1Nadine Richez-Battesti et Éric Bidet nous proposent un ouvrage synthétique de 4 chapitres en 127 pages. Très informé sur l’innovation sociale, le livre regorge d’exemples mis en perspective, ce qui nous permet d’observer un portrait dynamique et éclairant sur l’économie sociale et solidaire (ESS). Richez-Battesti et Bidet sont deux spécialistes du monde coopératif et plus généralement de l’ESS qui sont depuis des années moteur dans des réseaux de recherches en lien étroit avec l’action et avec le monde professionnel, par exemple RIUESS, CIRIEC, RECMA, CRESS PACA, et ont assuré la co-présidence de l’Association pour le développement des données sur l’économie sociale (ADDES), lieu de rencontres et de débats.
- 1 La définition en l’occurrence vient du Guide de l’innovation sociale (Guérin & Richez-Battesti, 201 (...)
2L’ouvrage s’attache à saisir l’ESS à partir de l’innovation sociale. Bien que le titre énonce innovation sociale pour aller vers ESS et territoire, la thèse est plutôt celle de l’ESS comme laboratoire principal de l’innovation sociale. C’est une thèse séduisante, on pourrait signaler que nombre d’activités d’entreprises conventionnelles (i.e. hors ESS selon l’expression de Nadine Richez-Battesti) sont engagées, à leur manière, dans des processus ou des dispositifs d’innovation sociale. Cela pourra peut-être agacer des innovateurs sociaux plus conventionnels : il est clair que l’ouvrage traite presqu’exclusivement de l’ESS hormis quelques fondamentaux de l’innovation ; on y revient par la suite. La motivation du livre n’est pas d’ignorer ou d’invisibiliser l’innovation sociale qui se trouve hors de l’ESS, c’est de signaler combien l’ESS est historiquement un creuset d’innovations quelque peu ignoré des politiques publiques d’innovation, et des politiques industrielles d’ailleurs. L’utilité de ce petit livre est d’identifier les lignes principales de pratiques en matière d’innovation sociale, ainsi que les fractures (au sein de l’ESS). Une définition, issue de précédents travaux de Richez-Battesti1, est proposée (mais plus fondamentalement tout l’intérêt du livre est de discuter de cette définition à travers les pratiques) :
une innovation sociale combine une finalité sociale (ou sociétale) de l’activité et un processus participatif que l’entreprise ou toute autre organisation met en œuvre pour réaliser une activité économique ancrée dans le territoire. Elle se traduit également par une meilleure implication des usagers, et plus largement des diverses parties prenantes du territoire, ainsi que par une recherche de partage de la valeur produite (économique, sociales, environnementale) avec toute la société (p. 27).
3Une définition qui accompagne une manière de voir et de penser l’activité en lien à son encastrement social et environnement. Ce faisant, de façon pratique, la notion peut avoir un aspect un peu fourre-tout, alors qu’elle est centrale pour des composantes opposées dans le champ de l’ESS (pour le dire vite des composantes pro-business et des composantes alternatives).
4Pour Nadine Richez-Battesti et Éric Bidet, mieux comprendre l’innovation sociale telle qu’elle se produit dans l’ESS est une manière de définir et caractériser l’économie sociale et solidaire sans focaliser sur les statuts. Cette dernière modalité de définition de l’ESS par les statuts est très habituelle, elle a une vertu pratique (ainsi telle entreprise ou organisation se trouve dans ou hors du périmètre de l’ESS pour des raisons statutaires au regard de la loi de 2014). Cela dit trop peu de la réalité des modèles productifs, des activités réelles, des formes d’organisation. Se référer d’abord aux statuts est un prisme surtout marqué en France ; et composent à ce titre l’ESS les associations, les coopératives, les mutuelles et les fondations (mais aussi depuis 2014, des entreprises sociales). Cette définition est un peu courte et formelle. C’est dans cet esprit, en mobilisant en particulier des travaux canadiens et québécois, que Nadine Richez-Battesti et Éric Bidet reviennent sur la centralité de l’innovation sociale. Le cœur de leur proposition est de lui donner du sens et d’ouvrir le champ des possibles à partir des territoires, en soulignant combien se trouvent là des possibilités de transformation (sociale, mais aussi écologique). C’est d’ailleurs le sous-titre du livre « Expérimenter et transformer à partir des territoires », qui indique un autre élément de caractérisation historique de l’ESS (ou d’une fraction de l’ESS) : le rôle des expérimentations sociales, de l’invention par la pratique. On trouvera donc une manière de penser l’espace social que compose l’ESS non à partir des statuts, ni d’une vision d’un possible secteur (à la Fauquet, 1935 ; ou à la Saddier, 2022), ni à partir d’un ensemble institué (i.e. celui que coordonnent les Chambres régionales d’économie sociale et solidaires – CRESS –, et que structurent nombre de réseaux) mais à partir d’une capacité d’invention par les collectifs.
