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Notes de lecture

Exploiter pour coordonner ? À propos de l’ouvrage Le fil invisible du capital de Ulysse Lojkine, Paris, La Découverte, 2025

Exploit to coordinate? About the book Le fil invisible du capital by Ulysse Lojkine, Paris, La Découverte, 2025
¿Explotar para coordinar? A propósito del libro Le fil invisible du capital de Ulysse Lojkine, París, La Découverte, 2025
Hannah Bensussan

Texte intégral

1Dans son livre Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation, Ulysse Lojkine explore le concept d’exploitation et en redessine les contours. Le réagencement proposé s’inscrit dans la lignée du marxisme analytique et permet à la fois de raffermir la cohérence interne du concept et de simplifier son observation empirique. L’exploitation renvoie, dans l’ouvrage, aux inégalités de revenus entre individus rapportées au temps de travail fourni par chacun, et non à la différence entre valeur de la force de travail et celle qui s’incarne dans le produit du travail.

2L’ouvrage propose également de repenser la spécificité des institutions capitalistes qui rendent ces rapports d’exploitation possibles. La thèse forte de son livre consiste à montrer que cette spécificité tient à l’articulation des rapports d’exploitation aux rapports de coordination. Il s’agit donc de reconnaître que le capitalisme n’est pas « pure préhension » (p. 169), mais qu’il propose également un principe non prédateur d’agencement des volontés individuelles par le biais du marché et du signal-prix. Cette thèse mène l’auteur à s’interroger sur les institutions alternatives qui pourraient être aussi, ou plus efficaces en matière de coordination tout en étant dénuées de rapports d’exploitation.

3Dans cette note, nous commencerons par décrire la reconceptualisation de l’exploitation défendue dans l’ouvrage que nous qualifierons de conception « distributive ». Nous montrerons ensuite comment est repensée l’opposition entre le politique (l’exploitation) et l’économique (la coordination) propre au capitalisme et proposerons une hypothèse qui permettrait d’approfondir cette articulation. Nous verrons enfin en quoi le dernier chapitre du livre questionne, en creux, la reconduction de cette opposition au sein d’un régime socialiste.

1. Une conception distributive de l’exploitation

4Le début de l’ouvrage reformule le concept d’exploitation en le désolidarisant du processus de formation du prix des marchandises et de la sphère de la production. L’exploitation est redéfinie comme un concept relatif à la sphère distributive. Plus précisément, il renvoie à la différence entre la quantité de travail fournie par un individu et la quantité de travail qui lui est distribuée, c’est-à-dire qui lui revient sous la forme de revenu :

L’agent économique est exploité s’il fournit un surtravail, c’est-à-dire si son travail fourni est supérieur à son travail approprié (p. 24).

1.1. La fin du primat de la production

5Cette conception distributive de l’exploitation, comme différence entre le travail fourni et le travail approprié, permet à l’auteur d’élargir la catégorie de rapports d’exploitation à une multiplicité de rapports économiques par lesquels la valeur – et le travail qu’elle contient – circule. Cette circulation renvoie à un rapport d’exploitation dès lors qu’elle est structurellement asymétrique, c’est-à-dire qu’elle redistribue le travail depuis ceux qui le fournissent vers ceux qui se l’approprient.

6Ces rapports redistributifs, d’exploitation, ne sont plus exclusivement salariaux : l’appropriation du travail d’autrui a également cours entre un financier et ses créanciers, entre un propriétaire foncier et ses bailleurs, entre une firme donneuse d’ordre et ses sous-traitants ou entre un salarié du nord et un salarié du sud. L’auteur s’inscrit ainsi en faux du principe selon lequel l’exploitation est circonscrite à l’endroit de la sphère de la production, là où se produit la valeur et s’extrait la survaleur. Marx avait en effet cherché à sortir de la sphère de la circulation, où s’observaient selon lui des rapports égalitaires, pour pénétrer « l’antre secret de la production » (Marx, 1993, p. 197) et y dévoiler l’inégalité fondamentale. C’est ce primat de la production qui disparaît dans le livre de Lojkine, qui considère que l’exploitation est aussi dissimulée dans la complexité des rapports commerciaux et non seulement salariaux.

