondiale, on compte en France environ 500 coopératives de production regroupant au total une vingtaine de milliers de travailleurs (Gueslin, 1998 ; p. 327).
22Au cours du xixe siècle, la futurité du mouvement coopératif naissant se construit à l’aune des grands principes révolutionnaires (liberté, égalité, fraternité), puis de la République démocratique et sociale de 1848 que le mouvement ouvrier et socialiste souhaite étendre à l’atelier, comme dans le reste de la société. Il s’agit de traduire sur un plan économique les principes promus sur un plan politique. Face à l’essor d’un capitalisme industriel dominé par le libéralisme économique et le « marchandage » dans les relations de travail, le prolétariat urbain porte à travers l’association ouvrière deux principales requêtes selon François Espagne : l’organisation du travail passant par le droit de négocier les prix et les rémunérations et le droit d’association entre ouvriers et parfois avec le patron, le droit au travail par le droit à un emploi, à la maîtrise et au fruit de son travail. Ces revendications passent par « l’abolition de la propriété “capitaliste” des outils et du “louage” de la personne humaine au propriétaire, autrement dit l’abolition du salariat » (Espagne, 1997). Elles sont partagées par les associations ouvrières de l’époque (imprimerie, filature, etc.), notamment à Paris vers 1848 (Gossez, 1968) comme dans le projet de la « société générale pour la fabrique des rubans » de Saint Étienne en 1840 (Balois-Proyart, 2021).
23Ces revendications se traduisent par des formes de gouvernance dans les associations ouvrières qui favorisent la propriété collective des travailleurs. Cette propriété reste informelle ou emprunte les cadres légaux de la société en commandite (1804), puis de la société anonyme à capital variable (1867) qui permettent une égalité et une liberté relative des associés, même si le gérant conserve un pouvoir important. La participation des travailleurs aux décisions collectives est aussi favorisée, sous une forme directe et fondée sur le principe de l’unisociétariat (réduction du sociétariat à une seule catégorie de membres : les travailleurs). Il demeure néanmoins des hiérarchies et des asymétries de pouvoirs ancrées dans une tradition corporatiste et aristocratique, encore prégnante dans le mouvement ouvrier (Rousselière, 2007).
24La transformation de l’organisation du travail poursuit une réappropriation plus juste de la division du travail, des outils, de la production (ex. : prix et qualité des produits) et des fruits du travail (ex. : rémunérations). Si les associations ouvrières restent majoritairement de taille artisanale, l’émergence de quelques coopératives de taille industrielle à la fin du xixe siècle, comme le Familistère de Guise ou la Verrerie ouvrière d’Albi, pousse à un renforcement de la division du travail qui limite cette démocratisation de l’organisation du travail, malgré un souci d’améliorer les conditions de travail et la représentation des travailleurs dans l’entreprise (Celle & Fretel, 2018 ; Celle, 2020).
25La question des revenus et des mutualisations est également centrale. L’association coopérative vise non seulement une rémunération plus équitable du travail (comme dans le modèle fouriériste et le cas du Familistère de Guise qui rémunère le capital [intérêt], le travail [salaire], et le talent [prime]) mais aussi à offrir un ensemble de protections et de services (secours mutuels, crédits, consommation, éducation, logement, etc.) aux ouvriers et à leurs familles, à travers une prise en charge et une gestion collective et démocratique de l’association coopérative. Godin a par exemple mis en place au Familistère des « équivalents de richesse » (logement collectif, économats, écoles, caisses mutuelles, etc.) afin de permettre, par des institutions collectives gérées démocratiquement et la redistribution des bénéfices de l’entreprise, aux familles ouvrières d’accéder à des biens et services encore réservés aux plus riches.
