Nous remercions les deux rapporteurs anonymes de la revue pour leurs remarques et suggestions qui ont grandement contribué à améliorer la version initiale de ce travail.
« On pourrait réfléchir à inscrire dans les statuts des SCIC un minimum de 25 ou 30 % des voix pour les salariés »
« Je ne suis pas du tout d’accord ! C’est un débat totalement dépassé ! »
1Cet échange a eu lieu lors de la conclusion de l’Agora des SCIC, le 13 octobre 2022 au Conseil Économique Social et Environnemental, entre le président de la Confédération générale des SCOP (Cgscop), Jacques Landriot, qui intervenait à la tribune et une participante qui a spontanément pris la parole dans la salle. Il reflète une tension présente au sein du mouvement coopératif depuis la création juridique du statut de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) en 2001, concernant la place et le pouvoir à donner aux salariés dans ces coopératives particulières. Au sein des SCIC en effet, plusieurs catégories de sociétaires co-existent : les salariés mais aussi les bénéficiaires et selon les cas, des fournisseurs, des collectivités locales, des fondateurs ou des soutiens divers. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur la place qu’occupent les salariés : constituent-ils une catégorie parmi d’autres ou sont-ils amenés à occuper une place particulière et dans le deuxième cas, comment cela se manifeste-t-il ?
2Depuis 2011, le nombre de SCIC a fortement augmenté en France, dépassant le millier de sociétés coopératives en 2020. En particulier, entre 2015 et 2021, le nombre de SCIC a plus que doublé, passant de 532 à 1211 (chiffres Cgscop). On constate qu’une grande diversité d’acteurs utilisent ce modèle, en termes de secteur d’activité, de taille, d’origine (la majorité sont des créations ex nihilo mais certaines sont des entreprises classiques, des associations ou bien des coopératives transformées en SCIC) et en termes de composition du sociétariat. Le statut de SCIC a également suscité un fort intérêt chez les chercheurs, avec de nombreuses études de cas et mises en perspective historique et géographique de ce statut coopératif novateur (Béji-Bécheur, Codello-Guijarro & Pallas, 2016 ; Bonnemaizon, El Karmouni & Maignan, 2019 ; Dubrion, 2021 ; Ferraton et al., 2019 ; SCIC, 2016). Des approches sectorielles stimulantes se sont développées dans les domaines culturel et agricole notamment (Emin & Guibert, 2009 ; Suarez et al., 2022). Cependant, la relation d’emploi reste encore peu explorée dans cette littérature.
Encadré 1 : Les SCIC, Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif
Les SCIC sont des sociétés coopératives à capital variable, dotées d’un multi-sociétariat, ce qui constitue leur principale différence avec les autres sociétés coopératives (Branchu et al., 2021). Leur capital doit être constitué d’au moins trois catégories d’associés : des salariés ou, en leur absence des producteurs des biens ou services vendus par la SCIC, des clients-bénéficiaires-usagers et une troisième catégorie d’associés qui peut être constituée de fournisseurs, financeurs, collectivités locales ou autres. L’État, les collectivités locales ou tout autre acteur de droit public peut être associé au capital et le décompte des droits de vote en assemblée générale (AG) peut être effectué par collèges. Les excédents sont affectés en réserves et éventuellement en rémunération limitée des parts sociales (on n’y propose pas de « ristourne coopérative »), la SCIC dispose de réserves impartageables, et le bénévolat est possible. Enfin, les salariés d’une SCIC relèvent du droit du travail et les obligations en matière d’institutions représentatives du personnel s’appliquent comme dans le cas des entreprises classiques.
- 1 La loi de 2014 permet la constitution d’une SCIC sans salariés : « La société coopérative d’intérê (...)
3La principale innovation introduite par le statut de SCIC est le multi-sociétariat. Nous nous intéressons ici à ses implications sur la relation d’emploi. En effet, la place des salariés dans le sociétariat des SCIC est à la fois centrale, empiriquement très diverse et en constante évolution : les salariés, bien qu’ils soient l’une des catégories d’associés obligatoire, peuvent constituer une part très variable de l’ensemble des sociétaires, former un collège ou non et, depuis 2014, peuvent même être totalement absents d’une SCIC1. Nos questions de recherche sont donc les suivantes : Qu’est-ce que le statut de SCIC et plus particulièrement le multi-sociétariat fait à la relation d’emploi et au lien entre capital et travail au sein de ces coopératives ? Comment les relations se tissent-elles entre les salariés et les autres catégories de sociétaires ? Qui joue le rôle d’employeur (un ou des associés salariés ou non-salariés) et selon quelles modalités ? Nous verrons qu’avec la mise en place du multi-sociétariat, les acteurs expriment une volonté d’atténuer leurs divergences d’intérêts : il s’agirait alors de trouver une juste répartition des rôles et des pratiques de communication qui permettraient de résoudre les tensions, et en particulier les conflits propres à la relation entre employeur et employé. Pourtant, les relations de pouvoir entre les différentes parties prenantes de l’entreprise sont façonnées, mais en aucun cas effacées, par le multi-sociétariat. Dans ce contexte, nous nous interrogeons sur la subordination inhérente au rapport salarial. D’un côté, les SCIC produisent une alternative critique à la subordination salariale puisque certains salariés, parfois tous, détiennent une part de contrôle de la coopérative (via les droits de vote) et un droit sur une part relative de ses excédents, ce qui n’est pas le cas dans l’immense majorité des entreprises classiques. Pourtant, des tensions spécifiques peuvent y émerger concernant les contrats de travail ou le nombre d’heures travaillées et/ou payées, notamment lorsque salariés, bénévoles et consommateurs se côtoient au travail et au sein du sociétariat. Pour répondre à ces questions, nous proposons d’utiliser une approche empirique à partir de la centaine de SCIC répertoriées par l’UrScop dans la partie méditerranéenne de la région Occitanie (ex-Languedoc-Roussillon).
Nous présentons d’abord notre cadre théorique puis notre enquête de terrain, avant de donner quelques éléments de contexte sur les SCIC en Occitanie.
4Un clivage peut être identifié dans la théorie économique en ce qui concerne la relation d’emploi (Dubrion, 2013). Tandis que les courants proches de l’économie industrielle considèrent que le conflit est inhérent à la relation entre employeur et employé (Katz, Kochan & Colvin, 2017 ; Kaufman, 1992), un autre pan de la littérature dans le domaine des ressources humaines envisage la possibilité d’une résorption de ce conflit au moyen de bonnes pratiques managériales. Dans le premier cas de figure, le déséquilibre dans le rapport de force, en défaveur des employés, doit être résolu par des institutions extérieures à l’entreprise (le droit du travail, les syndicats et les négociations de branches) tandis que, dans le deuxième cas, il s’agit de trouver un compromis entre les intérêts des parties prenantes à partir de principes éthiques, dans une vision partenariale de la firme (Mercier, 2006). La théorie des parties prenantes, dont relève ce deuxième courant, a déjà été mobilisée pour étudier les SCIC (Becuwe, Chebbi & Pasquet, 2014), non sans risquer d’adopter une vision très plate des relations entre les acteurs et d’ignorer les relations de pouvoir et les asymétries dans le rapport de force.
5Dans le domaine de l’économie sociale et solidaire (ESS), ce clivage a été exploré empiriquement par la sociologie (Cardoso, 2021 ; Cottin-Marx, 2020 ; Hély, 2009 ; Moulévrier & Hély, 2013 ; Simonet, 2018). Ces travaux montrent, à travers de nombreuses enquêtes, l’ambiguïté des relations d’emploi dans les associations, et notamment la difficulté des employeurs à se considérer comme tels d’une part et pour les salariés à faire valoir leurs droits d’autre part. On retrouve donc la tension évoquée plus haut : les associations revendiquent une conception du travail égalitaire et qui ait du sens pour les salariés et l’on pourrait penser que la non-lucrativité atténue les divergences d’intérêts entre employeurs et employés. Pourtant, les conditions d’emploi observées montrent que ces divergences persistent. Ces enquêtes sociologiques, cependant, portent surtout sur la composante associative de l’ESS et les associations se caractérisent par une très faible inclusion des salariés dans la gouvernance. Qu’en est-il, alors, des relations d’emploi dans les coopératives ?
