Ce travail est dédié à Philippe Mongin, qui en a suggéré l’idée initiale et facilité le lancement. Il a pu prendre une nouvelle dimension grâce au projet « Outils Numériques et Action Publique » dirigé par Valérie Revest et financé par la Maisons des Sciences de l’Homme Lyon Saint-Etienne. Nous tenons à exprimer notre gratitude auprès des personnes qui ont facilité l’accès à des archives ou donné de leur temps pour la conduite des entretiens, et plus particulièrement Florence Thibault. Nous remercions également Marion Gaspard, Clément Lacouette-Fougère, Julie Quartermaine, Anne Robatel, Damien Sauze, Luc Sigalo Santos, Michaël Zemmour et les rapporteurs·trices de la revue pour leur lecture de différentes versions et pour leurs suggestions.
- 1 Suite au rapport Lenoir-Prot paru 25 ans plus tôt, l’objectif de développer une expertise pluralis (...)
- 2 D’après les auteurs de ce rapport, les principaux laboratoires de recherche indépendants « qui con (...)
1En décembre 2023, le directeur général de l’Insee Jean-Luc Tavernier et l’économiste Nicolas Véron remettent à la première ministre Élisabeth Borne un rapport intitulé « Analyse économique et évaluation des politiques publiques ». Ce rapport témoigne d'un déplacement des préoccupations de l’écosystème de l’expertise économique en France, de la prévision économique1 vers l’évaluation des politiques publiques2. Au cours des années 2000-2010, la participation des économistes à ce domaine est marquée par un recours grandissant aux méthodes d’évaluations ex ante (Revillard, 2023). Dans cet article, nous proposons d’étudier plus précisément la mise en œuvre d’une de ces méthodes : la microsimulation statique appliquée au domaine de la législation socio-fiscale.
- 3 Les modèles statiques peuvent contenir des hypothèses quant aux réactions des individus aux modifi (...)
2La microsimulation est « une méthode quantitative permettant d’estimer l’impact attendu d’une intervention (par exemple, la modification d’un taux d’imposition) et d’en décrire les effets (gagnant·e·s, perdant·e·s, enveloppe budgétaire, effet sur les indicateurs d’inégalités) » (André, 2023). À cette fin, un modèle de microsimulation applique aux unités statistiques d’un échantillon représentatif un ensemble de règles concernant une population (Blanchet, 2020), par exemple l’ensemble de la législation socio-fiscale appliquée aux ménages de l’enquête « Revenus fiscaux et sociaux » (Fredon et Sicsic, 2020). Il s’agit de l’instrument privilégié pour montrer quelle catégorie de population (généralement appréhendée sous la forme d’un quantile de niveau de revenu) sera favorisée par une réforme. Ces modèles peuvent être statiques ou dynamiques. Les modèles de microsimulation dynamiques sont par exemple utilisés par les économistes pour apprécier des modifications du système de retraite. Ceux-ci raisonnent sur un horizon de temps long et introduisent des hypothèses sur les comportements démographiques et de départ en retraite. Nous allons nous concentrer ici sur des modèles plus simples, dits statiques. Ces modèles raisonnent sur une seule période et n’ont donc pas besoin de formuler d’hypothèses démographiques3. Ils sont adaptés à l’évaluation des effets immédiats sur les niveaux de vie de changements dans la législation fiscale ou les règles d’attribution de prestation sociales.
- 4 Nommée Direction générale du Trésor et de la politique économique (DGTPE) jusqu’en 2010.
- 5 Il s’agit en premier lieu d’Etalab, de l’IPP et de l’OFCE qui ont bénéficié, voire participé, au m (...)
- 6 La CNAF ayant depuis abandonné Myriade et rejoint l’Insee et la DREES sur INES.
3La conception du revenu de solidarité active, entre 2005 et 2008, se produit à un moment particulier de l’histoire des modèles de microsimulation statique en France (Legendre 2019 ; Marc & Pucci, 2011). L’essor de ces modèles s’est d’abord caractérisé par le développement d’un pluralisme interne à l’administration (Bessis & Cotton, 2021). Trois modèles ont ainsi été mobilisés pour concevoir la réforme du RSA : le modèle Ines, partagé alors par l’Insee et la DREES, le modèle Myriade, développé au sein de la CNAF (Caisse nationale des allocations familiales), et Saphir, le modèle de la DG Trésor4. La préparation du RSA a été l’occasion pour ces équipes de collaborer étroitement à un moment où leurs modèles étaient arrivés à maturité, peu avant qu’elles se trouvent concurrencées par de nouveaux entrants5 et qu’interviennent des regroupements parmi elles6. La réforme du RSA apparaît ainsi comme un terrain privilégié pour analyser le rôle de ces modèles de microsimulation comme outil d’expertise économique.
- 7 Dans cet article, il ne sera alors que peu question du non-recours intervenu plus tard. Ce risque (...)
4Cette réforme a déjà donné lieu à une littérature abondante. Certains économistes y ont contribué à travers le Comité national d’évaluation des expérimentations (Bourguignon, 2011). Le dispositif a également fait l’objet d’une analyse théorique dans le cadre des travaux du Conseil d’analyse économique (Mongin, 2008). Marc et Thibault (2008) ont présenté les principaux chiffrages du RSA auxquels elles ont contribué à partir du modèle Myriade. Surtout, de nombreuses critiques ont été émises. Certaines concernaient la philosophie de la réforme (Duvoux, 2008 ; Méda, 2008). D’autres visaient le recours aux expérimentations (Gomel & Serverin, 2013) ou l’instrumentalisation de ces dernières (Piketty, 2008). De nombreux travaux se sont également concentrés sur le non-recours à la prestation (Pucci & Domingo, 2013), qui a limité les effets du RSA sur la pauvreté (Alègre, 2013 ; Domingo & Pucci, 2014). Le non-recours a ravivé les critiques visant la conception de la réforme et a conduit à interroger ses modalités de mise en œuvre (Okbani, 2013). Par rapport à cette littérature rapidement parvenue à maturité (Eydoux & Gomel, 2014), notre objectif n’est pas d’ajouter une nouvelle critique du RSA, ni de le réhabiliter, mais bien d’examiner la manière dont la microsimulation a été utilisée pour concevoir le RSA. Dans ces conditions, la période sur laquelle se concentre notre enquête prend fin lors de la présentation du projet de loi en conseil des ministres7.
- 8 Loi n° 2008-1249 du 1er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les (...)
- 9 Tableaux de l’économie française de l’Insee, édition 2010.
5Tel que voté en 2008, le RSA est une prestation sociale dont le montant versé diminue à mesure que les revenus tirés de l’exercice d’une activité professionnelle augmentent, mais dans des proportions moindres pour garantir que le revenu total progresse avec l’augmentation du nombre d’heures dans l’emploi rémunéré8. Garantir que le « travail paie » en supprimant les effets de seuil et ainsi encourager l’activité est l’un des trois objectifs assignés à la réforme, aux côtés de la réduction du taux de pauvreté et de la simplification du système d’aides. Pour les bénéficiaires du RSA, chaque euro supplémentaire de revenu d’activité se traduit ainsi par une augmentation de 62 centimes du revenu : le montant du RSA varie selon un barème dont la pente est de 62 % (0,62), soit un taux marginal d’imposition de 38 % contre 100 % auparavant avec le revenu minimum d'insertion (RMI) (Figure 1). Dans le projet initial, le RSA devait remplacer plusieurs prestations sociales, et fusionner avec la prime pour l'emploi (PPE, allocation dégressive de nature fiscale versée aux personnes dont les revenus se situent entre 0,3 et 1,3 fois le SMIC). Cette dernière a finalement été maintenue. Seuls le RMI et l’allocation parent isolé (API) ont été remplacés par le RSA. Les dépenses nouvelles prévues pour le RSA se sont élevées à 1,5 Mds€, montant qui peut être comparé aux 8,5 Mds€ d’euros de prestations de protection sociale consacrés à la pauvreté et à l’exclusion en 20089. Nous proposons dans cet article de retracer l’histoire des négociations et arbitrages ayant abouti à ce paramétrage, la façon dont la microsimulation a été mobilisée et les effets qu’elle a produits.
Figure 1. La pente du RSA comparée à celle du RMI.
Légende : Cette figure permet de visualiser comment le revenu disponible varie selon les revenus d’activité avant (droite « RMI ») et après (droite « RSA ») la réforme, sans tenir compte des mécanismes temporaires d’intéressement associés au RMI et de la PPE. La « pente du RSA » apparaît ici dans l’équation de la droite « RSA » : Revenu disponible = Point d’entrée + pente du RSA * Revenus d’activités
- 10 Hirsch M., (2008), Livre vert vers un revenu de solidarité active, Paris, Haut-Commissariat aux so (...)