26Cette première période se caractérise ainsi par l’émergence d’un rapport social d’activités coopératif principalement porté par un prolétariat urbain qualifié, qui propose à travers l’association coopérative une voie alternative plus démocratique et protectrice des travailleurs à l’émergence d’un salariat marqué par le marchandage et la précarité. À cet égard, le Familistère de Guise, comme les deux coopératives fouriéristes dans le secteur de la peinture étudiées par Bernard Desmars (2014), constituent des expériences significatives : elles ont perduré près d’un siècle. Et si elles se sont éloignées d’une futurité fouriériste, incarnée par l’idéal du « travail attrayant », elles ont néanmoins favorisé la participation des travailleurs au capital et au travail et la création de rémunérations complémentaires aux salaires (bénéfices, maladie, retraite, etc.). Ces expériences, quand bien même elles n’ont pas eu d’impact majeur sur l’organisation du travail, sont parvenues à instituer, à leur échelle, un rapport capital/travail plus protecteur pour leurs membres travailleurs.
- 7 En comparaison, la coopération de consommation compte plusieurs millions d’adhérents.
27Au cours de cette seconde période, caractérisée par la normalisation des composantes du RSAC vers la société salariale, le développement des coopératives de production reste modeste. En 1920, on compte 20 000 adhérents, dans 530 sociétés, pour un chiffre d’affaires total de 100 000 francs. Il s’agit principalement de coopératives du bâtiment, qui profitent de marchés publics protégés (Dreyfus, 2017)7. Sur le plan législatif, elles sont reconnues, par la loi du 18 décembre 1915 sur les « sociétés coopératives ouvrières de production » (SCOP) d’une part, et par la loi du 10 septembre 1947 portant sur le statut de la coopération d’autre part, qui en précisent les grands principes communs : adhésion volontaire, intuitu personae, gestion démocratique, fédéralisme, double qualité, ristourne et plafonnement de l’intérêt versé aux parts sociales, etc. (Seeberger, 2014). Après un soutien ambivalent sous le Front Populaire, le régime de Vichy et à la Libération, la coopération de production, comme le reste de l’économie sociale d’ailleurs, devient « un moteur auxiliaire de la croissance fordiste » (Demoustier, 2001).
28Au cours de cette période, la futurité de la coopération de production est marquée par un potentiel instituant limité, face à l’attrait que constituent désormais le salariat et l’État social comme moyens d’émancipation et de protection du travail. Le sociétariat coopératif n’apparaît plus comme une voie d’abolition du salariat, devenu désirable, mais plutôt comme un moyen d’élever et d’améliorer la condition salariale. Néanmoins, la futurité coopérative ne se normalise pas complètement dans le salariat. La question du travail coopératif refait en effet surface dans les débats après la crise des années 1930 (Fretel, 2008), au moment de la Libération avec les Communautés de travail (Chaudy, 2008 ; Duverger, 2020) mais aussi pendant les « Trente Glorieuses », avec l’utopie autogestionnaire (Georgi, 2003) qui a traversé une partie (minoritaire) du mouvement coopératif.
- 8 Le mouvement de spécialisation entre coopératives de production, de consommation, etc. est en gran (...)
29Comme dans le reste du mouvement coopératif on observe en matière de gouvernance une assimilation entre unifonctionnalité et unisociétariat8. Celle-ci se traduit par l’adoption de règles communes autour d’une gouvernance représentative fondée sur la participation des usagers (ici, les travailleurs), l’égalité des voix et la double qualité, même si une partie des employés (les auxiliaires) n’accèdent pas au sociétariat. On peut alors parler « d’intensité coopérative variable » (Vienney, 1982). Certaines expériences, comme les Communautés de travail, tentent néanmoins de renouer avec des formes plus directes et multidimensionnelles de la démocratie coopérative, mettant notamment en place le consensus dans les assemblées et conseils, un mandat impératif des chefs et une formation économique et sociale pour les membres, sans pour autant se libérer de l’autorité charismatique de certains chefs de communauté (Chaudy, 2008).