- 2 Rapport parlementaire, coordonné par Francis Vercamer en 2010, disponible ici : https://www.vie-pub (...)
5Le chapitre 1 met en perspective historique l’innovation pour aller rapidement à l’innovation sociale, revenant à Marshall et Schumpeter notamment, qui ont à leur manière rattaché l’économie politique l’un au territoire via les districts, l’autre à l’innovation et l’entreprise (dans une acception un peu individualiste – et masculine – de l’entrepreneur). La thèse de l’ouvrage est de sortir d’une « conception de l’innovation surdéterminée par le modèle industriel et l’économie de marché » (p. 24) et toujours saisie par le prisme d’une « innovation uniquement au regard du régime de protection de la propriété intellectuelle » (p. 25). Même s’il est des racines plus anciennes dans la littérature sur l’innovation, Richez-Battesti et Bidet insistent surtout sur le caractère relativement récent de la reconnaissance de la notion par l’OCDE, revenant à ce propos sur le manuel d’Oslo. Puis une définition est proposée sur la base d’enquêtes de terrain menées auprès des acteurs et actrices de l’ESS, dans le but de fournir un « radar de l’innovation sociale » (p. 27). Elle se base alors sur 5 critères distinctifs : réponse à des besoins sociaux mal couverts, recours à des processus participatifs, ancrage territorial, modèle économique pérenne, et enfin appropriation collective de la valeur (p. 28). Cette définition leur permet de battre en brèche un certain nombre d’idées reçues, en soulignant que l’innovation sociale n’est pas limitée à du « social ». Plus généralement, l’innovation sociale s’étend à tous les secteurs, elle n’est pas seulement le fait de l’ESS (même si l’ouvrage observe pourtant essentiellement l’ESS), les collectivités territoriales ne sont pas réduites à être uniquement des financeurs, ce n’est pas un processus réservé à une seule organisation (mais aussi à des collectifs) et, enfin, la nouveauté n’est pas toujours évidente, ni là où on l’attend (p. 30). Vient ensuite le temps de la reconnaissance publique, avec notamment le rapport Vercamer2 qui associe les collectivités au processus ainsi que les organisations de l’ESS. La loi Hamon de 2014 sur l’ESS renforcera aussi l’arrimage de l’innovation sociale à l’ESS (et réciproquement).
6Ainsi, même si l’ouvrage affirme que l’innovation sociale n’est pas limitée à l’ESS, il explicite combien l’innovation sociale est un marqueur essentiel de l’ESS. La centralité des organisations de l’ESS dans les dispositifs d’innovation sociale est ainsi observée sur longue période. L’innovation sociale est donc considérée comme étant au cœur des écosystèmes d’ESS, elle est aussi très présente dans les démarches de recherche appliquée, voire de recherche-action (pas seulement dans une acception critique également en lien à des dispositifs européens, par exemple à des programmes financés par le Fond social européen). L’ouvrage développe ensuite plusieurs exemples variés et intéressants d’incubation territorialisée. Il revient sur le rôle des collectivités territoriales et des entreprises de l’ESS, mais aussi des relais collectifs dont l’ESS s’est dotée. Il est en effet de nombreuses fédérations ou regroupements d’organisations de l’ESS, que ce soit par type de structures, par secteur d’activité, par mission, etc. La liste de ces relais qui assurent un travail politique est assez longue, même si leur pouvoir en matière de structuration des conditions de leur activité apparait faible en comparaison avec certaines activités industrielles ou agricoles (précisément parce que l’action collective des structures de l’ESS ne bâtit pas un ensemble à partir d’une logique productive, ne définit pas des normes de production, mais bien plus à partir de valeur ou de règles de gouvernance et de propriété).
