1Comme l’avant-propos de l’ouvrage le mentionne, un éclairage de la théorie de la régulation sur l’économie sociale et solidaire (ÉSS) était nécessaire dans un contexte où les crises systémiques laissent présager l’avènement d’un nouveau régime socioéconomique. Le titre du livre suggère sa portée : L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le xxie siècle ? L’ouvrage tente de répondre à deux questions. La première : peut-on concevoir un régime socioéconomique qui serait construit à partir de la solidarité ? La seconde, plus difficile : un tel régime, où le primat de la solidarité s’imposerait à la fois au pouvoir politique et à la régulation des marchés, est-il réalisable ? À partir de la théorie de la régulation, Robert Boyer apporte des réponses, mais il soulève aussi de nombreuses questions susceptibles d’inspirer la recherche et une théorisation plus poussée.
2Le fondateur le plus prolifique de la théorie de la régulation est reconnu pour ses ouvrages théoriques, mais il s’est aussi révélé habile dans de brèves synthèses (Boyer, 1986). L’ouvrage sur l’ÉSS est peu volumineux et sa lecture est facilitée par une douzaine de figures dans le texte et autant de synthèses sous forme de tableaux en annexe. Il ne vise pas à proposer une nouvelle synthèse de la théorie de la régulation, mais les concepts et les analyses régulationnistes sont utilisées pour rendre compte du potentiel de transformation de l’ÉSS. Sous cet angle, l’ouvrage se situe à mi-chemin entre l’approche académique et une volonté de transfert des connaissances. Sans visée normative, il répond aux attentes à la fois des chercheurs et de ceux et celles qui sont engagés sur ce terrain.
3Le premier chapitre est incontournable : il fournit les éléments d’un cadre théorique qui se précise dans les chapitres suivants. Les modalités de coordination de l’activité économique qu’assurent le marché et l’État sont bien connues. Leur opposition fait l’impasse sur la troisième modalité que constitue la société civile à partir du principe de la solidarité. Si la réciprocité a été problématisée par Karl Polanyi comme logique économique, le fondateur de la théorie de la régulation fait un pas de plus en proposant une taxonomie des principes de coordination qui tient compte d’une part des « motifs de l’action » (obligation ou intérêt) et d’autre part du « mode de coordination et de la répartition du pouvoir » (vertical ou horizontal) (voir la Figure 1, p.18). Il est possible de voir alors comment le marché, la firme, la communauté, la société civile et l’État se distinguent les uns des autres sous les deux aspects mentionnés. En revanche, les associations et les réseaux sont doublement hybrides. En ce sens, l’ÉSS n’est pas à proprement parler un secteur entièrement séparé de l’État et du marché (ni État, ni marché) puisque la plupart de ses entreprises sont hybrides (p. 33-34).
4L’existence de ces trois modalités de coordination (si l’on excepte ici la firme) entraîne au moins deux conséquences pour le régime socio-économique et la place que l’ÉSS peut y occuper. La première, c’est qu’aucun mécanisme de coordination ne peut à lui seul constituer un régime socioéconomique dominant durable. Ainsi, l’ÉSS ne peut s’imposer comme mécanisme dominant de coordination sans les mécanismes du marché et de l’État. La seconde conséquence est qu’il y a « autant de configurations de l’ÉSS que de hiérarchies entre logiques et principes d’organisation » (p. 24). À partir du moment où le capitalisme pénètre tous les domaines d’activités, les modalités de coordination sont hiérarchisées. L’enjeu est alors de savoir laquelle des trois logiques, marchande, politique ou solidaire, dominera les deux autres. Robert Boyer esquisse trois figures où le primat peut être assuré par l’une ou l’autre des trois modalités de coordination (p. 26 à 29). Pour chacun des trois régimes socio-économiques, l’importance et le potentiel de transformation de l’ÉSS seront différents.
5Le régime socioéconomique où prédominerait la société (les collectifs) serait aussi celui où le politique est au service de la solidarité et l’économie orientée vers la satisfaction des besoins essentiels. Robert Boyer considère que « l’ÉSS n’est que rarement l’expression d’un choix collectif au niveau de l’ensemble de la société » (p. 26). Cependant, si l’histoire montre que cette configuration n’est pas réalisable, elle est néanmoins pensable. Ce choix pourrait être fait à la suite d’« événements dramatiques » mettant en cause la survie d’une partie de la population. La gravité serait alors telle qu’une alliance ou une coalition des divers collectifs de la société choisirait le primat de la solidarité (p. 26-27). Nous serions alors en présence de la vision la plus avancée de l’ÉSS, dont on ne dispose cependant pas d’exemple contemporain durable.
6Dans la configuration où prédomine le politique (ex. la période des Trente Glorieuses), l’État occupe une position centrale pour le développement humain et la redistribution, mais il délègue à l’ÉSS certaines activités concernant l’inclusion sociale et la livraison de services aux personnes, d’où les expressions de Welfare mix et de Welfare pluralism. « Un chemin moins évident » est celui d’un gouvernement progressiste qui décide « de créer un espace juridique qui garantit l’existence d’un secteur coopératif, mutualiste et associatif » (p. 62-63). En revanche, dans le cas où l’économie assure le primat régime socioéconomique, les diverses composantes de l’ÉSS « sont autant d’ilots noyés dans un océan d’entreprises capitalistes » et elles deviennent ainsi des servantes dévouées du pouvoir économique, comme on peut l’observer aux États-Unis avec les fondations philantropiques (p. 61-62).