Crédits : auteurs (2024), adapté du Livre vert sur le RSA10.
- 11 Parmi les concepteurs du RSA, on compte en premier lieu Martin Hirsh et de jeunes hauts fonctionna (...)
- 12 Abstraction faite du non-recours et des réserves quant au caractère plus ou moins opérant des inci (...)
- 13 Par exemple, comme le montrent les tableaux 1 et 2 plus loin, une différence de pente de 0,05 (ent (...)
6Trois décisions retiendront plus particulièrement notre attention : le sort réservé à la PPE, la détermination de la pente de dégressivité du barème du RSA et la prise en compte des situations de bi-activité au sein d’un ménage. Premièrement, la fusion ou l’articulation entre PPE et RSA a des implications sur le budget du dispositif (qui sera augmenté ou non de celui consacré à la PPE), ainsi que sur sa dimension redistributive : les concepteurs du RSA entendaient concentrer ce budget sur le bas de la distribution, ce qui impliquait des perdants parmi les bénéficiaires de la PPE11. Deuxièmement, la pente est une caractéristique essentielle de la réforme envisagée. Augmenter la pente revenait à augmenter les montants distribués aux bénéficiaires et, dans l’esprit de ses concepteurs, permettre ainsi au RSA de sortir davantage de travailleurs de la pauvreté tout en augmentant l’incitation à l’activité12. Pour l’essentiel, les différents scénarios ont fait varier la pente entre 0,6 et 0,7, ce qui avait des implications importantes sur le nombre de personnes concernées et le coût du RSA : une pente plus élevée signifiait un point de sortie du RSA plus haut (Figure 1), avec davantage de bénéficiaires et un dispositif plus coûteux13. Le constat de cette forte sensibilité du coût à la pente du RSA a conduit ses concepteurs à chercher de nouvelles marges de liberté en imaginant des scénarios de réforme plus sophistiqués (choix d’une ou plusieurs ruptures de pente, des montants de revenus d’activité pour lesquels interviennent ces ruptures, des niveaux des pentes avant et après rupture). Par exemple, une pente plus élevée avant la rupture (autrement dit un « barème concave ») aurait permis de limiter le coût de la prestation mais impliquait aussi des incitations plus fortes pour des temps très partiels. Inversement, une pente plus élevée après la rupture (« barème convexe ») renchérissait le coût du RSA mais correspondait aussi à des incitations plus fortes à l’approche d’un temps complet (Figure 2). Autrement dit, la question de la détermination de la pente concernait autant sa forme que son niveau. Troisièmement, des ruptures de pente ont également été envisagées pour remédier à une conséquence du fait que le calcul de la prestation tenait compte des revenus d’activité du ménage plutôt que du nombre d’heures travaillées par chaque personne. Dans ces conditions, le même montant pouvait être versé, pour un ménage, lorsque ses deux membres travaillaient à temps plein au SMIC que lorsqu’un seul des deux percevait une rémunération équivalente (c’est-à-dire deux SMICs). Plusieurs scénarios de prime ont alors été envisagés pour encourager la bi-activité, renchérissant d’autant le coût anticipé de la prestation.
Figure 2. Différents scénarios envisagés pour la forme du RSA.
Légende : Les cas 1 et 2 présentent des scénarios à deux pentes (avec un seul point de rupture). Le cas 3 est un exemple de scénario à trois pentes (et deux points de rupture).
Crédits : DGTPE (2007), reproduction des auteurs (2024).
- 14 Cités en notes de bas de page au fil du texte, comme les autres éléments utilisés comme matériau e (...)
- 15 Comme l’explique Israël (2012, p. 170), les archives doivent être appréhendées comme une « constru (...)
- 16 L’article de Eloire et Dallery (2023), paru en 2023 dans la Revue de la régulation, fournit un aut (...)
7Notre étude du processus de réforme s’appuie sur la consultation d’archives de cabinets ministériels (archives du premier ministre et du haut-commissariat aux Solidarités actives contre la pauvreté [HCSAP] conservées aux Archives nationales (sur le site de Pierrefitte-sur-Seine), archives du ministre du Budget conservées au Centre des archives économiques et financières situé à Savigny-le-Temple), ainsi que sur le recoupement de témoignages publiés14 et d’entretiens (mobilisés comme sources secondaires par rapport aux archives) : nous avons pu interroger trois économistes internes à l’administration en charge des modèles de microsimulation utilisés entre 2005 et 2008, trois membres du cabinet du HCSAP et trois chercheurs qui ont contribué à des rapports d’expertise sur le dispositif avant sa généralisation. Extérieurs au processus de réforme, nous avons cherché à suivre au plus près le travail cognitif et politique mené à partir de l’instrument (Lascoumes & Le Galès, 2004). Les archives consultées comprennent des notes à l’attention de ministres, des comptes rendus des réunions, de nombreux chiffrages produits au moyen des modèles de microsimulation, mais aussi des réflexions manuscrites, commentaires annotés et nombreux mails qui, malgré le caractère inévitablement parcellaire des pièces versées15, permettent de saisir une partie des échanges informels intervenus dans l’élaboration de cette réforme16. Ce matériau nous permet de proposer un éclairage complémentaire et une interprétation convergente avec l’analyse développée par Thibault (2008) sur la base de son expérience au sein d’une équipe de microsimulation.
8Nos principaux résultats peuvent être annoncés comme suit. Nous verrons que la détermination de la pente du RSA résulte en fin de compte d’un calcul d’optimisation (arraché politiquement) sous contrainte (fixée politiquement) effectué au moyen d’un chiffrage particulier (retenu par le politique). Ce faisant, nous mettrons au jour trois usages de la microsimulation dans l’élaboration de cette réforme et montrerons leurs effets. L’usage démonstratif produit des effets de réalité : le chiffrage permet de rendre le projet plus concret et plus crédible. L’usage exploratoire produit des effets de connaissance : simuler conduit à formuler de nouvelles questions et à concevoir des réponses inédites au regard du projet initial. L’usage déductif produit le calibrage du dispositif : il permet de traduire les arbitrages politiques et de saturer les contraintes qui en résultent.
9L’article est organisé en trois parties. Nous restituons tout d’abord l’ensemble du processus d’élaboration de la réforme pour identifier ses principales scènes, localiser les interventions des modèles de microsimulation (mms) puis discuter de la place occupée par les expérimentations et le paradigme des incitations (1). Nous montrons ensuite comment l’instrument est utilisé de manière déductive et exploratoire, prenant en charge la transformation d’un projet politique évanescent en politique publique réaliste à partir de la traduction d’idées directrices en code informatique (2). Passé ce temps d’exploration des scénarios possibles, vient le temps de l’arbitrage gouvernemental. L’examen des interventions de la microsimulation dans les derniers mois qui précèdent la réforme permet d’observer un usage plus déductif de l’instrument (3) : la microsimulation est utilisée non plus pour rechercher comment atteindre les multiples objectifs assignés au RSA, mais plutôt pour déduire d’un ensemble d’arbitrages exogènes (notamment l’enveloppe budgétaire) sa forme définitive.
- 17 Voir Favereau (2020) pour une définition d’« économie dominante ».
10Le RSA a été proposé initialement par une commission présidée par Martin Hirsch en 2005 à la demande du ministre des Affaires sociales Philippe Douste-Blazy, pour réfléchir aux moyens de lutter contre la pauvreté des enfants. Cette partie recense les principales scènes d’expertise, de consultation et de décision intervenues dans le processus de réforme (1.1.). Elle vise à rappeler l’ambivalence du RSA, qui peut être justifié selon deux perspectives normatives différentes, et à montrer la centralité de la microsimulation dans ce processus. La reconstitution des étapes de l’élaboration du RSA est aussi l’occasion de réévaluer la portée de deux éléments très commentés dans les mois qui ont précédé sa mise en place, suggérant une réforme guidée par l’« économie dominante17 » : les expérimentations d’une part, et le cadrage cognitif entourant l'utilisation de concepts comme ceux de trappe à inactivité et d’incitation (cadrage solidaire du concept de chômage volontaire) d’autre part (1.2.). Notre analyse soutient qu’expérimentations et théorie des incitations, bien que très présentes dans le processus comme ressources de légitimation, n’ont eu que peu de poids dans le paramétrage du dispositif, relativement à la méthode de microsimulation.
- 18 Hirsch M. (2010), Secret de fabrication, Paris, Grasset, p. 82.