7Le second chapitre remonte à la fin des années 1960. Il se penche sur les travaux du laboratoire Crises de l’UQAM (Montréal) qui donne une définition avancée de l’innovation sociale, articulée autour des nouveaux arrangements sociaux, nouveaux produits, qui se structurent dans une finalité sociale, portant de nouvelles orientations culturelles (p. 45). Richez-Battesti et Bidet mobilisent les travaux de Benoit Lévesque (et notamment son entretien dans la Revue de la régulation, Calorda Fossati et al., 2018). Lévesque liait alors l’émergence du concept d’innovation sociale à la contre-culture, à l’expérimentation, à la place de nouvelles aspirations humaines (citant le dossier éponyme de la revue Autrement en 1976). Les liens entre la France et le Québec en matière d’ESS et d’innovation sociale méritent une attention de notre part, non seulement à propos des expériences, mais aussi à propos de leurs approches de la théorie régulation. Ainsi les liens franco-québécois se sont à nouveau tissés dans l’approche mésoéconomique. Un dossier de la revue Interventions économiques sortira d’ailleurs sur le sujet d’ici la fin de l’année 2025 (dossier dont la coordination est assurée par Justine Ballon, Sylvain Celle et Benoît Lévesque). La proximité de l’approche québécoise avec la TR est en effet plus forte lorsque l’on remet l’action possible sur les structures au cœur de l’analyse – sans évacuer la force de l’accumulation matérielle, bien-sûr.
8Ce chapitre nous plonge dans un historique ancré dans les dynamiques protéiformes de l’innovation sociale (de fait en lien étroit avec la pluralité de l’ESS). L’ouvrage souligne qu’il est en effet difficile de s’y repérer avec la notion d’innovation sociale tant elle est mobilisée de façons variée, tant elle touche des propositions diverses, et parfois radicalement différentes, voire opposées quant à leurs propositions économiques, mais aussi leurs projets politiques, leurs liens à la coopération ou la participation. Ainsi se trouvent parfois côte à côte les entreprises sociales (dont les acceptions diffèrent largement de l’une à l’autre, d’un pays à l’autre), la venture philantropy, le budget participatif dans l’acception de Porto Alegre, la fondation Schwab de Davos, le social business initié par Mohamed Yunus. À cela s’ajoute aussi une foison d’aspirations alternatives mettant en avant la transformation sociale et une dynamique coopérative (radicale pour partie). La notion est mobilisée par des composantes profondément opposées de l’ESS. Certaines pensent l’innovation dans une dynamique pro-business favorable à la marchandisation, lorsque d’autres composantes l’intègrent dans des démarches alternatives, expérimentant des chemins s’éloignant (ou tentant de s’éloigner) du capitalocène… Sans oublier que la mobilisation de l’innovation sociale répond aussi à des pratiques de mise en conformité à différentes injonctions normatives (en lien à des dispositifs d’évaluation, pour rendre compte à des financeurs, etc.), voire par storytelling (c’est le cas d’une part des dispositifs de RSE par exemple).
