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Notes de lecture

À propos de Giraud B. & C. Signoretto (dir.) (2023), Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ?, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant

About Giraud B. & C. Signoretto (dir.) (2023), Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ?, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant
A propósito de Giraud B. & C. Signoretto (dir.) (2023), Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ?, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant
Nathalie Magne

Texte intégral

1L’ouvrage collectif dirigé par Baptiste Giraud et Camille Signoretto est un modèle d’enquête transdisciplinaire réussie, mêlant méthodes quantitatives et qualitatives pour une analyse fine de l’évolution du dialogue social dans les entreprises françaises. Paru en 2023 aux Éditions du Croquant, dans la collection « Dynamiques socio-économiques », il réunit huit auteur·ices politistes, sociologues et économistes. L’ouvrage est constitué de 5 chapitres. Le premier exploite la base de données REPONSE et aboutit à une catégorisation des entreprises en quatre grandes combinaisons socio-productives. Les quatre chapitres suivants explorent ces catégories au moyen d’une enquête qualitative de grande ampleur dans dix entreprises sélectionnées parce qu’elles incluent des instances représentatives du personnel (IRP) et représentent une diversité de secteurs d’activité. Dans la suite de cette note, nous reviendrons d’abord sur les apports des cinq chapitres de l’ouvrage puis nous évoquerons quelques pistes de réflexions autour du cas particulier des coopératives qui permet de décaler légèrement le regard sur la négociation d’entreprise. Enfin, on discutera brièvement des méthodes d’enquête mobilisées dans l’ouvrage.

2L’introduction du livre présente le contexte de remise en cause du compromis fordiste, bien connu du lectorat de la Revue de la Régulation – crise de rentabilité du capital et baisse des gains de productivité du travail à l’origine d’une financiarisation des entreprises, de la déformation du partage de la valeur ajoutée au profit du capital et de la remise en cause de la protection sociale – pour poser la question de l’effet de cette évolution sur les négociations collectives en entreprise. La définition du compromis salarial fordiste s’appuie sur Boyer (2015) : il s’agit d’un ensemble de règles qui au cours d’« une période de croissance allant de l’après-guerre aux années 1970, consiste à favoriser l’écoulement d’une production de masse par le développement d’une consommation de masse » et repose entre autres facteurs sur « des négociations centralisées entre représentants des employeurs et des salariés » (p. 11). La période suivante est caractérisée par un « despotisme de marché » (Burawoy, 1985 ; Coutrot, 1998) qui continue à prendre de l’ampleur dans le contexte français jusqu’à la période actuelle. Une fois posé ce contexte macroéconomique, Giraud et Signoretto posent la question au pluriel : « Quelle est précisément la réalité des compromis structurant le rapport salarial que les dispositifs de la négociation collective servent à refonder » (p. 18). L’introduction propose également une abondante revue de littérature, surtout sociologique, sur les effets de ces mutations macroéconomiques sur le dialogue social dans les entreprises.

  • 1 Part variable (primes, dispositifs de participation et d’intéressement) qui constitue une part croi (...)

3Dans le premier chapitre, écrit par Baptiste Giraud et Camille Signoretto, l’exploitation de la base de données REPONSES de 2017, ponctuellement comparée aux résultats de 2011 et 2005, révèle deux grands résultats : l’affaiblissement de l’ancrage syndical et le maintien d’une diversité importante entre les entreprises, montrée à travers une catégorisation en quatre modèles socio-productifs (Boyer & Freyssenet, 2000). En s’appuyant sur Amossé et Coutrot (2008), les auteur·ices en donnent la définition suivante : « des configurations qui articulent de manière cohérentes « une stratégie de compétitivité, des modes d’organisation et de gestion du travail et un mode de régulation sociale » (Amossé & Coutrot, 2008), en ayant l’objectif de mobiliser la force de travail tout en limitant les risques de conflit. » Le rapport salarial n’est donc pas directement retenu pour mener l’enquête mais il tient lieu de contexte qui contribue à façonner les modèles socio-productifs. Le pouvoir syndical s’affaiblit donc, notamment en raison de la désindustrialisation et du morcellement du tissu productif. Jusque-là peu de surprise. Mais les auteurs montrent que c’est une évolution contrastée et pas toujours facile à interpréter. Ainsi, le nombre de délégués syndicaux diminue mais les représentants du personnel sont plus souvent syndiqués et donc plus actifs, résultat d’une professionnalisation de la fonction. Les effets de cet affaiblissement se font sentir sur les négociations collectives : il y en a moins et les compromis sont moins favorables aux salariés. Les thèmes changent aussi, avec notamment de nombreuses négociations concernant la part variable des rémunérations1.