7Robert Boyer montre bien que les principes et les caractéristiques de l’ESS nuisent à sa diffusion au-delà de l’échelle locale, à la différence de l’entreprise capitalise. En même temps, ce constat est nuancé dans la mesure où il prend en considération la diversité des configurations de l’ÉSS et celle aussi des régimes socioéconomiques dans lesquels elle s’insère (ces régimes ont été définies dans le premier chapitre). À l’exception des coopératives de travail, Robert Boyer considère l’ÉSS comme un ensemble relativement homogène, Comme nous le verrons, il déplore fortement le fait que l’ÉSS n’a pas réussi jusqu’ici à se donner une théorie tandis que le capitalisme, lui, a pu s’appuyer sur la théorie économique classique puis néo-classique. Nous commencerons par évoquer la diversité des statuts juridiques, puis les conditions d’émergence de l’ÉSS et la difficulté de l’évaluer en raison justement de l’absence d’une telle théorie.
8Dès le début de l’ouvrage, Robert Boyer écrit à propos de l’ÉSS : « la théorie de la régulation analyse cette dernière comme une invention d’un rapport social de production original, qui n’est pas celui du capitalisme ni celui des agents de l’État » (p. 16). Plus loin, il ajoute qu’elle présente un « projet émancipateur » où l’humain prime (p. 60). Dans le meilleur des cas, elle pourrait devenir « le vecteur d’un régime socioéconomique original qui s’approche des utopies à l’origine de l’économie sociale, il y a plus d’un siècle et demi (p. 63). Cependant, il relève qu’il existe un « vide entre l’idéal de l’économie sociale et la floraison des initiatives des acteurs de l’ESS » (p. 55). De plus, la plupart des principes de l’ÉSS et des mécanismes s’en inspirant présentent des faiblesses pour sa généralisation et son potentiel d’alternative. Ce qui le conduit à un examen plus attentif des principes et des statuts des composantes de l’ÉSS.
9Dans une analyse micro, qui porte principalement sur les SCOP, trois principaux mécanismes associés aux principes institutionnels sont mis perspectives (p. 59 et suivantes, tableau 2). Le premier, « la participation à la décision sur une base égalitaire », a plusieurs effets favorables : moins de conflits, plus de stabilité de l’emploi et l’accumulation des compétences, plus d’efforts, une meilleure qualité du travail et enfin une collusion et la surveillance mutuelle, donc une réduction de ses coûts. Selon Robert Boyer, il en résulte également plusieurs effets défavorables sous l’angle de la performance : réduction du pouvoir discrétionnaire du dirigeant, difficulté du traitement de l’information, moindre prise de risque de la part des travailleurs pour l’investissement dans leur entreprise. Le deuxième mécanisme institutionnel, le partage du revenu net de la coopérative, a un effet favorable, à savoir l’incitation positive à l’effort plus forte que dans l’entreprise capitaliste, mais plusieurs effets défavorables : un partage des rentes défavorables à l’emploi, « un écart entre la productivité moyenne et la productivité individuelle » ainsi qu’« une perte d’efficacité faute d’appropriation du surplus par un individus ou une autorité centrale ».
10Dans une analyse plus macro, Robert Boyer met en perspective les avantages et les limites des principes de l’ÉSS à l’ère du capitalisme de plateforme (tableau 13). Le premier principe, celui d’« une personne, une voix » peut contribuer à la démocratisation de l’économie (une alternative à la prédominance du capital), mais il entraîne une réduction de la taille des entités. Le deuxième principe, la limite de la recherche du profit, a l’avantage de créer « un espace pour la distribution de la valeur ajoutée », mais il restreint « la capacité de financement ». Le troisième, l’indivisibilité de la réserve traduit une « prudence dans la gestion », mais réduit « l’accès au crédit ». Le quatrième, « la gestion en faveur des coopérateurs » aurait l’avantage de stabiliser l’emploi, mais il constitue « un obstacle à la croissance des effectifs ». Le cinquième principe, la « satisfaction des besoins essentiels », permet l’innovation sociale et la lutte contre l’exclusion mais il n’est pas favorable à l’innovation technologique.
11De mon point de vue, cette mise en perspective n’est pas inutile : elle laisse voir que les principes de l’ÉSS ont des effets favorables et des effets défavorables sur le plan de la performance économique et même, au-delà, sur la croissance de ces entreprises et sur leur diffusion. Cependant, les coopérateurs ont tendance à ajouter que leurs entreprises ne peuvent pas bénéficier des conditions que les pouvoirs publics accordent aux entreprises capitalistes. D’autres ajoutent aussi que la performance de leurs entreprises ne se limite pas à la performance économique, entre autres parce qu’elles prennent en charges les externalités. Enfin, ne faut-il pas tenir compte de la contribution des entreprises de l’ÉSS à travers leur regroupement sectoriel et intersectoriel (l’échelle méso) ?