30L’organisation du travail reste marquée par la prédominance de travailleurs qualifiés dans des secteurs artisanaux (construction, imprimerie, etc.), le plus souvent œuvrant dans le cadre de marchés publics et de secteurs fortement régulés. L’Association typographique (imprimerie) et L’Avenir (bâtiment), toutes deux lyonnaises, illustrent bien ce phénomène : elles mobilisent des travailleurs qualifiés et leur réussite est liée à l’obtention de marchés publics municipaux (Robert, 2018). Néanmoins, certaines Communautés de travail, comme la Communauté de Boismondeau, s’ouvrent aux travailleurs peu qualifiés dans le cadre d’une activité industrielle et rationalisée, avec une attention particulière accordée à la formation professionnelle pour assurer une montée en qualification des compagnons. Sur cette période, le mouvement coopératif accorde une place importante à la formation et l’éducation des coopérateurs.
31Les règles relatives aux revenus et aux formes de mutualisation sont codifiées par des statuts coopératifs spécifiques, tout en s’insérant dans les régulations salariales fordistes qui voient le jour : elles encadrent notamment les conventions collectives et les négociations d’entreprises, ou la durée du travail. Là encore certaines expériences, comme les Communautés de travail contribuent toutefois à renouveler la réflexion par la prise en compte de la « valeur humaine » dans la rémunération et en développant un « service social » financé et géré par la communauté (ex. : activités sociales, mutualistes, culturelles, sportives et éducatives).
32Au cours de cette deuxième période (1910-1980), le rapport social d’activités coopératif se caractérise donc par un affaiblissement de sa futurité – au sens d’un idéal de société alternative –, ce qui se traduit cependant par une « adaptation fonctionnelle » (Vienney, 1982) au rapport salarial fordiste qui s’impose alors progressivement.
Depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, les coopératives de production ont connu un nouvel essor dans le contexte d’un capitalisme néolibéral qui a profondément bouleversé leur environnement institutionnel (Amable, 2021).
- 9 Néanmoins, ce qui avait été facilité par la loi de 2014, a ensuite été revu et amendé par des text (...)
- 10 Majoritairement organisées en SCOP, les CAE sont rattachées à la CGSCOP qui les représente sur le (...)
- 11 Source : CGSCOP, Rapport d’activité annuel, 2022.
33Ainsi, dès les années 1980, les coopératives de production émergent comme un moyen de reprise d’entreprises et de sauvegarde de l’emploi dans un contexte de chômage de masse, mais la dynamique ne dure pas (Demoustier, 1984). Elle renait cependant avec la crise de 2008, marquée par une nouvelle vague de récupération d’entreprises en coopératives à travers le monde (Quijoux, 2018). Elle est appuyée en France par un « choc coopératif » créé par la loi ESS, qui vise à faciliter la reprise de sociétés par leurs salariés9. Les coopératives de production sont également devenues un moyen privilégié de développement territorial et d’insertion socioéconomique. De nouveaux statuts juridiques de coopératives proches des coopératives de production émergent, à l’instar des coopératives d’activités et d’emploi (CAE) en 1995 et des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) en 200110. Les coopératives de production, ainsi diversifiées, connaissent une croissance soutenue. La confédération générale des SCOP (CGScop) recense en 2022 plus de 2 606 SCOP et 1 359 SCIC, soit 81 968 emplois au total (majoritairement implantées dans les services), pour un chiffre d’affaires total de 8,4 milliards d’euros11.
- 12 Au contraire, les SCIC nous semblent moins emblématiques compte tenu de notre objet, ne constituan (...)
- 13 Reconnaissance législative en 2014, création d’une charte et d’une fédération, reconnaissance du r (...)
