Thèse en Géographie et aménagement de l’espace (CNU 23) de l’Université Paul Valéry Montpellier 3, soutenue le 27 octobre 2023, sous la direction de Pierre Gasselin (Inrae) & Lucette Laurens (Université Paul Valéry Montpellier 3)
Jury : Mickaël Pouzenc, président, Université Toulouse Jean Jaurès
Philippe Madeline, rapporteur, Université de Caen Normandie
Laurence Roudart, rapporteure, Université Libre de Bruxelles
Marianne Cerf, examinatrice, Inrae
Marie-Anne Dujarier, examinatrice, Université Paris Cité
La thèse peut être téléchargée à l’adresse suivante : https://theses.fr/2023MON30021
1En agriculture, les robots participent d’une promesse de libération des agriculteurs des tâches les plus pénibles voire d’un remplacement des travailleurs et de l’avènement d’une nouvelle étape dans la croissance de la productivité du travail agricole. Forte de cette promesse, la robotique agricole s’institutionnalise : des rapports louant ses vertus sont publiés, des formations préparent les agriculteurs et les ingénieurs à cette nouvelle agriculture, des start-up de l’AgTech sont créées, des fonds de capital-risque et des fonds publics financent cette agriculture numérique et robotique et des évènements, des associations et des dispositifs en font leur objet (Martin & Schnebelin, 2024). Pourtant, aujourd’hui, les robots agricoles restent pour l’essentiel au stade de prototypage et peinent à passer à l’étape de commercialisation (Ruiz, 2023). Le robot de traite laitière offre quant à lui une trajectoire bien différente qui le distingue de ce régime des promesses technoscientifiques. Représentant près de 19 % de l’ensemble des machines à traire, le robot de traite offre une perspective inédite pour comprendre si la robotique agricole tient réellement ses promesses et ainsi préciser les transformations du travail qui l’accompagnent.
2Cette thèse questionne ainsi les transformations du travail qui accompagnent le déploiement de la traite robotisée en tentant de déconstruire le mythe de la substitution au travail humain pour préciser les déplacements du travail qui s’opèrent et participent d’une nouvelle division technique et sociale du travail.
3Pour préciser ces déplacements du travail – dans le temps, l’espace et entre les travailleurs – cette thèse propose un cadre d’analyse de la division du travail en agriculture organisé selon quatre dimensions.
- En premier lieu, le travail s’organise au sein du collectif de travail de l’exploitation agricole.
- Ensuite, la distribution du travail s’agence entre les exploitations ce que traduit la spécialisation des exploitations et des régions agricoles.
- Une partie des fonctions productives est déléguée au secteur industriel, en amont – pour la fabrication des machines et des intrants – et en aval pour la collecte, la transformation et la commercialisation des produits.
- Enfin, la production agricole s’appuie sur des activités de services telles que le conseil, les soins vétérinaires ou encore les services bancaires et financiers.
4Ce cadre théorique permet une conception pluridisciplinaire de la division du travail, articulant une conception technique, économique et sociologique. De plus, ce cadre permet de situer le travail de l’agriculteur en interaction avec une diversité d’acteurs et de travailleurs au sein de différentes unités de production, de différents secteurs économiques et de différents espaces géographiques.
5Afin de mettre en exergue les déclinaisons territoriales de cette division du travail agricole, notre analyse s’appuie sur une démarche comparative entre deux petites régions agricoles françaises : le bassin ouest rennais en Ille-et-Vilaine et la zone d’appellation d’origine protégée (AOP) du reblochon en Haute-Savoie. Le bassin ouest rennais se caractérise par une production laitière intensive en intrant et capital ainsi qu’une forte intégration des exploitations laitières au complexe agro-industriel breton. La zone AOP du Reblochon en Haute-Savoie se démarque par l’organisation collective d’une rente de qualité territoriale et un travail soumis aux prescriptions d’un cahier des charges. Ces deux petites régions offrent un exemple contrasté non seulement de la diversité géographique de la production laitière, mais également deux déclinaisons locales de la division du travail en production laitière.
6Le matériau mobilisé contient 43 entretiens semi-directifs avec différents travailleur·e·s des exploitations laitières, dans différentes formes d’exploitation et de collectifs de travail. 40 entretiens complémentaires ont également été réalisés avec des concessionnaires, techniciens, conseillers et chercheurs. Un travail d’archive et le recours à des données issues de différents appareils statistiques français permettent une analyse historique et une mise en carte du travail à même de révéler les espaces géographiques de cette division du travail. Notre analyse est avant tout compréhensive et s’appuie notamment sur la mise en récit des trajectoires par les travailleur·e·s en analysant systématiquement l’évolution conjointe des structures des exploitations, des machines, de l’organisation du travail et de son contenu. Une analyse statistique et géomatique est ponctuellement réalisée pour appuyer notre démonstration.