6Du côté des coopératives de travailleurs, ce clivage a également été exploré par des auteurs comme Danièle Demoustier (1984) et Jacques Defourny (1983) pour montrer à quelles conditions le statut coopératif permet d’émanciper le travail. Plus récemment, des enquêtes empiriques se sont aussi emparées de cette question pour explorer la nature de la relation d’emploi dans différentes composantes de l’ESS, révélant des résultats contrastés concernant les salaires et l’égalité au travail (Magne, 2017 ; Nirello & Prouteau, 2016), la stabilité de l’emploi (Magne, 2016), la réorganisation des relations de pouvoir formelles et informelles (Quijoux, 2018) et un certain flou dû aux multiples statuts des travailleurs dans l’ESS, entre bénévoles, salariés, militants et entrepreneurs (Braconnier & Caire, 2013). Cependant, ces questions n’ont pas été approfondies pour les SCIC, alors même que ce statut est susceptible d’être particulièrement révélateur des tensions identifiées dans l’ESS autour de la relation d’emploi.
7En effet, certains auteurs interprètent l’émergence des coopératives multi-sociétaires comme le résultat d’un compromis entre les coopératives de consommateurs et les coopératives de travailleurs (Draperi, 2012 ; Draperi & Margado, 2016). La rivalité historique entre ces deux formes de coopératives a été bien illustrée empiriquement, par l’exemple des coopératives de consommateurs américaines du xxe siècle (Blin et al., 2020).
8La situation des SCIC est spécifique puisque certains de leurs salariés sont sociétaires, tout en partageant ce statut avec d’autres parties prenantes. La relation d’emploi est donc susceptible d’être différente de ce qu’elle est dans les associations, dans les SCOP ou dans les coopératives de consommateurs. Lors du développement du cadre législatif, c’était d’ailleurs l’un des objectifs du statut de SCIC, par rapport au statut associatif : intégrer pleinement les salariés dans les décisions (Lipietz, 1999). Chez les promoteurs des SCIC, l’Urscop par exemple – comme nous le verrons plus en détail dans la partie suivante –, on retrouve parmi les principales motivations la volonté d’atténuer la divergence des intérêts entre employeurs et employés par de bonnes pratiques. Quel effet cela a-t-il sur la relation d’emploi, et notamment comment cela façonne-t-il le conflit d’intérêts entre employés et employeurs ? Comment s’insèrent les autres catégories de sociétaires dans cette relation ? Qui dispose du pouvoir ? Ou plutôt qu’en est-il de l’asymétrie de pouvoir ? Peut-elle être réglée à l’intérieur de l’organisation ou doit-elle, comme dans les entreprises classiques, être atténuée par des règles externes – les conventions collectives, le droit du travail, etc. ?
9Il nous faut enfin préciser un dernier point : on utilisera l’expression « relation d’emploi » et non « relation de travail » car nous nous intéressons à la catégorie de « salarié » et aux relations entre employeurs et employés, dans le sens donné à ces termes par la littérature en économie industrielle. Cependant, on verra que cette relation est bien affectée et redéfinie par d’autres travailleurs dans les SCIC : les bénévoles et les sociétaires non-salariés.
10À partir d’une liste exhaustive fournie par l’Urscop des 93 SCIC en activité dans la région Occitanie en 2021, nous avons mis en place une méthodologie en cinq volets.
11Le premier volet consiste en une étude des règles formelles à travers les statuts des SCIC. Nous avons pu nous procurer les statuts de 66 SCIC, ainsi que les modifications de ces statuts depuis leur création. Ces règles ont ceci de particulier qu’elles sont votées par les acteurs des coopératives eux-mêmes et qu’elles peuvent changer, dévoilant certaines évolutions dans les rapports de pouvoir au sein des SCIC. Ces informations n’ont encore jamais été collectées de manière systématique à notre connaissance et donnent à voir comment les SCIC de la région Occitanie s’approprient les lois de 2001 et de 2014, en lien avec les conseils de l’Urscop.
- 2 Soit 23 %, ce qui est très proche de la proportion de PME sans salarié, qui est de 25 % lorsqu’on (...)
12Le deuxième volet se focalise sur l’application de ces règles. Compte tenu de la diversité de ces règles (portant sur la candidature obligatoire ou non au sociétariat, sur les montants à souscrire au capital, sur le statut du dirigeant, sur la confidentialité des informations détenues en tant que salarié et en tant qu’associé, sur la répartition des excédents nets de gestion, etc.) nous avons volontairement limité notre approche à certaines d’entre elles. D’abord au sein des instances de gouvernance des SCIC que sont l’assemblée générale et le conseil d’administration ou de surveillance, à travers l’étude des procès-verbaux et feuilles de présence, riches en informations sur les votes effectivement réalisés, les résultats de ces votes et les problématiques abordées, les catégories de sociétaires présents, etc. Nous avons examiné ces documents pour un sous-échantillon de 16 SCIC. Ensuite à travers les comptes et les rapports d’activité et de gestion, qui nous renseignent sur la santé économique, la répartition des bénéfices, la part des salaires dans la valeur ajoutée, etc. Les comptes ont pu être étudiés pour un sous-échantillon de 60 SCIC. Parmi celles-ci, 14 n’ont pas de salariés et nous les excluons donc de notre échantillon2. L’étude de ces documents nous donne accès à un deuxième niveau d’information sur les relations entre les salariés et les autres membres des SCIC : la manière dont les règles formelles inscrites dans les statuts sont appliquées dans les instances de gouvernance et dans les décisions financières.
13Nous avons également participé, en tant qu’observateurs, à des évènements institutionnels (Congrès de la Cgscop en mars 2022, Assemblée générale de l’Urscop Occitanie Méditerranée en juin 2022, Agora des SCIC en octobre 2022) qui nous ont permis d’observer la position des SCIC au sein du mouvement coopératif. Nous avons notamment pu relever les tensions autour de la place des salariés : certains acteurs historiques des SCOP voient avec une part de méfiance l’augmentation du nombre de SCIC, coopératives dans lesquelles les salariés ne constituent qu’une des catégories de sociétaires.
14Nous avons réalisé une série d’entretiens semi-directifs, dont un avec deux membres de l’Urscop et sept avec des membres de SCIC dirigeant, bénévole ou salarié dans leur structure (un dirigeant salarié pour Magbio, Nett et Recypap ; un·e salarié·e pour Logepart, Libra, Restocév et un sociétaire de la catégorie partenaire pour Compa).
15Enfin, nous avons pu observer trois assemblées générales dans deux SCIC (Libra et Elec), ainsi que trois temps informels : apéritif de lancement, pot post-AG, journée des sociétaires.