34Sur cette période, les CAE nous semblent particulièrement emblématiques des nouvelles tendances à l’œuvre du RSAC12. Sans nier le regain des SCOP (hors CAE), dont les formes de travail restent plus traditionnelles et ancrées dans une mono-activité et où les régulations sectorielles restent prédominantes, le cas des CAE, pluriactives, est révélateur des transformations contemporaines de l’emploi et du travail à l’œuvre depuis les années 1980, qui modifient le rapport salarial. En 2021, on compte plus de 155 CAE réunissant 12 000 travailleurs. Après une phase expérimentale, les CAE sont aujourd’hui en voie d’institutionnalisation13. Elles témoignent d’une nouvelle forme de RSAC façonnée dans les « zones grises du travail et de l’emploi » (Bureau et al., 2019). Répondant à la précarisation induite par la promotion de l’entrepreneuriat individuel, elles offrent des services dits mutualisés (ex. : comptabilité), de la formation et un régime d’emploi rattachant leurs membres entrepreneurs au régime général de la protection sociale, en échange d’une contribution le plus souvent proportionnelle à leur chiffre d’affaires (Ballon, 2020).
35Les CAE sont porteuses d’un renouveau de la futurité coopérative après une période de normalisation. Elles puisent dans les principes historiques de la coopération de production et la logique solidariste de l’économie solidaire (Bureau & Corsani, 2014), en portant un nouvel idéal de travail autonome à mi-chemin entre le travail indépendant et le travail salarié.
- 14 C'était tout du moins le cas avant l'adoption de la loi ESS 2014 qui rend obligatoire le sociétari (...)
36La gouvernance de la coopérative est caractérisée par le lien sociétaire qui donne un pouvoir démocratique aux entrepreneurs-salariés-associés. On relève toutefois un taux de sociétariat des entrepreneurs relativement faible14 et la présence d’inégalités entre les salariés dédiés aux fonctions supports et les entrepreneurs (Ballon, 2020). En matière de représentation du personnel et des conditions de travail, les CAE sont également confrontées à l’inadaptation des instances de représentations du personnel à leur singularité (Delvolvé & Veyer, 2011). Toutefois, elles façonnent progressivement des pratiques pour mieux prendre en compte la particularité des conditions salariales et de travail de leurs membres (Ballon & Boudes, 2021).
37L’organisation du travail dans une CAE repose sur l’autonomie productive des travailleurs dans leur activité entrepreneuriale (Bodet & de Grenier, 2012), au moyen de la mutualisation des risques juridiques et individuels (Veyer & Sangiorgio, 2018), de la formation, parfois des outils de travail au niveau de la coopérative et de la coopération entre plusieurs entrepreneurs (Bureau & Corsani, 2014). Cette autonomie productive dans l’activité entrepreneuriale est facilitée par le fait qu’il s’agit principalement de travailleurs très qualifiés dans des activités de services. Toutefois, l’absence d’une division verticale (et technique) du travail n’exclut pas sa division fonctionnelle et politique – y compris dans la gouvernance –, induite par la présence de fonctions mutualisées (Bodet, de Grenier & Lamarche, 2013).
38La question des revenus demeure un point d’achoppement particulièrement fort dans les CAE. Alors que le modèle des coopératives de production tempère, de manière générale, les écarts de salaires sans pour autant remettre en cause leur hiérarchie (Magne, 2019), au sein des CAE, le salaire du travailleur est lié à son chiffre d’affaires individuel, non sans qu’il existe des mécanismes de mutualisation des risques entrepreneuriaux (Ballon et al., 2019). L’originalité des CAE est de proposer une logique de sécurisation des parcours entrepreneuriaux, sur le plan économique (face au risque d’auto-exploitation, de dépendance au donneur d’ordre, etc.) comme sur le plan de la protection sociale (ex. : accès aux droits salariaux « traditionnels »). Plus largement, elles renouvellent une forme de multifonctionnalité (travail, consommation, etc.), présente au début du xixe siècle et qui se traduit par des formes d’échanges monétaires (salaires, protection sociale, etc.) et non monétaires (troc, entraide solidaire).