12Dans cette perspective, Robert Boyer affirme que le niveau méso constitue « le talon d’Achille de l’ÉSS » (p. 56-57). À nouveau, la solidarité sociale et l’introduction de la démocratie dans l’économie constituent des forces, mais ces dernières représentent aussi des faiblesses, soit la réduction d’une capacité d’action en raison d’un ancrage dans « une communauté́ délimitée, si ce n’est fermée » (p. 113). Le niveau méso, qui semble avoir été peu étudié par les chercheurs, est pourtant loin d’avoir été négligé par les composantes de l’ÉSS. Relevons que de nouveaux regroupements, sur la base d’affinité et de thématique et en grande partie intersectoriels permettent d’établir des synergies entre les entités et de tirer des leçons de formes comparables à travers l’histoire (Bodet & Lamarche, 2020).
13Pour ma part, j’ajoute que l’absence de regroupement à l’échelle méso est plus manifeste pour les entreprises sociales émergentes dans des pays sans longue tradition d’économie sociale. De plus, plusieurs nouvelles formes d’organisation cherchent volontairement à s’éloigner des réseaux existant de l’ÉSS, soit pour se distinguer positivement quant à leur orientation, tels les communs, soit encore pour éviter la rigidité des statuts traditionnels. Enfin, certaines initiatives d’ÉSS explicitement locales se considèrent comme translocales (« both local and transnational linkages ») en raison de leur connexion à des réseaux internationaux (Pel et al., 2020). C’est également le cas des nouvelles initiatives locales qui s’inscrivent explicitement dans la transition socio-écologique. Cela dit, Robert Boyer a raison d’insister sur l’importance du niveau méso et des organisations intermédiaires qui permettent des synergies à une autre échelle, mais il s’agit d’un domaine qui n’est pas exploré dans l’ouvrage.
14Comme indiqué précédemment, Robert Boyer explique comment les principes et caractéristiques de l’ÉSS nuisent à une diffusion plus large que l’échelle locale. Cependant cette affirmation est nuancée si l’on considère la diversité des configurations de l’ÉSS et des régimes socioéconomiques dans lesquelles elle s’insère. À l’exception des coopératives de travail, Robert Boyer considère l’ÉSS comme un ensemble relativement homogène, Comme nous le verrons, il déplore fortement le fait que l’ÉSS n’a pas réussi jusqu’ici à se donner une théorie tandis que le capitalisme, lui, a pu s’appuyer sur la théorie économique classique puis néo-classique. Nous commencerons par évoquer la diversité des statuts juridiques, puis les conditions d’émergence de l’ÉSS et la difficulté de l’évaluer en raison justement de l’absence d’une telle théorie.
15Robert Boyer affirme que l’ÉSS souffre d’un « péché originel » et il explique pourquoi : « ses innovations naissent comme autant de réactions aux faiblesses structurelles du couple marché/État que révèlent les crises des régimes socioéconomiques qui se sont succédé́ depuis la percée du capitalisme commercial » (p. 114). Cette explication revient dans la plupart des chapitres en des termes variables. Ainsi, comme les nouvelles configurations apparaissent et prennent leur essor lors des crises, l’ÉSS est considérée comme « fille des crises » (p. 13). Dans ce contexte, l’ÉSS émerge « en creux des limites combinée de marché et de l’État » de sorte que ses faiblesses remontent à son origine (p. 72).
16Pour « les facteurs de l’émergence et de replis de l’ÉSS » (figure 12), les conditions favorables et les obstacles sont mis en perspective comme les deux faces d’une même médaille. Ainsi, trois conditions favorables sont d’abord identifiées : 1) « une crise aiguë des régulations marchandes et étatiques » ; 2) « des luttes sociales défendant la dignité de la démocratie dans l’économie » ; 3) « la reconnaissance juridique et institutionnelle par le pouvoir politique ». Aux conditions favorables, correspondent des obstacles en partie externes : 1) la « croyance en une prospérité portée par le marché et/ou l’État » ; 2) le « dépérissement des corps intermédiaires défenseurs des intérêts collectifs » ; 3) « des interventions publiques qui ne reconnaissent pas un tiers-secteur entre logiques marchande et étatique » (p. 108). Certains de ces facteurs favorables me semblent moins explicités dans l’ouvrage, telles que « les luttes défendant la dignité de la démocratie dans l’économie ». Les acteurs sociaux, les mouvements sociaux et les luttes sont impuissants ou passifs devant les crises comme s’ils étaient happés par les failles du marché et de l’État.
- 1 2 Ainsi, au Québec, le taux de survie après cinq ans est de 63,9 % (un tiers des nouvelles coopérat (...)
17Je suis d’accord avec Robert Boyer sur l’importance des crises et sur la capacité de l’ÉSS de répondre rapidement aux problèmes qui surgissent à la suite des défaillances de l’État et du marché (Lévesque & Petitclerc, 2008 ; Bouchard & Hiez, 2021). Comme l’explique la théorie de la régulation, les crises économiques sont également politiques : elles résultent de l’éclatement des compromis institutionnalisés au cœur des formes institutionnelles à la base du mode de régulation. Les idéateurs et les entrepreneurs collectifs s’activent plus facilement lors d’une crise parce que cette dernière s’accompagne d’un relâchement des contraintes institutionnelles et du déverrouillage de certains régimes sociotechniques d’activité économique (Geels & Schot, 2006). Dans ce contexte, les innovations sociales prennent de l’essor, mais une telle vague connaîtra une chute, dans les années suivantes, correspondant aux taux de survie des entreprises créées à cette occasion1.