7Lojkine propose en ce sens une synthèse entre l’analyse marxiste de l’exploitation et l’analyse néoclassique du pouvoir de marché. La première a pour limite de considérer l’exploitation commerciale comme « une forme hybride ou de transition » (p. 125), secondaire par rapport à l’exploitation salariale, lorsque la seconde ne parvient pas à penser la possibilité d’un rapport de pouvoir dans un rapport commercial ou salarial en contexte concurrentiel. Lojkine s’oppose autant au primat de l’exploitation salariale marxiste qu’à celui du pouvoir de monopole néoclassique. Il montre que la distribution asymétrique des flux de travail ne tient ni principalement à la subsomption du travail dans le rapport salarial, ni au blocage des prix et du mécanisme concurrentiel.

8À l’analyse néoclassique, Lojkine tente de faire admettre l’exercice d’un pouvoir économique et d’un rapport d’exploitation par certaines classes (capitalistes ou travailleurs situés en haut de la hiérarchie salariale), même en situation de concurrence. À l’analyse marxiste, il s’agit en retour d’adresser la critique selon laquelle les rapports d’exploitation capitalistes ne sont pas le pendant direct d’un processus économique visant au développement des forces productives. En généralisant l’exploitation capitaliste à ces rapports commerciaux multiples, l’auteur la sépare analytiquement de la fonction utile que lui attribuait Marx. L’exploitation salariale, dans la théorie marxiste, mène en effet « à la création de conditions matérielles de production qui seules peuvent constituer la base réelle d'une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu » (Marx, 1993, p. 663). En mettant exploitation commerciale et salariale sur un même plan, sans pour autant les confondre, Lojkine conçoit à l’inverse la possibilité d’« un capitalisme fait de rente et de crédit » qui ne serait « peut-être pas un capitalisme en expansion » (p. 168).

1.2. Multiplicité des mesures du travail fourni

9Persiste néanmoins une chose à clarifier dans cette conception élargie et distributive de l’exploitation : comment quantifier le « travail fourni » s’il n’est pas nécessairement égal au « travail approprié » ? L’ouvrage recense plusieurs principes de mesure du travail fourni qui s’apparentent à autant de façons possibles de rapporter le travail complexe au travail simple.

10La première approche, par la « qualification », consiste à proportionner la complexité du travail à la quantité de travail simple nécessaire à l’acquisition des compétences des travailleurs. Selon cette approche par la qualification, on observe un rapport d’exploitation si les inégalités de rémunération sont plus grandes que les inégalités de travaux simples dépensés pour former chaque individu. La deuxième approche, « par les salaires », rapporte la complexité du travail fourni directement au salaire : plus un travailleur a un salaire élevé, plus son travail est complexe. Cette approche n’admet aucun rapport d’exploitation possible au sein de la classe laborieuse, le statut d’exploiteur étant réservé aux propriétaires de capitaux. La troisième approche, dite « homogène », refuse pour sa part d’admettre une hiérarchie entre travail simple et complexe. Elle considère pour sa part que toute heure de travail devrait être valorisée de la même façon, quel que soit le type de travail concret effectué.

11On devine, à travers ces différentes « conventions » (p. 44) de mesure de la complexité du travail, autant de conséquences économiques possibles si on souhaite les appliquer : abolir l’exploitation dans le cadre de l’approche « par les salaires » n’aurait pas les mêmes effets sur l’offre de travail que si on appliquait le cadre de l’approche « homogène ». La dernière partie de l’ouvrage, portant sur la coordination en économie socialiste, aurait donc pu rediscuter ces conventions du point de vue de ce qu’elles seraient susceptibles de produire sur la coordination des activités.

2. Une nouvelle articulation de l’économique au politique

12L’ouvrage comprend donc un deuxième volet qui contrebalance le premier : après avoir détaché l’exploitation capitaliste du procès de production, l’auteur la rattache à un autre processus économique non moins nécessaire que le premier : le procès de coordination. L’appropriation du surtravail (l’exploitation) et la mise en adéquation des fins aux moyens disponibles (la coordination) sont mises en œuvre par les « mêmes institutions », lesquelles sont « constitutives du capitalisme » (p. 186) : la propriété privée et le système de prix. L’auteur propose ici, autrement dit, de substituer une économie formelle à une économie substantielle de l’exploitation.