7En mobilisant ce cadre analytique et en s’appuyant sur des entretiens historiques (Descamps, 2006) et un travail d’archive, cette thèse retrace la mise en place d’une nouvelle division du travail dans le secteur laitier au cours de la seconde moitié du xxe siècle (1945-2020). L’un des chapitres de cette thèse se veut être une contribution au renouveau historiographique des modernisations agricoles du xxe siècle (Bonneuil, Humbert & Lyautey, 2021) en faisant du travail des agriculteurs l’objet central de ces évolutions historiques. La modernisation laitière peut ainsi être comprise comme la mise en place d’une division accrue du travail transformant la place de l’agriculture dans la société, ses relations avec les autres secteurs productifs et l’organisation du travail au sein des exploitations, et ce suivant des modalités et une intensité propre à chaque petite région agricole. Bâtis agricoles, mode d’alimentation des animaux et machine à traire évoluent conjointement vers des systèmes plus productifs (volume/vache) et à plus haute productivité du travail (volume/actif). L’agrandissement des fermes est rendu possible par les transformations techniques et nécessaire par les investissements réalisés.
8Cette partie historique insiste sur le rôle du machinisme dans les transformations du travail au cours de cette modernisation agricole et en particulier sur le machinisme de la traite. En 1950, la traite est encore réalisée à la main dans la plupart des fermes laitières françaises. En moins de trois décennies, les différentes opérations de la traite vont être successivement mécanisées et à la fin des années 1970, seul le branchement des gobelets trayeurs nécessite encore la présence d’un opérateur. Bien que la mécanisation de la traite ait contribué à une progression sans précédent de la productivité du travail (Charroin et al., 2012), les gestes moteurs des éleveurs n’ont pas cessé pour autant. Bien au contraire, au fur et mesure que le nombre de vaches par actif augmente, le nombre de gestes non mécanisés et répétitifs progresse notamment le branchement des gobelets trayeurs. En conséquence, les troubles musculo-squelettiques se répandent et le sens du travail avec les animaux s’effrite (Caroly et al., 2020). La saturation tant physique que psychologique traverse toutes nos enquêtes avec les éleveurs équipés d’un robot : pour la plupart d’entre eux, la traite conventionnelle était devenue une activité insupportable tant par son volume horaire que par le volume de gestes répétitifs.
9Le branchement des gobelets trayeurs – dernière opération de traite encore manuelle – est automatisé au début des années 1990. En 1992, le premier robot de traite est installé dans une exploitation laitière de la Somme. En raison de l’augmentation des gestes répétitifs et du volume horaire de la traite biquotidienne, la traite robotisée rencontre un contexte favorable dans les exploitations laitières. Cette automatisation fait en effet disparaître les gestes répétitifs de la traite au cœur de cet épuisement physique et psychologique des éleveurs. Après des débuts tâtonnants liés notamment aux difficultés de l’application d’une technologie industrielle à un environnement peu structuré, les ventes de robots s’envolent dès la fin des années 2000 pour représenter 68 % des nouveaux achats de machines à traire en 2023 (Martin et al., 2024).
10Au-delà de cette disparition des gestes associés à la traite, le travail se transforme dans son contenu et se déplace. Ces déplacements sont le résultat de la continuité temporelle de la traite robotisée. Car le passage de la traite conventionnelle – c’est-à-dire en salle de traite – à la traite robotisée transforme la traite en un processus continu dont l’idéal semble trouver racine dans le principe de fluidité industrielle qui a accompagné l’automatisation de nombreuses chaînes de production (Vatin, 1987). Ici la fluidité consiste en la circulation continue des vaches vers le robot, tous les jours et 24 heures sur 24. De ce principe de fluidité indispensable au bon déroulement de la traite robotisée découle ce que nous nommons « l’astreinte de fluidité », entendue comme le travail de surveillance, de contrôle et d’intervention nécessaire à la continuité temporelle de la traite. Cette nouvelle astreinte permanente donne lieu à une profonde mutation du contenu du travail, de ses temporalités et de ses spatialités. Une nouvelle organisation du travail se dessine, dans l’exploitation agricole et en dehors, avec de nouveaux acteurs impliqués.
11Dans l’exploitation, le travail de l’éleveur consiste à surveiller et contrôler le bon déroulement du flux des vaches évalué grâce à de nouvelles mesures du travail. Il faut parfois intervenir la nuit et répondre aux alertes produites par le robot et envoyées sur le téléphone de l’éleveur. L’éleveur se retrouve à l’interface entre cet idéal industriel et l’irréductible dépendance de la production laitière aux animaux et à leurs comportements. Il faut pousser les vaches en retard, entraîner le robot à reconnaître les trayons des génisses et plus généralement assumer toutes les « imperfections » face à cet idéal de fluidité. L’éleveur devient, au même titre que nombre de travailleurs du secteur industriel, un berger des machines à la différence qu’il n’en reste pas moins berger de ses vaches. Pour autant, l’organisation du travail devient plus souple : la porosité entre tâches est plus grande, les espaces du travail sont moins assignés et sa temporalité plus diffuse. Cette souplesse organisationnelle est rendue nécessaire à la fois par la forte rotation des travailleurs au sein de collectifs de plus en plus grands ainsi que par les besoins d’un processus de production fluide.
