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Dossier « Rapport salarial »

La théorie de la régulation après le rapport salarial fordiste. Contributions pour un retour du rapport salarial à l’agenda de recherche

Introduction au dossier
Régulation Theory after the Fordist Wage-Labour Nexus. Contributions Towards Placing the Wage-Labour Nexus back on the Research Agenda. Introduction to the Issue
La teoría de la regulación tras la relación salarial fordista. Contribuciones para que la relación salarial vuelva a la agenda de investigación. Introducción al tema
Jonathan Marie et Sandrine Michel

Résumés

Résumé : Cette introduction au dossier thématique sur le rapport salarial souligne l’urgence de repenser le rapport salarial pour comprendre les mutations du capitalisme contemporain. Le déclin du modèle fordiste et l’émergence de nouvelles formes d’emploi et de conflictualité appellent à analyser la diversité des situations de travail, à intégrer les enjeux écologiques mais aussi à repenser la protection sociale. Cette introduction est une invitation à poursuivre les réflexions sur ces thématiques qui s’intègrent avec celles sur le(s) capitalisme(s).
Ce texte justifie la volonté de réinterroger le rapport salarial, concept central pour analyser les transformations du capitalisme, dans une période marquée par la globalisation, la financiarisation et la capture des innovations par les GAFAM, un néo-mercantilisme et la crise écologique (section 1). La section 2 mobilise le concept théorique du rapport salarial, le met en perspective avec la fragmentation du travail et différents contextes, et le fait dialoguer avec le concept de rapport social d’activité. La section 3 revient sur le déclin progressif du rapport salarial fordiste et interroge la possibilité d’émergence d’une nouvelle forme de rapport salarial. Sans conclure, la dernière section évoque deux possibilités concernant une nouvelle phase d’institutionnalisation du travail et de la relation d’emploi.

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Texte intégral

1Dans la période actuelle de transformations économiques, sociales, géopolitiques ou encore écologiques, peut-on penser les évolutions des capitalismes sans celles du travail ou bien celles du travail indépendamment de celles de l’accumulation ? Dans l’introduction de ce dossier, nous cherchons à mettre en évidence l’importance de mener des recherches centrées sur le rapport salarial (RS) et ses transformations pour penser les évolutions des capitalismes, avec l’ambition d’analyser les transformations du travail pour nourrir la réflexion sur l’évolution systémique de l’économie. En ce sens, susciter une recrudescence de travaux mobilisant, y compris de manière critique, le concept de « rapport salarial » permet d’encourager de telles recherches et nous souhaitons indiquer à quel point cela peut être fructueux et utile.

2La particularité de la théorie de la régulation (TR), et plus généralement des approches institutionnalistes, est de situer leur démarche théorique dans le temps long et donc dans l’analyse des changements et de la conflictualité. C’est cette démarche qui se trouve au cœur des articles composant ce dossier et doit pouvoir animer de futures contributions qui trouveront leurs places dans la Revue de la régulation.

3Les enjeux sont d’importance. L’état de crise durable et multiforme est à la fois généralisé et sans précédent. Cet état semble déterminant dans la difficulté globale à construire des projets pour l’avenir. Le réel semble dominé par l’incertitude croissante à laquelle l’efficacité allocative sans justice sociale soumet le plus grand nombre. Pour autant, la TR et les approches institutionnalistes prennent en compte la finalité politique de la conflictualité sociale. Dans ce cadre, les institutions ont de période en période redéfinies les cadres des économies dominées par la recherche du profit.

4Le rapport salarial fordiste (RSF) a intégré certains besoins de la production de la force de travail salarié dans le circuit du capital. Cette socialisation appelle-t-elle aujourd’hui des compléments, précisément sur des champs de la reproduction qu’elle révèle comme nécessaires ? En l’état, elle est ancrée dans des compromis institutionnalisés suffisamment puissants pour être conservés. Cependant, ils se sont réalisés selon des modalités centralisées et redistributives qui n’ont pas fait obstacle à un regain d’inégalités. Leur extériorité par rapport à la production reste une faiblesse. La démocratie économique peut-elle constituer la base d’un nouveau compromis institutionnalisé fondateur et contribuer à redéfinir le rapport social de travail (Supiot, 2019) ?