18Enfin, j’ajouterai comme commentaire que, si les initiatives d’ÉSS répondent sans doute à des besoins non-satisfaits ou mal satisfaits, leurs promoteurs n’en sont pas moins inspirés par des valeurs et un projet plus large. Ainsi, l’histoire de l’économie sociale et de nombreuses études de cas tendent à montrer que les nouvelles créations n’émergent pas seulement pour répondre aux failles du marché et de l’État. Elles sont souvent inspirées, en même temps et parfois principalement, par des aspirations à l’émancipation individuelle et collective, ou par un soutien aux mouvements sociaux – luttes pour les femmes, écologiste, jeunes, nationalisme minoritaire, etc. – (Frère & Laville, 2022 ; Draperi, 2012). C’est sans doute pour cette raison que la reconnaissance institutionnelle d’une entreprise ou d’une organisation d’ÉSS par l’État est précédé d’un travail d’auto-institutionnalisation portant sur les justifications du projet, les valeurs qui l’inspirent et des règles internes en vue de le pérenniser (Lawrence, Suddaby & Leca, 2011).
19Dans la conclusion de l’ouvrage, Robert Boyer fait deux déductions concernant les conséquences de l’absence d’une théorie de l’ÉSS pour son évaluation. Pour la première, il écrit que « l’ÉSS ne prétend pas être plus performante que le rapport capitaliste, ni proposer une autre organisation des pouvoirs au sein de l’État » (p. 112). Cependant, il ajoute à propos de l’ÉSS que « son objectif est de construire des organisations fondées sur des relations de réciprocité égalitaires et de solidarité dans les activités de production, de consommation, d’investissement et de crédit » (ibid). Sous cet angle, l’ÉSS elle-même n’a pas la capacité d’imposer sa primauté au régime socioéconomique, à moins d’être soutenue par une coalition sociale à l’échelle de la société civile. Si tel est le cas, je pose la question suivante : comment peut-on reprocher à l’ÉSS son incapacité à constituer une alternative au régime socio-économique dominant, si cette incapacité découle d’obstacles relevant d’instances externes ?
20La deuxième affirmation incite à évaluer l’ÉSS à partir de ses critères propres et non à partir de « ceux qu’impliquent la logique marchande d’un côté et celle du pouvoir politique de l’autre » (ibid). Robert Boyer ajoute que la conception contraire « doit être critiquée et abandonnée, car elle est un obstacle à la compréhension de l’ESS et de ses perspectives d’avenir ». En acceptant cette dernière affirmation, comment ne pas ressentir un malaise lorsque les points faibles de l’ÉSS résultent d’une comparaison avec les critères de la seule performance économique. Cette mise en perspective donne lieu à une question limite : « Serait-il concevable qu’une économie coopérative soit supérieure à une économie capitaliste, au point qu’elle s’impose par de purs mécanismes de concurrence ? » (p. 88). Heureusement, Robert Boyer prend bien soin d’ajouter immédiatement après : « L’histoire n’est guère favorable à cette dernière hypothèse ». Néanmoins, tout se passe comme si l’ÉSS devait relever un double défi pour être considérée comme une réussite, soit performer en fonction de ses propres objectifs et critères (ex. répondre aux besoins essentiels et internaliser les externalités négatives avec les coûts que cela entraîne) et en même temps devoir atteindre ou dépasser la performance des entreprises capitalistes (qui n’assument pas les coûts de ces externalités). Autrement dit, l’ÉSS devaient être en même temps un cercle et un carré. Difficile de s’en sortir, à moins que l’ÉSS se donne elle-même une théorie.
21S’il est facile de s’entendre sur l’importance et la nécessité d’une théorie de l’ÉSS, il est en revanche beaucoup plus difficile d’en proposer une qui s’impose comme c’est le cas des théories de l’État et du marché (c’est le point de vue exprimé par Robert Boyer). Pour ma part, je crois qu’un détour vers l’histoire des idées économiques permettrait de comprendre l’ampleur d’une difficulté apparue il y a bien longtemps. À cette fin, je mentionnerai ici l’analyse proposée par Jean-Jacques Gislain & Christian Deblock (1989). Selon ces derniers, le naturalisme rationaliste au xviiie siècle a deux faces : l’une, le rationalisme individualiste à l’origine de l’utopie libérale et l’autre, le rationalisme associatif avec comme horizon le socialisme utopique, d’où émanent les premières coopératives et communautés s’y rattachant. Ainsi, « ce naturalisme rationaliste associatif qui fait l’unité gnoséologique initiale de l’économie sociale et son idéologie démocrate (Liberté - Égalité - Association fraternelle) apparaît d’emblée aussi forte que celle du libéralisme (Liberté - Égalité - Concurrence fraternelle) » (Gislain & Deblock, 1989, p. 69). Mais à partir du moment où le capitalisme et l’industrialisation se généralisent, l’économie politique libérale s’élabore « en validant a posteriori dans le domaine du savoir ce qui se construit concrètement dans la réalité de l’accumulation capitaliste » (ibid, p. 88). En la présentant comme naturelle, cette théorisation contribue aussi à la diffusion du capitalisme. À l’inverse, l’économie sociale et les formes communautaires apparaîtront encore plus utopiques qu’auparavant.