2.1. De la conséquence substantielle à la contrepartie formelle

13Comme on l’a vu, la conception distributive de l’exploitation étend ce rapport social à l’ensemble des rapports commerciaux où se joue un transfert net de surtravail. Cette opération soulève une question : si l’exploitation n’est plus prioritairement liée à l’accumulation du capital, en quoi peut-on encore parler d’exploitation « capitaliste » ? En effet, qu’est-ce qui différencie alors cette exploitation de celle qui a cours dans d’autres modes de production (asiatique, féodal, antique) et qui repose également sur l’appropriation d’un surtravail en vertu de l’exercice d’un pouvoir ?

14Lojkine répond à cette question dès le début du livre en affirmant que le caractère capitaliste de l’exploitation est à trouver dans la forme prise par le surtravail. Dans les modes de production précédents, celui-ci était directement reversé en nature à l’exploiteur, là où, dans le capitalisme, les transactions en valeur prennent l’apparence d’un échange d’équivalents : une marchandise contre une somme monétaire représentant sa valeur. La spécificité du rapport d’exploitation capitaliste tient donc dans la forme valeur que revêt le surtravail et non pas dans ce qui est fait de ce surtravail par celui qui se l’approprie.

15On assiste ici à un déplacement de la dimension économique de l’exploitation capitaliste. La dimension économique de ce mode de production consiste avant tout, argue le livre, en l’échange et l’acheminement de la valeur, à côté des rapports politiques de capture du surtravail par certaines classes au détriment d’autres. La capture du surtravail n’est plus tant le pendant du développement matériel des forces productives et le surtravail ne se matérialise pas systématiquement dans du travail mort. À cette conséquence économique substantielle de l’exploitation capitaliste, l’auteur substitue une contrepartie formelle :

En même temps qu’elle organise l’exploitation, la structure du capitalisme tient ensemble ceux qui y participent d’une manière relativement cohérente malgré leur dispersion. (p. 169).

16Alors que chez Marx, l’exploitation capitaliste avait pour conséquence d’alourdir sa base matérielle, l’auteur considère que la spécificité capitaliste de l’exploitation tient à la forme que prend cette base matérielle, celle de la valeur, qui permet au système « de s’ajuster dans une certaine mesure aux buts et aux besoins de chacun » (p. 195). Pour avancer cette thèse, l’auteur se range derrière le point de vue à la fois positif et normatif des traditions libérales autrichiennes et néo-institutionnalistes qui fournissent une compréhension du capitalisme comme « un système de coordination, combinant la forme de coordination marchande et la forme de coordination hiérarchique » (p. 178).

17Le livre a donc pour originalité de faire tenir ensemble deux traditions analytiques qui ont pour habitude de se tourner le dos du fait qu’elles sont fondées sur des postulats incompatibles, mais également qu’elles prennent pour objet premier deux sphères distinctes. D’un côté, celle de l’efficacité de la coordination marchande pour ajuster l’utilisation des ressources disponibles aux besoins exprimés ; de l’autre, celle de l’exploitation qui a lieu, selon Lojkine, à l’endroit même des rapports marchands et non uniquement dans l’antre secret de la production : en même temps que l’échange permet de pourvoir à une grande diversité de besoins sociaux, il permet aussi à certains de profiter du travail des autres.

18L’auteur fait donc partie de ces penseurs socialistes qui « reconnaissent la vertu de l’économie de marché [en] acceptant les principaux arguments des défenses traditionnelles et libérales du marché » (O’Neill, 1989, p. 200, nous traduisons). Il se distingue de la ligne marxiste traditionnelle, qui admet certes que « c’est seulement par [l’échange] que la société éclatée dans ses atomes par la propriété privée et la division du travail reçoit une certaine cohérence » (Hilferding dans Faccarello, 1983, p. 160), mais qui insiste aussi sur les failles inhérentes à ce mode de coordination du fait de l’indépendance – ou de la séparation – des producteurs privés. Cette séparation conduit, comme l’exprime le philosophe John O’Neill, à une mauvaise circulation de l’information entre producteurs privés lors de la formation de leurs plans :

L’information qui est pertinente pour les acteurs économiques, pour qu’ils puissent être en mesure de coordonner leurs activités, n’est pas communiquée, et aucun mécanisme n’existe pour parvenir à l’ajustement mutuel des plans. Le marché, en vertu de sa nature concurrentielle, bloque la communication de l’information et empêche la coordination des plans pour l’action économique (O’Neill, 1989, p. 209, nous traduisons).