39Ce travail de construction et de relecture de l’histoire des coopératives de production nous semble attester de la pertinence des quatre dimensions proposées pour définir le RSAC (cf. Tableau 1). Il nous reste maintenant à discuter plus directement de la capacité du RSAC à produire des formes de protection du travail vis-à-vis du rapport salarial.
| Périodisation du Régime d’accumulation |
Extensif en régulation concurrentielle (1815-1910) |
Intensif sans/avec consommation de masse (1910-1980) |
Extensif inégalitaire (1980-aujourd’hui) |
| Formes et traits dominants du rapport salarial |
- « Concurrentiel » - Prolétariat urbain minoritaire - Fluctuation du salaire/accumulation |
- « Fordiste » - Société salariale industrielle - Partage des gains de productivité |
- « Néolibéral » - Individualisation et flexibilisation du travail - Inégalités salariales et patrimoniales |
| Forme organisationnelle de la coopération de production |
Associations ouvrières de production : Absence de législation spécifique (droit des commandites, droit des sociétés (1867)). |
Sociétés coopératives ouvrières de production : Mise en place d’une législation coopérative (Code du travail en 1915, loi de 1947 sur la coopération). |
Sociétés coopératives et participatives, SCIC, CAE : Reconnaissance de statuts spécifiques (loi sur le statut de SCOP en 1978, loi ESS de 2014 reconnaissant les SCIC et CAE). |
| Futurité |
Alternative à l’émergence du salariat : Abolition du salariat, démocratie économique, communauté solidaire, république du travail. |
Normalisation dans le cadre de la société salariale : Intégration dans le référentiel de l’État social, retour ponctuel de l’utopie communautaire et autogestionnaire. |
Alternative à la subordination/précarisation salariale : Autonomie et émancipation collective face au délitement de la société salariale, et aspiration à l’entrepreneuriat. |
| Gouvernance |
Participation des travailleurs associés : Propriété collective, participation des travailleurs, unisociétariat, système hiérarchique méritocratique. |
Double qualité et représentation des salariés-associés : Propriété collective, démocratie représentative, double qualité/égalité des voix, division salariés sociétaires/ auxiliaires, émergence de pratiques communautaires/ autogestionnaires. |
Gouvernance du multisociétariat : Propriété collective, multisociétariat : gouvernance des parties prenantes, intelligence collective, sociocratie. |
| Mobilisation et d’organisation du travail |
Défense des métiers : Constitution de collectifs de travailleurs qualifiés, organisation du travail centrée sur l’accès aux outils de travail. |
Travail artisanal et industriel : Prédominance de la forme artisanale de travailleurs qualifiés, ouverture vers le travail industriel/non qualifié. |
Autonomie du travail : Autonomie dans le travail, critique de la division technique et de la subordination salariale, l’autonomie opérationnelle, travail qualifié et serviciel, collectif de travail à géométrie variable. |
Source : Les auteurs.
40La mise en regard du rapport social d’activités coopératif (RSAC) et du rapport salarial (RS) dominant constitue en soi un programme de recherche. Notre ambition ici consiste à ouvrir des pistes et à poser les jalons d’une première lecture nourrie par notre périodisation du RSAC. Sans vouloir mettre sur le même plan les solidarités produites dans le cadre de chacun de ces deux rapports – le RS produisant des solidarités beaucoup plus structurées et étendues que celles issues du RSAC –, notre objectif est plutôt d’identifier et de discuter les moments et les mécanismes à partir desquels les coopératives de production créent des espaces « de résistance » à des formes de travail considérées comme dégradées (ex. le salariat au cours de la première période, l’entrepreneuriat individuel au cours de la troisième). Nous identifions à ce titre deux mécanismes. D’une part, l’entreprise « fait ressource » dans le RSAC : c’est en interne que des solutions sont recherchées face à l’insécurité, l’exploitation ou la dégradation du statut et des conditions de travail (3.1). D’autre part, les formes de protection et de sécurisation sont étroitement liées à la détention collective de l’entreprise par les travailleurs et à la participation démocratique qui lui est associée
41Au cours de la première période, les coopératives de production défendent et revendiquent dans leurs pratiques le droit des travailleurs à la maîtrise et au fruit de leur travail. Le RSAC repose alors sur l’investissement des salariés-associés pour organiser les dimensions productives de l’espace au sein duquel est mobilisé leur travail (valorisation des savoirs, réappropriation des outils de production, redéfinition des prix, modalités de fixation des salaires, etc.), ainsi que leur protection et celle de leurs familles (crédit, logement, éducation, etc.). De la diversité des expériences, depuis les associations ouvrières, les coopératives fouriéristes ou encore le Familistère de Guise, il ressort que c’est par l’association, au sens de la création d’un collectif, que des mutualisations et des solidarités se construisent.