22Dans cette perspective, « une utopie réaliste », comme le suggère Robert Boyer, suppose au préalable une critique ou une déconstruction des approches standard de l’économie. C’est ce que fait la théorie de la régulation, en replaçant les rapports sociaux au cœur de l’analyse économique. Ainsi, en se coupant des théories critiques de l’économie, l’ÉSS ne peut arriver à se donner elle-même une théorie comparable à celles portant sur l’État ou sur le marché. De plus, tout ne se joue pas à l’échelle des idées puisque celles qui s’imposent résultent de conflits sociaux et relèvent du domaine politique. Pour y arriver, un travail théorique ne suffit pas, il faut aussi une praxis impliquant les acteurs de l’ÉSS qui disposent d’espace de délibération. Pour construire cette théorie, les chercheurs doivent être capables de se donner une approche méthodologique appropriée, telle l’abduction pour tirer également avantage à la fois des études empiriques et des théories existantes. Enfin, si une théorie de l’ÉSS est nécessaire, cette dernière doit pouvoir également s’appuyer sur une théorie de la transformation. En somme, le besoin de deux théories (ou la nécessité de deux processus de théorisation) s’impose : l’une provenant de l’ÉSS et l’autre pour la transformation sociale, d’où l’intérêt de l’ouvrage de Robert Boyer pour faire le pont entre les deux.
23Le dernier chapitre et la conclusion portent principalement sur l’avenir de l’ÉSS pour les décennies à venir. Ce que ces deux sections ajoutent par rapport à ce qui précède, c’est l’analyse des crises systémiques des deux dernières décennies et la remise en question des fondements du néolibéralisme. En ce sens, selon Robert Boyer, nous entrons dans une nouvelle époque qui laisse entrevoir un basculement possible et de plus en plus souhaitable. Cependant, la dépendance de l’ÉSS à l’égard de l’État et du marché et son incapacité à s’imposer comme primat d’un régime socioéconomique font en sorte qu’elle ne peut pas être une alternative de premier rang, à moins d’une catastrophe, comme certains écologistes l’avancent, ou d’une guerre mondiale (situations que personne ne souhaite). Robert Boyer reconnaît que ses propos sur l’ÉSS sont pessimistes (p. 78). Ainsi, il prend soin d’affirmer que « l’ÉSS est la matrice d’innovations sociales renouvelées » et qu’« elle a un avenir car son passé montre sa remarquable résilience et sa capacité à transformer certaines relations sociales » (ibid). Avec prudence, il soulève des questions qui portent sur l’avenir, mais sans grande explicitation. Ainsi, les changements multiples « des économies contemporaines depuis les deux dernières décennies (n’) ouvrent-ils un âge d’or de l’économie sociale et solidaire ? » (ibid). De même, « le projet de l’ÉSS est-il en accord avec les transformations des capitalistes et du régime international » (p. 82). Enfin, « qui de l’État, du marché et de l’ÉSS est le mieux placé pour répondre aux crises systémiques ? » (p. 84). On comprendra ici que l’ÉSS est considérée comme une organisation relevant de la société civile dans le domaine de l’économie.
24Au cours des dernières décennies, l’ÉSS qui s’est développée est « celle de la gestion qui accompagne le retour en emploi, ou celle l’organisation des services sociaux locaux sur la base du bénévolat » (p. 95), autant d’initiatives qui compensent « les effets défavorables du néolibéralisme sur les groupes sociaux défavorisés » (ibid). Cependant, les crises systémiques, soit la crise financière de 2008 et la crise sanitaire avec la pandémie, ouvrent clairement une nouvelle période. Dans l’ouvrage, celle-ci est caractérisée d’une part par le retour de la centralité de l’État et d’autre part par de nouvelles revendications qui s’adressent non pas entreprises mais au gouvernement. Dans le cas de la pandémie, l’ÉSS a été présente au niveau local pour répondre rapidement aux urgences, sans toutefois être un acteur stratégique capable d’agir sur les causes. Cependant, ces deux changements devraient avoir des conséquences pour l’avenir de l’ÉSS en raison de l’importance de la santé publique et du nouveau rapport citoyens/gouvernements.
25Le changement le plus significatif concerne le rapport citoyens/gouvernements qui devient prédominant. L’économiste régulationniste manifeste sa surprise que « la politique salariale des entreprises ne soit pas alors contestée », mais que ce soit plutôt « la pression fiscale accrue » et l’« éloignement des services publics au quotidien » qui fassent « l’objet des revendications adressées au pouvoir politique et à l’État » (p. 94). Il en conclut que « les luttes capital/travail tendent à se transformer en des conflits opposant citoyens et gouvernements ». On peut même se demander si ce nouveau type de mouvement social n’est pas de facto plus favorable à l’ÉSS, étant donné que cette dernière est très présente dans les services de proximité.