19Selon cette analyse plus classiquement marxiste, le marché échoue structurellement dans son opération formelle d’ajustement de l’utilisation des ressources en fonction des finalités exprimées. Le livre tient certes compte de l’existence de « crises récurrentes dans l’histoire du capitalisme » se manifestant par des « échecs de coordination » (p. 184), mais l’auteur souhaite insister sur la persistance des rapports d’exploitation même lorsque la coordination est un succès. Il reconnaît donc le fait que les institutions capitalistes « assurent la cohérence et la souplesse de l’ordre capitaliste » (p. 186) tout en affirmant que ces fonctions sociales utiles sont compatibles et concomitantes avec les rapports d’exploitation : « il n’y a nulle raison de considérer que si une institution a des effets de coordination, elle n’a pas d’effets d’exploitation, et inversement » (p. 187).

2.2. De la coordination à l’exploitation

20Cependant, cette substitution de la conséquence substantielle à la contrepartie formelle de l’exploitation souffre d’une limite : avec ce changement de dimension, la relation entre exploitation et fonction économique du capitalisme devient plus abstraite, plus indirecte. Dans l’analyse traditionnelle, on était en effet en mesure d’observer le parcours du surtravail à une échelle microéconomique, à l’échelle de la firme, laquelle menait directement à l’accumulation du capital ou à sa circulation le long du cycle de reproduction, dans la sphère distributive ou financière. Il était donc possible de savoir de quel rapport d’exploitation initial découlait l’accumulation finale de tel capital particulier. La lecture substantiviste permettait ainsi une articulation directe entre le rapport d’exploitation et celui de création de la base matérielle de l’économie.

21La lecture formelle, défendue par l’ouvrage, est plus lâche. Rappelons que l’auteur connecte exploitation et coordination par l’identité des institutions qui opèrent ces deux processus. Les deux phénomènes sont tenus ensemble par le fait qu’ils ont cours au sein des « mêmes institutions » :

Ces deux propriétés du même système ne coexistent pas de manière contingente ; elles peuvent au contraire être reconduites aux mêmes institutions, aux mêmes structures : le capitalisme est indissociablement un système de coordination et un système d’exploitation (p. 15).

22Si cette coexistence est nécessaire et non contingente, peut-on établir un rapport causal selon lequel l’un serait à la source de l’autre ? Peut-on, en d’autres termes, penser un lien entre coordination et exploitation analogue à celui que Marx avait établi entre accumulation et exploitation ? Ce lien était bien de nature causale, l’exploitation étant la cause, la condition nécessaire, de l’accumulation. Une tentative de formulation de ce nouveau rapport causal entre exploitation et domination semble se dessiner dans la citation suivante :

Si les forces de la concurrence permettent d’obtenir de la survaleur à qui fournit un ingrédient utile à la production, alors on semble tenir un mécanisme généralisable d’explication de la distribution du produit, qui ne donne pas de statut privilégié au salariat (p. 164).

23Selon cette affirmation, la coordination se retrouve être le principe explicatif, la cause, de l’exploitation. Plus exactement, la mise à disposition des ressources les plus rares et utiles pour répondre aux besoins sociaux serait ce qui permettrait de capter le travail d’autrui. Ce principe explicatif pourrait valoir tant pour la possession d’actifs particulièrement stratégiques (typiquement, les rentiers fonciers) que pour leurs compétences en tant que travailleurs (les cadres ou autres travailleurs qualifiés percevant un revenu du travail important).