- 19 Hirsch M. (2013), Cela devient cher d’être pauvre, Paris, Stock.
- 20 Hirsch M. (1993), Les enjeux de la protection sociale, Paris, Montchrestien.
11M. Hirsch raconte qu’il avait déjà proposé dans une note de cabinet de créer une aide dégressive de ce type en réponse au mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 alors qu’il travaillait pour Bernard Kouchner, alors secrétaire d’État à la Santé18. Engagé au même moment au sein d’Emmaüs, l’inspiration lui serait venue de l’observation de situations concrètes de pertes de revenus consécutives à des reprises d’activité, une manière de présenter les choses qu’il privilégiera nettement par la suite19. Dès 1993 cependant, il publiait un manuel sur la protection sociale dans lequel il apparaissait déjà bien informé des raisonnements des économistes en termes de « trappes » et d’incitations20, idées également bien diffusées par l’OCDE dès le milieu des années 1990 (Colomb, 2012). Ces deux manières de justifier la dégressivité du mécanisme (comme mesure d’équité ou d’incitation), qui font du RSA comme de la PPE un « objet ambivalent » (Touzet, 2019), sont bien présentes lors du lancement de la commission présidée par M. Hirsch en 2005. Cette ambivalence a permis d’atteindre l’objectif de faire « atterrir » les différents participants sur « cette idée » :
- 21 Entretien avec M. Hirsch.
Très rapidement, au moment de la commission, je me suis dit qu’il fallait atterrir sur le RSA. Ensuite je me suis demandé si effectivement on pouvait avoir l’accord des acteurs sur cette idée et ce qu’il fallait ajuster pour qu’un accord puisse être voté21.
12Le travail mené au sein de la commission a permis de faire exister plus largement l’idée d’une prestation sociale progressive au moyen de trois éléments : le relatif consensus de ses participants (il s’agissait de « trouver le point d’équilibre entre les différentes parties prenantes » (Ibid) ; une mise en forme sémantique (le label RSA, symbole des politiques d’« activation ») et graphique (Bessis, 2017) qui ont participé à la visibilité du projet ; et des chiffrages au moyen de la microsimulation qui ont permis de le crédibiliser (voir 2.1.). Le travail de cette commission a également été l’occasion de se familiariser avec les expériences étrangères : américaine (EITC), britannique (WFTC) et canadienne (SSP). Cette dernière sera mise en avant dans le rapport (Hirsch, 2005, p. 34) puis dans les débuts du HCSAP :
- 22 Entretien avec un membre du cabinet du HCASP.
Ce qui nous avait beaucoup marqué, et je le ressortais tout le temps parce qu’en plus ça permettait de faire le lien avec les expérimentations et la méthode qu’on voulait mettre en place, c’est le programme canadien […]. En particulier il y avait un graphique génial où on voyait le groupe témoin [pour qui] il ne se passait pas grand-chose, […] et le groupe test [pour lequel] au début il ne se passe rien parce que le test n’est pas encore en place et puis, le jour où il est mis en place, ça décolle !… Et puis après ça converge [les pourcentages de personnes employées dans les deux groupes convergent]. Alors on se posait plein de questions : « Le fait que ça converge qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire que ça ne sert à rien ? Est-ce que ça veut dire que les effets se dissipent ? » ça m’a toujours plongé dans des abîmes de perplexité. En tous cas, sur la première partie du graphique c’était énorme22.
13L’ambivalence du RSA a également facilité l’adhésion des deux principaux candidats arrivés au second tour lors de l’élection pour la présidence de la République de 2007, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, qui l’ont chacun repris dans leur programme. Avec l’entrée de M. Hirsch au gouvernement, le RSA devient une traduction du slogan de campagne du candidat de la droite « travailler plus pour gagner plus ». Le nouveau haut-commissaire obtient un engagement de la part du président sur un budget de 2 à 3 Mds €, budget qui sera finalement ramené à 1,5 Md€. Conformément à l’une des principales recommandations du rapport de 2005, le RSA est d’abord expérimenté dans certains départements avant d’être généralisé en décembre 2008.
- 23 « On a aussi mobilisé la DARES, mais c’était plus compliqué. Ils ont tenté des choses sur les effe (...)
- 24 Conseil d’Orientation pour l’Emploi, Avis du COE sur les conditions de la réussite du RSA pour l’e (...)
14Parallèlement à la préparation des expérimentations, le HCSAP organise après son installation des réunions avec les équipes de microsimulation. La coordination autour du projet s’élargit dans un second temps avec la constitution d’un groupe technique réunissant les principales administrations et les opérateurs concernés. Ce « groupe inter-administratif » s’organise en trois sous-groupes : un groupe « périmètre et barème », dont la DGTPE est le pivot et qui prolonge les réunions microsimulation (voir 2.2.) ; un groupe « gouvernance, gestion et accompagnement » piloté par l’équipe du HCSAP, qui traite de la mise en œuvre au niveau des CAF ; et un groupe « impacts sur le marché du travail » pris en charge par la DARES en lien avec le Conseil d’orientation pour l’emploi (COE). Au sein de ce groupe, la DARES a essayé d’apprécier l’impact du RSA sur le taux d’emploi en procédant à des estimations économétriques à partir de représentations théoriques du marché du travail. Selon un conseiller du HCSAP, ces travaux n’ont pas pesé dans les discussions23. Le COE sera également saisi officiellement quelques mois plus tard pour faire des propositions sur « l’impact souhaitable du RSA sur les grands équilibres du marché du travail », ce qui l’amènera à se prononcer en faveur d’une pente linéaire simple pour garantir la lisibilité du dispositif24.
- 25 Un Livre vert est un document composé d’un ensemble de questions ou propositions destinées à être (...)
15Un dernier groupe, nommé « groupe de consultation » et réunissant deux fois par mois des représentants des partenaires sociaux, des associations et des élus locaux, est également mis en place dès le mois de novembre 2007. Puis une concertation plus large est organisée entre mars et juin 2008 à partir de la parution d’un Livre vert25. La synthèse de ces consultations et certaines des orientations retenues par le gouvernement sont rendues publiques en juillet de la même année au cours d’une conférence de concertation réussissant l’ensemble des parties prenantes du dispositif (État, département, parlementaires, associations, syndicats, bénéficiaires). Comme le montre Chelle (2012, p. 44-48), ces différentes consultations ont davantage été utilisées en vue d’obtenir des ralliements à des orientations conçues antérieurement que dans une réelle perspective de co-construction.
16La préparation du Livre vert a donné lieu à une première réunion interministérielle. Celle-ci marque l’entrée du dossier dans une phase d’arbitrages politiques, avec l’intervention plus directe de Matignon puis de l’Élysée. S’en suivront une seconde réunion à Matignon fin juin mettant en concurrence le scénario privilégié par le HCSAP avec deux autres portés par les ministres de l’Économie et du Budget, puis deux nouvelles réunions à l’Élysée aux mois de juillet et août pour arriver à l’arbitrage définitif sur la forme exacte du RSA (voir 3.). Les interventions de l’Élysée dans la dernière ligne droite semblent tenir aussi bien des conséquences sur le travail gouvernemental de l’apparition d’une « hyper-présidence » (Eymeri-Douzans & Mangenot, 2019) que de la position et la posture particulière de M. Hirsch au sein du gouvernement : « ministre d’ouverture » qui a préféré le statut de haut-commissaire à celui de ministre de plein exercice, il sollicite directement le président à plusieurs reprises pour faire avancer son dossier.
17La microsimulation se trouve ainsi encastrée dans un paysage constitué de multiples scènes. Sans entrer directement en concurrence entre elles, ces scènes participent à produire une expertise dont l’ambition est de peser dans les arbitrages de la réforme. Nous montrons à présent que deux autres manières de juger de l’efficacité de la réforme ont compté dans les débats, mais pas dans les arbitrages : les expérimentations et le cadrage cognitif autour des incitations.
18Les limites des expérimentations en général (Favereau, 2021 ; Jatteau, 2021), et de l’expérimentation du RSA en particulier (Galtier, 2010 ; Arrignon, 2019) ont été largement documentées. Les archives permettent d’ajouter que la conscience de ces limites n’était pas l’apanage des chercheurs mais qu’elle était plus largement partagée, autant à Matignon qu’au HCSAP. Au moment où Matignon se saisit du dossier, les conseillers du premier ministre présentent les trois principales raisons pour lesquelles « il ne faut pas espérer pouvoir tirer beaucoup d’enseignements des expérimentations ». Celles-ci ont été lancées trop tard par rapport au calendrier envisagé pour la généralisation ; elles ont été limitées aux seuls bénéficiaires de minima sociaux ; enfin, les territoires retenus pour l’expérimentation ne sont pas exempts de biais de sélection. En fait, tous les acteurs, qu’ils aient été décideurs politiques, experts engagés ou commentateurs plus éloignés du processus de réforme, avaient la même appréciation des conséquences du délai trop court laissé entre le lancement des expérimentations et la généralisation du RSA. Dès mai 2007, une note interne au HCSAP précisait ce qu’il restait à attendre des expérimentations dans ces conditions :
- 26 Note de cabinet, 27 mai 2007, 20120292/3, Cabinet de Martin Hirsch, Haut-commissaire aux solidarit (...)