26Le retour de la centralité de l’État, le deuxième changement significatif, s’est opéré dans le cadre de crises systémiques récentes. Lors de la crise financière de 2008, seul l’État avait la capacité d’assurer la relève de l’autorégulation marchande défaillante. De même, la crise sanitaire a révélé la nécessité de l’action collective pour la coordination : d’abord, la centralité de l’État et, ensuite, la contribution subordonnée de l’ÉSS pour les besoins essentiels, notamment à l’échelle locale. En somme, les grands enjeux systémiques, tels que l’instabilité financière, la santé publique, le dérèglement climatique et la biodiversité, ont une portée mondiale. Comme les solutions supposent une concertation et une coordination à cette échelle, il faut renforcer la coordination entre le global et le national plutôt qu’entre le national et le local (p. 98). Par rapport à ces enjeux, l’ÉSS est trop enfermée dans la seule solidarité locale pour jouer un rôle déterminant.
27Même si elle ouvre des perspectives nouvelles pour le repositionnement de l’ÉSS, cette conclusion fera sans doute réagir les personnes qui œuvrent dans ce domaine. Sur ce point, je propose deux nuances importantes. La première est que l’analyse proposée par Robert Boyer laisse voir la solidarité de proximité comme enfermée dans le périmètre des collectivités locales. Cependant, la proximité pour l’ÉSS n’est pas exclusivement géographique comme en témoignent les communautés de connivence et la création de réseaux translocaux. Deuxième nuance, l’ÉSS et les organisations de la société civile sont de plus en plus présentes à l’échelle du monde et peuvent y exercer collectivement une influence. Cette influence s’exerce non seulement dans le cadre des mouvances écologistes et altermondialistes, mais aussi à partir de l’ÉSS elle-même. En plus des regroupements internationaux traditionnels (ex. l’Alliance coopérative internationale) et des regroupements nouveaux de l’ÉSS (ex. Forum international de l’ÉSS), on peut relever des événements plus ponctuels, tels les contre-sommets et des événements mondiaux (ex. Forum social mondial). Enfin, même si cela n’est pas sans ambigüité, l’ÉSS est de plus en plus reconnue par les instances internationales, qu’il s’agisse de l’Union européenne (Social Economy in UE), de l’OCDE ou encore de l’OIT. Plus récemment, la 66e Assemblée Générale de l’ONU a adopté le 18 avril 2023 la résolution, « Promouvoir l’économie sociale et solidaire pour un développement durable » (United Nations, 2023), qualifiée d’historique par les promoteurs de l’ÉSS.
28Après avoir donné un aperçu du livre de Robert Boyer, je propose maintenant trois questions qui visent l’approfondissement de cette contribution et à partir desquelles je formule des commentaires.
29Cette question s’est imposée du fait que Robert Boyer n’accorde pas la même attention à toutes les composantes de l’ÉSS que sont les coopératives, les mutuelles, les associations, les fondations et les entreprises sociales. Les choix réalisés dans l’ouvrage apparaissent toutefois comme légitimes en raison de la question centrale qui concerne l’avenir de l’ÉSS et aussi son potentiel d’alternative.
30En premier lieu, Robert Boyer n’accorde pas beaucoup d’importance au poids économique des diverses composantes de l’ÉSS. Ainsi, il considère avec attention les SCOP même si ces dernières ne représentent que 3,7 % de l’ensemble des coopératives (et moins d’un dixième de 1 % par rapport à de l’ensemble de l’ÉSS). Ce choix se justifie sous l’angle d’un rapport salarial différent au sein de la coopération, mais rien dans l’ouvrage ne laisse supposer que ce type de coopérative prendra plus d’importance dans les décennies à venir. En revanche, les coopératives agricoles et de consommation constituent presque la moitié des coopératives (48,7 %), bien qu’il n’en soit guère ici question, sinon en référence à des pays du sud (Dave Grace and Associate, 2014). De même, peu d’attention est accordée aux associations, qui comptent 1 844 647 salariés (77,7 % de l’ensemble des salariés de l’ÉSS en France) comparativement aux coopératives qui emploient 308 632 personnes (13,0 %), les mutuelles, 135 723 salariés (5,8 %) et les fondations, 83 010 (3,5 %) [tableau 1]. Sur ce point, Robert Boyer rejoint ceux et celle qui considèrent que les coopératives constituent le noyau dur de l’ÉSS en raison de la précision et de la solidité de leur statut juridique.
31En deuxième lieu, l’analyse laisse l’impression que les entreprises d’ÉSS sont de petites organisations. Il ne fait pas de doute que, par rapport à l’ensemble de l’économie française, par exemple, l’ÉSS ne représente qu’une faible partie (estimée à 10 %, dans un pays où elle est parmi les plus développées). Cependant, cela ne veut pas dire que les coopératives sont exclusivement de très petites entreprises et qu’elles sont éparpillées dans une multitude d’activités (voir le top 300 de l’Alliance coopérative internationale, World Cooperative Monitor, 2022). Dans certains secteurs d’activité, le poids économique des coopératives est significatif, comme celui des associations dans certains secteurs, tel celui des services aux personnes. Cette dernière composante de l’ÉSS ne pourrait-elle pas connaître une forte expansion en raison de l’importance du rapport citoyens/gouvernements ? Enfin, que penser de la nouvelle forme de coopérative qui réunit à la fois des travailleurs et des usagers comme c’est le cas des coopératives de solidarité, une innovation sociale institutionnelle ?
