1Dans les années 1950-1960, de nombreuses analyses prédisaient que les pays dits « en voie de développement » suivraient un processus de transformation économique par étapes, similaire à celui des pays dits « développés » (Rostow, 1959). Cette vision dominante postulait que les emplois peu productifs, notamment dans l’agriculture et le petit commerce, seraient progressivement remplacés par des emplois « formels » dans le secteur manufacturier. Ces derniers, encadrés par un cadre contractuel formalisé conformément à la législation du travail, parfois assortis de dispositifs de protection sociale, étaient perçus comme préférables pour les travailleurs. Plus tard, dans les années 1970 et pour les pays capitalistes développés, le rapport salarial fordiste a été analysé comme un modèle stabilisé du travail salarié, structuré autour d’un cadre institutionnalisé de régulation des salaires et de la protection sociale (Aglietta, 1976 ; Boyer, 1986). Envisagée à de nombreuses reprises, son extension aux pays du Sud (El Aoufi, 2009 ; Alary, 2014 ; Boyer & Neffa, 2022) n’a été qu’exceptionnellement vérifiée (Séhier, 2017). En tout état de cause et même si les modalités théoriques diffèrent, dans les approches et politiques de développement, une convergence vers un modèle unique a pu exister. Ces approches ne rendent pas compte des trajectoires contrastées des économies du Sud global. Les trajectoires vers l’essor de l’emploi industriel formel n’ont pu être observées et le RS fordiste n’a jamais constitué une norme structurante du travail.
2À partir des années 1980, les ajustements structurels, la libéralisation et la globalisation économique ont profondément modifié les dynamiques de l’emploi (Itzigsohn, 2010 ; Gainsborough, 2010). Ces changements ont entraîné la suppression ou la précarisation d’emplois formels, notamment dans les administrations et les entreprises publiques, tandis que les grandes entreprises industrielles adoptaient des modèles de production basés sur la sous-traitance dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. Ce phénomène a contribué à l’augmentation des emplois informels (Mosoetsa et al., 2016). La théorie de la régulation (TR), qui s’est développée principalement à partir des économies du Nord, a mis en lumière la diversité historique des formes d’organisation du travail, mais elle reste encore peu équipée pour saisir les spécificités de la mobilisation de la main-d’œuvre et les formes d’emplois hybrides dans les pays du Sud (El Aoufi, 2009).
3Dans ce contexte, la restructuration des chaînes de production à l’échelle mondiale a accéléré la transformation des formes d’emploi. La multiplication des stratégies de sous-traitance par les grandes entreprises industrielles a renforcé la fragmentation du marché du travail et favorisé des configurations d’emploi plus flexibles, parfois en marge des cadres formels de régulation (WTR, 2017). Cette recomposition des dynamiques professionnelles a non seulement affecté les économies développées, mais a également redéfini les structures de l’emploi dans les pays en développement, où l’interdépendance croissante entre secteurs formel et informel complexifie les trajectoires professionnelles et les formes de protection sociale.
4Au Vietnam, ces transformations touchent tous les secteurs d’activité et types d’entreprises, qu’ils relèvent du secteur formel ou informel. Si la part de l’emploi informel a légèrement diminué, sa persistance reste notable. Dans certaines régions, de nouvelles formes d’emploi informel émergent (ILO, 2021). Ces évolutions remettent en question les théories dominantes selon lesquelles la croissance économique et le développement devraient conduire à une transition de l’informel vers le formel, grâce à des gains de productivité et à une préférence des travailleurs pour les emplois formels. Il apparaît donc nécessaire de réexaminer les cadres théoriques utilisés pour analyser ces transformations, en particulier les approches liées à la transition entre le formel et l’informel, ainsi que celles portant sur les mobilités professionnelles.
5Comment dépasser les insuffisances du RS pour appréhender l’ensemble des dynamiques de mobilisation du travail dans les économies développées, et, a fortiori, pour saisir la diversité des modalités de mobilisation de la main-d’œuvre dans les économies émergentes ? Par émergentes, nous entendons les économies caractérisées par une intégration croissante aux circuits économiques mondiaux, des mutations rapides du marché du travail et le développement de services à la population caractéristique des économie urbaines (Crevoisier et al., 2007). Dans la lignée des travaux critiques des théories de la modernisation (Escobar, 1997 ; Rist, 2013 ; Milano, 2024), Girard et al. (2022) ont proposé le concept de rapport social d’activité (RSA) pour appréhender la manière dont le travail est mobilisé dans le contexte de l’Afrique subsaharienne. Nous partageons avec ces approches régulationnistes la nécessité de dépasser une vision homogène des dynamiques d’emploi et d’intégration du travail en nous appuyant sur l’analyse des trajectoires professionnelles, des formes de mobilité et de la pluriactivité. Notre contribution s’inscrit dans cette démarche, tout en l’adaptant aux économies émergentes où les transformations du travail sont marquées par une monétarisation accrue des revenus et des trajectoires professionnelles de plus en plus complexes.
6Pour analyser ces recompositions, nous proposons une perspective élargie à travers le concept de rapport occupationnel (RO). Il vise à refléter la diversité des modalités de participation de la population – et par extension de la main-d’œuvre – au processus de développement dans une économie émergente. Le RO englobe à la fois les dimensions institutionnelles et relationnelles de l’intégration au marché du travail, en tenant compte de l’ancrage des travailleurs dans des structures sociales spécifiques (famille, communauté, rôle des migrations, diaspora, etc.) et des dynamiques du côté des entreprises (investissements directs internationaux, emploi informel, auto-emploi, rôle des réseaux, etc.). L’objectif de notre article est de proposer un cadre conceptuel capable d’appréhender les transformations des mobilités professionnelles dans des contextes qui échappent aux modèles traditionnels, qu’il s’agisse du fordisme d’après-guerre ou des formes contemporaines de précarisation néolibérale du travail. Le concept de chaînes de mobilité territoriale (CMT) complète cette approche en analysant les mobilités dans le temps et dans l’espace, en tenant compte de leur ancrage territorial, et leur déploiement au-delà des frontières locales.
7La première section met en évidence les limites de la dichotomie formel/informel et introduit les concepts de RO et de CMT comme outils analytiques. La deuxième section examine leur application au marché du travail dans le sud du Vietnam, en insistant sur l’importance des structures familiales et communautaires dans les trajectoires professionnelles. La troisième section explore les mobilités socio-professionnelles dans cette région et leur impact sur les parcours professionnels. Enfin, la conclusion discute la pertinence des concepts de RO et de CMT pour mieux comprendre les recompositions du travail dans les économies émergentes.
8Avant de présenter les théories dominantes et notre proposition conceptuelle du rapport occupationnel (RO), il convient de situer ces cadres analytiques dans une perspective comparative. Le tableau 1 synthétise les principales théories issues du Nord Global, leurs limites face aux réalités des marchés du Sud global, ainsi que les réponses théoriques proposées, y compris notre approche du RO et des chaînes de mobilité territoriales. Ce tableau servira de référence tout au long de cette section pour éclairer les débats sur les transformations du marché du travail.