Il est sans doute illusoire de penser que l’on pourra évaluer tous les effets du RSA au bout d’un an (…). Il faut sans doute présenter les expérimentations moins comme un instrument pour tester la viabilité du RSA que comme un levier pour entrer dans le RSA de la meilleure des façons26.
19Bien que le gouvernement ait tenté par la suite, sans grand succès, de légitimer la réforme à partir des fragiles résultats intermédiaires des expérimentations, le fait est que ni le HCSAP ni les conseillers du premier ministre ne s’en sont remis à cet instrument d’évaluation pour concevoir la forme exacte du dispositif.
20Le diagnostic doit être plus nuancé concernant le paradigme des incitations, déjà prégnant au moment de la mise en place de la PPE (Colomb, 2012). Celui-ci joue un rôle incontestable dans la « mise à l’agenda », puis dans l’attention constante portée à l’objectif de suppression des effets de seuil. Comme nous le verrons, les réflexions des concepteurs du RSA sont clairement orientées par les conséquences sur l’incitation à l’activité des différentes manières de le paramétrer. Au-delà de ces constats, trois éléments incitent toutefois à minorer le rôle joué par ce cadrage cognitif dans l’appréciation et le paramétrage précis du RSA. Premièrement, comme l’ont déploré de farouches partisans du paradigme des incitations, les expérimentations n’ont pas été organisées de manière à pouvoir déterminer le système d’incitations optimal :
- 27 Cahuc P. & A. Zylberberg (2010), Les réformes ratés du président Sarkozy, Paris, Flammarion, p. 19 (...)
Si l’objectif des dispositifs expérimentaux était de connaître l’impact des incitations financières sur l’insertion dans l’emploi, il ne servait à rien de dépenser beaucoup d’argent en expérimentations coûteuses. Il existe des centaines d’articles publiés sur le sujet et la réponse est bien connue : les incitations financières ont un impact positif, mais d’ampleur modérée. Si l’objectif était d’évaluer spécifiquement le RSA, pour savoir comment le mettre en œuvre, alors il fallait s’entourer de toutes les conditions assurant la fiabilité des résultats. Au lieu de cela, la logique bureaucratique a prévalu27.
- 28 En outre, cette prime perdait une partie de son intérêt, qui était aussi de réduire le nombre de p (...)
21Deuxièmement, comme l’illustre le devenir des propositions visant à encourager la bi-activité que nous détaillerons plus loin (voir 2.2.), la priorité n’a pas été donnée à cette dimension de la réforme dans les arbitrages qui ont conduit à la forme finale du RSA. Sur cette dimension, la séquence d’arbitrages peut être résumée en trois temps. D’abord, un barème concave aurait permis de limiter le coût mais incitait les bénéficiaires à accepter des emplois à temps très partiel, ce qui a conduit le HCSAP à l’écarter. Ce premier arbitrage interne au HCASP accordait bien la priorité aux incitations. Puis, des scénarios à trois pentes ont été envisagés pour régler la question de la bi-activité mais ont dû être abandonnés au nom de la lisibilité du dispositif. Cette fois, l’objectif de simplification a primé. Pour finir, l’idée d’une prime à la bi-activité n’a pas été retenue du fait de son coût trop élevé28. Le RSA a alors pu être critiqué parce qu’il risquait de « repousser les femmes dans la sphère familiale » (Périvier & Silveira, 2009, p. 157). L’ordre de priorité que l’on peut déduire de ces arbitrages, indépendamment des différentes priorités affichées a priori et publiquement par les défenseurs de cette réforme, est donc le suivant : d’abord limiter les coûts, ensuite limiter le nombre de perdants, puis simplifier le système, et enfin, si cela reste possible, inciter à l’activité.
- 29 « RSA / Réunion de ministres du 26 février sur le Livre vert », non daté, 20130344/10, Cabinet de (...)
- 30 « Réunion de ministres : RSA », 23 juin 2008, 20130344/11, Cabinet de François Fillon, Premier min (...)
22Troisièmement, des doutes ont même été émis par les conseillers du premier ministre quant à la capacité du nouveau dispositif à améliorer la situation existante du point de vue des incitations. À leurs yeux, une prestation temporaire, comme le dispositif d’intéressement existant avec le RMI, aurait été « plus efficace en matière de retour à l’emploi, car mieux ciblée (on ne la verse pas à ceux qui ont déjà un emploi) », moins coûteuse, et « cohérente avec l’idée qu’il existe des coûts fixes à l’emploi29 ». Les conseillers étaient toutefois conscients qu’une prestation temporaire n’était « pas cohérente » avec les objectifs « de long terme » du RSA, en particulier « faire en sorte que chaque heure travaillée rapporte » et « lutter contre la pauvreté au travail ». Privilégier les incitations à court terme (à la reprise d’activité) n’était ainsi pas nécessairement cohérent avec les objectifs de plus long terme (supprimer les trappes dans la durée, traduction plus directe de l’idée que « chaque heure travaillée rapporte »). Et tout en privilégiant les premières, les conseillers ne considéraient pas le dispositif conçu par le HCSAP comme un bon système d’incitations. Dans une note ultérieure, le projet de remplacer la PPE par le RSA a pu être critiqué comme le « passage pour les travailleurs pauvres d’un mécanisme vertueux d’incitation fiscale à un mécanisme d’assistance » tandis que la mise en place d’une aide temporaire aurait au contraire eu « l’avantage vis-à-vis de la majorité de montrer un mécanisme vertueux d’aide effective au retour à l’emploi ». À l’approche des ultimes arbitrages, les mêmes conseillers ont refusé de tenir compte des chiffrages du HCASP qui prévoyaient pour boucler le budget de la réforme 300 à 500 M€ d’économie grâce à « la création supposée de manière conventionnelle de 70 000 à 100 000 emplois30 ». Le rejet de ces chiffrages par ces conseillers montre que le premier ministre n’était pas prêt à miser cette somme (pourtant modeste au regard du budget en jeu) sur la dimension incitative du RSA.
- 31 Chelle (2012, p.69-70) constate aussi que la « légitimation par l’expérimentation ne supplante pas (...)
23En comparaison, la microsimulation a plus compté (produit plus de chiffres et eu plus de poids) dans l’élaboration de la réforme, parce qu’elle a rendu le projet crédible, permis d’explorer l’ensemble des possibles, participé au cadrage des réflexions au sein du gouvernement, et finalement contribué à calibrer précisément la mesure une fois arrêté un certain nombre d’arbitrages politiques31. Autant d’étapes que nous allons maintenant étudier en détail.
24Cette partie a pour objet les deux premiers effets qui découlent de l’usage de la microsimulation dans le cadre de l’évaluation ex ante du RSA. Les modèles de microsimulation ont d’abord permis de rendre plus réaliste le projet, en le fondant sur une estimation crédible de ses effets budgétaires et redistributifs. En d’autres termes, la microsimulation a fait l’objet d’un usage démonstratif, produisant un effet de réalité (2.1). La microsimulation a aussi offert la possibilité d’imaginer et d’évaluer tout un ensemble de scénarios de réforme, sur demande du HCSAP ou à l’initiative des équipes en fonction des capacités de leurs modèles. Cette fois, la microsimulation est employée dans une perspective exploratoire (2.2) et ce faisant, les équipes de microsimulation ne sont plus seulement des évaluateurs mais également artisans de la réforme.
- 32 Ces chiffres comme les suivants ne concernent que le supplément de revenu induit par le RSA par ra (...)
25Le rapport de 2005 fait état du recours à deux modèles pour chiffrer le RSA : Ines et Saphir. Une annexe détaille le coût de deux scénarios dont les montants bruts sont respectivement estimés à 7 et 5 Mds€. À ces montants doivent être soustraits le budget alloué à la PPE et les dispositifs d’intéressement déjà en place pour obtenir le coût net de la réforme estimé alors à environ 4 Mds€ pour le premier scénario et 2 Mds€ pour le second (à comparer aux 1,5 Md€ de budget finalement retenu)32. Obtenir ces chiffrages permettait de désamorcer les critiques de ceux qui, à Bercy, anticipaient un coût dissuasif pour ce projet :
- 33 Entretien avec M. Hirsch.