Tableau 1 : Caractéristiques des 16 SCIC
Nom |
Nombre de salariés en 2020 |
Nombre de sociétaires |
Chiffre d’affaires en 2020 (ou 2019 *) |
Secteur d’activité |
Droits de vote des salariés (et éventuellement des autres catégories qui incluent des salariés) |
Mandataire social |
Nombre de salariés sociétaires / nombre total de salariés |
Magbio |
5 |
65 |
936 k € * |
Commerce de détail alimentaire |
25 % (puis abandon des collèges en 2022) |
Le gérant salarié |
63 % |
Elec |
12 |
2531 |
354 k € |
Fourniture d’électricité |
10 % (+30 % pour le collège « porteurs ») |
1 directeur salarié et un président de la catégorie consommateur |
100 % |
Anim |
7 |
10 |
16 k € |
Animation d’un groupe coopératif |
15 % (+ 50 % pour le collège « fondateur ») |
Le gérant salarié |
100 % |
Logepart |
2 |
156 |
145 k € |
Conduite de projet habitat participatif |
30 % |
|
100 % |
Nett |
180 |
6 |
4 100 k € |
Nettoyage |
25 % (+ 15 % pour le collège « fondateurs » et 50 % pour le collège « référents ») |
Le gérant salarié |
2 %** |
Abatt |
20 |
40 |
2 003 k € * |
Abattoir |
10 % |
1 directeur général salarié et 1 président éleveur |
50 % |
Libra |
3 |
403 |
396 k € |
Librairie |
3/400= 0,75% (pas de collège) |
1 président non-salarié |
100 % |
Recypap |
10 |
7 |
646 k € * |
Recyclage papier |
25 % (+ 50 % pour le collège « référents ») |
Le gérant salarié |
13 %** |
Restocév |
5 |
46 |
108 k € * |
Restauration |
40 % (puis abandon des collèges en 2012) |
|
100 % |
Restoentr |
15 |
10 |
500 k € |
Restauration |
25 % (+ 50 % pour le collège « référents » |
|
20 %** |
Boulang |
15 |
7 |
845 k € |
Production de pain |
30 % (+ 40 % pour le collège « fondateurs ») |
|
7%** |
Restotrait |
20 |
13 |
324 k € |
Restauration |
45 % (+ 40 % pour le collège « fondateur ») |
|
50 %** |
Compa |
15 |
56 |
637 k € |
Conseil de gestion |
Pas de collège |
|
100 % |
Embark |
8 |
900 |
571 k € * |
Remorquage portuaire |
35 % (+25 % lamaneur et 25 % pilotes) |
|
nd |
Arti |
25 |
57 |
1 056 k € * |
Soutien au spectacle vivant |
Collège fondateurs et salariés = 50 % |
|
nd |
Aidedom |
5 |
41 |
54 k € |
Services infirmiers, Ehpad |
25 % (+ collège « professionnels de santé » = 25 %) |
|
60 % |
* Donnée 2019 pour le Chiffre d’Affaires.
** SCIC ayant un agrément IAE, les salariés en insertion ne sont pas sociétaires.
Source : les auteurs
16Ce dispositif d’enquête en cinq volets nous permet d’explorer le pouvoir exercé par les salariés dans les SCIC de jure et de facto. De jure, le droit du travail classique s’applique, bien qu’une partie au moins des salariés détient des pouvoirs supplémentaires via leur statut de sociétaires. De facto, nous détaillerons les résultats obtenus par les salariés en termes de salaires, de politiques de formation et de mise à l’agenda des conditions de travail mais aussi les négociations et compromis trouvés entre les différentes catégories de sociétaires. Notre hypothèse est que la dynamique coopérative et le multi-sociétariat, loin d’effacer ces enjeux de pouvoir, les reconfigurent et forcent parfois les acteurs à les expliciter. En cela, l’objet SCIC nous semble précieux pour mieux comprendre les relations d’emploi dans les entreprises à gouvernance partagée.
- 3 URL : http://rapport-activite.les-scop.coop/.2022/#page=1, consulté le 30 mars 2023.
17L’Occitanie, et plus particulièrement l’ex-Languedoc-Roussillon, se caractérise par une concentration de Scop plus faible que la moyenne nationale (Mirabel, 2022) mais une concentration de SCIC plus élevée (rapport d’activité de la Cgscop 20223). Ceci s’explique en partie par la faible industrialisation historique d’une économie principalement tournée vers les services. Les créations de SCIC révèlent cependant une forte dynamique coopérative, notamment entre 2015 et 2020 (figure 3). Sur la période 2017-2021, le nombre de SCIC a progressé neuf fois plus rapidement que celui des SCOP (+82 % vs +9 %), suivant en cela la moyenne nationale (+88 % vs +10 %).
Figure 1 : Nombre de SCIC créées par année en Languedoc-Roussillon
Source : les auteurs, à partir des données de l’Urscop Occitanie.
18Si la Région Occitanie, et en son sein l’ex-Languedoc-Roussillon, est l’une des régions françaises où l’on trouve le plus de SCIC, il n’en va pas de même concernant leur taille ou d’autres indicateurs économiques. La région est en troisième position concernant l’effectif salarié, au sixième rang concernant l’effectif moyen par coopérative, au cinquième rang pour le chiffre d’affaires, la valeur ajoutée et les capitaux propres. On trouve en Languedoc Roussillon un total de 93 SCIC qui emploient 1112 salariés (soit 12 salariés par SCIC en moyenne, ce qui est proche de la moyenne nationale), génèrent un chiffre d’affaires de 57,60 M€, une valeur ajoutée de 24,50 M€ et disposent de capitaux propres de 15,20 M€. Parmi ces 93 SCIC, 71 ont été créées ex nihilo tandis que 22 sont le résultat de transformations d’associations ou d’entreprises déjà existantes. Au niveau national, la part des créations ex nihilo est sensiblement plus réduite (66 % vs 79 %), ce qui peut expliquer en partie la taille réduite des SCIC en Languedoc-Roussillon. Toujours parmi ces 93 SCIC, une fois retirées celles qui sont inactives (arrêt d’activité) ou ne déposent pas leurs comptes au greffe du tribunal de commerce (avec autorisation de publication) a minima une année entre 2003 et 2020, nous avons pu examiner la formation des résultats pour 61 d’entre elles. Sur une année (2019, les masses salariales 2020 étant fortement impactées par la crise sanitaire), 31 SCIC ont versé une masse salariale de 19,10 M€, soit une moyenne de 616,2 k € par SCIC.
19Pour résumer, sur un territoire dynamique démographiquement et en termes de création de SCIC, mais plutôt moins doté économiquement, et très orienté sur les services, les SCIC languedociennes sont de création plutôt ex nihilo et récentes, ce qui explique leur taille (encore ?) réduite.
20Nous verrons d’abord que l’égalité entre les catégories de sociétaires est centrale dans le discours des acteurs, avant de montrer que les salariés occupent en fait une position dominante, dans les statuts et dans les pratiques.
21À première vue, la question des rapports de pouvoir entre catégorie de sociétaires est, sinon absente, du moins atténuée dans les SCIC. L’objectif du multi-sociétariat est de mettre tout le monde autour de la table, avec la conviction partagée par les acteurs que les divergences d’intérêts peuvent se régler par le dialogue et l’appartenance à un collectif. La taille réduite de ces coopératives contribue également à une plus grande proximité entre les salariés, associés ou non. Ainsi, les statuts des SCIC étudiées citent souvent en préambule les « valeurs coopératives » définies par l’Alliance Coopérative Internationale, dont : « un sociétariat multiple ayant pour finalité l’intérêt collectif au-delà de l’intérêt personnel de ses membres ». D’autres expressions renforcent l’affirmation de ce programme, comme par exemple dans le préambule de Magbio : « La SCIC Magbio rassemble en son sein les agriculteurs, transformateurs et artisans, les salariés, les consom’acteurs et les collectivités territoriales qui viendront acheter leurs produits. La communication entre ces différents acteurs permettra la compréhension des difficultés et priorités de chacun. » Cela résonne avec les propos du gérant salarié de Magbio en entretien, qui a été gérant d’une SCOP pendant dix ans avant de travailler dans la SCIC Magbio :
Personnellement je préfère la SCIC à la SCOP parce que le multi-sociétariat donne plus d’opportunité et plus de vision des choses. On a une assemblée générale d’une centaine de sociétaires et un conseil de surveillance d’une dizaine de membres, avec des représentants de chaque catégorie d’associés, de manière à peu près équitable (…) En tant que directeur, je travaille avec les salariés au magasin mais quand j’ai des décisions importantes à prendre, c’est avec le conseil de surveillance pour prendre en compte les besoins de chacun, donc les producteurs, les consommateurs. Ça peut paraître une contrainte (…) mais on doit trouver un équilibre et c’est ça que je trouve intéressant.
- 4 Les SCIC adhérentes à l’Urscop (environ la moitié des SCIC) ont chacune un délégué de l’Urscop att (...)