Tableau 1 : Théories du Nord et problématiques du Sud
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Théories traditionnelles issues du Nord Global
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Phénomènes spécifiques aux marchés du travail des pays du Sud global
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Théorie de la régulation adaptée au Sud
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Notre proposition théorique
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Le rapport salarial (RS) de la Théorie de la régulation
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Théories de la segmentation
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Théories de l’informalité et du développement
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Rapport social d’activité (RSA)
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Rapport occupationnel (RO) et Chaînes de mobilité territoriales (CMT)
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Composantes principales
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Le RS comprend l’ensemble des arrangements institutionnels historicisés qui encadrent la relation de travail, y compris en matière de protection sociale, de formation, etc. dans le mode de production capitaliste.
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Les différents segments du marché du travail offrent des avantages distincts et reposent sur des critères sociaux tels que le sexe, l’ethnie…
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Existence d’un secteur informel à faible productivité qui doit être remplacé par un secteur formel. Les entreprises (internationales) sont à la tête de ce changement.
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Beaucoup d’emplois informels ;
Existence d’un large secteur d’autoproduction et d’autoconsommation ;
La création d’entreprise est souvent une affaire de famille ;
La gestion, le financement et les processus de recrutement sont encastrés dans les réseaux locaux et transnationaux (transferts de fonds, diasporas) ;
Barrières à l’emploi formel forte, barrières au micro-entreprenariat faible ;
Faible niveau de salaire dans les emplois formels ;
Valorisation de l’expérience et des savoir-faire ;
Tendance nette des aspirations à l’entreprenariat et à l’auto-emploi.
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Fait référence à une forme institutionnelle élargie qui rend compte, sur le marché du travail et au-delà, des conditions institutionnelles de la reproduction économique dans les régions rurales à structure familiale de l’Afrique subsaharienne marquées par une augmentation de la mobilité et de la pluriactivité.
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Le marché du travail s’inscrit dans des systèmes de production et de consommation en évolution, ainsi que dans des institutions et des réseaux sociaux diversifiés. Nécessité de prendre en compte les spécificités territoriales du Sud global.
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Problématiques principales
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Montrer à la fois la permanence des rapports capitalistes et la diversité des formes qu’ils prennent dans le temps et dans l’espace.
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Comprendre socialement la permanence et la reproduction des inégalités sur le marché du travail.
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Transformer les rapports professionnels en rapports salariaux.
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Rendre compte des changements structurels dans des contextes ruraux à structure familiale traditionnelle, en particulier dans l’accès à la terre.
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Comprendre la contribution de la population active à une économie émergente et les dynamiques territoriales.
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Territoires d’application de la théorie
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Principalement dans les économies développées et émergentes. L’échelle nationale est privilégiée.
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Conçus pour étudier les marchés du travail dans le Nord global mais limité pour étudier le Sud global.
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Conçus pour étudier les marchés du travail du Sud global mais selon une vision coloniale
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Conçu pour les PMA (par exemple en Afrique subsaharienne où il n’y a pas ou peu de développement industriel et urbain dans les zones rurales).
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Applicable au territoire du Sud global mais prise en compte également des dynamiques temporelles (transition économique).
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Mobilité des travailleurs
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En fonction des différentes étapes négociées : formation, conditions de promotion, convention de chômage, âge et modalités de la retraite, etc.
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Mobilité sociale et professionnelle au sein de chaque segment (ascendante ou horizontale).
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Transition des travailleurs vers le secteur formel. Formalisation des entreprises. Approche centrée sur les politiques publiques.
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Mobilité des travailleurs limitée par l’absence de développement industriel.
Flux de migration vers les villes faibles car peu d’opportunités d’emploi.
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Diversifiées. Mobilité sociale et géographique, y compris l’emploi informel, le micro-entreprenariat, l’auto-emploi, les petites entreprises familiales…
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Auteurs emblématiques
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Boyer, 1996 ; Michel, 2023
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Piore & Doeringer, 1974
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Lewis, 1954 ; Hart, 1985 ; La Porta & Schleifer, 2014
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Girard et al., 2022 ; Girard, 2023
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Inspiré par Held & Maillat, 1984 ; Milano, 2024
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Source : Élaboration propre.
9La thèse traditionnelle de la formalisation postule que les pays émergents se décrivent en opposant le segment informel au segment formel (Lewis, 1954 ; Hart, 1985). Cette perspective avance que le passage de l’informel au formel traduit l’évolution des structures économiques, politiques et institutionnelles. Initialement, l’économie informelle était perçue comme un phénomène transitoire, voué à disparaître avec la croissance économique et l’industrialisation. Cependant, dès les années 1970, des travaux, notamment de l’Organisation internationale du travail (ILO, 1972), ont remis en question cette approche en soulignant que l’informalité constituait une composante structurelle des économies en développement plutôt qu’une simple anomalie. Dans les années 1990 et 2000, cette perspective s’est affinée avec l’émergence d’une distinction entre informalité de survie et informalité entrepreneuriale (Chen, 2016).
10Néanmoins, une série d’études interprète le secteur informel et les emplois qui y sont associés comme des anomalies destinées à s’estomper avec la croissance économique (Boly, 2015). La Porta et Schleifer (2014) ont avancé que les entreprises informelles sont intrinsèquement moins performantes que leurs homologues formelles, avec des salaires systématiquement plus bas dans le secteur informel. Contradictoirement, d’autres travaux mettent en relief une dynamique positive dans certaines entreprises informelles en matière de productivité et de croissance de l’emploi, à la fois dans les économies émergentes et avancées (Nguyen et al., 2021). Par ailleurs, il a été démontré que certains emplois informels peuvent offrir de meilleures rémunérations que des emplois formels (Kucera & Roncolato, 2008).
11Cling et al. (2012, 2018) ont souligné l’importance d’une segmentation adaptée pour étudier les marchés du travail dominés par l’informalité. Ces chercheurs suggèrent l’existence d’une stratification segmentée avec des disparités salariales et de compétences manifestes. Cette idée est étayée par des études en Amérique latine qui dévoilent des formes de mobilité propres aux travailleurs des économies en croissance (Lautier, 2013). La tendance à l’informalisation des emplois et la précarisation du formel influencent la mobilité des travailleurs indépendamment de leur cycle de vie (ILO, 2021). Ces facteurs poussent de nombreux travailleurs dans une zone intermédiaire entre le formel et l’informel (Cuvi & Maradan, 2022) dont il s’agit de comprendre la complexité (Yusuff, 2011 ; Milano, 2024). Au-delà de la sortie de la paysannerie, l’informel intègre de multiples dimensions comme le développement d’entreprises familiales et l’acquisition de compétences. Il est donc capital d’explorer ces nouvelles mobilités professionnelles et de reconnaître la diversité des trajectoires de carrière (McCaid & Pavcnik, 2015). Les travailleurs mobilisent des ressources variées, évoluant souvent entre les marchés formels et informels, avec des aspirations diverses (Njifen, 2014). Ainsi, une compréhension élargie des emplois dans ces contextes s’impose (Buckley, 2022).
12À l’origine, les théories de la segmentation du marché du travail (Piore & Doeringer, 1974 ; Piore, 1983) examinent la question de l’emploi à partir des caractéristiques sociales des différents groupes constitutifs de chaque segment plutôt que de l’évolution dynamique du marché du travail (Held & Maillat, 1984, p. 19). Ces approches, considérées comme dualistes, mettent en évidence le rôle crucial des catégories infériorisées qui « remplissent des fonctions rentables pour le système » (Held & Maillat, 1984, p. 19). La typologie des entreprises et de la main-d’œuvre ainsi que les relations sur le marché sont analysées afin de montrer qu’il ne s’agit pas simplement d’une rencontre entre l’offre et la demande, mais plutôt d’une construction où interviennent des tensions et des rapports de force.