1. Ne pas négliger l’analyse du travail dans l’étude des transformations des capitalismes

5De toute évidence, l’étude des capitalismes demeure un programme de recherche mobilisateur (Boyer, 2015 ; Harvey, 2016 ; Aglietta, 2019). L’actualisation des concepts ayant permis de penser les transformations structurelles des crises passées y est déterminante. La première d’entre elles est l’innovation. Pour Perez (2009), la révolution technologique du numérique s’est développée comme les précédentes, en réponse au ralentissement du régime productif assurant la rentabilité du capital. L’éclatement de la bulle internet n’a cependant pas rétabli les opportunités d’innovation pour l’ensemble des acteurs sociaux. Cette fois, la capture et monopolisation des innovations technologiques par les acteurs de la finance a assuré l’essor de leur activité et leur domination (Rikap, 2021). Avec le techno-féodalisme, Durand (2020) insiste sur le contrôle des données issues de toutes les activités accomplies par des sujets assignés à la glèbe numérique globalisée. L’analyse des GAFAM, en lutte pour le contrôle de ces nouvelles ressources productives, permet de montrer, d’une part, le déplacement de la production vers la prédation, et corrélativement du profit vers la rente, et, d’autre part, la déconstruction de tout obstacle social institutionnalisé. Beaucoup de travaux interrogent le capitalisme numérique et le travail derrière l’IA. Certains d’entre eux mobilisent la TR ou raisonnent de manière compatible avec celle-ci (Huws, 2016 ; Cassili, 2019 ; Altenried, 2022 ; Ness et al., 2023). Le capitalisme de la finitude (Orain, 2025) s’intéresse à la démondialisation et aux instruments de son contrôle sous domination américaine. La promotion d’un néo-mercantilisme est animé par des e-robber barons, soutenus par un État souverainiste, jusqu’à la confusion. Ce recul asymétrique de la globalisation génère de nouvelles guerres territoriales. Le Capitalisme de l’apocalypse (Slobodian, 2025) décrit quant à lui le travail de sécession globalisé contre toute forme de règlementation publique, fiscale, sociale, environnementale… Pour attirer la quantité croissante de capitaux nomades, les territoires d’exception mitent les nations, espaces macro-socio de cohérence. Bien entendu, toutes les zones franches ne se valent pas mais, dans sa version extrême, l’anarcho-capitalisme œuvre à l’alliance politique libertarienne de ces territoires. La promotion de monnaies privées peut en favoriser la coordination.

6Dans ces analyses, les limites endogènes de la rentabilité du capital sont mises en regard avec la manière dont les groupes sociaux dominants tentent d’en redessiner les contours, dans une dynamique de ralentissement des gains de productivité nourrissant les conflits sur la répartition qui ne sont pas sans lien avec le fort regain de l’inflation entre 2021 et 2024 (Berr et al., 2024) et les tensions sociales. Comme elles, la TR insiste sur les transformations structurelles en cours concernant la production et la concurrence, l’insertion dans l’économie mondiale, la monnaie, l’État. Mais le projet de la TR s’inscrit dans une dynamique plus large. Ces rapports sociaux fondamentaux soutiennent pendant un temps la dynamique d’expansion d’un régime d’accumulation et participent, dans un temps ultérieur, de son dépassement (Labrousse & Michel, 2017). Dans une grande crise, les forces sociales en conflit nouent des compromis fondateurs d’un processus d’institutionnalisation couvrant la production et le partage de la valeur qui va stabiliser, pour un temps donné, l’économie politique de leurs relations. Cependant, pour les régulationnistes, le rapport par lequel le capital mobilise le travail pour croître constitue un rapport social fondamental. Sans le RS, l’analyse des transformations d’un régime d’accumulation en crise ne saurait être complète. Il nous semble que c’est là que les recherches en cours sur le capitalisme sont quelque peu orphelines, comme si l’ampleur des transformations majeures pouvaient parfois invisibiliser le rapport au travail et à la révolution dans les formes d’exploitation.