32En troisième lieu, l’ouvrage ne mentionne pas que la redécouverte de l’économie sociale en France a été portée par l’économie sociale mature, soit les mutuelles et les coopératives, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, en raison de la transformation de leur rapport à l’État. Sous cet angle, certaines recherches empiriques méritent d’être prises en considération. De même, l’économie sociale a été reconnue en référence à la coopérative, considérée comme le modèle idéal et le plus structuré. Les « théoriciens » de cette refondation récente ont été Henri Desroche (1976) et Claude Vienney (1981 ; 1982), dans le cadre entre autres du Collège coopératif (Parodi, 2018). La deuxième inspiration, plus récente encore, a été celle de l’économie solidaire, qui a été conceptualisée par Jean-Louis Laville et Bernard Eme en relation étroite avec les expérimentations sur le terrain (Eme & Laville, 1994). Dans cette dernière phase, les statuts juridiques perdent une partie de leur importance. L’accent est plutôt mis sur les pratiques et sur la dimension politique. Enfin, un compromis entre l’économie sociale et l’économie solidaire n’a été trouvé en France que très récemment, comme en témoigne l’adoption de la loi relative à l’économie sociale et solidaire en 2014, bien que des synergies existaient bien avant à l’échelle locale. Cette trajectoire ne doit-elle pas être considérée pour penser l’avenir de l’ÉSS, ne serait-ce que pour en tirer des leçons ?
33La question de l’institutionnalisation de l’ÉSS, capitale pour son avenir, est celle de savoir si cette appellation réussira ou non à s’imposer universellement et, surtout, avec quel contenu. Elle ne peut être ignorée, puisqu’il existe un conflit d’institutionnalisation à l’échelle du monde (Nichols, 2010). Je partage l’avis de Robert Boyer lorsqu’ il affirme que « le processus d’institutionnalisation de l’ÉSS » est « une question politique » qui est sous-estimée (p. 54). Cependant, en écrivant cela, je me demande si Robert Boyer ne se parlait pas à lui-même. Chose certaine, l’ouvrage n’accorde pas suffisamment d’attention à cette question. Je formule donc deux commentaires laissant entrevoir les enjeux sous-jacents.
34Dans un premier temps, à partir de la fin des années 1970, deux conceptions se sont constituées et diffusées pour rendre compte d’une réalité en partie comparable : d’une part, l’économie sociale en France, puis dans certains pays voisins ; d’autre part, les « nonprofit organizations » (NPO), surtout développées aux États-Unis (Defourny & Monzon, 1992). Ces deux conceptualisations sont basées sur des principes et sur un statut juridique idéal-typique différents. Ainsi, l’économie sociale, dans sa première phase, met l’accent sur la démocratisation, ce qui permet de retenir les activités marchandes, notamment la plupart des coopératives (le marché dans la coopérative est considéré en comme régulé par une gouvernance collective, voire démocratique). De son côté, l’approche en termes de NPO considère que la non-lucrativité est indispensable pour atteindre l’intérêt général. En conséquence, la première conception retient la coopérative comme type idéal parce que fondée sur la démocratisation (une personne, une voix). La seconde accorde la priorité aux associations sans but lucratifparce ces dernières sont orientées vers l’intérêt général que portent des personnes désintéressées. Ce faisant, cette conception exclut la plupart des entités ayant le statut de coopérative en raison de leurs activités marchandes, à moins que ces dernières ne soient orientées vers l’intérêt général. Autrement dit, l’intérêt collectif tel que mis en l’avant par la plupart des coopératives est considéré comme relevant d’un intérêt particulier, laissant dans l’ombre le travail de « socialisation » réalisé par le collectif des membres (Monnier & Thiry, 1997).
35À partir des années 1990, ce premier affrontement s’est déplacé en mettant en opposition d’une part l’économie sociale et solidaire (surtout en Europe et en Amérique latine) et d’autre part l’entrepreneuriat social et le social business – et l’entreprise sociale dans sa version étatsunienne (Nichols, 2010). En ne tenant pas compte des secteurs plus institutionnalisés de l’ESS (ex. coopératives et mutuelles), l’analyse proposée dans le livre pourrait conforter les grandes institutions internationales dans leur tendance à réduire l’ÉSS à sa partie émergente non-lucrative et à l’entreprises à mission sociale (Bouchard, 2023). Une théorie de l’ÉSS devrait prendre en considération ces conflits d’institutionnalisation si elle veut rendre compte de la réalité dans ses diverses dimensions et favoriser un avenir de l’économie sociale qui ne se limite pas à la réparation (bien que cette dernière soit nécessaire). L’avenir de l’économie sociale et solidaire sera-t-il celui d’un compromis entre ces deux conceptualisations ou bien celui de leur dépassement dans le cadre d’une théorie de l’ÉSS qui s’imposerait ?
36Cette troisième interrogation provient de la déploration par Robert Boyer du fait que l’ÉSS ne se soit pas donné de théorie, mais son ouvrage montre qu’une théorie de la transformation telle que la théorie de la régulation permet une analyse que ne peut réaliser une théorie de l’ÉSS. Autrement dit, pour passer de l’ÉSS à la transformation, il faut établir des passerelles entre deux théories, celle de l’ÉSS et celle de la transformation (Lévesque, 2016). De plus, comme plusieurs le considèrent, la crise des sociétés modernes, notamment occidentales, n’est pas seulement une crise du capitalisme mais aussi une crise de la modernité. Dans cette perspective, je propose deux commentaires. Le premier concerne le besoin de théories de moyenne portée commençant par la description (Middle-Range Theory, selon Robert K. Merton) qui se situent en-deçà ou en amont d’une théorie de la transformation (telle que la théorie de la régulation). Robert Boyer est conscient de ce besoin puisqu’il mentionne « l’école française des conventions » dans son ouvrage (p. 114). Le deuxième commentaire porte sur le besoin d’une théorie de la transformation qui se situerait au-delà (ou en complémentarité) de la théorie la régulation pour rendre compte non seulement de la crise du capitalisme mais aussi de la crise de la modernité. Un exemple illustre chacun de ses commentaires.