22Cet objectif d’effacement des rapports de pouvoir entre catégories de sociétaires est renforcé par les conseils des délégués de l’Urscop4. Les délégués régionaux que nous avons pu interroger conseillent en effet de ne pas inclure de collèges de vote car cela risquerait d’après eux de figer les catégories. Le délégué régional de l’Urscop Languedoc-Roussillon l’évoque ainsi :
Parfois les porteurs de projet arrivent, à la première réunion, avant même de discuter du projet économique, ils disent déjà “voilà pour les collèges, on avait pensé, tant de %” Donc là je dis “attendez, c’est pas du tout la première étape” (…) S’il y a des désaccords, pour pouvoir arriver à une solution collectivement, c’est pas les collèges de vote qui vont aider. Il faut qu’on arrive à se mettre tous d’accord sur le projet.
Encadré 2 : Les collèges de vote
Les collèges de vote sont un procédé optionnel de décompte des suffrages en assemblée générale qui pondèrent les votes entre les différentes catégories d’associés et permettent de déroger en partie à la règle coopérative « une personne = une voix ».
- 5 Ces réserves sont dites « impartageables », ce qui signifie qu’elles appartiennent à la coopérativ (...)
- 6 Les excédents distribuables étant les excédents nets après apurement d’un éventuel report à nouvea (...)
23L’intérêt collectif qui doit prévaloir sur « l’intérêt personnel des membres » se retrouve aussi dans les règles et les pratiques de distribution des bénéfices. En effet, la rémunération des apporteurs de capital dans les SCIC est nulle, ou très faible. La rémunération des parts sociales dans les SCIC est quant à elle possible mais encadrée par la loi de 2001 : 57,5 % minimum du résultat doit être mis en réserve5 et le solde (42,5 %) peut être affecté à la rémunération des parts sociales (après déduction des éventuelles subventions reçues). D’autre part, le taux de rémunération des parts sociales ne doit pas dépasser de plus de deux points le taux moyen de rendement des obligations des sociétés privées. Les SCIC de notre échantillon vont au-delà de ces contraintes puisque l’on observe qu’aucune d’entre elles n’a versé de rémunération aux parts sociales depuis sa création. Sur les 66 SCIC dont nous avons pu consulter les statuts, 24 l’ont inscrit dans leurs statuts (l’intégralité du résultat doit être versé en réserves), et 42 se laissent la possibilité de rémunérer les parts sociales mais ne le font pas, soit parce qu’elles ne dégagent pas d’excédents, soit parce que ceux-ci sont utilisés pour renforcer les fonds propres et/ou combler le report à nouveau négatif de l’année précédente6. En d’autres termes, même parmi celles qui font des bénéfices et pourraient théoriquement distribuer 42,5 % du bénéfice, l’assemblée générale vote une affectation de 100 % du résultat aux réserves. La consultation systématique des procès-verbaux d’assemblée générale pour les SCIC bénéficiaires montre que, dans tous les cas, l’affectation de la totalité du résultat aux réserves est votée à l’unanimité. Bien sûr, il est possible que des débats aient lieu sur ce point hors AG mais cette unanimité nous semble représentative dans la mesure où toutes les résolutions prises en AG n’emportent pas une adhésion aussi unanime.
24La qualité impartageable des réserves, le capital variable et les clauses statutaires prévoyant un remboursement au maximum (car sont déduites les pertes éventuelles apparaissant à la clôture de l’exercice) de la valeur nominale des apports sont des dispositifs qui ne permettent pas un gain patrimonial lorsqu’un associé se retire de la coopérative et lui demande le remboursement de ses parts sociales. Cependant, si l’on retient une définition étendue du capital, en considérant que le capital est constitué de la totalité des apports des associés à l’entreprise et à ses différents moyens de production, il peut exister des modalités indirectes de gain patrimonial. Par exemple, lorsqu’un ou plusieurs associés de la SCIC (généralement salariés et dirigeants) investissent personnellement dans la création d’une SCI (société civile immobilière) à laquelle la coopérative verse un loyer. La cession des parts sociales de la SCI plusieurs années plus tard permet de réaliser une plus-value (sous réserve d’une appréciation des actifs immobiliers de la SCI et/ou d’une diminution de ses encours de crédits obtenus). Ce type de montage n’est pas anecdotique puisque son utilisation a été constatée dans 4 SCIC sur un échantillon de 16 (Nett, Recypap, Anim et Restotrait, qui sont 4 SCIC d’insertion dans lesquelles une proportion très faible des salariés sont sociétaires – nous y reviendrons dans la partie suivante). Il est mis en place par les salariés dirigeants et pour eux-mêmes. L’un des objectifs est de ne pas « perdre » les loyers mensuels versés par la SCIC. Toutefois, les autres salariés ne sont pas concernés, ce qui affaiblit le projet collectif en créant deux catégories de salariés : ceux qui, à terme, auront bénéficié de l’accumulation des loyers versés par la SCIC et ceux qui n’en bénéficieront pas. La relation d’emploi en est modifiée, d’autant que ce type de montage est la plupart du temps inconnu a priori des autres salariés associés ou non.
25Au total, et malgré ces modalités indirectes de rémunération du capital, on constate dans les SCIC observées une quasi-absence de gain patrimonial individuel. Pourtant, certaines font des bénéfices significatifs. Ainsi, parmi les 40 SCIC dont on a pu récupérer les comptes pour l’année 2019, 21 d’entre elles ont réalisé un excédent net positif et cet excédent est supérieur à 50 000 euros pour 4 d’entre elles (figure 2).
Figure 2 : Excédents positifs (2019, en k€)
Source : les auteurs, à partir des comptes déposés auprès du greffe du tribunal de commerce, en libre accès.
26Si l’on s’intéresse aux réserves et reports à nouveau accumulés en 2019, 23 de nos 40 SCIC ont des réserves positives et ces réserves sont supérieures à 100 000 euros pour dix d’entre elles (figure 3). Le montant total des réserves fin 2019 des 40 SCIC (y compris celles ayant des réserves négatives pour 0,90 M€) est de 3,90 M€, quasiment de même niveau que le montant total du capital (4 M€).
Figure 3 : Réserves et reports à nouveau (2019, en k€)
Source : les auteurs, à partir des comptes déposés auprès du greffe du tribunal de commerce, en libre accès.
27Une partie des SCIC fait donc bien des bénéfices et, pour certaines – même s’il s’agit d’une minorité –, ces bénéfices sont significatifs et sont systématiquement réinvestis dans l’activité. Les rapports de pouvoir au sein des SCIC ne semblent donc pas avoir les aspects financiers comme enjeux.
28La similitude des situations entre les associés non-salariés et les associés salariés, tous parties prenantes du tour de table au nom de l’intérêt collectif, est renforcée par l’absence de ristourne coopérative. Alors que dans les SCOP tous les salariés, associés ou non, perçoivent en vertu de la loi une part conséquente des excédents (au minimum le quart des excédents nets de gestion distribuables), ce n’est pas le cas dans les SCIC, la loi ne prescrivant pas un tel dispositif en raison, justement, de l’intérêt collectif. En effet, si les salariés sont une catégorie d’associés parmi d’autres, pour quelle raison leur donner un droit privilégié sur les excédents ?
29Ainsi, la volonté de faire vivre un tour de table constitué de catégories différentes d’associés, au nom de l’intérêt collectif que constitue le projet coopératif, tendrait à limiter les enjeux de pouvoir entre associés, notamment concernant la relation d’emploi. Or, notre observation des SCIC régionales montre qu’au contraire, les enjeux autour de la relation d’emploi existent bel et bien et sont façonnés par les caractéristiques légales des SCIC.