9En dépit de cette vitalité et de ce caractère protéiforme, une dynamique politique d’ensemble, néo-libérale, va progressivement, et aux dépens des pratiques alternatives, imposer la logique de la « doxa de l’impact ». Si l’origine du primat de l’impact se trouve dans les années 1990, la généralisation arrive après 2010 (Defourny & Nyssens, 2010). Il nous semble que la montée de l’évaluation comme une sorte de nouveau paradigme est plus en cause que l’innovation sociale même. Mais l’innovation sociale va être soumise, comme une part croissance de l’ESS, au prisme de la mesure d’impact, qui devient une sorte de juge de paix de la qualité Ce pourrait même être selon Jany-Catrice et Studer (2021) la base d’un mode de régulation, tant le pilotage par la norme est structurant (au moins à l’échelle mésoéconomique). La mesure d’impact normalise les pratiques de l’ESS (les discours de justification, la prise en compte des enjeux de développements durable, etc.), c’est là tout le pouvoir des instruments. De facto ce que l’on observe est plus de l’ordre d’une évolution de la régulation politique néolibérale qui s’impose que de l’ordre d’une logique propre à l’innovation sociale. Toutefois, Richez-Battesti et Bidet indiquent clairement leur vision ou leur préférence, qui s’inscrit dans la coopération et dans l’action territoriale. Associée à la profondeur d’un nécessaire débat collectif, cela pourra aussi permettre de travailler sur comment atterrir (Latour, 2017), au sens où il faudra très largement innover socialement pour atterrir collectivement (sur terre, et ensemble) après la triple tension identifiée par Latour : dérégulation, explosion des inégalités, déni climatique.
10Le chapitre 3 s’articule autour du territoire, comme espace ou milieu de l’innovation sociale. En avançant sur l’innovation sociale au sein de l’ESS, l’ouvrage s’intéresse aussi à la capacité de récupération dans un social washing qui s’observe, aux marges de l’ESS. Ce chapitre entre dans l’innovation sociale par l’ancrage territorial ; le territoire renvoyant à l’enracinement des initiatives et des expérimentations. Le construit territorial est ancré dans une histoire propre, sa géographie (culturelle notamment), sa culture (productive notamment), son économie, ses institutions et ses réseaux, mais aussi dans l’action citoyenne. Ce qui résume le propos sur l’ancrage territorial de l’innovation sociale est le fait que ce sont là des pratiques portées par des personnes, des habitants, des travailleuses, des consommateurs, des citoyennes dont l’engagement n’est pas, premièrement ou principalement, au service d’une production marchande. L’innovation sociale, dans un esprit polanyien, renvoie à l’encastrement des activités productives hors du seul prisme de l’économique. L’économie solidaire ou économie populaire, plus encore que l’économie sociale, est restée encastrée dans les pratiques des communautés, alors que l’économie se désencastrait (en particulier au xixe siècle, mais plus largement). Nombreux travaux polanyiens ont rendu compte de ces formes d’encastrements qui perdurent (Hillenkamp & Laville, 2013).
11En effet, une des particularités de l’innovation sociale est d’associer les finalités à une co-construction avec (et pour) les publics concernés. C’est là toute l’histoire de l’ESS, revue avec un prisme situé, territorialisé. Toutefois Nadine Richez-Battesti et Éric Bidet prennent le soin d’identifier le risque du localisme, possible mythe ou illusion (p. 81). Puis avec une certaine pédagogie, tous deux font l’histoire, les histoires, d’une variété assez réjouissante d’initiatives, qui sont l’expression d’une transformation sociale (et économique, et environnementale) par l’action d’une myriade d’initiatives et d’actions. Celles-ci opèrent couramment sur la base de petits collectifs, souvent peu visibles, presque toujours fragiles à l’exercice de différentes dominations (revers économiques, fermeture d’un guichet public, concurrence d’un opérateur privé, épuisement militant, etc.). Ce n’est toutefois pas sur les faiblesses que l’ouvrage s’arrête le plus. Ce chapitre permet de faire le point au moyen d’entrées thématiques (en fait par le type de solutions proposées à des besoins sociaux) : santé (en revenant sur l’ancrage historique du solidarisme qui faire naitre prévoyance et mutualisme), développement social, économie circulaire et gestion des déchets, tiers lieux, coopérativisme de plateformes, finance solidaire, alimentation, etc. Le foisonnement d’exemples et les synthétiques histoires associées pourront fournir un petit mémento pour ne pas désespérer, et une envie de creuser telle ou telle initiative.