24De cette explication découle néanmoins un constat politiquement embarrassant : les exploiteurs sont ceux qui sont particulièrement « utiles » à la société, non seulement du fait des capitaux qu’ils possèdent mais aussi du travail qu’ils fournissent. Le principe de l’enchère et du rabais, la « loi du marché », octroierait en somme un droit d’exploitation en échange de la fourniture d’un travail utile et rare. L’exploitation serait donc le revers de l’incitation marchande à servir l’intérêt général et donc un rapport social fonctionnel.

25En reliant causalement exploitation et coordination, Lojkine suggère donc que l’exploitation est une conséquence nécessaire de l’allocation rationnelle des ressources. Renoncer à l’exploitation, dans ces circonstances, reviendrait alors soit à amoindrir l’efficacité de la coordination et la rationalité de l’économie ; soit à substituer l’obligation à l’incitation (de fournir un actif ou d’utiliser ses compétences), ce qui, là encore, est politiquement problématique.

2.3. Des exploiteurs coordinateurs ?

26C’est en dehors des rapports marchands que l’auteur conçoit un lien qui nous semble plus probant entre exploitation et coordination. À l’endroit d’espaces non commerciaux, où l’institution marchande ne joue pas directement et où le mode de coordination est « bureaucratique », il affirme :

De même que dans l’entreprise, le rôle de coordination de l’employeur lui confère en même temps un pouvoir arbitraire et donne lieu ainsi à une forme de domination, de même, [dans l’économie soviétique] c’est bien dans la fonction sociale utile de coordination économique remplie par la bureaucratie que s’ancrait son pouvoir de classe (p. 210).

27Ainsi, lorsque le marché fait défaut, certains individus ou classes s’y substituent (les bureaucrates) et instituent un rapport d’exploitation entre les coordonnés et les coordinateurs.

28Mais cette observation ne vaut-elle pas aussi à l’endroit des rapports marchands ? Dans l’analyse de l’auteur, tout se passe comme si ce pouvoir des coordinateurs disparaissait dès lors que la fonction de coordination était remplie par « le marché ». Or ce marché n’est pas uniquement fait de règles abstraites rendant possible une infinité de transaction ne mettant en contact les individus que par le biais d’un prix. Il est également fait d’une « valse des intermédiaires » et de « relations humaines » (Cochoy, 1999), le long desquelles transitent, non seulement les marchandises, mais aussi les informations relatives aux conditions d’échange.

29Les acteurs qui disposent de ces informations jouent donc un rôle de coordinateurs, de médiateurs des échanges. En ce sens, le statut d’opérateur de la coordination pourrait donner accès au pouvoir d’exploitation aussi bien dans la firme, dans l’économie planifiée, qu’au sein des espaces marchands. Cela suppose de ne pas concevoir la coordination comme un principe abstrait et impersonnel incarné dans un ensemble d’institutions mais comme une activité d’intermédiation dans laquelle se spécialisent un certain nombre d’acteurs : les entreprises de marketing, de publicité, de logistique, les plateformes, les commerçants, les cadres à l’intérieur de l’entreprise…

30En souscrivant à une conception abstraite de la coordination marchande, l’auteur se prive donc d’une articulation causale possible entre l’exploitation et la coordination, dans laquelle l’exploiteur n’est pas coordonné par le marché mais coordinateur, grâce à l’information privée dont il dispose et qui lui permet de jouir d’un « pouvoir arbitraire » sur les activités qu’il coordonne. Le coordinateur exploite, capte du surtravail, en vertu de sa position d’informateur, de médiateur entre le travail humain et les finalités poursuivies.

31Ce rapport d’exploitation des coordinateurs a été observé tout au long de l’histoire du capitalisme. Il renvoie autant aux commerçants au long cours du xvie siècle contraints, pour capter des profits d’aliénation, « de recevoir et d’écrire quantité de lettres, de participer à de multiples réseaux d’information qui signalent les bonnes affaires, au bon moment » (Braudel, 2022, p. 308), que chez les Big Tech tirant leur revenu du « contrôle sur les moyens de coordination » (Durand, 2022, p. 39, nous traduisons) plutôt que de la vente de la production. Ces moyens de coordination, que sont les données et algorithmes, sont nécessaires pour « rendre les transactions plus efficaces » (Durand, 2022, p. 32, nous traduisons). Mais leur contrôle permet aussi aux coordinateurs de capter une part conséquente du travail, sous la forme de valeur, ainsi mise en circulation. En ce sens, l’exploitation émerge de la coordination, non pas en tant que les « mêmes institutions » ou les « mêmes structures » (p. 15) produisent ces deux rapports sociaux, mais en tant que les mêmes groupes sociaux en position de coordonner sont aussi en position d’exploiter.