30La plupart des SCIC observées comportent un nombre important d’associés autres que les associés salariés : principalement des clients-bénéficiaires-usagers, mais aussi parfois des fondateurs, financeurs, partenaires, collectivités locales, soutiens, etc. appartenant aux catégories supplémentaires. À titre d’illustration, dans notre échantillon de 16 SCIC, le nombre de catégories différentes d’associés varie entre trois (le minimum légal) et onze, la moyenne étant de cinq. Les associés salariés sont à la fois beaucoup moins nombreux et potentiellement beaucoup plus impliqués que les associés non-salariés. En effet, au niveau national, le rapport d’activité de la Cgscop de 2022 fait état de 6483 associés salariés contre 88 000 associés non-salariés dans les SCIC, soit 13,6 fois plus d’associés non-salariés. Dans notre échantillon de 16 SCIC, l’écart est encore plus élevé : 122 associés salariés pour 4223 associés non-salariés, soit un rapport de 1 à 35. Cela est dû, entre autres, à la présence de trois SCIC qui comptent plusieurs centaines de sociétaires : Elec, Libra et Embark. Malgré leur plus petit nombre, les associés salariés sont toutefois présents tous les jours dans l’entreprise, portent l’activité au quotidien et contribuent par leur force de travail au projet coopératif. Cette continuité de leur implication leur confère une légitimité importante. Des travaux sur le sociétariat dans les SCIC ont ainsi montré qu’il pouvait être plus difficile pour les associés non-salariés de s’impliquer aussi durablement que les salariés associés (Bonnemaizon et al. 2019).
31Nous avons observé dans plusieurs SCIC les conséquences multiples de ce statut particulier des associés salariés. Ainsi, certaines d’entre elles ont choisi d’inscrire dans leurs statuts la candidature obligatoire au sociétariat des salariés. C’est une clause facultative, inspirée des SCOP. Sur 16 SCIC, dix ont adopté cette disposition. Les salariés sont donc informés, avant même leur embauche, de cette obligation et cette dernière figure dans leur contrat de travail. En cas de non-respect de cette disposition par le salarié, l’intérêt de cette clause est limité, puisque contrairement aux SCOP, son non-respect ne peut pas entraîner le licenciement. Cette disposition n’implique pas l’accès au sociétariat (et donc au droit de vote) automatique, puisque l’obligation porte sur la candidature auprès de l’assemblée générale. En cas d’accès au sociétariat, deux SCIC sur les dix imposent un montant d’apport en capital, qui peut ne pas être négligeable : pour la SCIC Logepart, il atteint trois mois de rémunération brute. Ce montant obligatoire peut être atteint de façon répartie sur plusieurs mois. La SCIC Elec a, par exemple, fixé le prélèvement mensuel à 3 %, ce qui représente pour une rémunération brute mensuelle de 2 000 € un prélèvement mensuel de 60 € et annuel de 720 €. Ces résolutions n’existent pour aucune autre catégorie de sociétaires.
32À ce constat d’un nombre important de SCIC choisissant de demander à une des parties prenantes, les salariés, de devenir associés s’ajoute le fait que, même dans les SCIC sans clause obligatoire de sociétariat, la part des salariés associés dans le total des salariés (le taux de sociétariat), et/ou les montants en capital apportés par ces derniers, sont loin d’être négligeables. Nous l’avons constaté dans les six SCIC sans clause de sociétariat parmi les 16 observées. Par exemple, dans la SCIC Abatt, les dix salariés sociétaires ont investi entre 500 et 2000 euros chacun, alors même qu’il s’agit d’un secteur d’activité où les salaires sont bas. À l’échelle nationale, le taux de sociétariat apparent (nombre d’associés salariés des SCIC / nombre de salariés des SCIC) est de 49 %, légèrement inférieur à celui des SCOP (54 %). Au sein de notre échantillon de 16, on peut distinguer deux cas de figure concernant le taux de sociétariat des salariés. D’un côté les SCIC opérant dans le domaine de l’insertion par l’activité économique, avec des taux de sociétariat faibles et, de l’autre, le reste des SCIC avec des taux élevés : plus de 60 % de leurs salariés sont sociétaires et les non-sociétaires sont souvent des salariés récemment arrivés qui ont vocation à devenir sociétaires dans les mois suivants.
33Malgré les recommandations de l’Urscop contre les collèges de vote (voir partie II.1.), les collèges existent dans la grande majorité des SCIC et donnent plus de pouvoirs aux salariés par rapport à ce qu’ils auraient eu en nombre ou en capital (cf. tableau 1). Parmi les 16 SCIC dont nous avons décortiqué les statuts et procès-verbaux d’assemblées générales, 14 ont des collèges. Dans 13 cas, ils donnent plus de pouvoir aux salariés qu’ils n’en auraient en l’absence de collège (il y a une exception, le cas de la SCIC Abatt que nous approfondissons dans la partie suivante). Chez Elec par exemple, les salariés sociétaires sont au nombre de 12 parmi 2531 sociétaires au total (en très grande majorité des consommateurs). Une assemblée générale sans collège leur donnerait 0,4 % des suffrages mais le collège salarié dispose de 10 % des suffrages.
34Dans la pratique, d’après les comptes rendus d’assemblées générales que nous avons consultés pour 16 SCIC, et comme nous l’ont confirmé les délégués régionaux Urscop interrogés, les collèges sont très rarement utilisés lors des assemblées générales. Ils semblent plutôt jouer un rôle de garde-fous, leur utilisation étant réservée à des situations stratégiques ou conflictuelles.
35Dans plusieurs SCIC, la reconnaissance de la position particulière des salariés, associés ou non, par l’ensemble des associés du projet coopératif figure expressément en préambule des statuts, dans un article ou dans le rapport d’activité présenté à l’assemblée générale. Les informations que nous avons rassemblées sur les SCIC régionales ne nous ont pas permis de montrer jusqu’à quel point les salariés, associés ou non, en sont à l’origine ou sont en mesure d’influencer le partage des excédents en leur faveur, à travers des primes et accords d’intéressement par exemple. Nous avons cependant pu étudier plus en détail quatre SCIC de notre échantillon qui mettent les conditions d’emploi au cœur de leur projet coopératif et militent explicitement pour le développement d’un autre rapport au travail par opposition au salariat classique.
- 7 L'agrément ESUS, Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale, est destiné aux organisations de l'économ (...)
36La première de ces quatre SCIC est la plus ancienne coopérative de notre échantillon de 16 : Compa, créée en SCOP en 1989 puis transformée en SCIC en 2013 et qui fonctionne également comme une CAE (Coopérative d’Activité et d’Emploi) accueillant des entrepreneurs-salariés. Le « projet politique » de la coopérative est détaillé en préambule des statuts et revendique l’objectif de « travailler autrement ». Compa propose ainsi des espaces de co-working et promeut des « initiatives entrepreneuriales coopératives » via son statut de CAE. La SCIC connaît toutefois des difficultés financières chroniques qui la forcent à réinventer régulièrement son modèle économique. Ce contexte économique difficile a pu jouer dans la transformation en SCIC en 2013. Ce statut est en effet une manière pour les salariés de Compa de s’assurer un soutien financier de la part des nouveaux sociétaires, mais aussi un moyen d’obtenir du soutien dans le travail de gestion, tout en favorisant leur insertion locale en permettant à plusieurs entreprises et associations de la région de devenir sociétaires et partenaires. Compa n’inclut pas de collectivité locale parmi les associés mais bénéficie d’un soutien public au travers notamment d’un local mis à disposition par la municipalité et de l’appui politique de la préfecture. Les associés de Compa sont au nombre de 56 – parmi lesquels six salariés et sept entrepreneurs salariés – et réalisent un travail important au sein du conseil de surveillance et d’un « conseil de bienveillance » chargé de la transparence et de la vie coopérative. À partir de 2017, les trois co-gérants de la SCIC sont des associés de la catégorie des partenaires. Il s’agit d’une évolution inverse de celle que nous avons observée dans d’autres SCIC, où la gérance bénévole laisse la place à une gérance salariée à mesure que le modèle économique se pérennise. Enfin, il faut mentionner la présence dans les statuts de Compa d’une clause de restriction des écarts salariaux, inspirée de l’agrément ESUS7, qui s’applique à l’ensemble des salariés (et non seulement aux salariés associés) et signale une préoccupation pour l’égalité salariale entre les travailleurs.