12Le chapitre 4 élargit la focale sur le monde, alors que les trois premiers étaient essentiellement centrés sur la France, avec quelques références au Québec et son modèle très ancré dans la concertation. L’idée ici est de « (r)ouvrir le champ des possibles » (p. 105) et de souligner à nouveau la très grande variété des ancrages, des écosystèmes, mais plus fondamentalement d’activités restant encastrées, ou se recomposant dans de nouveaux encastrements.
13Le tour d’horizon mondial est rapide, il renvoie à quelques initiatives exemplaires. Il permet toutefois de souligner le lien de l’innovation sociale à l’économie informelle (que l’économie sociale laisse parfois à l’économie solidaire) et à l’économie populaire (de façon très présente en Amérique latine, avec des activités encastrées dans les communautés).
14Le chapitre s’achève sur une étude de cas à propos de la Corée du Sud, exemple peu connu en France et tout à fait intéressant tant l’ESS y a pris une grande ampleur récemment et très rapidement. La Corée du Sud peut être observée comme une sorte de laboratoire qui nous permet de voir comment s’est structuré, en moins de 30 ans (les prémices se situent dans le choc de la crise asiatique de 1997-1998) à partir d’une loi en 2006, un système d’ESS. Cette loi résonne d’ailleurs fortement avec la loi ESS de 2014 en France. Nadine Richez-Battesti et Éric Bidet soulignent la dynamique de coproduction de la politique publique avec les acteurs et actrices de l’ESS qui est à l’œuvre, ici sur la base du cas coréen, mais de façon plus fondamentale dans l’histoire mondiale de l’ESS. C’est un des traits saillants de l’innovation sociale telle qu’on peut l’observer sur longue période, et qui permet de croire à la puissance instituante de l’ESS.
15Le processus instituant que décrit l’ouvrage à propos de la Corée nous semble résonner avec la façon dont la sécurité sociale en France s’ancre en 1945 dans un siècle de mutualisation, d’entraide ouvrière et de secours populaire. Le rôle des expérimentations associatives et mutualistes, le pouvoir instituant, la capacité de mobiliser des imaginaires instituants ont souvent été rappelés dans les travaux sur l’ESS (et ses racines associationnistes). Le fait que c’est, à un moment, l’État qui (presque en dernier ressort pourrait-on dire) formalise la montée en puissance d’une expérimentation et de décennies d’innovations sociales, est un autre aspect majeur. Cela renvoie au rôle historique de l’État dans la stabilisation des compromis (fussent-il méso). Cette dynamique instituante inspire actuellement nombre de collectifs, c’est le cas de ceux travaillant sur une sécurité sociale alimentaire ou ceux pensant les dispositifs d’emploi à partir des « territoires zéro chômeur de longue durée » qui expérimentent le droit à l’emploi.
- 3 Propos du président de la région AURA : https://www.aefinfo.fr/depeche/726142-la-region-auvergne-rh (...)
- 4 On pourra lire le communiqué de la CRESS AURA qui répond avec un peu d’humour et des arguments inté (...)