4Au moyen d’une analyse factorielle multiple et d’une classification ascendante hiérarchique, les quatre modèles socio-productifs sont alors distingués selon 4 variables : le mode d’organisation du travail, la politique de gestion des ressources humaines, les pratiques de dialogue social et le contexte socio-économique.

  • Les « petites entreprises paternalistes », qui représentent 47 % des établissements et 24 % des salariés, où le dialogue social est inexistant, les IRP rares et les ressources humaines (RH) peu formalisées. Les directions font partie des franges dominées du patronat et les salariés sont peu qualifiés. Les secteurs de la construction, du commerce et de l’hébergement-restauration y sont majoritaires.
  • Les « PME innovantes et dynamiques », qui représentent 16,5 % des établissements et 23,5 % des salariés, dans des secteurs à forte valeur ajoutée et avec une main d’œuvre qualifiée, se caractérisent par des conflits peu nombreux mais plus d’IRP que le modèle précédent. Les négociations portent surtout sur l’épargne salariale et l’organisation du travail. Le management est plus participatif mais les décisions très centralisées. On y trouve peu d’actions collectives mais plus d’actions devant le tribunal des prud’hommes et de démissions, témoins d’une forte individualisation de la relation salariale.
  • Les « entreprises néo-tayloriennes des services » (25 % des établissements et 29 % des salariés) où les négociations se font « sous tutelle institutionnelle », notamment dans le secteur médico-social règlementé et financé par l’État. L’autonomie au travail y est contrainte, donnant lieu à un fort absentéisme et turn-over. Les négociations et conflits collectifs y sont plus fréquents que dans les deux modèles précédents mais portent davantage sur les conditions de travail que sur les salaires.
  • Les « entreprises néo-fordistes en tension » (11 % des établissements, 23,5 % des salariés) caractérisées par une pression actionnariale notamment dans l’industrie et les transports et appartenant souvent à des groupes. L’emploi y est précaire, le travail très contrôlé et les syndicats autrefois puissants y subissent le « despotisme du marché ». Pour autant, les mobilisations collectives y sont plus nombreuses et pas seulement défensives. La question salariale demeure au cœur des négociations.

5Une fois cette typologie établie, les auteur·ices fixent l’objectif des chapitres suivants : « réencastrer l’analyse des relations professionnelles dans leur substrat économique et social et mieux appréhender la diversité » (p. 73).

6Le deuxième chapitre, intitulé « Hégémonies patronales, arrangements et résistances dans les “PME familiales” », co-écrit par François Alfandari, Charles Chamarre, Baptiste Giraud et Tristan Haute, centre l’analyse sur les PME sans présence syndicale. Deux PME dans le secteur de l’aide à domicile et de la logistique pour la grande distribution sont d’abord étudiées, montrant un management informel mais autoritaire, avec « des rapports de domination et de négociation personnalisés » (p. 84). Les dirigeants appartenant aux franges dominées du patronat (en termes de diplômes et de réseaux) mettent en œuvre des pratiques en « tension permanente entre le recours à des pratiques coercitives et le maintien d’un système de faveurs destinées à obtenir l’implication au travail d’une main d’œuvre peu qualifiée, contrainte à occuper des emplois peu rémunérés et à subir des conditions de travail difficiles » (p. 97). Mais les arrangements informels qui permettent malgré tout d’obtenir l’adhésion des salarié·es sont remis en cause par une intensification concurrentielle, notamment par le biais de la sous-traitance et des logiques de croissance.