37Le deuxième exemple d’une SCIC où le travail est mis au cœur du projet est Restocév. Comme Compa, cette coopérative est située dans une zone très rurale et a dû réinventer complètement son activité à la suite de difficultés financières, passant d’une activité de transformation du bois à une activité de restauration. Les salariés associés portent également une réflexion critique sur le travail et le salariat, qui se traduit notamment par une politique salariale égalitaire. Celle-ci est plus radicale que la clause de l’agrément ESUS puisque les salariés se sont au départ accordés sur une égalité parfaite des salaires. Après des discussions animées en 2020, le principe d’une augmentation à l’ancienneté pour suivre la convention collective est finalement adopté. Sylvie, la salariée de Restocév que nous avons pu interroger, insiste sur le projet d’émancipation dans le travail, au cœur du projet de la coopérative, ce qui la rapproche des SCIC étudiées par Marion Maignan et Hajar El Karmouni (2021). Ce projet entre toutefois en tension avec la pression d’un modèle économique fragile, qui pousse les salariés à une forme d’« auto-exploitation » avec un fort risque de surmenage. Selon Sylvie, les deux co-gérants de la SCIC se sont rémunérés au SMIC tout en travaillant 50 heures par semaine pendant plusieurs années.
- 8 Note des auteurs : « masse salariale » est ici entendu au sens des frais de personnel
38Le troisième exemple est assez différent, il s’agit d’Elec, une SCIC de fourniture d’électricité, caractérisée par un nombre important de sociétaire (2500, voir tableau 1). On retrouve chez Elec une préoccupation pour l’égalité salariale : « Les salaires mensuels bruts s’établissent de 2100 € à 2450 €, ce qui représente un écart d’un coefficient d’environ 1,17. Cette très faible amplitude des salaires est le reflet d’une volonté d’égalité entre les salariés » (rapport d’activité 2020). Les conditions d’emploi font aussi l’objet d’une attention particulière, défendues lors de l’assemblée générale en ces termes : « Nos charges sont principalement composées de la masse salariale, représentant 77 % du total pour le dernier exercice. À noter que dans cette masse salariale8 nous retrouvons l’ensemble des avantages offerts aux salariés comme la mutuelle prise en charge à 100 %, les formations, l’indemnité kilométrique vélo, pour un total représentant plus de 10 k €. Dans le contexte de crise sanitaire, les salaires ont systématiquement été maintenus, que ce soit pour les absences pour garde d’enfants, ou encore de l’activité partielle. Le Conseil d’Administration a aussi fait des choix ambitieux, trois recrutements, des augmentations de salaire, de quoi maintenir motivation et confiance au niveau de l’équipe. » Ce passage nous semble intéressant de par son ambivalence sur la relation d’emploi : d’un côté les conditions d’emploi sont présentées comme un enjeu central qui mérite une attention particulière, y compris financière. Mais, de l’autre, les embauches sont présentées comme un acte généreux du conseil d’administration (au sein duquel on trouve trois représentants des salariés parmi 18 membres) alors qu’on pourrait considérer qu’il s’agit du fonctionnement normal de la coopérative. La SCIC se distingue aussi par une conception élargie du travail, qui inclut un travail qu’on peut qualifier de « politique » et qu’Elec fait le choix d’intégrer dans le travail salarié, notamment en recrutant en 2020 une salariée chargée de la vie coopérative. Là encore, il nous semble intéressant de citer le rapport d’activité qui défend explicitement cette position :
Nous consacrons une part importante de notre masse salariale et des charges à des actions non facturables, notamment la participation à notre écosystème, la vie coopérative (le tout pour 40 k €) (…) En langage entrepreneurial classique on parlerait de fonctions “non productives”, mais ici elles sont clairement productrices de sens vis-à-vis de notre projet politique. Seules deux issues sont possibles alors : (i) Augmenter le volume d’activité facturée, ce que nous nous attachons à faire depuis plusieurs années. (ii) Diminuer le volume d’activité « militante », non rémunérée, ce que nous nous refusons à faire, aujourd’hui, comme demain.
39Enfin, le quatrième exemple est celui de Magbio, un magasin bio créé en 2015, marqué par des évolutions importantes de la place prise par les salariés au cours de ses sept ans d’existence. La SCIC a été créée à l’initiative des consommateurs et de quelques producteurs. L’un des fondateurs est devenu gérant du magasin et salarié tandis que quatre autres salariés ont été embauchés pour faire fonctionner le magasin. Après des conflits et difficultés de gestion, le gérant démissionne et est remplacé par un autre en 2017, recruté par les sociétaires pour sa longue expérience de gestion de magasin bio en SCOP. Nous avons pu interroger le nouveau gérant, qui a beaucoup insisté sur la richesse du multi-sociétariat tout en reconnaissant que les initiatives viennent plutôt des salariés, notamment en ce qui concerne les projets de développement. En effet, la SCIC a de nombreux projets de diversification de l’activité d’épicerie (café, bar, micro-brasserie, consultations de naturopathie) qui émanent des salariés comme du dirigeant. Celui-ci y voit un double objectif : diversifier l’activité dans un contexte concurrentiel fort pour l’épicerie bio mais aussi (et, peut-être, surtout car Magbio, installée en milieu rural, souffre peu de la concurrence et voit son chiffre d’affaires augmenter chaque année) s’attacher les salariés en leur proposant des évolutions professionnelles intéressantes. On remarque dans cette entreprise une grande attention portée aux conditions de travail, y compris salariales – les salaires s’élèvent à 1600 € nets, ce qui se positionne dans la fourchette haute de ce secteur d’activité où les salaires s’alignent souvent sur le SMIC –, aux formations proposées et à l’intérêt des tâches accomplies par les salariés. Ainsi plusieurs salariés se sont-ils vus proposer des formations visant à diversifier à terme leurs activités, en y intégrant par exemple la brasserie ou les médecines douces. L’équilibre entre égalité formelle des catégories de sociétaires et rôle central des salariés, assuré par l’arbitrage du dirigeant, connaît parfois quelques remous. Ainsi lors de l’assemblée générale de 2022, les sociétaires ont voté la suppression des collèges qui donnaient plus de pouvoir aux salariés (25 % des voix) pour revenir au principe « une personne = une voix ». Le procès-verbal de l’AG montre que ce vote a donné lieu à des débats et que la décision n’a été acceptée qu’avec 79 % des voix, alors que les autres votes sont le plus souvent unanimes.
40Dans la majorité des SCIC, les salariés occupent donc une position dominante, et ce malgré l’importance donnée, dans les discours, à l’égalité des statuts des sociétaires au sein du multi-sociétariat. Cela se traduit par leur position renforcée dans les collèges de vote et par leur rôle d’animateurs des débats lors des temps de vie coopérative, au premier rang desquels l’assemblée générale. Ce rôle semble largement reconnu comme légitime par les autres catégories de sociétaires et, dans certaines SCIC, les salariés le mettent à profit pour défendre une vision du travail élargie – incluant notamment un travail politique – et égalitaire – avec des règles encadrant les écarts de salaires. Toutefois, certaines SCIC font exception, la catégorie des salariés restant au second plan derrière d’autres catégories d’associés ou du fait de frontières friables entre les catégories participant à l’activité.
41Nous nous attarderons d’abord sur quelques SCIC de notre échantillon qui font exception concernant la position des salariés, avant d’approfondir la question des autres travailleurs des SCIC.