13Cependant, reconnaître la segmentation du marché du travail limite l’analyse des mobilités à l’intérieur des segments stables et relativement étanches les uns par rapport aux autres. Une fois la structure des emplois identifiée, les travaux de ce courant s’intéressent à l’identification des mobilités des travailleurs dans chaque segment du marché (Amossé et al., 2011). Toutefois, dans une économie en constante évolution, de nouveaux segments peuvent apparaître et les chaînes de mobilité existantes peuvent se modifier : allongement des chaînes de mobilité professionnelles, ouverture à la migration et accès à l’entrepreneuriat, etc. Il est donc essentiel de comprendre, non seulement la structure et l’encastrement social d’un marché donné, mais aussi sa dynamique. D’une part, la dynamique du développement entraîne une transformation de l’offre d’emplois, avec une augmentation de la diversité des statuts, des compétences, des mobilités, etc. D’autre part, les valeurs et les aspirations de la société évoluent rapidement, ce qui influence les formes d’engagement de la population sur le marché du travail. C’est pour mieux coller à ce contexte que le concept de rapport occupationnel (RO) est proposé.
14Le concept de rapport occupationnel (RO), tel que nous le définissons, fait référence à l’ensemble des modalités institutionnelles et relationnelles qui régissent la participation des individus au marché du travail. Ce concept s’étend aux divers aspects ancrés du côté des travailleurs tels que la famille, la communauté et la profession. De même, il prend en considération les dynamiques de croissance et de développement des entreprises, ainsi que le contexte régional et national dans son ensemble, y compris des facteurs tels que l’urbanisation, l’évolution du droit du travail et le contexte économique et politique. Le concept de RO doit être abordé de manière générale pour ensuite identifier les formes spécifiques qu’il revêt dans différentes régions et époques (Figure 1).
15Avant d’introduire le RO, il est essentiel de revenir sur le rapport social d’activité (RSA), concept novateur de la théorie régulationniste appliquée aux économies rurales des pays du Sud, notamment en Afrique subsaharienne. Le RSA met en avant des dimensions fondamentales pour ces contextes, telles que l’autoproduction et l’autoconsommation, structurant l’économie, en particulier à l’échelle familiale. Il souligne la manière dont les mécanismes familiaux régissent l’accès aux ressources, en particulier à la terre, et la coexistence de statuts multiples (indépendant, travail familial, salarié), souvent encadrés par des rapports sociaux liés au genre, à la génération ou à la religion (Laurent & Mouriaux, 2008 ; Losch et al., 2013). Toutefois, les travaux récents soulignent que les mécanismes traditionnels d’accès aux ressources, en particulier à la terre, portés par les structures familiales, sont de plus en plus fragilisés. L’essor des mobilités, la diversification des activités et les trajectoires plurielles suivies par les générations successives tendent à éroder ces régulations familiales, révélant une transformation profonde — voire une crise — des modèles productifs antérieurs (Girard et al., 2022).
16À l’instar du RSA, le RO dépasse la simple compréhension des relations salariales capitalistes en intégrant les différentes formes de mobilisation de la main-d’œuvre, notamment celles qui sont ancrées dans des structures familiales et communautaires. En ce sens, il partage une similarité avec le RSA. Toutefois, le RO va plus loin en rendant compte d’un marché du travail dynamique, qui, tout en s’appuyant sur des structures familiales et communautaires, se diversifie constamment, offre de nouvelles opportunités et favorise les ascensions économiques et sociales. Aussi, le RSA reste centré sur les logiques d’approvisionnement de base et de reproduction socio-économique des ménages (Anseeuw & Laurent, 2007 ; Girard et al., 2022 ; Girard, 2023), limitant son applicabilité dans les économies émergentes. Dans ces contextes, marqués par une monétarisation accrue des revenus, une diversification des trajectoires professionnelles et la création de nouvelles activités et métiers, le marché du travail joue un rôle central. En conséquence, le RSA peine à intégrer les dynamiques complexes des économies en transformation rapide où l’accumulation de richesse et l’articulation avec une économie globale prennent le pas sur la seule reproduction locale.
17Afin d’intégrer les dynamiques des économies émergentes que le RSA peine à saisir, nous proposons le concept de RO. Contrairement au RSA, qui s’ancre principalement dans une logique de reproduction socio-économique des ménages ruraux, le RO adopte une perspective élargie, adaptée aux contextes caractérisés par une croissance rapide et une diversification accrue des trajectoires professionnelles. Il permet d’analyser la transformation du marché du travail dans les environnements où la montée des compétences, l’entrepreneuriat, la globalisation ainsi que l’encastrement institutionnel, territorial et relationnel des travailleurs redéfinissent les formes de mobilisation de la main d’œuvre.
18En premier lieu, le RO met en avant la diversité des emplois disponibles dans des économies en plein essor, où l’évolution rapide des structures professionnelles est un élément central. Les emplois peuvent être créés par différentes voies : l’installation d’entreprises multinationales qui recrutent à la fois des cadres locaux et internationaux ; le développement d’entreprises nationales et régionales favorisant la diversification des compétences ; et la prolifération de petites entreprises familiales, notamment dans le secteur informel, qui offrent des opportunités à une main-d’œuvre souvent peu qualifiée. Par ailleurs, la dynamique de croissance économique entraîne une augmentation de la consommation (Ehlert, 2021), stimulant le développement de nouveaux secteurs d’activité au niveau local (par exemple garagistes, dentistes, entreprises de construction) et national (banques, assurances, transports) où le recours à une main-d’œuvre informelle reste courant. En deuxième lieu, le RO analyse l’engagement de la population sur le marché du travail, influencé par des facteurs tels que les dynamiques démographiques, les opportunités d’emploi pour les travailleurs étrangers et les valeurs socioculturelles locales. Par exemple, dans certains cas, un accroissement des revenus familiaux peut réduire la participation au marché du travail en rendant un revenu suffisant pour subvenir aux besoins domestiques. À l’inverse, cette hausse peut également encourager une mobilisation accrue en stimulant des aspirations professionnelles ou entrepreneuriales. Ces dynamiques révèlent l’encastrement du marché du travail dans des contextes socioculturels et institutionnels spécifiques, qui ne peuvent être pleinement appréhendés par les seuls cadres du rapport salarial capitaliste, fordiste ou autre, ou du rapport social d’activité. Notre apport réside précisément dans la compréhension des hybridations entre ces différents rapports occupationnels.
19Enfin, le RO conçoit le marché du travail comme un système dynamique où l’offre et la demande interagissent de manière complexe. Ces interactions peuvent entraîner une croissance de l’emploi, par exemple, lorsque de nouvelles opportunités attirent des travailleurs supplémentaires ou, au contraire, une contraction si la main-d’œuvre n’est pas suffisamment qualifiée pour répondre aux besoins économiques. Ce système est influencé, non seulement par des transactions économiques, mais également par des institutions régissant le droit du travail, les systèmes de protection sociale ou encore les modes d’accès à l’emploi. Les institutions informelles, telles que les réseaux hiérarchiques ou communautaires, jouent également un rôle déterminant. Il convient de noter que la distinction entre « offre » et « demande » d’emploi est parfois artificielle, notamment dans le cas de l’entrepreneuriat où ces deux dimensions se confondent. Dans ces configurations, la diversification des emplois et l’engagement de la main-d’œuvre interagissent pour renforcer un processus global de développement. Le RO constitue ainsi une alternative conceptuelle élargie, permettant d’appréhender la complexité des économies émergentes. En intégrant la diversité des trajectoires professionnelles et l’articulation des formes d’emploi, il répond aux besoins d’analyse des transformations du marché du travail dans des contextes où croissance et innovation redéfinissent les modalités de participation économique.