16L’innovation sociale reste ainsi très sensible aux évolutions de la puissance publique (les exemples de passages brutaux du soutien au rejet, et vice versa regorgent dans l’histoire mondiale de l’ESS). L’ouvrage insiste sur l’ancrage territorial, sur des formes de soutien qu’assurent nombre de collectivités territoriales, voire des politiques publiques nationales. Il est nécessaire aussi de souligner conjointement la fragilité de ces initiatives, du fait même qu’elles reposent sur des financements hybrides, sur une certaine volonté transformatrice (et souvent critique de l’ordre en place) et ainsi sur des modèles économiques qui jamais ne disposent d’une forme de rente. Pour illustrer par l’exemple cette fragilité on peut citer la décision prise par le conseil régional Auvergne Rhône-Alpes en février 2025 de ne plus financer l’ESS (via la CRESS, Chambre régionale de l’ESS). Le motif annoncé est que ce sont des activités coûteuses pour la puissance publique, la majorité de Laurent Wauquiez préférant, dit-elle « accompagner les entreprises vers l’autonomie plutôt que subventionner indéfiniment des structures inefficaces3 ». Tout cela opère dans le cadre d’un soutien actif aux réseaux patronaux de la région et à l’agriculture conventionnelle qui revient en arrière après des années de soutien de la région aux pratiques coopératives. La région était très engagée en faveur de l’agriculture bio paysanne et des circuits courts, etc. Ceci illustre une fragilité de l’ESS face à un refus de la puissance publique et des régions de maintenir des financements hybrides alors même que les effets utiles de son action sont renseignés4. Cette situation nous semble résonner avec la dynamique d’innovation sociale qu’analysent Richez-Battesti et Bidet. En regardant outre-Atlantique, on peut aussi observer que, si Barack Obama avait ouvert un « bureau de l’innovation sociale et de la participation civique » en 2009, Donald Trump recourt à l’intelligence artificielle plus qu’à la participation considérée au sens de l’innovation sociale. Ces deux visions de l’innovation et de la participation sont on ne peut plus éloignées. La dégradation du soutien public aux démarches portées par les acteurs et les actrices engagées dans l’innovation sociale a des effets très puissants, entravant nombre d’expérimentations et d’innovations qui fonctionnent ou fonctionnaient du fait de financements hybrides public-privé et marchand-non-marchand.
17La conclusion traite des « Perspectives et nuages » mais elle penche plus vers les perspectives, comme tout l’ouvrage d’ailleurs, qui est une forme de plaidoyer à propos du pouvoir critique de l’ESS, de sa capacité faire vivre des imaginaires instituants et à inventer de nouveaux modèles productifs. Plaidoyer qui toutefois ne nie pas les difficultés mais vise plutôt à voir comment les prendre en compte, les contourner, les visibiliser.
18On a au final un ouvrage très motivant, facile à lire qui pourra intéresser celles et ceux qui ne sont pas portés par l’ESS, ni par l’innovation. Car, à partir de l’expérimentation territoriale se trouve une fenêtre sur l’évolution des institutions qui intéresse ou devrait intéresser les économistes institutionnalistes. C’est aussi une belle mise en perceptive pratique de l’encastrement des activités.
19On est néanmoins un peu étonné de la faible place accordée aux communs qui semblent pourtant se retrouver dans de très nombreuses initiatives territoriales et de nombreuses actions de l’ESS. L’innovation sociale repose pourtant souvent sur des productions en communs et des productions pour fonder des communs. L’ESS est formée d’activités certes privées, mais qui prennent place dans le cadre d’actions collectives, voire de propriété partagée. Ces activités visent aussi l’appropriation par l’usage et par les personnes et les collectifs engagés (Carrey-Conte & Eynaud, 2023). Les structures de l’ESS et en premier lieu les coopératives apportent une forme d’entreprise particulièrement propice à la gestion de communs (c’est en particulier le cas des SCIC, Sociétés coopératives d’intérêt collectif). Ces formes de gestion de communs et en commun posent, et l’ouvrage ne l’ignore pas mais ne s’y attarde pas non plus, d’immenses questions et d’importantes difficultés pour les modèles économiques de l’innovation sociale (et de l’ESS par extension). La nature même de l’innovation, son caractère social, pratique, ancré dans les communautés empêche toute possibilité de protection juridique de l’innovation. D’où des risques de prédation par les entreprises conventionnelles et, plus généralement, une entrave à la constitution de rente temporaire (qui est pourtant centrale dans l’économie des innovations). Les prédations peuvent s’exercer sur des registres nombreux : concurrence sur les domaines de l’ESS (en écrémant les publics solvables aux dépens des moins solvables, par exemple), sur le foncier (sur le plan agricole, notamment), sur l’environnement (en surutilisant le vivant quitte à partir lorsque la terre est dégradée), sur l’utilisation du travail gratuit (c’est le cas des hypermarchés utilisant les associations pour appliquer les lois antigaspi), etc. Enfin, la prédation s’exerce à propos du financement public, lorsque des entreprises se spécialisent sur la captation de fonds publics auparavant dédiés à l’ESS. Soulignons que c’est aussi fondamentalement un désir des collectifs que de produire des communs de connaissances, pour reprendre le terme défini par Charlotte Hess et Elinor Ostrom (2007). La dynamique coopérative des communs de connaissance se développe par exemple pour permettre des échanges de techniques agroécologiques et de gestion foncière ou pour former des réseaux d’agriculture paysanne de proximité : c’est en ce sens la production de savoirs communs qui guide l’action, et non pas une perspective propriétaire. Ces communs de connaissances constituent une base de l’action coopérative et sont une trame d’innovation sociale forte. Une innovation non propriétaire, donc orthogonale à la dynamique capitaliste.