3. Peut-on coordonner sans exploiter ?

32Le dernier chapitre du livre propose finalement de réfléchir aux « logiques institutionnelles alternatives » (p. 203) capables d’utiliser des moyens de coordination sans qu’émergent du même coup des rapports d’exploitation. L’auteur adopte un raisonnement inductif, consistant à chercher ces institutions alternatives « dans l’expérience historique des logiques alternatives au capitalisme » (p. 203) plutôt qu’à déduire ces alternatives « d’arguments exclusivement théoriques » (p. 202). Trois logiques institutionnelles sont évoquées : la planification, les droits sociaux, et les algorithmes d’appariement. Nous nous attarderons particulièrement sur la première et la dernière de celles-ci.

3.1. L’algorithme d’appariement comme alternative moderne à la planification ?

33L’approche inductive adoptée par l’auteur le conduit à définir la planification à partir des expériences historiques réelles dans lesquelles elle a été mise en œuvre : dans l’économie de guerre, la reconstruction, les politiques développementalistes ou le socialisme d’État. L’ensemble de ces expériences lui permet de dégager une définition de la planification comme l’utilisation d’un « pouvoir de coercition » (p. 204) pour atteindre des objectifs fixés en nature par un pouvoir central. Ce mode de coordination est considéré comme peu efficace lorsqu’il s’agit « de s’adapter de manière fine aux capacités et aux désirs individuels dispersés » (p. 211).

34Le chapitre soutient qu’il existe, à l’inverse, un mode de coordination alternatif au marché plus « moderne » (p. 203) que celui du dirigisme par le plan : les algorithmes d’appariement. Ce mode de coordination serait en mesure de pallier deux défauts de la planification décrits dans l’ouvrage. La première limite vient de ce que la coordination par le plan incombe à une classe de bureaucrates, capable de tordre les décisions de production à son avantage et de reproduire des logiques d’exploitation au sein de l’économie planifiée. Les bureaucrates, comme expliqué plus haut, jouissent d’un « pouvoir arbitraire » du fait de leur rôle de coordinateur. L’octroi de matières premières aux unités de production peut ainsi dépendre de relations interpersonnelles et de l’octroi de privilèges par ces unités de production aux individus responsables du plan.

35Cette première limite est dépassée, selon l’auteur, par la nature automatique du calcul des transactions par les algorithmes d’appariement. Par opposition au mode de coordination bureaucratique qui reconduit des rapports de classe entre coordinateurs et travailleurs, les algorithmes d’appariement « représentent un système impersonnel, un ensemble de règles abstraites auxquelles tout le monde est soumis » (p. 229). Ainsi, l’algorithme se différencie de la planification par le fait qu’il dépersonnalise, et automatise, les opérations de calcul menant aux décisions : dès lors que l’application des règles est déléguée à une machine, la violation de ces règles, leur détournement au profit des bureaucrates, serait évitable.

36La seconde limite de la planification tient aux biais dans les informations révélées par les unités de production décentralisées. En s’appuyant sur les travaux de János Kornaï, l’auteur explique que l’échec de ce mode de coordination venait de ce que les producteurs avaient intérêt à sous-estimer leurs capacités de production, afin qu’ils soient suffisamment pourvus en ressources et ne soient pas sanctionnés pour n’avoir pas atteint les objectifs fixés par le plan : l’incitation bureaucratique échouait à optimiser le produit social, contrairement à l’incitation marchande.