Figure 1. Marché du travail et RO dans le contexte des régions émergentes
Élaboration propre, 2022
20Fondamentalement, le marché du travail peut, selon les contextes, connaître des phases de contraction ou d’expansion, suivant des enchaînements positifs ou négatifs des interactions entre l’offre et la demande de travail (Figure 1). Une offre de travail de qualité insuffisante, par exemple due à un manque de formation, peut limiter la contribution de la main-d’œuvre à la valeur ajoutée des entreprises, entraînant une diminution du chiffre d’affaire et une contraction de l’embauche. À l’inverse, une amélioration des compétences peut dynamiser la consommation et stimuler la création d’emplois. Ces dynamiques, influencées par des cadres institutionnels, socioculturels et territoriaux (Azaïs, 2006), définissent le marché du travail comme un système interactif et évolutif.
21Cette approche ne se limite pas au RS classique et englobe toutes les modalités de mobilisation de la main-d’œuvre dans une région ou une nation. La distinction entre travail formel et informel ne rend pas nécessairement compte de ces forces. Par conséquent, le RO est défini comme l’ensemble des modalités de mobilisation de la main-d’œuvre identifiées dans une économie, ainsi que la manière dont ces différentes modalités s’articulent entre elles. Par exemple, les statuts d’apprenti, de compagnon et de maître représentent des formes de RO qui forment une chaîne de mobilité typique des métiers artisanaux (Höchle Meier & Yanaprasart, 2012). Le RO permet également d’englober des modalités de travail et des trajectoires professionnelles qui échappent aux schémas conventionnels mais qui sont bien présentes dans les pays en phase de décollage économique. Dans ces contextes, les individus mobilisent des stratégies d’emploi variées et explorent des opportunités de carrière au travers de relations familiales et communautaires où les réseaux sociaux et les liens informels jouent un rôle central. En mettant en évidence la diversité des parcours professionnels et la flexibilité des arrangements de travail, le RO offre une perspective élargie sur la dynamique du marché du travail et la mobilité socio-professionnelle.
22Le développement économique d’une région repose sur la capacité de sa population active à naviguer à travers différents RO tout au long de parcours professionnels. Les chaînes de mobilité territoriale (CMT) offrent un cadre analytique essentiel pour comprendre comment les travailleurs combinent différents types de RO afin de répondre à leurs aspirations tout en s’adaptant aux dynamiques évolutives du marché du travail. Les CMT peuvent être définies comme des modalités relativement stabilisées d’allocation des individus aux différents segments du marché du travail. Elles sont relativement stabilisées car l’acquisition des compétences et du capital social relatif à une profession se réalisent en général par un parcours plus ou moins établi. Elles sont territoriales dans le sens où la mobilité de la main-d’œuvre est relativement faible en raison de l’ancrage familial et social des individus, mais à l’inverse, certaines chaînes de mobilité peuvent requérir un passage par l’ailleurs, par exemple pour les cadres d’entreprises multinationales.
23Les CMT révèlent des liens profonds entre les modalités de participation au marché du travail et les trajectoires de développement territorial. Cette sous-section articule ces concepts (Figure 1) en situant le contexte général et les enjeux des CMT. Par exemple, dans des économies émergentes où le marché du travail est marqué par des transformations rapides, les entreprises jouent un rôle central dans l’attraction et la fidélisation d’une main-d’œuvre en quête constante d’amélioration de son statut professionnel. À travers l’analyse des CMT observées dans trois secteurs exportateurs distincts, ainsi que des activités qui leur sont associées, nous explorons comment les travailleurs transforment les opportunités locales en leviers de mobilité. Ces mécanismes démontrent l’importance du RO et des CMT comme outils pour relier les dimensions socio-économiques et territoriales du développement.
24Nous posons donc que le lien entre marché du travail et développement territorial repose sur des processus interdépendants (Figure 1). L’émergence de nouvelles activités, qu’elles soient destinées à l’exportation ou au marché local, génère de nouveaux métiers, des spécialisations et des réorganisations spatiales. Ce phénomène s’accompagne souvent d’une urbanisation accrue, les villes concentrant de nouveaux services publics et privés répondant à des demandes croissantes de consommation. Comme l’indique Pecqueur (2005), le développement territorial implique une mobilisation collective des acteurs locaux, centrée sur une stratégie d’adaptation aux contraintes externes et fondée sur une identification culturelle du territoire. Dans ce cadre, un marché du travail dynamique soutient non seulement la spécialisation économique mais aussi l’insertion des territoires dans des circuits de production différenciés, offrant ainsi un avantage compétitif dans la mondialisation. Les pays émergents, en particulier, utilisent leurs faibles coûts de main-d’œuvre pour attirer du capital permettant de développer des spécialisations progressives et renforcer leur compétitivité, mais ce développement ne se limite pas à une question de coûts comparé.
25Les structures d’emploi au sein des territoires varient en fonction de facteurs tels que les spécialisations par secteur, la répartition des emplois selon le sexe, l’âge ou l’origine, ainsi que la présence d’institutions de formation ou le degré d’urbanisation (Sacchi et al., 2016). Ces différences sont amplifiées par des cadres institutionnels spécifiques, comme les législations sur la migration ou les systèmes de sécurité sociale, et par des dynamiques territoriales variées, telles que l’accessibilité interne et externe des régions (Maillat, 1984). Les régions urbaines, par exemple, offrent souvent davantage d’opportunités que les zones rurales éloignées où les emplois sont plus limités et moins diversifiés (Huyette, 1997). Au-delà de cette hétérogénéité, il est crucial d’examiner comment les emplois s’organisent en réseaux interconnectés, formant des chaînes de mobilité territoriale (CMT) qui structurent les parcours professionnels des individus. Ces CMT se distinguent par leur caractère séquentiel, généralement peu réversible, et leur rôle dans l’accès progressif à des emplois mieux rémunérés ou plus stables (Kriesi et al., 2010).
26De manière générale, les CMT peuvent prendre quatre formes principales :
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CMT ascendantes – les individus commencent par des emplois d’insertion, accumulant progressivement des compétences qui leur permettent d’accéder à des emplois offrant un meilleur statut, des salaires plus élevés ou une plus grande stabilité.
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CMT horizontales – ces trajectoires impliquent des changements d’emplois ou de région sans amélioration notable des conditions socio-économiques. Elles sont souvent contraintes par des opportunités limitées ou par des fluctuations du marché.
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Il existe également des trajectoires descendantes, par exemple lors de crises structurelles engendrant un chômage important dans une région. Dans les économies émergentes, sur lesquelles est plus précisément centré cet article, la situation est par définition plus favorable et se caractérise par une nette orientation du marché du travail vers la création d’emplois offrant de meilleures conditions.