37En guise de premier exemple, je choisis l’approche Multi-Level Perspective (MLP), qui accorde beaucoup d’attention aux niches, le plus souvent à l’échelle locale, dans la perspective de la transition écologique des activités (ex. alimentation, mobilité et énergie). Ces niches sont par définition protégées, mais elles interpellent non seulement les régimes sociotechniques d’activité à l’échelle méso, mais aussi le paradigme sociotechnique à l’échelle macro (landscape) (Geels & Schot, 2006). Ce qui est intéressant ici, ce sont les interactions entre les niveaux, à un moment donné et à travers le temps. Une nouvelle génération de chercheurs, qui s’inscrit dans cette approche, travaille sur les innovations sociales et les acteurs et organisations de la société civile (Pel, Haxeltine, Avelino et al., 2016). Dans cette perspective, les niches d’innovation sociale (échelle micro) peuvent influer sur le régime sociotechnique d’activité (échelle méso) et même sur le paradigme socio-technique (échelle macro) (cette relation peut être bidirectionnelle). En raison de ses activités, une niche locale peut ainsi entraîner des transformations à divers niveaux (Callorda Fossati, Degavre & Lévesque, 2022).
38Le deuxième exemple prend en considération la crise des fondements de la première modernité . Bernard Billaudot (2022), dans un riche ouvrage, montre que toutes les sociétés sont fondées à la fois sur une vision du monde (une cosmologie) et sur des modalités de justification de leurs activités et de leurs relations. Dans le cas de la première modernité, ses fondements remontent à la Renaissance. Ils ont atteint aujourd’hui leurs limites absolues (en termes de légitimité et d’inspiration). De même, la cosmologie de première modernité, selon laquelle les humains sont séparés complètement des non-humains, est remise en question en faveur d’une cosmologie écologiste qui considère les humains et non-humains comme en interdépendance. De même, le mode de justification rationnelle de la première modernité, qui donne la priorité au juste, est considéré comme insuffisant parce qu’il ne considère pas également la priorité au bien (comme opposé au mal). Une seconde modernité pourrait rendre possible le primat de la solidarité (considérée comme relevant du bien) dans le régime socioéconomique. Ainsi, un mode de justification rationnelle, qui donne priorité à la fois à la justice et au bien, ferait en sorte que l’ÉSS cesserait d’être atypique pour devenir conforme à la nouvelle normalité. L’opérationnalisation d’un tel mode de justification soulève des questions sans réponses pour le moment. Cependant, il ne faut pas oublier que l’ÉSS, telle qu’elle existe aujourd’hui, intègre des principes fondés sur des valeurs qui vont au-delà de la justice et qui relèvent du bien. Pour le moment, ces perspectives peuvent être qualifiées d’utopie irréaliste, mais qu’en sera-t-il des utopies considérées aujourd’hui réalistes si elles échouent demain ?
39Tous ceux et toutes celles qui s’intéressent à l’ÉSS, devraient lire cet ouvrage peu volumineux, mais très instructif grâce à des analyses inspirées de la théorie de la régulation. Ce livre permet une compréhension plus réaliste d’une ÉSS en évolution constante. Robert Boyer esquisse des perspectives pour un avenir qui laisse entrevoir une bifurcation. Certains passages peuvent créer un malaise en raison d’un regard distancié sur l’ÉSS, mais les questions soulevées méritent d’être prises en considération. La lecture donne parfois l’impression d’une vision pessimiste où les limites de l’ÉSS l’emportent sur ses forces. Cependant, les questions soulevées sont pertinentes, à l’image de celles concernant la difficulté pour l’ÉSS de se donner un cadre théorique ou encore la faible synergie entre des composantes dont le statut juridique est différent.
40Enfin, je formule un souhait quant à la suite de cet ouvrage. Dans l’avant-propos, Robert Boyer écrit que : « le mode de développement du xxie siècle pourrait bien être “anthropogénétique”, au sens où le travail humain serait essentiellement consacré à l’éducation, à la santé et à la culture, et non plus à l’accumulation de richesses sous l’impulsion de la recherche du profit » (p. 9). Cependant, cette hypothèse n’a pas été examinée dans l’ouvrage alors que son auteur a réalisé plusieurs publications sur le mode « anthropogénétique » (Boyer, 2015 ; 2022). Je souhaite donc que Robert Boyer explore plus attentivement encore ce que pourrait être la contribution de l’ÉSS à ce mode de développement. À cette fin, il pourrait encourager la mise sur pied d’une équipe multidisciplinaire de chercheurs avec la participation d’acteurs provenant d’instances méso de l’ÉSS favorisant ainsi l’émergence d’une nouvelle approche de l’ÉSS.