7La deuxième partie du chapitre est consacrée aux PME « dynamiques et innovantes » dans lesquelles le dialogue social est également très peu formalisé mais où les salarié·es, plus diplômé·es, parviennent à obtenir des compromis plus favorables que dans les « petites entreprises paternalistes ». Cette partie offre une description très fine des conditions de travail, de hiérarchie et d’autonomie à travers le détail des tâches à accomplir et les longues citations d’entretiens. Les stratégies des salarié·es sont analysées comme très individuelles – négociation de primes ou de conditions favorables de départ – ou parfois semi-collectives – avec l’exemple d’une grève du zèle d’une partie des soudeurs qui leur permet d’obtenir un gain d’autonomie mais restreint au seul petit groupe d’ouvriers les plus qualifiés. La conclusion du chapitre insiste sur deux points : tout d’abord, contrairement à une idée reçue, les PME familiales sont loin d’être protégées des transformations du marché. Ensuite, si les salarié·es plus qualifié·es conservent une plus grande capacité à négocier, leurs stratégies sont majoritairement individuelles ou révèlent en tout cas une fragmentation des collectifs de travail.

8Le troisième chapitre, « Quel dialogue social sans les syndicats ? Les usages des dispositifs de la représentation des personnels dans les PME familiales » est écrit par Chloé Biaggi et Baptiste Giraud. Il propose une analyse des pratiques de cinq PME sans présence syndicale et montre la faiblesse du dialogue social dans ce contexte, les IRP étant moins actives que les IRP syndiquées et les directions et services RH peu professionnalisés. Au-delà de la diversité des cas étudiés, un résultat central est mis en avant : les élu·es non syndiqué·es sont utilisé·es par les directions pour imposer des accords de concession, par exemple à propos des accords d’intéressement ou de la baisse de la majoration des heures supplémentaires.

9Les stratégies patronales sont décrites avec précision : désignation des candidats et orientation des élu·es vers un « syndicat maison » peu revendicatif, orientation des discussions pour « renforcer l’esprit “familial” et mieux asseoir sa légitimité voire fidéliser les salarié·es » en mettant en avant quelques avantages socio-culturels. Certain·es salarié·es parviennent toutefois à créer des conditions plus favorables à leur autonomie. L’analyse s’appuie alors sur la sociologie de l’engagement politique pour comprendre les logiques diverses de politisation des salariés, déterminées notamment par le capital scolaire, l’engagement associatif ou de parents d’élève, etc. L’enquête confirme les résultats de la littérature existante mais l’originalité de l’analyse réside dans la prise en compte complémentaire des modèles socio-productif, du contexte macro-économique et des trajectoires individuelles. Ainsi, pour rendre compte des débats entre représentant·es du personnel sur la pertinence de s’affilier à un syndicat, les auteur·ices mobilisent les modes d’organisation du travail et des services RH, les caractéristiques du secteur d’activité mais aussi la formation et les expériences militantes des salarié·es. Des extraits d’entretien d’une dizaine de lignes émaillent le propos, apportant des preuves rigoureuses et permettant aux lecteur·ices de véritablement rentrer dans les entreprises. Les effets de la formation, notamment juridique, dont bénéficient les représentant·es du personnel sont aussi soulignés pour créer des espaces plus volontaires de négociation.

10Le chapitre 4, rédigé par François Alfandari, Baptiste Giraud et Tristan Haute, a pour titre « Un compromis salarial empêché par l’État néolibéral : les relations professionnelles sur le marché règlementé du secteur sanitaire et social ». Il traite de la catégorie définie comme « entreprises néo-tayloriennes des services » au travers de trois organisations du secteur médico-social. Les syndicats y sont présents mais les accords sont contraints par la rationalisation des coûts et les fusions orchestrées par l’État. Les mécanismes de mise sous pression du travail, leurs effets sur la perte de sens et sur les difficultés de recrutement de ces structures sont décrits avec précision. Comme dans les autres entreprises, c’est sur les salaires que portent l’essentiel des négociations mais celles-ci sont très contraintes par les règlementations publiques et se font surtout dans les interstices (par exemple sur les remboursements de transport). Deux mouvements symétriques sont mis en avant : à la décentralisation du dialogue social s’oppose la recentralisation du pouvoir économique par les fusions d’établissements et par le resserrement des contraintes budgétaires imposées par l’État.

11Dans ce contexte, plusieurs exemples de mobilisations syndicales sont mentionnés. Dans une association d’aide à domicile où la CFDT est implantée historiquement, un petit groupe de militantes devient plus combatif à l’occasion de la fusion avec une autre association. Parmi les outils qui leur permettent de peser dans le compromis salarial, les auteurs mentionnent la promotion sociale par la formation syndicale au niveau départemental ainsi que des pratiques de proximité comme la permanence hebdomadaire d’écoute des salariés et la « sororité » d’une équipe très soudée. Dans le secteur médical, la présence syndicale reste forte mais avec un poids limité dans les négociations et un enrôlement des délégués syndicaux dans les processus de réorganisation – ils acceptent par exemple des fortes primes aux médecins qui font beaucoup augmenter les inégalités salariales, au nom des difficultés de recrutement de l’institution.