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Flux d’entrée et de sortie – ces mouvements concernent des individus quittant temporairement ou définitivement le marché du travail pour des raisons diverses (chômage, responsabilités familiales, retraite…) ou entrant dans des secteurs spécifiques, comme les jeunes ou les migrants.
27Ainsi, chaque région présente des structures d’emplois plus ou moins qualifiantes, diversifiées, stables et rémunératrices. Certaines régions sont globalement attractives tandis que d’autres sont répulsives. Les CMT reflètent non seulement la diversité des parcours individuels mais aussi l’encastrement des structures d’emploi dans des contextes économiques, institutionnels, culturels et territoriaux spécifiques. L’identification des CMT permet ainsi d’appréhender la manière dont le développement régional est façonné par les interactions entre les travailleurs et les dynamiques économiques. Les exemples issus de la région de Kiên Giang, que nous présentons dans la prochaine section, illustrent comment les CMT prennent des formes variées selon les branches d’activité et leur encastrement dans la société locale. Dans cette région, les aspirations à l’indépendance professionnelle et à l’entrepreneuriat jouent un rôle central, favorisant l’accumulation de compétences et la création d’opportunités économiques. Par ailleurs, les structures familiales offrent des filets de sécurité et des stratégies d’adaptation face aux fluctuations du marché. Ces dynamiques montrent comment le concept de CMT associé au RO éclaire non seulement les mobilités professionnelles mais aussi le renouvellement du tissu économique local, en articulant les spécificités territoriales et les ambitions individuelles.
Figure 2. Exemple de CMT
Élaboration propre, 2022
28Cette section vise à démontrer la pertinence des concepts de RO et de CMT pour mettre en évidence la centralité du marché du travail dans le contexte d’une économie émergente. Elle s’appuie sur une enquête approfondie menée entre 2021 et 2023. Nous montrons ici que la pluralité des formes d’emploi – formelles et informelles – constitue le principe structurant de l’organisation du travail.
29L’enquête approfondie menée entre 2021 et 2023 permet d’illustrer comment ces concepts rendent compte de ces dynamiques en insistant sur le rôle des trajectoires pluriactives et des mobilités professionnelles. Ainsi, plutôt que d’adopter une approche binaire (formel/informel), notre démarche abductive met en lumière la façon dont les spécificités du développement de la région de Kien Giang conduisent à une redéfinition des formes d’emploi et des logiques de participation au marché du travail.
30Les transformations socio-économiques du Vietnam, amorcées par les réformes du Đổi Mới dans les années 1980, offrent un terrain privilégié pour explorer l’encastrement institutionnel, territorial et familial des rapports RO. Ces réformes ont marqué une transition significative d’un modèle socialiste centralisé vers une économie hybride, où l’État demeure central tout en encourageant l’initiative privée et l’entrepreneuriat (Oudin, 1999 ; Nguyen & Mort, 2016). Ce changement a donné lieu à une diversification des formes d’emploi, articulant salariat formel, auto-emploi et activités informelles, et favorisant des trajectoires professionnelles complexes, profondément enracinées dans des contextes locaux et familiaux (Celi & Sica, 2023).
31Les structures institutionnelles jouent un rôle central dans l’évolution des RO. La modernisation économique impulsée par le Đổi Mới s’est accompagnée d’une reconfiguration des institutions publiques et privées. Ces transformations institutionnelles ont permis une mobilité accrue au sein du marché du travail, notamment grâce à des politiques favorisant l’éducation et la formation professionnelle (Loc, 2002). Toutefois, cette mobilité reste inégalement distribuée. Les opportunités sont souvent limitées aux travailleurs capables de mobiliser des réseaux familiaux et communautaires pour accéder à des ressources essentielles, telles que des financements, des terrains ou des permis d’exploitation. Cet encastrement institutionnel se traduit par des dynamiques d’intermédiation où les réseaux familiaux et communautaires jouent un rôle de médiateur entre les individus et les structures institutionnelles. Sur le plan territorial, les réformes économiques ont également donné lieu à l’émergence de « corridors économiques » et de « territoires en réseau », qui redéfinissent les mobilités professionnelles et les trajectoires économiques (Gironde & Tessier, 2015). L’urbanisation rapide, particulièrement dans des zones comme la province de Kiên Giang, a favorisé l’émergence d’opportunités économiques dans des secteurs diversifies, allant du tourisme à la pêche en passant par le commerce. Par exemple, l’étude menée par Delmotte et al. (2022) sur les vendeurs informels de légumes à Hanoï met en lumière la manière dont des espaces urbains permettent de développer des activités commerciales non reconnues officiellement mais profondément intégrées au tissu économique local. Ces observations rejoignent les dynamiques de CMT où des travailleurs exploitent ces transformations territoriales pour naviguer entre divers RO et maximiser leurs opportunités économiques.
32Enfin, les structures familiales et les transferts financiers transnationaux jouent un rôle déterminant dans l’encastrement des RO au Vietnam. Les flux financiers envoyés par la diaspora vietnamienne – représentant environ 3.3 % du PIB national en 20231 selon les données de la Banque mondiale – soutiennent non seulement la consommation des ménages mais aussi l’investissement dans des activités entrepreneuriales locales. Ces flux, souvent gérés au sein de réseaux familiaux, permettent de financer des entreprises familiales, d’acquérir des terrains ou de lancer de nouvelles activités. Par exemple, dans les zones rurales, il est courant de voir des individus cumuler plusieurs types d’emplois, comme travailler dans une usine en semaine et gérer une exploitation agricole familiale le week-end (Cuvi & Maradan, 2022). Ces configurations illustrent des logiques d’articulation entre différents RO, où la multifonctionnalité́ et la complémentarité des activités deviennent des stratégies essentielles pour répondre aux contraintes économiques locales. Ces dynamiques d’encastrement révèlent comment les RO et les CMT s’articulent pour structurer les mobilités professionnelles au Vietnam. Loin d’être statiques, les trajectoires des travailleurs reflètent une adaptation constante aux opportunités et aux contraintes institutionnelles, territoriales et familiales.
33Pour comprendre les rapports occupationnels (RO) et les chaînes de mobilité territoriale (CMT) dans la province de Kiên Giang, nous avons adopté une méthodologie qualitative. Cette approche est structurée autour du concept de CMT, qui permet d’examiner les trajectoires professionnelles, et de celui de RO, qui éclaire les interactions entre différentes formes d’emploi. Cette province vietnamienne, caractérisée par une économie maritime et touristique en pleine expansion, offre un cadre pertinent pour observer comment les travailleurs naviguent entre différentes formes d’emploi – salariat, auto-emploi et activités informelles – tout en participant à la transformation de l’économie régionale. Trois localités ont été sélectionnées pour refléter la diversité des contextes socio-économiques régionaux : Phu Quoc, une île tournée vers le tourisme international ; Hà-Tiên, un port dynamique reliant le Vietnam au Cambodge et Rach Gia, la capitale provinciale qui combine des activités maritimes, commerciales et agricoles. Ces villes, bien que différentes dans leurs fonctions, partagent des dynamiques communes : une diversification des formes d’emploi et des trajectoires professionnelles combinant fréquemment plusieurs statuts, tels que salarié, entrepreneur et travailleur indépendant.
- 2 Les personnes interviewées ont été recrutées par méthode d’échantillonnage en boule de neige, à par (...)
- 3 Le tableau 2 indique les informations sur l’échantillon. Dans la colonne statut d’emploi, on peut v (...)