Leur ligne d’attaque c’était : « ça coûte 10 milliards d’euros supplémentaires » pour le plomber, donc si on avait accès aux vraies simulations ça montrait que ce n’était pas 10 milliards d’euros et donc ça leur enlevait un argument pour torpiller le sujet33.
26Pour parer cet argument, M. Hirsch raconte même avoir dû contourner avec certains membres de la commission l’opposition au projet du ministère des Finances qui aurait sciemment limité l’accès aux modèles :
- 34 Hirsch M. & G. Rosière (2008), La chômarde et le haut commissaire, Paris, Oh! Editions, p. 182-183
En 2005, il y avait des réticences au ministère des Finances où l’on craignait que chiffrer le RSA puisse faire courir le risque… qu’on le fasse. On avait du mal. Je me rappelle qu’on a même été obligé de venir un lundi de Pâques dans un ministère désert pour voir ce qu’il y avait dans les ordinateurs auxquels on ne voulait pas nous laisser accéder34.
27Selon des membres d’équipes de microsimulation impliqués à ce moment précis de l’histoire, il n’y a pas eu réellement de blocage politique. Ces équipes ont d’ailleurs officiellement participé aux travaux de la commission. Elles n’étaient à ce titre ni plus ni moins disposées à coopérer que pour d’autres demandes extérieures à leur ministère. Simplement, les délais imposés ne permettaient pas de garantir un contrôle satisfaisant des résultats :
- 35 Entretien avec un membre de l’équipe Saphir.
Au sein du bureau, nous étions motivés pour répondre à sa demande et je n’ai pas souvenir d’une opposition de la part de ma hiérarchie. Pour moi, ce sont les délais qui ont posé des difficultés, qui étaient vraiment très courts (…). Devant son insistance on a fini par dire « on donne une grande fourchette parce que là on travaille vite et on sait que notre chiffrage va être approximatif » (…). On voyait que les chiffres étaient très variables suivant les hypothèses et on voulait alors affiner, comprendre s’il n’y avait pas une erreur, et il avait du mal à nous laisser ce temps d’investigation, il voulait le chiffrage tout de suite pour pouvoir le mettre dans le rapport35.
- 36 Nous reprenons ici quasiment in extenso l’interprétation proposée par un·e rapporteur·ice.
28La divergence entre ces deux témoignages souligne bien la différence dans le rapport aux temps des politiques, qui ont une fenêtre limitée pour agir, et celui des experts, qui doivent ajuster leurs instruments et préféreraient ne pas communiquer de résultat plutôt que communiquer à mauvais escient et fournir des résultats provisoires sur un projet dont le coût révélé peut faire basculer une décision36.
29Toujours est-il que pour paramétrer plus précisément le dispositif, le président la commission s’est bien rendu en personne dans les locaux de la DGTPE. Avec l’aide d’une personne capable d’utiliser Saphir, il a pu tester différentes pentes et choisir les scénarios de référence de manière à éviter que le coût ne paraisse trop élevé. Sur la base des simulations obtenues, le rapport de 2005 fournit aussi une analyse des gagnants et des perdants. Celle-ci participe aux côtés de l’estimation budgétaire à rendre plus concrète la réforme et à apprécier sa faisabilité sur le plan politique. Conformément à un phénomène bien établi par la sociologie de la quantification, l’hypothèse du RSA gagne en réalisme grâce à sa mise en chiffre. Encore faut-il pouvoir disposer des instruments adaptés à cette mise en forme particulière. Cet épisode illustre plus précisément la ressource stratégique que constitue l’accès aux mms pour concevoir de manière concrète la réforme et rendre la proposition crédible.
30Quatre mois après la parution du rapport, l’équipe de la DGTPE avance de nouveaux chiffrages sur la base de scénarios alternatifs. Cette fois l’équipe s’auto-saisit, sans répondre à une commande extérieure ou de sa hiérarchie. L’enjeu est de garder la mémoire des réflexions menées sur le sujet, et d’améliorer les premières simulations produites dans l’urgence. À cette occasion, les microsimulateurs prennent plus de libertés par rapport aux scénarios privilégiées par la commission. Leur note estime le coût net d’un premier scénario à 6 Mds€ et un second scénario à 1,5 Mds€, grâce à des pentes plus faibles.
31Nous sommes donc en 2005 en présence de quatre scénarios faisant varier le coût net de 1,5 à 6 Mds€. S’ils ont pu servir de repères pour convenir de l’enveloppe budgétaire annoncée en 2007, ces chiffres n’ont pas été actualisés préalablement à la mise en place du HCSAP.
- 37 « Le Revenu de Solidarité Active (RSA) : questions à trancher », Note d’analyse, DGTPE, bureau POL (...)
- 38 « Quel scénario pour le RSA ? », DGTPE/Polsoc3, 23 octobre 2007, 20130001/4, Cabinet de Martin Hir (...)
32Préparée dans la perspective d’une des premières réunions sur les microsimulations qui suit l’installation du HCSAP, une note de la DGTPE datée de juillet 2007 cadre les débats en recensant l’ensemble des questions à trancher avant de faire tourner les modèles37. Ces questions concernent aussi bien l’architecture globale de la future prestation (définition et champ du RSA) que son calibrage. Tous les paramètres qui interviennent dans la détermination de la pente sont examinés. À travers cette exploration des possibles, les équipes de microsimulation soulèvent de nouvelles questions et envisagent des scénarios différents du projet initial. Par exemple, dans une note ultérieure, la DGTPE émet des réserves sur la fusion des allocations logement jugée « trop compliquée » et suggère de les intégrer dans la base ressources du RSA38. Ce dernier point va être acté rapidement. Une partie des réflexions va alors s’orienter vers la question des modalités d’articulation entre le RSA et les aides aux logements – travail ensuite pris en charge pour une large part par la DREES. Cet exemple permet de montrer que maintenir un relatif pluralisme en matière de microsimulation présente certains intérêts. La collaboration entre les équipes leur permet de démultiplier les scénarios exploratoires en se répartissant le travail selon les sujets d’intérêt ou domaines de prédilection des administrations qui les hébergent et/ou les avantages comparatifs de leurs modèles. Cela leur permet également de procéder à des vérifications en confiant ensuite aux autres équipes la tâche de produire des contre-chiffrages sur une sélection plus restreinte de scénarios. L’exemple illustre aussi comment cet usage exploratoire de la microsimulation atténue la frontière entre conception et chiffrage. Nombreuses en phase d’exploration, les questions, suggestions et réserves, comme celles concernant la prise en compte des allocations logement, sont susceptibles de renforcer le rôle des équipes de microsimulation dans l’élaboration de la réforme : elles ne se contentent pas de chiffrer des scénarios choisis par leur commanditaire, mais participent plus directement à la conception du dispositif (Bessis, 2023).
- 39 « Relevé de décision de la réunion-inter-administrative du 27/11/2007. Processus de travail RSA », (...)
- 40 « RSA - La prise en compte de la bi-activité », Notes de la CNAF-DSER à destination des membres du (...)
- 41 « Relevé de décision de la réunion-inter-administrative du 27/11/2007. Processus de travail RSA », (...)
33Un second exemple peut être examiné : au cours d’une des premières réunions, une des équipes relève de possibles effets de la nouvelle prestation sur les situations de bi-activité au sein des ménages. La CNAF a plus particulièrement pris en charge cette question. Les chiffrages conduisent d’abord à rejeter l’hypothèse d’un barème concave, car celui-ci s’avère « d’une part peu incitatif à la bi-activité et, d’autre part trop favorable à la reprise d’une mono-activité à temps très partiel39 ». Le travail exploratoire se concentre alors sur des barèmes linéaires ou convexes pour lesquels la CNAF chiffre l’ajout d’une prime à la bi-activité. Les premiers résultats obtenus montrent que cette prime augmente fortement le coût de la réforme. Des variantes moins coûteuses sont alors recherchées en modulant le montant de la prime et son seuil de déclenchement. Dans l’hypothèse d’un barème convexe, des scénarios à trois pentes sont également envisagés pour privilégier la bi-activité40. Une autre solution avancée par la CNAF consiste à ouvrir le droit au RSA seulement à partir d’un certain montant de revenus d’activités individuels. Ce scénario est exclu par le HCSAP car « un des objectifs principaux du RSA est de rendre l’exercice d’une activité professionnelle attractif dès la première heure travaillée41 ». Un tel scénario reviendrait également à déplacer la cible des bénéficiaires visés par le dispositif et à rapprocher alors ses propriétés redistributives de celles de la PPE. Si les équipes de microsimulation sont amenées à prendre part au cadrage de la réforme, nous observons toutefois que, jusqu’ici, le cabinet du HCSAP garde la main sur l’éventail des scénarios privilégiés. Comme nous avons pu le voir (1.2.), la situation change ensuite avec l’intervention d’arbitrages extérieurs aux équipes de microsimulation et au HCSAP (demande d’un barème simple par le COE, réduction du budget et abandon de la fusion avec la PPE) qui conduisent finalement à abandonner tout traitement spécifique des situations de bi-activité.