42Parmi les 16 cas de notre échantillon, les salariés associés de deux SCIC sont plutôt dans une position de retrait par rapport aux autres catégories de sociétaires et bénéficient de manière plus générale d’un statut social moins élevé. Le premier cas est celui de la librairie coopérative Libra, qui regroupe 400 sociétaires dont une grande majorité de consommateurs et trois libraires salariés. Suite à la fermeture d’une petite librairie en 2018, les clients et habitants du quartier se sont mobilisés pour en créer une nouvelle. Une vingtaine d’entre eux en particulier ont constitué des comités : comité de pilotage, comité travaux, comptabilité, recrutement, création du fonds de librairie, animation, etc. Dans ce contexte, ce sont bien les consommateurs qui jouent le rôle d’employeurs : ce sont eux qui ont fait passer les entretiens d’embauche pour recruter les deux premiers libraires (comité recrutement composé de sept consommateurs), définissent la politique salariale, les congés et les formations des libraires (comité pilotage puis comité « ressources humaines et médiation » à partir de 2021). Au quotidien, la librairie fonctionne grâce au travail des libraires salariés, bien sûr, mais également grâce à un important travail bénévole de la part des sociétaires consommateurs. Un travail de gérance d’abord : le président de la SCIC entre 2019 et 2022 estime son investissement à 10 à 20 heures par semaine. Les comités comptabilité et communication se réunissent en moyenne tous les mois. Un travail opérationnel également puisque les sociétaires consommateurs assurent l’organisation des animations (invitations d’auteurs) dans la librairie, les choix des ouvrages proposés dans le fond de la librairie, la vente de livres lors de festivals ou évènements extérieurs, de nombreuses livraisons pendant le premier confinement et même le ménage dans la librairie.
43Une caractéristique marquante dans cette SCIC, en comparaison avec les autres sociétés de notre échantillon, est que les salariés sont très effacés dans la gouvernance et dans les temps de vie coopérative. Ils sont présents aux assemblées générales mais très discrets : ils ne prennent la parole à aucun moment et sont assis plutôt dans le fond de la salle. Libra est l’une des deux seules SCIC de notre échantillon à ne pas utiliser de collèges de vote pour donner plus de poids aux salariés, ce qui signifie que ceux-ci disposent formellement de 0,75 % (3 sur un total de 400) des voix à l’AG. Deux des trois salariés sont toutefois élus au « conseil coopératif », l’un comme titulaire et l’autre comme suppléant, en compagnie de 14 consommateurs. Cette discrétion des salariés est également perceptible lors des temps plus informels de vie coopérative que nous avons pu observer. Ils étaient par exemple présents au pot de départ du président qui a suivi l’AG mais sont partis assez tôt et ne semblaient pas faire partie du cercle amical des sociétaires-consommateurs qui gèrent la librairie.
44Le deuxième cas qui fait figure d’exception concernant la position dominante des salariés dans notre échantillon est la SCIC Abatt, un abattoir qui regroupe 40 sociétaires et emploie une vingtaine de salariés. Le sociétariat est composé de 10 salariés et 30 éleveurs, industriels de la viande et collectivités locales. Un important industriel de la viande était propriétaire de l’abattoir avant le passage en SCIC et reste sociétaire avec 45 % du capital. Au-delà de ce sociétaire historique, les éleveurs forment clairement la catégorie dominante. Ils sont mentionnés ainsi dans le préambule des statuts : « le choix de se porter vers une structure SCIC vient tout d’abord d’une nécessité collective de pouvoir continuer à valoriser la production des éleveurs locaux. En effet, les éleveurs mobilisent plus de 60 % du territoire départemental, entretiennent l’espace et participent à l’aménagement du territoire tout en maintenant un tissu social et économique au sein des cantons de l’arrière-pays ». Vingt éleveurs sont sociétaires, ainsi que plusieurs associations, coopératives et syndicats d’éleveurs, qui détiennent au total 30 % du capital social. Les assemblées générales accordent aussi une place centrale aux éleveurs puisqu’elles incluent une « partie ouverte », après la partie statutaire qui réunit les seuls sociétaires, à laquelle tous les éleveurs du département clients de l’abattoir sont conviés. C’est lors de cette partie ouverte qu’est présenté le rapport d’activité et qu’ont lieu les échanges sur les éventuels problèmes de fonctionnement de l’année écoulée.
45Le collège salarié de cette SCIC constitue une exception dans notre échantillon puisqu’il dispose de 10 % des voix alors que les salariés représentent 25 % des sociétaires (10 sur 40). Les collèges diminuent donc le poids des salariés par rapport au principe « une personne = une voix ». Ce poids reste toutefois supérieur à ce que leur accorderait le principe « une action = une voix » dans une société non coopérative, puisque les salariés n’apportent que 1,3 % du capital social. D’autre part, seulement la moitié des salariés sont sociétaires, ce qui est le taux le plus bas de notre échantillon si on exclut les SCIC d’insertion. Jusqu’en 2020, il y avait un directeur général salarié et un président éleveur mais, cette année-là, le premier a démissionné et le second est devenu PDG. Parmi les neuf membres du conseil d’administration, il n’y a donc plus qu’un représentant des salariés. Enfin, il apparaît dans les procès-verbaux d’assemblées générales que les salariés s’expriment peu, à l’exception du directeur général qui présente le rapport d’activité, au profit des éleveurs et industriels qui font part de leurs inquiétudes concernant la qualité, les délais et la circulation de l’information.
46Bien que le contexte économique et social soit très différent de celui de Libra, on peut aussi interpréter cette position en retrait des salariés de la SCIC comme le reflet de l’écart de statut social entre les salariés de l’abattoir et les éleveurs du département. Les ouvriers de l’abattoir exercent des métiers durs, peu qualifiés et mal rémunérés. À titre d’illustration, les premiers niveaux de la convention collective des entreprises de l’industrie et des commerces en gros des viandes (à laquelle Abatt est rattachée) sont au niveau du SMIC. Les éleveurs, quant à eux, n’ont pas forcément des rémunérations élevées (l’apport en capital des éleveurs sociétaires à titre individuel n’est d’ailleurs pas plus important que celui des salariés) mais ils représentent des enjeux économiques et environnementaux importants pour la région et bénéficient à ce titre d’une reconnaissance plus élevée.
- 9 Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), Les sociétés coopératives d’inté (...)
47Il faut enfin mentionner un cas de figure qui concerne 6 entreprises de notre échantillon de 16 : les SCIC d’insertion Boulang, Anim, Nett, Recypap, Restoentr et Restotrait. Ce sont des SCIC dites d’essaimage, c’est-à-dire créées par reproduction d’un modèle de coopérative existant sur un autre territoire9. Ces sociétés se distinguent par une concentration des pouvoirs entre les mains des équipes de dirigeants salariés, avec une minorité de sociétaires salariés (on observe toutefois d’importantes variations, entre 50 % chez Restotrait et 2 % chez Nett parmi les salariés en CDI) et la présence de catégories de « fondateurs » ou « référents » en plus de la catégorie des salariés. Celles-ci donnent en pratique une majorité de voix à l’équipe dirigeante, qui forme un noyau avec quelques autres salariés de l’encadrement. On ne peut pas dire pour autant que le modèle coopératif soit détourné : le dirigeant de Nett que nous avons pu interroger est par exemple très impliqué dans le mouvement coopératif et la promotion de nouvelles SCIC. Le sociétariat de Restotrait évolue, incluant petit à petit davantage de salariés. Dans ces entreprises, la préoccupation pour les conditions d’emploi n’est pas absente mais semble se rapprocher du modèle de l’insertion par l’activité économique (avec un suivi des « problématiques sociales » des salariés, qu’ils soient en insertion ou en CDI) ou de la RSE (avec par exemple l’usage de produits de ménage non dangereux pour la santé chez Nett). Le secteur d’activité (restauration, propreté, services aux entreprises) constitue aussi une variable explicative de ces configurations où un noyau de salariés relevant de l’encadrement ou de la direction, a des intérêts distincts de ceux des autres salariés (employés à durée limitée, voire saisonniers ou au turn-over élevé), peu impliqués dans le sociétariat. Le raisonnement qui consiste à considérer les relations de pouvoir entre associés salariés d’un côté et associés non-salariés de l’autre trouve ici ses limites, puisque la concentration des pouvoirs qu’on observe dans ces SCIC d’insertion se fait au profit de petites équipes de salariés dirigeants ou proches des dirigeants, portant le projet coopératif alors qu’une majorité de salariés en CDI sont non-associés, dans un contexte où les associés non-salariés sont peu présents.