34Entre 2021 et 2023, nous avons mené 114 entretiens semi-directifs auprès de travailleurs des secteurs du tourisme (45), de la pêche (36) et du commerce (33)2. L’échantillon, constitué d’individus âgés de 21 à 60 ans, a été́ élaboré pour refléter une diversité de profils socio-économiques et de parcours professionnels3 comme le présente le tableau 2 infra. Les entretiens ont exploré des thématiques telles que les trajectoires et les aspirations professionnelles, les stratégies économiques, et le rôle des réseaux familiaux, communautaires et institutionnels dans la mobilisation des ressources. En parallèle, 294 heures d’observations participantes ont été́ réalisées, permettant de capturer les pratiques professionnelles quotidiennes, les logiques organisationnelles et les interactions sociales. Ce choix méthodologique s’est particulièrement imposé dans le secteur de la pêche, où l’accès aux informateurs nécessitait une immersion complète dans leur environnement de travail. En raison de la forte division genrée du secteur, il était essentiel de légitimer la présence de l’enquêteur en participant aux tâches à bord (remonter les captures, déplacer les contenants, etc.). À l’inverse, l’accès aux informateurs des deux autres secteurs étudiés ne présentait pas les mêmes contraintes, ce qui a justifié une approche différente. Les données collectées ont été analysées en croisant les résultats des entretiens, des observations de terrain et des analyses documentaires, selon une méthode de triangulation permettant de confronter différentes sources d’information afin de renforcer la validité des résultats et d’apporter une compréhension plus complète des dynamiques étudiées. Cette démarche a permis d’étudier en profondeur les articulations entre différents RO et CMT, mettant en lumière des stratégies variées de navigation entre formes d’emploi. En liant ces dynamiques empiriques aux cadres théoriques des RO et des CMT, nous avons pu mettre en lumière des trajectoires professionnelles non linéaires et hybrides. Ce lien a été établi en mobilisant les RO pour analyser les formes d’engagement dans l’emploi au-delà de la relation salariale classique et en utilisant les CMT pour reconstruire les logiques de mobilité professionnelle et territoriale à partir des trajectoires observées. Cette approche nous a permis d’identifier des formes d’emploi articulant formel et informel et de montrer que les marchés du travail dans des contextes de transition économique, tels que le Vietnam, ne peuvent être appréhendés à travers une dichotomie formel/informel mais nécessitent une lecture contextualisée qui intègre la pluralité et la complémentarité des formes d’emploi.
Figure 3. Carte de la région de Kiên Giang et les terrains de nos études de cas
Élaboration propre, 2022
Tableau 2. Données de l’échantillon
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Secteur
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Taille population
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Âge Moyen
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Sexe
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Statuts d’emploi
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Méthodes
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Pêche
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36
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37
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37 M
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Informel et formel Pêcheur, gestionnaire de bateau, propriétaire de bateau, éleveur de crevettes, éleveur d’huîtres, propriétaire d’exploitation de pêche au Chà
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Entretiens semi directifs Observations ethnographiques et participantes
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Tourisme
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45
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33
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21 M 24 F
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Informel et formel Manager, directeur, réceptionniste, employé d’animation, guide touristique, entrepreneur
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Entretiens semi directifs Observations ethnographiques
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Commerce de proximité (services à la population)
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33
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41
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20 M 13 F
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Informel et formel Dentiste, vétérinaire, carrossier, restaurateur, cafetier, coiffeur, esthéticienne, informaticien, pharmacien, commerçante d’or, entrepreneur
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Entretiens semi directifs Observations ethnographiques
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Élaboration propre, 2022
35Dans les villes de Phu Quoc et de Ha-Tiên à Kiên Giang, les RO dans le secteur touristique révèlent une forte diversité. Les trajectoires des travailleurs sont fortement influencées par leurs antécédents professionnels, leur situation familiale et leurs aspirations de carrière. Une part importante des acteurs du secteur de tourisme combine des emplois formels et informels, illustrant la multiplicité des RO. Par exemple, une majorité travaille informellement dans l’hôtellerie internationale (serveurs, réceptionnistes, aides en cuisine, surveillants) tout en exerçant des activités informelles, souvent dans des micro-entreprises familiales. Ces activités secondaires incluent des fonctions variées comme guide touristique indépendant, chauffeur de taxi ou serveur dans un commerce familial. Les activités informelles se diversifient en fonction des opportunités locales et des ressources disponibles. Certaines, comme le gardiennage dans les élevages d’hirondelles, la couture, sont directement liées aux ressources familiales ou communautaires, tandis que d’autres, comme la vente de gaufres ou la gestion des tickets de bateaux touristiques, émergent de besoins économiques ponctuels. Cette capacité à combiner plusieurs types de RO est une réponse directe à des salaires modestes dans le secteur formel et à une aspiration croissante à l’indépendance économique. Les revenus issus des emplois formels servent fréquemment à sécuriser ou à investir dans les activités informelles comme par exemple, l’achat de matières premières pour le commerce familial. En parallèle, les compétences acquises dans les postes formels (langues étrangères, service client, marketing, business plan) favorisent la création de nouvelles activités (ouvrir une micro-entreprise de cyclos électriques tout en étant réceptionniste d’hôtel, ouvrir un café brasserie tout en étant chauffeur de taxi).
36Les CMT révèlent des trajectoires professionnelles ascendantes, particulièrement pour les individus ayant des qualifications initiales limitées. Dans le secteur de l’hôtellerie, cette mobilité ascendante s’exprime par des promotions internes, comme le passage de postes de maintenance à des postes d’accueil, ou par la transition vers des activités entrepreneuriales informelles. Par exemple, des employés de service de l’hôtel, en dehors de leurs heures de travail, s’investissent dans des activités de décorticage de crabes ou la gestion d’un bar familial, accumulant ainsi du capital pour des projets futurs (formation pour devenir technicien dentaire, ouvrir son institut de beauté). L’accumulation de compétences et de capital économique leur permet de saisir des opportunités de carrière alignées sur leurs aspirations en termes de revenus et de statut social.
37Les micro-entrepreneurs informels illustrent également des dynamiques de mobilité ascendante. Nombre d’entre eux étaient initialement engagés dans des activités informelles simples (gestion des ventes de tickets de bateaux, vente de gaufres). Ces activités de départ, bien que modestes, leur ont permis de s’insérer dans l’économie locale et de commencer à accumuler du capital économique et social. Certains ont réinvesti ces ressources dans des micro-entreprises plus ambitieuses, comme l’ouverture d’un café coréen branché ou encore un espace de divertissement pour les enfants. Ces micro-entrepreneurs tirent parti des opportunités offertes par le tourisme croissant, notamment en vendant des terrains côtiers à des investisseurs immobiliers pour financer de nouvelles initiatives entrepreneuriales dans la région.