- 42 « Relevé de décision de la réunion inter-administrative du 19/02. Processus de travail du RSA », 2 (...)
34Quelques semaines avant les arbitrages du gouvernement sur le contenu du Livre vert, les différentes options sont redéfinies par le HCSAP et organisées en une arborescence de cinq scénarios, qui peuvent chacun faire l’objet de plusieurs variantes : étude de différentes pentes linéaires, étude de pentes convexes, prise en compte de la bi-activité et ouverture aux jeunes. Les équipes de microsimulation sont chargées de chiffrer toutes les variantes du scénario de base et de « déterminer un jeu de variantes pertinentes » pour les autres scénarios. Les équipes de microsimulation doivent ensuite caler définitivement leurs chiffrages. Un tableau de synthèse comportant encore plus d’une trentaine de possibilités différentes est élaboré fin janvier en réponse à cette demande. Il indique pour chaque variante le coût net, la variation du taux de pauvreté, le nombre de ménages bénéficiaires et le point de sortie du RSA. Les équipes de microsimulation font alors état « de l’important travail réalisé entre équipes pour parvenir à des chiffrages consensuels » et ajoutent que « les écarts résiduels, pour significatifs qu’ils soient parfois, sont liés à des différences irréductibles (choix de l’année de référence et technique de vieillissement des échantillons)42 ». L’essentiel est alors de comprendre et expliciter les raisons de ces écarts plutôt que d’atteindre une parfaite convergence des modèles. Cet usage des modèles est donc aussi l’occasion d’explorer leurs limites respectives en confrontant leurs résultats.
35Cette partie a mis en avant les usages démonstratifs et exploratoires des mms, qui participent à faire advenir le projet et définissent précisément les scénarios, préalablement à leur chiffrage. Les modèles ont permis de parcourir une arborescence qu’ils ont contribué à dessiner. Les équipes de microsimulation participent ainsi au cadrage des réflexions sans pour autant imposer aux décideurs politiques des choix liés aux contraintes des modèles. Dans la seconde phase d’élaboration de la réforme, où les arbitrages politiques deviennent prépondérants, les membres du gouvernement continuent à s’en remettre aux résultats des simulations, mais dans une tout autre perspective.
- 43 « Pourquoi et comment financer la généralisation du RSA ? », 18 février 2008, 20120399, Cabinet de (...)
36Le processus d’élaboration de la réforme entre en février 2008 dans une phase de négociation politique. Le coup d’envoi en est donné par une lettre adressée par le haut-commissaire au président de la République et au premier ministre, qui rappelle l’engagement initial de 2 à 3 Mds€ et suggère plusieurs solutions de financement43. Cependant, à plusieurs reprises au cours de cette période, les ambitions du RSA vont être revues à la baisse, l’impératif de limiter les dépenses prenant systématiquement le pas sur les principaux objectifs de la réforme. De plus en plus de contraintes étant fixées au cours du temps (3.1), il ne reste plus qu’à déduire des mms la forme finale du RSA (3.2). Alors que les modèles étaient jusqu’à présent mobilisés pour définir le couloir au sein duquel pouvait évoluer la réforme en adéquation avec ses objectifs (Bezes et Palier, 2018) ; ils sont désormais mobilisés pour déduire ce qui reste encore possible à l’intérieur d’un couloir réduit par les arbitrages effectués sans recours à la microsimulation.
- 44 Toutes les citations dans ce paragraphe et les suivants jusqu’à mention contraire sont issues de c (...)
37Un accord doit être trouvé au sein du gouvernement sur le contenu précis du Livre vert avant sa parution. C’est l’objet en février d’une réunion de ministres, qui est l’occasion pour le premier ministre d’entrer concrètement dans le dossier. Au moment où « la préparation du RSA entre dans sa phase active », trois conseillers du premier ministre (le conseiller social, le conseiller technique à l’emploi et le conseiller budgétaire) rédigent une note à son attention qui rappelle les principes du RSA et commente la version du Livre vert préparée par le HCSAP44. La note renseigne également sur le scénario privilégié par le HCSAP à cette étape : une pente simple de 70 % au coût jugé trop important (estimé à 2,2 Mds€) et qui produirait plus de quatre millions de perdants. Contre ce scénario, les chiffrages par microsimulation qui figuraient dans la version provisoire du Livre vert permettent aux conseillers de mettre en avant des solutions alternatives. Ils s’appuient sur une version simplifiée du tableau de synthèse produit par les équipes de microsimulation pour faire valoir que « [d]’autres scénarios moins coûteux sont envisageables ».
- 45 Voir Chelle (2012) p. 76-77 pour une recension des prises de position exprimées dans la presse sur (...)
- 46 Mail en date du 11 avril 2008, 20130001/4, Cabinet de Martin Hirsch, Haut-commissaire aux solidari (...)
- 47 Dossier de préparation du rendez-vous avec le président de la République, 16 avril 2008, 20120399/ (...)
- 48 « Dossier Entretien JP Faugères », 18 avril 2008, 2013001/4, Cabinet de Martin Hirsch, Haut-commis (...)
- 49 « RSA - Propositions de maquette budgétaire pour la construction du PLF 2009 », Note de la Directi (...)
38Qu’ils considèrent le scénario privilégié par le HCSAP ou les autres scénarios chiffrés par les équipes de microsimulation, en ce début d’année 2008, les conseillers du premier ministre se passeraient bien au fond de toute réforme du RMI. Au-delà du coût de la mesure et des doutes émis quant à son efficacité, les conseillers anticipent une amplification des critiques de la part des syndicats, du patronat et des conseils départementaux. Pour l’heure, ils proposent un « calendrier desserré » et suggèrent plusieurs modifications du Livre vert avant sa parution. À la demande du premier ministre, la version publiée passe finalement sous silence les chiffrages et pistes de financements envisagées. Le gouvernement reste ainsi libre de tout engagement sur le barème et le budget au moment de la parution du Livre vert. L’absence de chiffrage précis dans le Livre vert laisse s’exprimer toutes les positions quant au montant de dépense à consacrer au RSA45. Dans ce contexte, de nouveaux scénarios à 1 Md€ sont chiffrés discrètement à partir du modèle Saphir à côté du travail de coordination inter-administratif46. Voyant son projet menacé, M. Hirsch sollicite mi-avril une réunion d’arbitrage financier à l’Élysée. Celle-ci aboutit à la confirmation par le président du projet de réforme et l’annonce d’un budget entre 1 et 1,5 Md€. Le projet de relevé de décision de la rencontre indique le nouveau scénario de pente privilégié par le HCASP à cette étape : un barème convexe 65 %/70 % pour la deuxième partie de l’année 2009, puis, pour 2010 lorsque la suppression de la PPE permettra plus d’économies en année pleine, l’ajout d’une prime à la bi-activité ou l’utilisation d’un barème linéaire simple à 70 %47. Cette question n’est toutefois pas tranchée au cours de la réunion avec le président. Elle fait l’objet de nouvelles discussions trois jours plus tard au cours d’un rendez-vous avec le directeur de cabinet du premier ministre48. Le scénario privilégié par le HCSAP passe cette étape et se trouve intégré dans une proposition de maquette budgétaire49, mais plusieurs prises de position vont encore intervenir et compromettre ce scénario.
39La demande par le COE d’une pente simple et le budget réduit conduisent le HCSAP à privilégier un barème à 65 %, scénario qu’il défend lors d’une nouvelle réunion interministérielle au mois de juin. Intervient ensuite la décision de maintenir la PPE, défendue par les députés de la majorité, réticents à l’idée que la réforme fasse un grand nombre de perdants. Ce maintien de la PPE, qui réduit les sommes consacrées au RSA et relance les calculs sur les conséquences des différents barèmes, aboutit à un « cauchemar technocratique » :
- 50 Entretien avec un membre du HCSAP.