42Pendant la deuxième période, le RSAC se démarque moins du RS dominant : le rapport salarial fordiste. Le compromis institutionnel, construit avec l’État social, articule progressivement le salariat à des droits sociaux comme l’accès aux soins, à l’éducation ou à la formation, à partir d’organes collectifs (syndicats, branches, conventions collectives…) (Saillard, 2002). Le pouvoir juridique de l’employeur au sein de l’entreprise est compensé, « civilisé », par la définition de droits et de solidarités collectifs (Supiot, 1994 ; Morin, 1998). La sécurisation et la protection des travailleurs progressent à une plus large échelle, rendant moins impérative la recherche de solutions en interne à l’entreprise.
43Au cours de la troisième période, enfin, le RSAC renoue avec une critique de la subordination salariale, dans un contexte où le travail lui-même se transforme d’un point de vue qualitatif (Supiot, 2016 ; Linhart, 2015). Le RS dominant se caractérise alors par l’altération de la norme d’emploi fordiste (flexibilité, précarité) et une pression à la baisse sur salaires dans le partage de la valeur ajoutée (Michel, 2020). Le compromis historique du rapport salarial fordiste, qui avait conduit l’employeur à assumer les risques économiques liés à la marche de son entreprise, se délite et la flexibilisation des formes de rémunération (participation, primes, accords de compétitivité, etc.), ainsi que la multiplication des formes de salariat déguisées (dans certaines sociétés de portage salarial et dans l’intérim, entre autres) sont autant de moyens de faire peser de plus en plus les risques sur le salarié (Morin, 1998). Dans le même temps, les composantes du salaire indirect résistent à cette baisse (Ramaux, 2012), sans qu’un nouveau compromis stabilisé émerge autour du RS (Michel, 2020).
44Au fil des formes qu’il revêt dans le temps, le RSAC nous semble nourrir une réflexion sur la question de l’articulation entre formes de mobilisation du travail, protection-sécurisation des travailleurs et espaces à même de pouvoir offrir ces protections. Si le rapport salarial en vient à garantir des protections principalement assurées à l’extérieur de l’entreprise (droits collectifs, droits à la protection sociale), le RSAC a été façonné pour faire de l’organisation et de ses modes de fonctionnement internes un espace à même de produire des formes de sécurisation. Ce phénomène se renforce d’autant plus lorsque les protections assurées par le rapport salarial sont balbutiantes ou en cours de déstabilisation (première et troisième périodes). L’expérience contemporaine des CAE est révélatrice de cet enjeu. Elles expérimentent un RSAC qui tente d’associer l’autonomie d’entrepreneurs avec des formes de protections collectives permises par leur cadre, par exemple en pondérant les chutes soudaines de chiffre d’affaires par l’assurance de la continuité du salaire d’un entrepreneur en difficulté. De même, certaines activités de plateforme, comme la livraison de repas à domicile, recourent au statut coopératif pour stabiliser les emplois et assurer une meilleure protection et reconnaissance des travailleurs en façonnant un modèle d’entreprise spécifique (Vercher-Chaptal et al., 2022 ; Daugareilh, 2022).