7En articulation avec les analyses évoquées précédemment, un autre pan de la littérature contemporaine analyse la crise écologique (Meadows et al., 1972) comme la manière non viable dont le capitalisme fait usage de la nature (Zuindeau, 2007 ; Cahen-Fourot et al., 2023). Une relecture des temporalités de la contribution de toutes les formes institutionnelles aux régimes de viabilité marque le retour de la matérialité du social (Aglietta & Espagne, 2024). Cela ne va pas sans paradoxe pour le rapport capital-travail historicisé. Ainsi, sous le régime fordiste, un haut niveau de développement humain a été atteint par une élévation inédite de la dette écologique (Cahen-Fourot, 2020). Le capitalisme néolibéral l’a encore accrue, souvent contre le développement humain. L’aggravation de l’extractivisme s’appuie sur une mise en concurrence globalisée des travailleurs et une désinstitutionnalisation des rapports sociaux de travail liée à un affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs. C’est pourquoi l’institutionnalisation balbutiante de la conflictualité du rapport société-environnement (Douai & Montalban, 2012) concerne également le travail.

8La rupture métabolique (Foster, 2000) met en avant la double exploitation de la nature et du travail dans la valorisation du capital. Une lecture par les droits de propriétés va dans la même direction (Boyer, 2023). Ces approches théoriques permettent d’ores et déjà d’observer des faits inscrits dans le présent. Depuis la fin du xxe siècle, l’émergence des dimensions environnementales dans l’emploi se fait notamment par l’adoption de règlementations publiques. Se pose alors la question de savoir qui supporte le nouveau coût de production associé à ces normes. Dans des marchés du travail aux rapports de force inégaux, la charge échoie à la partie dont la capacité d’adaptation et le pouvoir de marché sont les plus faibles, en l’occurrence le travail. Le concept de transition juste est né de luttes syndicales qui sont parvenues à en faire un marqueur de la législation internationale du travail (Stevis & Felli, 2015). Cela est l’une des voies qui donne corps au processus d’écologisation de l’emploi (Peugny & Rieucau, 2021), encore sous-théorisé.

9Ces éléments ont motivé l’appel à articles ayant nourri ce dossier, pour interroger la centralité des enjeux liés au rapport salarial. Plus exactement, nous souhaitions rappeler que la Revue de la régulation est le lieu qui permet de recueillir les analyses visant à percevoir si un nouveau rapport social de travail émerge. Cette invitation vaut évidemment au-delà de ce dossier.

1.1. Quel renouvellement des formes d’exploitation du travail ?

10L’appel à contributions part du constat que les analyses structurelles ou théoriques du travail ont connu une forme d’éclipse. Certes, les fluctuations du chômage, de la création ou la sauvegarde de l’emploi, de la part de la rémunération du travail dans le partage de la valeur ajoutée ou encore la productivité du travail n’ont cessé de retenir l’attention. Objets de publications récurrentes qui marquent l’actualité, elles sont interprétées comme autant d’indicateurs de satisfaction ou d’alerte de mouvements conjoncturels d’une croissance endémiquement faible. Pourtant, leurs dimensions structurelles continuent d’être assez peu interrogées. Dans le même temps, d’autres questionnements ont pris récemment de la vigueur (Collectif, 2023), comme ceux relatifs à la dégradation des conditions de travail, à l’insuffisance des salaires et la croissance des inégalités, à la perte de sens du travail exprimée par de nombreux travailleurs, à l’effet modeste et vite interrompu du retour de l’inflation sur les salaires et à la relance de la boucle prix-profit. Mais on peut aussi penser aux écarts persistants de rémunération entre hommes et femmes, au déplacement de la négociation collective vers l’entreprise (Giraud & Signoretto, 2023) ou encore à la digitalisation de l’économie avec l’émergence du travail de plateforme et le développement de l’intelligence artificielle, l’ubérisation de nombreux services, le temps de travail et les disjonctions entre l’entreprise et le lieu d’exercice du travail, l’individualisation du travail et, encore plus récemment, l’écologisation de l’emploi, le regain de la conflictualité sociale et ses mutations (Jäger et al., 2024 ; Lescurieux, 2024). Autant de manifestations dont la fragmentation semble faire obstacle à une analyse en termes de rapport social de travail.