C’était la quadrature du cercle : si on voulait faire la fusion PPE-RSA, il fallait qu’il y ait des perdants et comme il y avait des perdants, on ne pouvait pas faire la fusion. On a alors décidé de ne pas faire la fusion, d’avoir un barème un peu moins généreux, mais il y avait la question du cumul et l’articulation… Et donc là on a inventé ce truc horrible qui est l’imputation du RSA sur la PPE, qui consiste à dire « on sert la PPE, mais on la réduit du montant de RSA que vous allez toucher ». Ça, ça nous a beaucoup été reproché. On nous a dit « c’est vraiment un cauchemar technocratique ! ». Mais ça faisait une économie. Cela permettait de faire un barème moins radin50.
40Avec un tel système, les sommes prises sur le budget de la PPE augmentent avec la pente, et l’estimation du coût net de la réforme se complique, confortant encore la microsimulation dans son rôle de point de passage obligé, et ce d’autant plus que les mms sont également mis à contribution pour anticiper les conséquences budgétaires et redistributives d’une nouvelle idée complémentaire : il s’agit d’arrêter durant une ou plusieurs années de recalculer en fonction de l’inflation les seuils qui définissent les droits à la PPE (comme cela est fait également chaque année pour les seuils qui définissent les tranches de l’impôt sur le revenu). Ce « gel du barème » (ou cette « désindexation de la PPE ») aurait pour conséquence de faire sortir des personnes du dispositif simplement du fait des hausses de salaire qui suivraient l’inflation. Cette trouvaille fiscale serait à attribuer à l’équipe du HCSAP. Accueillie avec de fortes réserves politiques, elle a abondamment été utilisée depuis :
- 51 Entretien avec un membre du HCSAP. Cette désindexation de la PPE a été maintenue jusqu’à son rempl (...)
On avait prévu de récupérer 800 millions de PPE, en la laissant non indexée pendant 2 ans. Bercy nous fait un show d’enfer en disant « C’est politiquement impossible. On peut à la limite admettre qu’on n’indexe pas la PPE une année, mais deux ans c’est la révolution, donc n’espérez pas recycler 800 millions dans votre truc ». Donc on n’en a récupéré que 400 millions. Et ensuite, alors qu’ils n’avaient visiblement jamais eu cette idée de ne pas indexer la PPE, ils nous ont piqué l’idée, mais au lieu de la recycler ils ont fait des économies nettes dessus, et ça dure jusqu’à maintenant!51.
41Cette désindexation de la PPE a ensuite changé le regard des responsables politiques sur ce dispositif en les convaincant que celui-ci était invisible pour les bénéficiaires, ce qui a pu faciliter la fusion ultérieure d’une partie du RSA et de la PPE dans la prime d’activité (Touzet, 2019, p. 243-245).
- 52 Dans l’esprit de simplification/fusion des aides défendu dans le rapport de 2005, le HCSAP envisag (...)
42Trois scénarios de réforme défendue chacun par un ministre (HCSAP, Économie, Budget) sont explicitement mis en concurrence lors d’une nouvelle réunion interministérielle au mois de juin. Ils divergent quant au niveau de la pente et à la durée du gel de la PPE. Le ministre du Budget entend jouer pleinement cette dernière carte en proposant un gel sur trois ans et une pente de 0,55 la première année montant progressivement à 0,62 au bout des trois ans, tandis que la ministre de l’Économie se contente d’une année de gel associée à une pente de 0,6. Le HCSAP maintient quant à lui une pente de 0,65 et propose de geler le barème de la PPE la première année, puis de baisser de 30 % le plafond applicable aux couples pour son calcul la deuxième année, ce qui est encore une autre manière de recentrer la PPE sur des personnes aux revenus plus modestes. Les simulations des trois scénarios donnent lieu à des tableaux comparatifs « envoyés à tous les ministres, afin de servir de base à la réunion ». La principale question à régler est « comment parvenir à tenir dans l’enveloppe de 1,5 Mds de façon crédible ? ». Il est reproché au scénario proposé par le HCSAP, le plus coûteux, de ne rentrer dans l’enveloppe qu’au prix d’une réforme « drastique » de droits connexes52 et d’un recentrage maximum de la PPE qui conduit à faire près de 5 millions de perdants, deux propriétés susceptibles de rencontrer encore à l’époque une forte opposition de la part des parlementaires. La montée en charge du scénario du ministre du Budget, le moins coûteux, est en revanche perçue comme « probablement trop progressive pour M. Hirsch ». Reste la solution intermédiaire proposée par la ministre de l’Économie en faveur de laquelle penche le premier ministre, d’autant plus qu’elle rentre sans difficulté dans l’enveloppe budgétaire.
43L’arbitrage entre les trois scénarios intervient à l’issue de deux réunions à l’Élysée, lesquelles reposent sur de nouveaux chiffrages. Entre ces deux rendez-vous, le ministère du Budget se rallie à la proposition du ministère de l’Économie pour le choix du niveau de la pente. Il ne se démarque plus qu’en proposant un gel de la PPE durant deux années au lieu d’une. Le propos peut dès lors être simplifié en se concentrant sur les deux scénarios des ministères de l’Économie et du HCSAP. Ce dernier souhaite réaliser des économies plus importantes sur la PPE en proposant en outre d’abaisser le plafond de revenus applicable aux couples la seconde année. Le tableau 1 compare les chiffrages des scénarios du HCSAP et de Bercy réalisés pour les deux dernières réunions.
Tableau 1. Chiffrage des scénarios du HCSAP (scénario A) et de Bercy (Scénario B) en régime de croisière en Mds€ en 2008 lors des deux dernières réunions à l’Élysée.
|
Réunion de juillet |
Réunion d’août |
| Scénario |
HCSAP 65 % |
Bercy 60 % |
HCSAP 65 % |
Bercy 60 % |
| Coût brut |
3,8 |
2,5 |
3,6 |
2,4 |
| Aide temporaire au retour à l’emploi |
0,2 |
0,2 |
0 |
0,2 |
| Économie sur la PPE |
-1,8 |
-1 |
-1,6 |
-1 |
| Économie sur l’intéressement |
-0,6 |
-0,6 |
-0,6 |
-0,6 |
| Frais de gestion de la CAF |
0,1 |
0,1 |
0,1 |
0,1 |
| Coût extension DOM |
0,25 |
0,15 |
0,2 |
0,14 |
| Réforme des droits connexes |
0,2 |
0,2 |
-0,14 |
-0,14 |
| Coût net |
1,8 |
1,2 |
1,6 |
1,1 |
Crédits : reconstruction des auteurs à partir des archives.
44Deux changements affectent encore les deux scénarios entre juillet et août. D’abord, les économies envisagées sur la réforme des droits connexes sont revues à la baisse et ainsi limitée au minimum envisagé, les conseillers du premier ministre anticipant des résistances politiques et syndicales sur ces changements. Ensuite, la prise en compte des situations de logement diffère : le chiffrage de juillet se base sur une simple reconduction des principes d’articulation en place avec le RMI (ce qui sera finalement retenu), celui pour la réunion du mois d’août sur une solution plus économique (Voir tableau 2).
Tableau 2. Coûts bruts du RSA chapeau (en Mds€) hors RMI et API (CNAF, DREES, DGTPE) (simulation juin).
|
TMI |
DGTPE |
DREES |
CNAF |
| Revenu garanti diminué du forfait logement pour tous jusqu’au plafond des AL ; au-delà, FL déduit aux seuls propriétaires non-accédants et hébergés à titre gratuit – option retenue pour la réunion en juillet |
TMI 35 % |
3,6 |
3,5 |
3,8 |
| TMI 40 % |
2,4 |
2,2 |
2,5 |
| Revenu garanti diminué du forfait logement pour les logés à titre gratuit et propriétaire et diminués du Min (allocation logement, forfait logement) pour les locataires et accédants) – option retenue pour la réunion en août |
TMI 35 % |
3,8 |
3,6 |
4 |
| TMI 40 % |
2,5 |
2,2 |
2,6 |
Crédits : reconstruction des auteurs à partir des archives.
45Ces chiffres sont à comparer avec ceux de la toute dernière note commune fournie par la DGTPE, la DREES et la CNAF. On y observe encore des écarts de 100 à 400 M€ selon les modèles. La manière la plus prudente de faire avec ces écarts d’un point de vue budgétaire consisterait à retenir pour chaque ligne le montant anticipé le plus élevé. La solution privilégiée a plutôt consisté à utiliser les montants intermédiaires qui se trouvaient être ceux de la DGTPE.