12Le chapitre 5 explore le modèle des « entreprises néo-fordistes en tension ». Écrit par Sophie Béroud et David Sanson et intitulé « Le compromis salarial à l’épreuve du capitalisme financier », il est le résultat d’une enquête dans deux grandes entreprises industrielles dans les secteurs de l’énergie et de l’électronique. Elles ont été choisies car elles réunissent deux caractéristiques : (1) elles représentent l’archétype de la grande entreprise fordiste (syndicats historiquement très implantés, conflits collectifs répandus et conditions d’emploi relativement favorables) transformée par la financiarisation ; (2) contrairement à d’autres entreprises de ce type connaissant un déclin industriel, elles se distinguent toutes deux par un succès économique et une forte valorisation financière. La question posée est alors la suivante : « À quel point peut-on effectivement repérer la déstabilisation de la forme antérieure de compromis salarial, celle liée à la grande entreprise fordiste ? »

13Le chapitre met en évidence un ancrage encore solide des syndicats notamment prégnant lors des Négociations annuelles obligatoires (NAO), mais également une forte déstabilisation face à l’individualisation des rémunérations et des modes de gestion. Ce dernier point est montré à travers le récit étape par étape d’une victoire syndicale contre un plan d’actions gratuites extrêmement inégalitaire : suite à une alliance entre la CGT et la CGC-CFE, les syndicats obtiennent en effet que le plan soit étendu à l’ensemble des salariés (alors que la CGT militait au départ pour l’annulation du plan). L’individualisation se trouve aussi dans les modes de gestion : la CGT est par exemple embarrassée face aux « entretiens individuels » puisqu’elle en rejette le principe mais œuvre pour que tous les salariés puissent en bénéficier pour recevoir primes et promotions. Les militants syndicaux se retrouvent alors contraints à l’accompagnement individuel, créant chez eux un malaise.

14Difficile de résumer les résultats de recherche de cet ouvrage dense, tant ils sont nombreux et nuancés. Cependant, on peut en souligner deux : l’affaiblissement de la capacité des syndicats à peser dans le compromis salarial dans un contexte de forte asymétrie de pouvoir, d’une part, et l’obligation pour ces mêmes syndicats de s’adapter à la flexibilisation et à l’individualisation des rémunérations et modes de gestion, affaiblissant ce qui peut faire collectif au-delà de l’entreprise, d’autre part. Un leitmotiv traverse tout l’ouvrage : la tension entre la domination patronale et les efforts toutefois consentis par ce patronat pour obtenir l’engagement au travail des salariés qui disposent de ressources diverses (qualifications, socialisation militante, tensions sur le marché du travail…), entre le constat de la perte de pouvoir des syndicats et l’existence de poches de résistance. Comme cela est efficacement résumé dans la conclusion de l’ouvrage, l’analyse « permet d’apporter un éclairage orignal sur les implications de la décentralisation de la négociation collective quant à la manière dont ses dispositifs contribuent à la reconfiguration du rapport salarial et des inégalités au travail » (p. 315).

15Le calendrier des enquêtes soulève la question de l’articulation du temps long de la recherche et de la conjoncture économique et sociale : la problématique étudiée s’inscrit dans un contexte de décentralisation des négociations et de promotion du dialogue social à l’échelle de l’entreprise. Ces dynamiques, en cours depuis au moins deux décennies, ont été particulièrement marquées par les ordonnances Macron de 2017. Toutefois, l’enquête REPONSE exploitée est l’édition 2017 (la dernière disponible, l’enquête ayant lieu tous les 6 ans et l’ouvrage étant paru en 2023) et l’enquête qualitative est réalisée entre 2019 et 2020, soit après la loi El Khomri de 2016 et les ordonnances Macron mais avant la fusion des Comités sociaux et économiques (CSE). Cette remarque, loin d’invalider les résultats, permet d’insister sur la nécessité d’enquêtes en dynamique. On aimerait lire l’analyse des auteur·ices de la dernière édition de l’enquête REPONSE qui montre entre autre de nombreux accords d’entreprises sur le télétravail et une diminution toujours en cours du taux de couverture des établissements par les IRP (-4 points de pourcentage depuis 2017) et des délégués syndicaux (-5) (Desage, 2025).