38L’analyse de ces CMT permet de mettre en lumière des articulations de RO diversifiés. L’ensemble forme un système qui, au fil du temps, ouvre la voie à différentes formes d’entrepreneuriat. Les fonctions exercées en parallèle se manifestent de manière articulée et complémentaire, comme le chauffeur de taxi de l’hôtel qui fait la promotion du restaurant familial auprès des touristes ou qui propose ses services en tant que guide. À travers ces interactions, des transferts de compétences sont observables. Ces CMT articulent différentes formes de RO de manière tout à fait cohérente, présentant des interdépendances fonctionnelles et dynamiques. De plus, des transferts de connaissances et d’apprentissage s’opèrent entre ces différents RO, enrichissant ainsi les interactions et les complémentarités entre eux. De fait, les RO et les CMT sont diversifiés à Phu Quoc et contribuent significativement au développement régional, influençant le secteur touristique et le paysage urbain. Les micro-entrepreneurs, en investissant leurs revenus et ceux de leur famille, modifient le paysage urbain des petites villes de l’île. Les modestes villages de pêcheurs ont fait place à des rues marchandes, commerçantes, avec de nombreux services à la population ainsi que de nombreuses aménités pour les touristes. Les dynamiques de RO et de CMT façonnent ainsi le développement de Phu Quoc et de Hà-Tiên, dans le domaine touristique comme dans le construit urbain.
39Dans les régions de Ha-Tiên et Phu Quoc, la pêche continue d’incarner une activité essentielle, non seulement en tant que source directe de revenus, mais également comme moteur d’activités connexes. La transmission du métier de pêcheur s’effectue généralement par le biais du statut d’apprenti, marquant le début de trajectoires professionnelles diversifiées. Les apprentis-pêcheurs aspirent souvent à la gestion, voire à la possession de bateaux, symbolisant une forme d’indépendance et un sommet de carrière. Ces trajectoires, marquées par une progression depuis des rôles de novices vers des positions plus élevées, sont souvent soutenues par des envois de fonds des Vietnamiens expatriés, qui permettent l’acquisition de bateaux et le lancement d’activités indépendantes. Ainsi, un pêcheur évoluant professionnellement pour devenir capitaine de bateau peut choisir un paiement en captures (poissons) pour soutenir un restaurant de poissons grillés familial, avant d’acquérir son propre bateau. Cette interconnexion sectorielle illustre comment différents rapports occupationnels (RO) sont alignés sur les aspirations des travailleurs tout en favorisant une mobilité professionnelle ascendante. Les trajectoires professionnelles des pêcheurs ne se limitent pas à une trajectoire ascendante, mais incluent aussi des mobilités horizontales, adaptées aux fluctuations saisonnières et aux opportunités locales. Par exemple, les pêcheurs alternent entre campagnes de pêche côtière pour un employeur et plongée pour la capture d’ormeaux, passant d’un statut d’employé informel à celui d’indépendant informel. Les produits issus de la pêche ne servent pas uniquement de source de revenus : ils alimentent également des activités connexes et familiales telles que la restauration ou la vente d’ormeaux à des hôtels de luxe. Ces activités, intégrées dans un modèle économique cohérent, mettent en lumière la multiplicité des facettes de l’activité des pêcheurs et les synergies entre différents secteurs : tourisme, pêche et commerce.
40Un autre exemple particulièrement révélateur de cette synergie est la pêche au “Do Cha”, une technique traditionnelle utilisant des filets fixés à des structures en bambou immergées dans les eaux côtières peu profondes. Cette méthode, qui repose sur la reproduction d’un écosystème pour les poissons et les crustacés, offre un modèle durable et productif : les filets immergés permettent aux populations de poissons et crustacés de revenir en nombre, créant ainsi un espace de reproduction et de croissance. Une fois la population reconstituée, les pêcheurs soulèvent les filets pour récolter les captures. Cette méthode ancienne a évolué pour intégrer de nouvelles dynamiques entrepreneuriales. Par exemple, un propriétaire de baraque de pêche au cha s’est associé à un agent touristique pour créer des circuits dédiés aux visiteurs. Ces activités combinent des démonstrations de pêche, des dégustations de fruits de mer frais et des découvertes des écosystèmes locaux. Ce partenariat transcende une logique de subsistance, contribuant à une valorisation culturelle et économique de la pêche traditionnelle, tout en offrant des opportunités aux jeunes travailleurs locaux qui jouent des rôles de guides ou d’assistants logistiques.
41Ces exemples montrent comment des pratiques ancrées dans la tradition peuvent évoluer pour répondre aux demandes modernes, notamment dans un contexte où le tourisme joue un rôle catalyseur. La pêche au cha, autrefois limitée à une fonction de subsistance ou de commerce local, devient ainsi un pivot pour de nouvelles CMT : des travailleurs passent de rôles strictement liés à la pêche à des fonctions hybrides combinant des activités touristiques, logistiques et gastronomiques. Ces trajectoires illustrent également une mobilisation accrue des réseaux familiaux : le financement initial des circuits touristiques est souvent assuré par des transferts de fonds ou des partenariats familiaux. De plus, les compétences acquises dans ces activités – qu’il s’agisse de la communication avec les touristes ou de la gestion des approvisionnements – permettent de diversifier les RO des travailleurs, qui peuvent simultanément être pêcheurs, guides ou gestionnaires d’activités commerciales. Enfin, cette complémentarité entre tradition et innovation économique reflète une résilience locale face aux transformations globales du marché du travail. La pêche au cha, en tant que pratique intégrée à une économie élargie, montre comment des formes d’emploi hybrides peuvent soutenir le développement régional tout en conservant des éléments identitaires forts.
42Le commerce à Kiên Giang, initialement porté par le tourisme et la pêche, s’est progressivement diversifié avec l’essor de l’exportation de produits aquacoles et agricoles, ainsi que le développement du commerce de détail et de la logistique régionale. Cette évolution s’est traduite par une augmentation du nombre d’entreprises locales et une hausse des flux commerciaux interprovinciaux, renforçant ainsi la capacité de la région à absorber les chocs économiques, notamment la baisse de la fréquentation touristique ou les fluctuations des prix des produits de la mer. Outre le dynamisme du commerce lié au tourisme et à la pêche, la région a également connu un essor des services résidentiels et des services à la personne, renforçant encore son tissu économique local et sa capacité d’adaptation aux fluctuations du marché. Par exemple, l’augmentation de la demande locale pour des soins dentaires de qualité a stimulé la prolifération de cliniques dentaires, tandis que l’industrie automobile, représentant environ 3 % du PIB national, a contribué à l’essor des ateliers automobiles. Dans les villes de Hà-Tiên et Rach Gia, le secteur commercial illustre une interdépendance forte entre les dynamiques touristiques et halieutiques. Le développement touristique stimule la demande en produits de la mer, entraînant à son tour une augmentation des services complémentaires tels que la restauration, les taxis, les loisirs ou les cafés. Cette demande se traduit également par une prévalence notable de la multifonctionnalité des espaces commerciaux. Ces lieux combinent fréquemment diverses activités : commerce de textile, vente de produits alimentaires, exploitation de cafés ou encore réparation électronique. Ces configurations, souvent ancrées dans des logiques familiales ou communautaires, témoignent d’une capacité d’adaptation et d’optimisation des ressources disponibles. Au-delà d’une simple réponse aux besoins des marchés locaux et touristiques, elles participent à la structuration d’une demande locale dynamique où l’essor de certaines activités stimule à son tour de nouveaux besoins en biens et services, renforçant ainsi l’intégration économique de ces territoires.