46Les chiffrages utilisés lors des deux dernières réunions indiquent que le coût du scénario proposé par le HCSAP est toujours supérieur au maximum de l’enveloppe budgétaire envisagée pour la réforme (de 300 M€ en juillet, de 100 M€ en août), même en renonçant à verser une aide temporaire à l’emploi pourtant soutenue par les conseillers du premier ministre. Cette situation laisse prévoir que l’arbitrage tourne à la faveur du scénario de Bercy. S’il entre bien dans la fourchette annoncée de 1 à 1,5 Md€, ce dernier ne sature toutefois pas la contrainte budgétaire, ce qui ménage des marges de négociation et permet finalement à M. Hirsch d’« arracher » deux points de pourcentage au dernier moment :
- 53 Entretien avec M. Hirsch.
J’ai passé un coup de fil une heure avant l’arbitrage pour faire remonter de 60 % à 62 %, parce qu’on avait calculé qu’on passait à 65 % même, et donc ça nous énervait d’avoir 60% parce qu’on savait qu’on n’était pas assez incitatif. Donc on savait qu’on passait à 65 % sans problème, et j’ai arraché 62 %53.
- 54 Sur ce point, les évolutions constatées entre juillet et août vont plutôt dans le sens d’une dimin (...)
47Pour que le scénario de pente à 65 % respecte la contrainte budgétaire, il aurait néanmoins fallu retenir les chiffrages de l’équipe de microsimulation qui anticipait un coût plus faible (ceux de la DREES plutôt que ceux de la DGTPE, aux montants intermédiaires entre ceux de la DRESS et ceux de la CNAF), ou prévoir une réforme plus « drastique » des droits connexes54, ou bien encore compter sur de nouvelles économies générées par d’éventuelles reprises d’emploi suite à la réforme, pari refusé par le cabinet du Premier ministre (voir 1.2.).
- 55 « Scénario de RSA avec un TMI de 38 % », Note de la DGTPE/Polsoc3, 27 août 2008, 20130001/3, Cabin (...)
- 56 « Budgétisation du RSA », 3 octobre 2008, 20130001/1, Cabinet de Martin Hirsch, Haut-commissaire a (...)
48Quelques jours après l’arbitrage, une note de la DGTPE présente le chiffrage définitif du RSA. En tenant compte des économies réalisées grâce au gel de la PPE sur une année, le coût du scénario de pente à 62 % s’élève à 1,8 Mds€55. La prise en compte des mêmes éléments que précédemment pour la budgétisation du RSA ramène ensuite ce coût à 1,5 Mds€56.
49À la différence des précédents usages de la microsimulation, cette dernière n’est plus mobilisée pour rendre crédible ou explorer différents scénarios. Dans les derniers moments de la réforme, elle devient une façon de traduire une contrainte budgétaire, fixée en dehors du cadre de l’évaluation, en scénarios de politique publique. La prévalence de cet ordre budgétaire n’empêche pas pour autant les équipes de microsimulation de continuer à proposer différentes options de calibrage du RSA, qui composent avec cette contrainte tout en cherchent à en maximiser la pente. Et finalement, c’est bien cet usage déductif qui a pesé dans les ultimes négociations autour du paramétrage de la réforme et de sa pente à 0,62.
50La (re)lecture du RSA à partir des usages et effets des modèles de microsimulation nous éclaire sur la façon qu’ont les artisans d’une réforme de penser son évaluation ex ante et de la mobiliser. Ayant d’abord permis de rendre crédible le projet de la commission, la microsimulation a contribué à baliser le champ des possibles, le « couloir » dans lequel allait s’inscrire la réforme du RSA. Ce résultat est le produit d’un effort de traduction de la volonté politique, non dénué d’effets de cadrage. Dans les derniers mois du processus d’élaboration, les équipes de microsimulation ont dû composer avec un couloir resserré par des arbitrages politiques déterminés en dehors de l’évaluation. Ces arbitrages traduisent tous une ambition revue à la baisse : une pente linéaire simple pour garantir la lisibilité du barème ; un budget diminué ; un abandon de la fusion PPE-RSA. Une fois intégré l’ensemble de ces arbitrages, les mms ont permis de produire un ultime chiffrage justifiant le montant retenu pour la pente, sans tenir compte d’un éventuel non-recours à la prestation.
51Dans le cadre de l’évaluation ex ante du RSA, les mms servent ainsi trois types d’usages différents : démonstratif, exploratoire et déductif. Pour chacun d’entre eux, le tableau ci-après donne à voir de façon synthétique les effets produits par les modèles de microsimulation et ses conséquences pour le processus de réforme. Si notre développement a conduit à traiter chaque usage de façon cloisonnée, il n’en demeure pas moins que ces effets sont indépendants les uns des autres. L’analyse diachronique de la réforme fait d’ailleurs apparaitre que ces usages se juxtaposent, sans que l’un soit une condition nécessaire ou préalable à l’autre.
Tableau 3. Usages et effets de l’utilisation de la microsimulation dans le cadre de l’évaluation ex ante du RSA.
| Type d’usage |
Effets |
Traduction pour le RSA |
| Démonstratif |
Effet de réalité |
Montrer que le projet est viable sur les plans budgétaires et politiques |
| Exploratoire |
Effet de connaissance : exploration des contraintes et possibilités |
Rendre compte de contraintes (ex : complexité de la fusion avec les allocations logement) ; faire émerger des questions (ex : la bi-activité), et des réponses possibles (ex : chiffrages de scénarios à 3 pentes). |
| Déductif |
Calibrage et saturation des contraintes |
Déterminer la pente une fois le budget et les modalités d’articulation avec la PPE arrêtées, puis production du chiffrage définitif |
Crédits : les auteurs.
52Ces différents usages invitent à questionner les évolutions tant du périmètre de l’évaluation que son système d’influence (Mark & Henry, 2004) dans le cadre de l’évaluation-conception d’une réforme. Alors que l’on pourrait s’attendre à une « soudure fonctionnelle » où « l’on ne saurait plus qui inspire et contrôle qui » (Eymeri-Douzans, 2019), entre la poignée d’économistes internes à l’administration chargés de faire tourner les modèles et les promoteurs-concepteurs de la réforme notre analyse a montré que les microsimulateurs n’endossent pas véritablement un rôle d’artisan de la réforme. Bien au contraire, ces évaluateurs ne produisent pas par eux-mêmes de « jugement évaluatif » qui conduirait à une hiérarchie des scénarios, sur la base par exemple de leur efficacité ou efficience supposée. Les données et analyses issues des mms sont bornées par un cadre qui certes, leur laisse plus ou moins de liberté pour imaginer des scénarios, mais sans que ces derniers ne questionnent les arbitrages du politique ou cherchent à les faire évoluer en dehors de questions paramétriques. Les règles structurantes (objectifs et périmètre de la réforme, enveloppe budgétaire, recherche de simplification) restent fixées par les membres de l’exécutif (cabinets, ministres, jusqu’à la présidence de la République), libres de s’approprier ou non les évaluations produites pour négocier ou justifier des arbitrages. Pour autant, cette répartition n’est pas sans effets pour la forme finale de la réforme (voir tableau 3).
53Le fait que cette activité de jugement soit dans le cas de la réforme du RSA laissée au politique peut expliquer pourquoi tout un ensemble de travaux portant tant sur le RSA que sur l’évaluation ex ante ont passé sous silence la microsimulation au profit d’une attention sur les débats autour des expérimentations et des incitations. À la question « comment peut-on accorder autant de crédit à l’évaluation et lui attribuer si peu de place dans le pilotage de l’action publique ? » (Duran, 2021) soutenue par le constat d’un manque d’acculturation des hauts fonctionnaires à l’évaluation (Bono et al., 2021), cet article invite à considérer la place qu’occupe l’évaluation dans l’administration non pas à partir de sa correspondance à un corpus de méthodes de références en évaluation, mais plutôt à partir de la traduction de la commande évaluative par les hauts fonctionnaires de l’administration. En outre, si la microsimulation ne constitue pas une forme « pure » d’évaluation, sa capacité à être mobilisable pour une multitude d’usages (et d’effets attendus) tout au long du processus de construction du RSA en fait l’instrument de choix pour lier l’évaluation à la conception de politiques publiques. Remarquons d’ailleurs qu’au-delà du RSA, si la mode des expérimentations passe, la microsimulation demeure, seule en scène pour l’élaboration de la réforme suivante (Bessis, 2023). Et la mode des incitations pourrait elle-même passer sans que cela n’entame l’importance accordée à la microsimulation dans l’évaluation-conception des réformes. Car plus qu’une logique incitative, la microsimulation accompagne et soutient une logique d’identification et de comptabilisation des gagnants et des perdants située au cœur du débat sur les évolutions du système socio-fiscal (Bessis & Cotton, 2021).