16Un des résultats intéressants soulignés par les auteur·ices est l’adaptation des syndicats aux modes de rémunération flexible : ces changements sont mal vécus par les militants car facteur de division des collectifs de travail mais sont aussi souvent la seule marge de manœuvre dont ils disposent pour obtenir des augmentations salariales. L’enquête montre alors des stratégies diversifiées, parfois à l’origine d’alliances originales. Dans ce contexte, les cas de reprises d’entreprises en coopérative par les salarié·es offrent un point de comparaison intéressant. Bien que très marginaux, ils suscitent des débats au sein du champ syndical : longtemps regardées avec méfiance, ces formes d’organisation commencent à être investies, notamment par la CGT dans certaines situations de sauvegarde d’emploi comme l’ont montré d’importants travaux en science politique ces dernières années (Gibard, 2023 ; Quijoux, 2018 ; Wagner, 2022). Cependant, les conditions de ces reprises continuent à faire débat car si elles permettent de sauvegarder l’emploi et de développer le pouvoir d’agir des salarié·es, elles sont souvent synonymes de baisse des rémunérations et des avantages sociaux, au moins de manière temporaire et nécessitent parfois une prise de risque financière de la part des salarié·es forcé·es d’investir une part conséquente de leur épargne. Ce glissement illustre les tensions internes à l’action syndicale contemporaine, partagée entre, d’une part, défense des droits dans le cadre de l’opposition entre salariés et dirigeants et entre travailleurs et détenteurs du capital et, d’autre part, exploration, parfois contrainte, d’autres méthodes et alliances.

17Les coopératives de travailleur·euses peuvent aussi être considérées comme une forme de cas limite de la négociation en entreprise qui permet de poser la question suivante : les négociations au niveau des entreprises ont elle toujours et partout pour effet le renforcement de la domination patronale et l’affaiblissement des contre-pouvoirs ? Bien sûr, les conventions collectives et les accords de branches s’appliquent aussi dans les coopératives, mais ces entreprises particulières se caractérisent par des décisions au sein de l’entreprise au vote majoritaire par l’ensemble des salariés-sociétaires, par une plus faible représentation des syndicats et des IRP que dans les entreprises classiques et par une part importante de rémunération flexible (participation et intéressement). Ces entreprises pourraient donc apparaitre comme l’application parfaite des lois récentes permettant la décentralisation des négociations collectives et aboutissant à une perte de pouvoir des syndicats et à des compromis moins favorables aux salariés. Or, les conditions d’emploi dans les coopératives sont en moyenne plus favorables pour les salariés non cadres, avec des inégalités de salaire plus faible et une plus grande stabilité de l’emploi mais également, il est vrai, un consentement plus grand aux baisses de rémunération pour passer les caps conjoncturels (Magne, 2016). Une différence fondamentale est la détention du capital par les salariés de ces entreprises, ce qui n’empêche pas les rapports de pouvoir mais tend certainement à les rééquilibrer. Le cas très particulier des coopératives permet de souligner que la possibilité de négociations au sein des entreprises n’est pas forcément défavorable aux salarié·es. Giraud et Signoretto l’évoque dans leur introduction à propos des lois Auroux de 1982 (p. 15), instaurant l’obligation annuelle de négocier dans les entreprises dotées de délégués syndicaux. Le patronat y était au départ très hostile, avant de réussir à imposer deux points : que les négociations avec les syndicats ne soient que consultatives et que des accords dérogatoires (moins favorables que les accords de branches) puissent être passés.

18Une dernière remarque méthodologique : les ressorts de l’enquête auraient pu être plus détaillés en introduction. Les chercheur·euses ont eu un accès privilégié au terrain, les acteur·ices se confient en entretien, les informations sur les entreprises sont très complètes sur des sujets parfois sensibles. On suppose que les enquêteurs avaient déjà des contacts dans les entreprises ou qu’ils ont mis en place des stratégies spécifiques pour obtenir la confiance des enquêté·es. Cela nous est explicité pour l’une des entreprises, terrain de thèse d’un des auteurs, mais pas pour les autres. Autant la sélection des cas est rigoureusement justifiée par la problématique (entrée par les modèles socio-productifs pour penser ensemble les configurations de relations professionnelles) et la question de la représentativité est bien traitée ; autant le positionnement des auteur·ices par rapport à leur terrain d’enquête pourrait être plus explicite. C’est aussi un choix éditorial : l’ouvrage n’incluant ni préface ni remerciements, on n’a pas d’information sur les éventuels financeurs ou partenaires de l’enquête (la DARES est mentionnée dans l’introduction, les syndicats sont peut-être impliqués également comme pourrait le laisser penser un article paru dans la Revue de l’IRES [Giraud, Signoretto & Alfandari, 2022]).