20Nombreuses sont les initiatives d’ESS qui souffrent de différentes façons de la récupération des bonnes idées alors que les expérimentations sont coûteuses en énergie humaine. Mais finalement, le fil principal de l’ouvrage est que la notion d’innovation sociale reste avant tout une notion critique, bien qu’elle soit partiellement récupérée, dévoyée, on pourrait même dire vidée de son sens (originel) par toute une série d’usages très directement marchands, privatifs, voire recomposés en storytelling. L’ouvrage s’attèle d’ailleurs à rendre à la multitude des acteurs et actrices ce qui leur appartient, à savoir la capacité d’innover en commun, sans idéologie propriétaire. La protection de ces communs que nous venons d’évoquer est une autre question sur lequel l’ouvrage passe un peu trop vite, en préférant mettre en avant la capacité saisissante des collectifs à inventer leurs propres arrangements. C’est cela la bonne nouvelle, mais tout de même, la prédation des communs de l’innovation sociale reste une menace forte pour l’ESS et le mouvement des communs dans son ensemble.
21L’ouvrage nous montre combien cette capacité d’invention et d’expérimentation est une des constituants de l’ESS. C’est d’ailleurs par cela que certaines définitions de l’ESS ont été développées (on pense à Bouchard, 2011). Cela donne un sens aussi pour la recherche. Nadine Richez-Battesti et Éric Bidet ne s’y arrêtent pas directement, mais toutes leurs pratiques plaident en ce sens : la recherche a un rôle à jouer avec les acteurs et les actrices engagées, et cela dans le but de soutenir une dynamique d’innovation sociale. Cela donne tout son sens aux principes d’expérimentation décentralisée. Il fut d’ailleurs un temps où le financement de la recherche en Île-de-France et plusieurs autres régions avait pensé très directement une recherche menée avec la société civile par le biais des PICRI (Partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation). Nous pourrions aussi, collectivement proposer une économie expérimentale avec contrôle citoyen, menant là une discussion critique avec les travaux menés dans le sillage d’Esther Duflo et du JPAL. Boespflug et Lamarche (2019) ont en ce sens proposé de définir les contours de la notion d’expérimentation populaire avec contrôle citoyen, ce qui pourrait soutenir une dynamique d’innovation sociale par les collectifs engagés.
22Pour finir on voudrait souligner combien cette revue de l’innovation sociale comme fil conducteur de l’ESS résonne avec la grille de lecture mésoéconomique développée notamment par Nadine Richez-Battesti dans la Revue de la régulation (Lamarche & Richez-Battesti, 2023). Les personnes et les collectifs engagés visent à « résoudre un problème commun » (p. 70) et ce faisant créent des dispositifs, des institutions, des patrimoines collectifs, qui sont la base de ce qui forme des espaces relativement autonomes dans l’accumulation capitaliste. Il nous semble que l’innovation sociale contribue à former de tels espaces, même si on a bien souligné combien ils étaient fragiles aux prédations et à la concurrence. Raison de plus pour voir combien l’innovation sociale reste un moyen, parfois puissant, parfois seulement de subsistance, pour envisager une transition citoyenne émancipatrice.