37Le mode de coordination algorithmique, par opposition à la planification, serait en mesure de révéler les bonnes informations concernant les capacités de production des acteurs. Ce, de deux façons distinctes. Premièrement, par la mise en place d’une « contrainte d’incitation » (p. 233) dont serait dépourvue la planification et qui consisterait à « céder une part plus importante du produit social à certains lorsque c’est nécessaire pour les induire à communiquer des informations ou à réaliser des activités précieuses pour la collectivité » (p. 233). Deuxièmement, par le fait que les données peuvent être automatiquement extraites des unités de production, sans dépendre du bon vouloir des acteurs de terrain pour déclarer leurs capacités de production :

Plus les technologies de récolte d’information progressent, plus la contrainte d’incitation est repoussée […]. Lorsque l’on peut observer directement les informations dont on a besoin pour coordonner les agents, on n’est plus contraints de verser une « rente informationnelle » aux agents qui avaient auparavant le monopole de cette information (p. 235)

3.2. Des techniques aux logiques du plan

38Cette opposition entre la rigidité et l’autoritarisme de la planification d’un côté et la souplesse de l’algorithme de l’autre nous semble néanmoins devoir être relativisée. L’auteur n’oppose en réalité pas deux « modes de coordination » alternatifs au marché, mais deux moyens pour mettre en œuvre un mode de coordination non marchand.

39La confusion vient selon nous de son approche inductive de la planification qui le mène à définir celle-ci par ses manifestations historiques par l’ordre bureaucratique. Si l’on définit à l’inverse la planification de façon plus théorique, comme « allocation “directe”, ex ante [c’est-à-dire], comme l’opposé de l’allocation marchande, qui est ex post » (Mandel, 1986, p. 7), le « mode de coordination bureaucratique » et l’« algorithme d’appariement » sont bien deux moyens techniques alternatifs pour procéder à l’élaboration d’un plan, i. e. à l’allocation ex ante des ressources en fonction des besoins sociaux estimés de façon directe, et non à travers l’indicateur du profit. Ces deux moyens alternatifs de procéder à l’allocation ex ante des ressources ne s’opposent donc pas par leur logique intrinsèque mais plutôt par leur capacité pratique à effectuer les calculs nécessaires à cette allocation.

40Les oppositions entre les limites de la bureaucratie et les vertus de l’algorithme peuvent ainsi être nuancées. Par exemple, la planification bureaucratique ne reposait historiquement pas seulement sur le pouvoir arbitraire des bureaucrates mais consistait également en l’applications de règles impersonnelles guidant les bureaucrates dans leurs décisions d’allocation, à commencer par la méthode des balances matières citée par l’auteur, selon laquelle « les biens utilisés par chaque unité de production devaient avoir été produits ailleurs » (p. 232). Dès lors, comme le souligne Michael Ellman :

Les plans soviétiques sont censés incarner non pas les décisions subjectives de tel ou tel responsable ou organisme, mais une analyse scientifique des problèmes auxquels la société est confrontée (Ellman, 1979, p. 17).

41Inversement, la coordination algorithmique, comme le reconnaît l’auteur, n’est pas dénuée de caractère politique. Un « moment proprement politique de la décision collective sur le choix de l’algorithme, de ses critères et de ses paramètres » (p. 229) est nécessaire à son fonctionnement. Ce moment est analogue à la fixation des objectifs du plan par les bureaucrates, qui se déroulait de façon opaque et autoritaire plutôt que transparente et démocratique. De la même manière que, dans l’économie soviétique, les objectifs de la planification étaient tels qu’ils comprimaient la satisfaction des besoins immédiats de la population au profit de l’objectif d’industrialisation de long terme, un algorithme d’appariement peut tout à fait servir des objectifs qui ne seraient pas approuvés par l’opinion, quand bien même il utiliserait les ressources de façon efficace pour servir cet objectif. Il en est ainsi des algorithmes d’appariement des Big Tech que nous utilisons quotidiennement et qui obéissent à des objectifs de maximisation de l’engagement des utilisateurs des plateformes. Ou de l’algorithme d’appariement de Parcoursup, qui sélectionne les étudiants sur la base de critères choisis à la fois par les formations (importance relative des notes et de la motivation) et par le ministère (priorité aux résidents de l’académie ou aux boursiers), superposant ainsi deux niveaux de bureaucratie et de choix politiques au sein du même système d’appariement. Dans ce cas, la logique calculatoire d’administration de la rareté vient contredire celle du droit social de provision universelle de l’éducation. L’algorithme ne fait donc que mettre en application des règles d’allocation des ressources qu’il revient au corps politique d’édicter.