- 1 Marginalisé par l’institutionnalisation de l’exploitation familiale, le salariat a connu un fort r (...)
12À cette souplesse dans l’organisation du travail sont associées de nouvelles temporalités du travail. Alors que les éleveurs déclarent travailler tout autant si ce n’est plus, l’amplitude horaire s’élargit pour les mêmes raisons que l’organisation s’assouplit : la disparition de l’astreinte biquotidienne libère une forte contrainte temporelle dans l’organisation du travail. L’élargissement de l’amplitude horaire de l’éleveur permet le rétrécissement de celle du salarié. Affranchi de la charge de travail de la traite et de sa rigidité horaire (tôt le matin et en fin de journée), l’éleveur peut proposer aux salariés une organisation temporelle du travail plus proche des conditions d’emploi des autres secteurs et des rythmes sociaux contemporains. Cette nouvelle organisation temporelle favorable à l’emploi salarié semble donc appuyer le retour historique du salariat en agriculture1. Le travail de l’éleveur se rapproche aussi de celui de ses contemporains. La traite robotisée fait disparaître le geste symbolique de la traite et la salle de traite laisse place au bureau comme nouvel espace de l’activité faisant rentrer l’éleveur dans une nouvelle ergonomie du travail. Elle floute également les frontières de son activité en faisant de la porosité entre travail et hors travail les conditions du travail numérique à distance. Le suivi à distance de la traite robotisée est intermédié par des interfaces numériques et pénètre les espaces du hors travail tel que les espaces domestiques ou de loisir. Ainsi, le déploiement soutenu du robot de traite peut être compris comme une crise de la division du travail. Le robot de traite, en redonnant de la flexibilité à un travail sous pression, traduit la recherche d’un nouveau style de vie et un rejet des contraintes de travail engendrées par cette modernisation.
13Si, pour l’éleveur, l’astreinte se renouvelle, changeant le contenu du travail aussi bien que ses temporalités et spatialités, une partie de cette astreinte est ainsi déléguée aux techniciens des concessions du machinisme de la traite. Il s’en suit de nouvelles coopérations entre l’éleveur et les techniciens dont certaines tensions illustrent l’écart entre deux situations de travail, entre l’auto-exploitation de l’éleveur et la condition salariale du technicien.
14Cette externalisation d’une partie de l’astreinte transforme profondément l’organisation spatiale de la division du travail. Contraint par la nécessité d’une intervention rapide en cas de panne (en moins de deux heures) et par la recherche d’économies d’agglomération, chaque concessionnaire restreint l’espace de distribution des robots afin de limiter la durée des déplacements. Il en découle ce que nous nommons des bassins de maintenance au sein desquels s’articule une nouvelle relation de travail entre les éleveurs et les techniciens de maintenances ainsi qu’une nouvelle dépendance des éleveurs envers les concessionnaires. Les tensions de cette nouvelle division du travail traduisent diverses représentations de l’urgence. Alors que l’éleveur raisonne la notion d’urgence à l’échelle de son activité, les techniciens priorisent leurs interventions à l’échelle du bassin de maintenance, participant à une recomposition des espaces ruraux.
Figure 1. Les contraintes spatiales du travail d’astreinte dessinent des bassins de maintenance – le cas d’une concession savoyarde
Crédits : données collectées et cartographiées par T.Martin, 2023).
15Enfin, ce travail de maintenance fait l’objet de coopérations locales entre les éleveurs. Acheter le même robot que son voisin traduit l’ancrage de ce choix dans un réseau de coopération, notamment autour de l’astreinte. La traite – qui jusqu’alors faisait assez peu l’objet d’une coopération locale – s’appuie dès lors sur des réseaux d’entraide à l’échelle locale notamment pour assurer la continuité de la traite en cas d’absence d’un éleveur.
16Face aux promesses passées et contemporaines de la robotique agricole, cette thèse montre que la robotisation de la traite perpétue une intensification de la division du travail qui a marqué la période modernisatrice (Martin, 2025, p. 9). Celle-ci est caractérisée par l’externalisation de plus en plus d’opérations en dehors d’une exploitation agricole qui reste le siège de l’auto-exploitation du travail des éleveurs tout en renouvelant l’organisation temporelle du travail. La traite robotisée des vaches laitières offre également un cas d’étude de l’application de principes industriels à l’agriculture. Depuis la seconde moitié du xxe siècle, l’idéal de fluidité s’applique à transformer de nombreux secteurs industriels puis des entreprises de service (Rot & Vatin, 2017). Le secteur agricole semblait suivre une trajectoire bien différente. Pourtant, en reposant sur la circulation permanente des vaches, la traite robotisée se rapproche de l’idéal de fluidité industrielle. Loin d’un système naturel fonctionnant sans l’intervention de l’homme, le travail de l’éleveur se maintient et se transforme en une figure hybride. La figure de l’éleveur qui intervient au plus proche des animaux cohabite dès lors avec la figure industrielle du contrôleur de flux.