48On observe à travers ces trois exemples que la position des salariés dans le multi-sociétariat ne dépend pas que d’enjeux financiers ou juridiques (des droits de vote notamment) mais également des caractéristiques sociales des métiers concernés et de la vision qu’ont les sociétaires de ces métiers. Cette position dépend également des conditions de travail et de vie des salariés : il est plus difficile d’attirer au sociétariat et de développer un projet coopératif avec des salariés éclatés géographiquement, aux horaires de travail décalés (tôt le matin, ou tard le soir), travaillant souvent à temps partiel, avec des revenus modestes.
49Les SCIC se caractérisent par une utilisation potentiellement importante du bénévolat, pour des tâches d’animation de la vie coopérative mais aussi pour l’activité commerciale. Les effets sur la relation d’emploi régissant les salariés, associés ou non, peuvent être nombreux. Alors que les salariés dépendent d’un contrat de travail et sont situés sous le lien de subordination, les bénévoles sont libres de toute contrainte, engagés dans et pour le projet coopératif.
50Certaines SCIC font appel au travail bénévole de manière significative, tout en étant attentives au risque de travail dissimulé. Ainsi le délégué de l’Urscop interrogé nous confie toujours conseiller aux SCIC de « sociétariser » leurs bénévoles ou de conserver une association proche et complémentaire de la SCIC (dans notre échantillon, c’est le cas pour Restocév et Magbio). Chez Restocév par exemple, la rénovation du lieu, de même que l’ouverture du bar certains dimanches et en soirée (hors saison) reposent sur du travail bénévole. Chez Libra, comme nous l’avons vu plus haut, le travail bénévole des sociétaires est également important. L’impact sur la relation d’emploi est complexe à évaluer, mais sans doute positif : ces activités évitent des coûts, contribuent au rayonnement de l’entreprise et à sa démarcation. Si elles limitent le phénomène de « salariés-militants » (Simonet 2018), les salariés restent néanmoins tributaires de tâches de coordination a minima.
51Cette situation a toutefois suscité des tensions chez Libra. Dans un premier temps, l’obligation pour les salariés d’assister à des réunions de comités (organisées par les bénévoles) après la fermeture de la librairie, a donné lieu à quelques ajustements et négociations durant les premiers mois d’activité. La deuxième tension a été plus difficile à arbitrer : certains consommateurs ont reproché à l’un des salariés de ne pas se montrer suffisamment « aimable » et « disponible ». La salariée interrogée évoque aussi une importante surcharge de travail : les heures supplémentaires déclarées par les salariés sont souvent difficiles à récupérer et le décompte lui-même suscite la méfiance du comité « ressources humaines » qui considère que les salariés déclarent des heures qui ne devraient pas l’être car effectuées au titre de sociétaires bénévoles. En outre, chez Libra, l’articulation entre travail salarié et travail bénévole des sociétaires a des conséquences particulières : les salariés sont en partie dépossédés de leur métier par l’expertise de certains consommateurs, qui sont pour beaucoup enseignants en activité ou à la retraite, à l’université ou dans le secondaire, ou exercent des « professions intellectuelles supérieures ». Ils sont également plus âgés en moyenne que les salariés et mieux ancrés dans les réseaux sociaux et amicaux du quartier et de la ville. Les consommateurs se sont donc sentis pleinement légitimes pour prendre la main sur certaines tâches d’animation de l’activité, comme l’animation de présentations d’auteurs, les liens avec les festivals organisés autour de l’activité, la constitution du stock du magasin fortement orienté vers un segment de marché et même les conseils aux consommateurs via les « coups de cœur des coopérateurs » recensés sur le site internet et dans le magasin sous forme de petites notes. Les salariés restent bien sûr impliqués dans toutes ces activités mais doivent partager les décisions avec des dizaines de coopérateurs et le rôle qui est attendu d’eux se rapproche parfois davantage d’un rôle d’animateur que de celui de libraire.
- 10 La catégorie « salarié » est maintenue car la SCIC est une SA.
52Dans un autre cas, où la SCIC peine à financer la masse salariale, le travail de gestion et d’animation de la vie coopérative repose sur une sociétaire qui perçoit un mandat issu d’un pourcentage des recettes d’activité. En difficulté, Logepart – spécialisée dans les projets d’habitat participatif – a ainsi dû revoir son modèle économique en 2017 car elle ne pouvait plus payer les salaires. Dès lors, chaque sociétaire facture l’accompagnement de ses groupes-projet et une part de cette facturation est mutualisée au sein de la coopérative. L’hybridation est alors encore plus large, entre travail salarié10, prestations de services en indépendant et bénévolat.
53Enfin, dans certaines SCIC, l’investissement des bénévoles (parfois fondateurs) tend à terme à s’essouffler (surtout à des postes chronophages et professionnalisés comme la gérance) et la question du passage de relais aux salariés se pose alors, induisant là aussi une évolution de la relation d’emploi. C’est potentiellement le cas pour les SCIC portées par leurs associés non-salariés, clients ou fournisseurs. Malgré ce rôle parfois central des bénévoles pour l’activité, aucune des SCIC étudiées ne les regroupe dans une catégorie particulière parmi les sociétaires. Les bénévoles ne sont donc pas représentés en tant que tels mais sont des membres actifs parmi un ensemble de bénéficiaires ou de partenaires plus large.
54Ainsi, dans les SCIC, le travail est pluriel en termes de finalités, incluant des fonctions productives mais aussi politiques et sociales. Comme le souligne Benjamin Dubrion (2021), en contraste avec les SCOP, le travail démocratique dans les SCIC sort des frontières de l’entreprise : le cercle des sociétaires s’élargit. Avec cet élargissement et l’effritement de la frontière entre travail et emploi, les SCIC relèvent de logiques contradictoires et s’exposent à des risques notamment identifiés dans le monde associatif comme le travail gratuit et le surinvestissement des travailleurs. Cependant, y compris dans les SCIC qui ne se posent pas en critique de la subordination salariale, la place des salariés est statutairement intégrée au centre des instances de pouvoir.
55À travers l’étude détaillée d’un large échantillon de SCIC de la région Occitanie, nous avons montré que ces entreprises ne versaient pas de rémunération aux parts sociales et utilisaient leurs statuts, notamment via les collèges, pour donner plus de pouvoir formel aux salariés, ou parfois seulement aux dirigeants salariés. On peut principalement attribuer cette première différence au secteur d’activité : les SCIC dans lesquelles le pouvoir est concentré dans les mains de l’équipe dirigeante opèrent plutôt dans le domaine de l’insertion par l’activité économique et dans des secteurs où la majorité des salariés sont peu qualifiés (propreté, recyclage, restauration). Elles adoptent alors des taux de sociétariat relativement faibles parmi les salariés.
56Les salariés apparaissent la plupart du temps comme la catégorie dominante dans les statuts et dans les pratiques, par rapport aux catégories de sociétaires optionnelles dans la loi (collectivités, partenaires, etc.) mais aussi par rapport aux bénéficiaires, l’autre catégorie obligatoire. Nous avons observé des conséquences de ce statut « dominant » à travers les salaires, les politiques de formations et la mise à l’agenda des conditions de travail dans certaines SCIC, ce qui dessine une perspective distincte de la situation des entreprises classiques mais aussi de nombreuses associations. Cependant, nous avons noté des exceptions et plus largement une diversité importante parmi les SCIC, qui semble dépendre du secteur d’activité mais aussi du capital financier, culturel et social dont disposent les sociétaires. Il faut aussi souligner que les frontières sont parfois poreuses entre les salariés et les autres membres de la coopérative, par exemple lorsque les sociétaires les plus impliqués dans le projet de départ sont ceux qui deviennent salariés par la suite. Cela crée parfois un flou dans la relation d’emploi, qui peut être vecteur de tensions concernant la rémunération des heures supplémentaires, la définition du temps de travail et du temps d’investissement gratuit dans la coopérative ou encore la répartition des tâches entre salariés, bénévoles et « entrepreneurs ».
57L’échelle régionale de notre enquête et la taille importante de notre échantillon nous permettent d’amorcer un déplacement de l’échelle micro vers l’échelle « méso » (Bodet & Lamarche, 2020) pour mieux comprendre les interactions entre les SCIC et leur environnement institutionnel ainsi que la question de leur fonction critique.