19Pour conclure, Un compromis salarial en crise est un ouvrage central pour la littérature en sciences sociales sur le rôle des syndicats dans la négociation du compromis salarial. C’est un très bel exemple d’utilisation du cadre théorique des modèles socio-productifs pour une analyse nuancée de l’ensemble des facteurs agissant sur les conditions de négociations, allant de facteurs très individuels comme les trajectoires de socialisation politique à des facteurs macroéconomiques (accroissement du pouvoir patronal et actionnarial et durcissement des relations de sous-traitance) en passant par des caractéristiques sectorielles et organisationnelles. La richesse et la précision des méthodes utilisées sont particulièrement précieuses dans le contexte d’une science économique encore dominée par la recherche d’effets de causalité « toutes choses égales par ailleurs » qui fait la part trop belle aux dispositifs expérimentaux et passe souvent à côté de la complexité des dynamiques sociales. L’enquête et l’analyse proposées sont tout à fait inspirantes pour les économistes institutionnalistes qui s’inscrivent résolument dans les sciences sociales.

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Bibliographie

Amossé T. & T. Coutrot (2008), « En guise de conclusion. L’évolution des modèles socioproductifs en France depuis 15 ans : le néotaylorisme n’est pas mort », in Amossé T., Bloch-London C. & L. Wolff (dir.), Les relations sociales en entreprise, Paris, La Découverte, p. 423‑451, DOI : https://doi.org/10.3917/dec.bloch.2008.01.0423

Boyer R. (2015), Économie politique des capitalismes. Théorie de la régulation des crises, Paris, La Découverte, DOI : https://doi.org/10.3917/dec.boyer.2015.01

Boyer R. & M. Freyssenet (2000), Les modèles productifs, Paris, La Découverte, DOI : https://doi.org/10.3917/dec.boyer.2000.01

Burawoy M. (1985), The Politics of Production, London, Verso, 280 p.

Coutrot T. (1998), L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ?, Paris, La Découverte, 288 p.

Desage G. (2025), « Entre renouvellement des instances de représentation du personnel et crise sanitaire, quelle évolution des relations professionnelles entre 2017 et 2023 ? », Dares Analyses, vol. 4.

Gibard W. (2023), « “Rien ne se crée, tout se transforme”. Les SCIC comme enjeu de réinvention des pratiques locales pour la CGT du livre », Chroniques du travail, no 13, p. 163‑185, DOI : https://doi.org/10.4000/12xj4

Giraud B., Signoretto C. & F. Alfandari (2022), « Des compromis sous hégémonie patronale ? La reconfiguration des usages des dispositifs de la négociation collective dans les établissements français », La Revue de l’Ires, vol. 107-108, no 2, p. 71‑102, DOI : https://doi.org/10.3917/rdli.107.0071

Magne N. (2016), Quelle égalité dans les SCOP ? Analyse quantitative et qualitative de la distribution des salaires et de la flexibilité de l’emploi, Thèse de doctorat, Université Lyon 2.

Quijoux M. (2018), Adieux au patronat, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 314 p.

Wagner A.C. (2022), Coopérer – Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif, Paris, CNRS Éditions.

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Notes

1 Part variable (primes, dispositifs de participation et d’intéressement) qui constitue une part croissante des rémunérations, contribuant à déséquilibrer le financement de la protection sociale contributive et donc le rapport salarial.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nathalie Magne, « À propos de Giraud B. & C. Signoretto (dir.) (2023), Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ?, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant »Revue de la régulation [En ligne], 38 | 1er semestre |Spring 2025, mis en ligne le 23 octobre 2025, consulté le 13 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/regulation/25302 ; DOI : https://doi.org/10.4000/15157

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Auteur

Nathalie Magne

Université Paul Valéry – Montpellier 3

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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