43L’analyse des CMT dans le commerce met en lumière une imbrication marquée entre les engagements familiaux et professionnels. Cette interaction, que l’on pourrait qualifier de « symbiose trans-sectorielle », est particulièrement visible dans les ateliers de couture où les enfants des propriétaires, tout en travaillant dans d’autres secteurs tels que l’électronique, participent activement à la commercialisation des produits. Les marchés nocturnes, développés et prisés par les touristes nationaux et internationaux, constituent un exemple concret de cette interrelation. Ces dynamiques illustrent comment les RO familiaux façonnent et soutiennent les initiatives micro-entrepreneuriales. Certaines activités commerciales nécessitent toutefois, selon nos observations, des niveaux de formation beaucoup plus élevés influençant directement les CMT. C’est notamment le cas des entrepreneurs du secteur de la mode durable, un marché de niche en pleine expansion. Plusieurs d’entre eux ont suivi des études de design en France avant de revenir s’installer au Vietnam pour développer leur propre ligne de vêtements. Cette dynamique illustre comment la formation à l’étranger, souvent financée par des fonds familiaux mais aussi des bourses de fondations privées, favorise l’émergence de nouvelles compétences et redéfinit les CMT. Plus largement, les métiers exigeant une spécialisation avancée, qu’ils relèvent du secteur public ou privé, participent à cette transformation du marché du travail où l’accès aux qualifications devient un facteur structurant des CMT. Des professions telles que celles de dentiste, de vétérinaire, de mécanicien automobile et de gestionnaire de franchise de restauration rapide témoignent de l’émergence de nouveaux métiers et de nouvelles CMT. Il est intéressant de noter que même certaines professions hautement qualifiées intègrent des logiques hybrides de RO. C’est le cas par exemple d’une vétérinaire qui, tout en gérant l’élevage familial d’hirondelles, exerce en tant qu’indépendante mobile, se déplaçant pour soigner les animaux au domicile de leurs propriétaires.
44Une autre tendance marquante dans le commerce à Kiên Giang est la multifonctionnalité des espaces. Certains lieux abritent simultanément des activités diverses : vente d’or, boutique de vêtements et café en terrasse. Un exemple représentatif est celui d’une commerçante qui, grâce à ses réseaux commerciaux et communautaires, importe des vêtements de Chine pour les vendre dans sa boutique d’or, tout en exploitant un café branché destiné à une clientèle jeune. Ces trajectoires révèlent une navigation réussie entre différents RO : commerçante, gestionnaire et coordinatrice logistique. Ce modèle a été fréquemment rencontré lors de notre enquête de terrain : parmi les commerçants interrogés, environ 41 % combinent plusieurs activités dans un même espace, démontrant une volonté de diversifier, sécuriser et accumuler les revenus familiaux tout en répondant à des demandes variées. Cette navigation et combinaison entre RO reflète une dynamique d’articulation et de complémentarité où chaque activité soutient les autres. Les savoir-faire acquis, tels que la gestion, la communication ou la logistique, sont fréquemment transférés et réinvestis dans des activités complémentaires, renforçant la résilience des trajectoires professionnelles.
45Les trajectoires des acteurs commerciaux de Rach Gia et de Hà-Tiên dans la région de Kiên Giang mettent en évidence une capacité d’adaptation et d’innovation qui dépasse les modèles commerciaux traditionnels. Les CMT révèlent une articulation dynamique entre rôles variés : les activités hybrides et polyvalentes enrichissent les compétences mobilisées et soutiennent des stratégies professionnelles flexibles. Ces pratiques ne répondent pas uniquement aux contraintes économiques ; elles traduisent également des aspirations socio-économiques locales et des stratégies d’optimisation de ressource (lieu d’habitation qui fait office de lieu de travail…) permettant de réduire les coûts, d’accumulation et de sécurisation des revenus en vue de dégager des surplus réinvestissables dans de nouvelles activités ou dans l’immobilier. La pluriactivité, selon nos observations, ne relève pas d’une logique de survie ou d’adaptation conjoncturelle, mais traduit un mode d’organisation du travail structurant, intégré aux dynamiques économiques locales.
46Si notre analyse met en avant les trajectoires ascendantes et les opportunités qu’offre cette dynamique régionale, cela reflète avant tout le contexte économique local, marqué par une croissance soutenue. Dans l’échantillon étudié, nous n’avons pas observé de parcours de précarisation significative ou d’échecs entrepreneuriaux. Cela ne signifie pas que de telles situations n’existent pas, mais elles ne sont pas apparues comme représentatives des dynamiques du marché du travail de cette région. Par ailleurs, la perception culturelle de l’échec, qui pourrait influencer la manière dont ces trajectoires sont racontées ou assumées, nécessiterait une approche anthropologique plus approfondie, qui dépasse le cadre de cette étude.
47Ainsi, le commerce dans la région de Kiên Giang illustre une modernité enracinée où les espaces multifonctionnels et les trajectoires hybrides contribuent à façonner un tissu économique ancré dans les spécificités territoriales. Ces dynamiques, soutenues par les RO et les CMT, participent non seulement au développement régional mais aussi à la création de nouvelles opportunités dans un marché du travail en constante évolution.
48En adoptant une approche « territoriale », permettant de faire ressortir les spécificités d’un terrain situé dans le Sud global, cette recherche a, selon nous, permis de mettre en perspective critique les théories traditionnelles du marché du travail.
49L’étude de cas de Kiên Giang, au Sud du Vietnam, montre que le rapport salarial n’a pas émergé comme norme dominante. On est plutôt face à une pluralité des formes de mise au travail, où le salariat coexiste avec un large secteur informel et des formes de travail familial, pluriactif et indépendant. Ces éléments permettent de comprendre la persistance et la pertinence du secteur informel. Par comparaison, le concept de RSA (Girard et al., 2022), particulièrement adapté à certaines situations du Sud global, souligne l’importance des logiques d’autoproduction et d’autoconsommation dans le contexte de l’Afrique subsaharienne, un contexte où l’industrialisation peine à décoller et à offrir des emplois. On voit là toute l’importance d’une approche territoriale de ces questions, à même de capter la manière spécifique dont les contextes et les processus se combinent.
50Les concepts de RO et de CMT ont permis d’approfondir notre compréhension des modalités de participation au marché du travail tout en rendant compte des aspirations et des stratégies des travailleurs, considérés individuellement et dans leurs contextes. Ces concepts mettent en lumière les fonctions du marché du travail, qui vont largement au-delà d’une simple allocation des travailleurs aux postes en fonction des salaires. Le rôle du marché du travail dans le développement apparaît ainsi comme un processus multiforme de mobilisation de la population, englobant des capacités de production entrepreneuriales et d’innovation. Il se caractérise par un fort ancrage dans les structures familiales, culturelles et institutionnelles régionales et nationales qui donne leurs formes aux interactions sur le marché.
51Ainsi, en ré-examinant la dualité formel/informel et le concept de RS, et en intégrant les concepts de RO et de CMT, nous plaidons pour une perspective plus flexible et intégrée pour comprendre les dynamiques du travail. Reconnaître l’importance du territoire – des spécificités sociales, institutionnelles et culturelles dans les processus de développement – n’est pas un simple affinement de la compréhension, c’est un élément structurant de la démarche de recherche et de théorisation sans lequel on ne parvient pas à expliquer le phénomène du développement. Il s’agit de transcender les théories traditionnelles pour saisir la complexité et la diversité des mobilités professionnelles contemporaines. Cette approche participe à une remise en question des paradigmes dominants et favorise une compréhension plus large et contextuelle des dynamiques des marchés du travail et de leur rôle dans le développement, tant dans les pays du Sud global qu’au-delà.