- 15 À cet égard, on peut citer par exemple les réformes mises en œuvre dans le champ de la formation p (...)
45Aujourd’hui, l’une des voies de réforme de l’État social est de miser sur la constitution d’un État social patrimonial (Gautié, 2003), cherchant à faire de chaque individu un petit propriétaire indépendant en le dotant de capitaux15. Une telle voie de réforme constitue un retour en arrière, vers une société où la protection vient de la propriété et de sa gestion individuelle, là où l’émergence de la société salariale avait misé sur la propriété sociale (Castel, 1995). Le RSAC invite au contraire à un approfondissement du système salarial et des régulations collectives, elles-mêmes permises par un aménagement du rapport capital/travail, mais au sein des coopératives de production.
46L’espace plus protecteur offert par le RSAC aux travailleurs, au sein même de l’entreprise, nous semble permis par l’une de ses composantes spécifiques : la gouvernance démocratique. L’aspiration au travail démocratique dans l’entreprise constitue d’ailleurs un des éléments clés de la futurité qui empreint chaque composante du RSAC, et ce de façon continue, au fil des trois périodes que nous avons identifiées. L’espace méso apparaît ici comme déterminant dans la capacité et la possibilité des coopératives de production à instituer de nouvelles formes de protection et sécurisation du travail, correspondant aux besoins et aspirations des travailleurs eux-mêmes, dans les marges du rapport salarial dominant (Bodet & Lamarche, 2020).
47Cette démocratie a pris des formes variables au cours de l’histoire des coopératives de production : plutôt participative au xixe siècle, plutôt représentative au xxe et s’ouvrant aujourd’hui au multisociétariat (Demoustier, 1984 ; Rousselière, 2007). Elle se heurte cependant à un certain nombre de limites internes (exclusion des auxiliaires, processus oligarchique, etc.) et externes (pressions économiques, politiques, etc.). Il ne s’agit pas de discuter ici des formes et des limites de cette démocratie (Celle, 2020) mais de la manière dont son expression – si limitée et hétérogène soit-elle – contribue à produire des mécanismes de protection et de sécurisation pour les travailleurs au sein de l’entreprise. Sur l’ensemble des périodes étudiées, le pouvoir démocratique des travailleurs est un élément d’identité et de différenciation des coopératives de production qui apparaît comme particulièrement fort.
48Dans les coopératives de production, la démocratie offre aux travailleurs (avec les limites rappelées précédemment) la possibilité d’édicter et de choisir collectivement les règles qui touchent à l’organisation du travail et à la redistribution des richesses. Le RS, quant à lui, résout la question de la redistribution des richesses à l’extérieur de l’entreprise, par la démocratie politique plutôt qu’économique, légitimant l’intervention de l’État social. C’est parce que les travailleurs, en tant qu’associés (double qualité) des coopératives de production, ont des droits démocratiques dans l’entreprise qu’ils ont pu expérimenter, mettre en place et faire évoluer des dispositifs relativement originaux et protecteurs. Leur capacité à s’approprier et à se partager collectivement des richesses – qu’ils ont eux-mêmes produites – leur permet de s’assurer que le fruit de leur travail puisse leur être bénéfique, plutôt qu’à des investisseurs extérieurs non-salariés. De même, la mise en place de différentes formes de mutualisation, touchant à la protection sociale, au logement, à la culture, etc. est le produit de la capacité des travailleurs à décider eux-mêmes du partage des richesses, en dehors de tout arbitraire patronal ou actionnarial.