42Enfin, le caractère coercitif de la coordination n’est pas propre au mode de coordination bureaucratique. Il peut aussi exister dans un régime socialiste coordonné par les algorithmes. Même au sein du capitalisme, les algorithmes d’appariement contiennent des aspects coercitifs. Il en est ainsi lorsque les travailleurs de la gig economy se voient refuser l’accès à ces plateformes après un trop grand nombre de refus de course, ou lorsque les comptes de vendeurs tiers sur Amazon sont suspendus. Certaines recherches parlent à ce sujet de « despotisme algorithmique » (Griesbach et al., 2019). Inversement, l’incitation n’est pas propre à la coordination algorithmique. Elle était par exemple, à travers le mécanisme de réescompte ou de garantie des débouchés des produits agricoles, au cœur de la planification indicative à la française, pourtant très bureaucratique (Monnet, 2018).

43Le propos du dernier chapitre de l’ouvrage gagnerait donc à être clarifié : les bureaucrates et les algorithmes sont deux formes alternatives de formation et d’administration des plans. Les seconds ont certes des avantages en matière de capacité de calcul et de communication de l’information que n’ont pas les premiers, et pourraient aider à planifier une économie collectivisée. Cependant, les uns comme les autres sont censés appliquer des règles qui guideront l’élaboration du plan et qui détermineront la place relative du politique et de l’économique au sein de celui-ci. Le dernier chapitre du livre ouvre en réalité la question de cette place relative et du type de règle qui devrait prévaloir au sein d’une économie planifiée. Quelle doit être la prérogative de la décision politique, collective, quant à la détermination de ce qui est produit ? Inversement, quelle marge de manœuvre donner à l’expression des besoins individuels, aux décisions décentralisées et à l’ajustement de celles-ci par le mécanisme de l’incitation ? Ce sont de telles questions qui sont posées, en creux, dans le dernier chapitre de l’ouvrage et auxquelles seule la discussion démocratique pourrait apporter des réponses.

Conclusion

44Lojkine propose donc d’élargir le concept d’exploitation capitaliste pour y intégrer des rapports sociaux situés en dehors de la sphère salariale et productive. Ce déplacement l’amène à repenser le système capitaliste dans son ensemble, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles ces rapports se reproduisent et tiennent. Plutôt que le développement des forces productives, c’est la souplesse particulière du capitalisme dans l’acheminement des produits du travail vers leurs usages finaux qui fait le liant de ces rapports d’exploitation et permet leur sédimentation.

45L’ouvrage pose selon nous deux grandes questions qu’il conviendrait d’explorer plus avant, empiriquement et théoriquement, et pratiquement. La première est la question du rapport entre exploitation et coordination au sein du capitalisme. L’ouvrage propose une articulation générale, à l’échelle du système, entre marché et appropriation du surtravail. Mais cette articulation ne peut-elle pas s’observer de façon particulière, et l’exploitation incomber, non pas abstraitement à la coordination, mais aux coordinateurs biens concrets ? La seconde est celle des possibles moyens de coordination non capitalistes, donc non marchands. L’ouvrage pêche peut-être ici par un trop grand optimisme technologique, le menant à exagérer ce qui distingue la planification bureaucratique de la coordination algorithmique. Il invite cependant à se saisir de ces nouveaux outils utiles à l’organisation économique non marchande et à questionner la place qu’une société socialiste pourrait conférer à l’ajustement mécanique des plans individuels, relativement à celle de la discussion et de la décision immédiatement collective.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hannah Bensussan, « Exploiter pour coordonner ? À propos de l’ouvrage Le fil invisible du capital de Ulysse Lojkine, Paris, La Découverte, 2025 »Revue de la régulation [En ligne], 38 | 1er semestre |Spring 2025, mis en ligne le 27 octobre 2025, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/regulation/25305 ; DOI : https://doi.org/10.4000/15158

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Auteur

Hannah Bensussan

Économiste associée à l’université Sorbonne Paris Nord, hannah.bensussan@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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