49Ce travail démocratique (Cukier, 2018), c’est-à-dire la recherche d’une émancipation collective, est intimement lié à un combat, commun et récurrent, pour « pouvoir travailler sans humiliation », ce qu’illustrent par exemple les coopératives de production étudiée par Bruno Prati (2020 ; p. 63). Concrètement, cela se traduit par le choix de sécuriser les emplois tout en faisant varier le temps de travail pour assurer la continuité des activités de l’entreprise (sécuflexibilité, en interne), plutôt que de flexibiliser les emplois pour sécuriser l’entreprise (flexisécurité, en externe) (Charmettant et al., 2016). Si, au sein du RS, des tentatives ont été opérées pour essayer de favoriser la démocratie dans l’entreprise – dans les années 1930 ou dans les années 1960 par exemple –, force est de constater que ces tentatives se sont traduites par des aménagements à la marge des rapports de production (Coutrot, 2018).
50La gouvernance démocratique dans les coopératives de production se heurte dans la pratique quotidienne à un certain nombre de difficultés et de limites qu’il ne s’agit pas de nier. Pour autant, elle nous semble constituer une clé heuristique importante pour questionner la spécificité du RSAC et les formes de protections salariales qui peuvent en découler dans l’entreprise. Cette spécificité du RSAC nécessiterait de plus amples développements que l’on ne fait à ce stade qu’esquisser.
51Tout au long de cet article, nous avons cherché à définir les contours d’un rapport social d’activités coopératif (RSAC) en partant de l’hypothèse que les coopératives de production sont généralement porteuses d’une articulation spécifique du rapport capital/travail qui les conduit à s’écarter en partie du rapport salarial dominant. Pour comprendre ce phénomène, nous avons distingué quatre composantes propres au RSAC : la futurité, la gouvernance, l’organisation du travail et les revenus et mutualisations, en cherchant à appréhender les formes prises par ces composantes dans une perspective historique longue.
52Notre lecture nous a conduits à distinguer trois périodes au cours desquelles le RSAC a pris des formes spécifiques. Pendant la première et la troisième de ces périodes (1815-1910 et depuis les années 1980), il a offert aux travailleurs un potentiel de protection distinct de ce que pouvait/peut leur apporter le rapport salarial. C’est notamment par la gouvernance démocratique que les travailleurs associés ont pu agir sur les modes d’organisation du travail et sur les formes de revenus et de mutualisation pour s’assurer d’une certaine autonomie au sein des coopératives. En effet, il importe d’envisager le caractère systémique des différentes composantes du RSAC. La capacité à construire un projet coopératif se traduit concrètement par une organisation du travail, des formes de mutualisation et de revenus qui contribuent à la participation réelle des travailleurs-associés à la gouvernance démocratique. Le RSAC mise ainsi d’abord sur des protections internes à la structure, là où le rapport salarial, actant du pouvoir de l’employeur au sein de l’entreprise, a davantage misé sur l’octroi de protections externes.
53Cette tentative de définition d’un RSAC, et la lecture qui en découle s’inscrivent dans la perspective de travaux régulationnistes visant à souligner la diversité des rapports sociaux de production au sein du rapport de régulation dominant. Loin d’avoir épuisé le sujet, cette contribution est une proposition et une invitation à questionner le potentiel de régulation des coopératives de production, à la fois dans les rapports de travail au sein de l’organisation, mais aussi au regard du rapport salarial dans son ensemble. En ce sens, elle participe au chantier qui vise à saisir la capacité de régulation des coopératives à définir un espace méso, chantier ouvert par Catherine Bodet et Thomas Lamarche (2020). Dans cette perspective, il serait intéressant de considérer les coopératives de production comme un espace mésocritique (le RSAC par rapport au RS) marqué par une dialectique, voire une tension, déjà bien documentée (Desroches, 1976 ; Bodet & Lamarche, 2020) entre l’expérimentation (dynamique instituante portée par une futurité) et l’institutionnalisation (forme instituée des pratiques et des règles) du RSAC : une évolution à la fois nécessaire (reconnaissance et légalisation) et risquée (banalisation, dégénérescence coopérative).
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