1.2. S’appuyer sur le socle analytique régulationniste…

11Comme le régime d’accumulation ou le rapport de production dont il décline des séquences historicisées et localisées, le RS ne s’observe pas. Il est reconstruit analytiquement à travers la manière typée dont des conditions de la rémunération du travail, celles de son organisation et les formes assurant la reproduction de la force de travail font régime avec l’accumulation du capital. Ce dossier assume donc de ré-ouvrir la recherche régulationniste sur la base des nombreux travaux documentant le déclin du RSF et, conjointement, sur la difficulté, à ce stade, d’actualiser la caractérisation et la dénomination même du rapport salarial. Son objectif principal est de pouvoir identifier plusieurs régularités en lien avec la crise de l’accumulation permettant d’interroger celle du travail.

12Les configurations nationales des rapports salariaux fordistes les plus complets ont été mis en évidence aux États-Unis (Aglietta, [1976] 1997) et en France (Boyer, 1978). La succession des régimes d’accumulation précédents a progressivement décentré la flexibilité des taux de salaire et de l’emploi au profit d’une institutionnalisation multiforme de l’emploi, dans ses composantes de rémunération, de condition de travail et de reproduction de la force de travail. Le salariat n’a jamais cessé d’être un rapport de subordination et d’exploitation. Toutefois, la conflictualité sociale a imposé que lui soit associée une dimension protectrice institutionnalisée, à travers le droit du travail incluant une solidarité redistributive.

13Depuis 40 ans, l’essoufflement des gains de productivité du travail couplé à un taux de chômage élevé, rehaussé par un halo de précarité, intensifient la flexibilité de l’emploi et provoquent des pressions comprimant la progression des salaires, alimentant une répartition fonctionnelle des revenus bien plus défavorable aux travailleurs que lors de la période fordiste. La globalisation confronte des niveaux de productivité et de salaires différents (Aglietta [1976] 1997). La réorganisation des chaines de valeur entretient partout la pression sur les salaires et les modalités de la mise au travail. Cette dynamique contribue-t-elle à relancer l’accumulation du capital ? Malgré la déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur du profit, on observe au niveau global des investissements productifs durablement faibles et l’amplification de la financiarisation. Cette pression constante sur la rémunération du travail semble plutôt le premier niveau désormais consolidé d’un mouvement auto-entretenu menant ensuite à la dégradation des conditions de travail et désormais œuvrant contre les formes institutionnalisées de la reproduction de la force de travail, dernier front du déclin de la norme d’emploi fordiste. La relance d’une régulation concurrentielle de l’emploi, même modernisée, ne permet donc ni la relance de l’accumulation ni la stabilisation de l’emploi. Elle conduit au contraire à la multiplication de signes de désengagement. Que ce soit pour le présent, comme en témoignent la persistance d’offres d’emploi non pourvues, le retrait du marché du travail, l’émergence de formes d’emploi non-salarié, complémentaires ou de substitution ; ou que ce soit pour le futur, comme le soulignent les tendances démographiques actuelles (Hellwagner 2024).

1.3. … pour théoriser le « retour du travail »

14C’est dans ce contexte que se produit le « retour du travail ». Penser un changement structurel demeure un défi théorique et méthodologique majeur. Dans sa triple filiation à l’École des Annales, à Marx et à Keynes, la Théorie de la régulation (TR) se pose en héritière des approches endogènes de la crise économique. L’accumulation du capital tire l’organisation et l’orientation des sociétés, y compris par la résolution des contradictions auxquelles elle ne cesse de donner lieu. Ce motif majeur de la dynamique économique a été analysé ex-post, fondé sur des régularités observables. Jusqu’ici, un régime d’accumulation renouvelé l’a été par une dynamique économique intégrant la prévisibilité offerte par des institutions stabilisant des compromis instituants. Dans ce mouvement, l’institutionnalisation dont a fait l’objet le RS au cours du temps a porté à la fois sur la production et le partage de la valeur, donc sur la variabilité de l’emprise de l’accumulation du capital sur la recomposition des économies au cours d’une crise structurelle puis dans leur stabilisation. La problématique actuelle concernant la compréhension du « retour du travail » n’est pas fondamentalement différente.

15Pour comprendre cette dynamique du changement, la méthode régulationniste associe deux directions analytiques. La première modélise la transformation d’un régime par sa propre dynamique interne sous l’effet de l’accumulation d’une série de changements marginaux. L’endométabolisme (Lordon, 1996) théorise ainsi l’adaptation permanente du régime à sa propre structure en même temps que sa trajectoire vers sa déstabilisation endogène. Il réalise méthodologiquement l’une des ambitions théoriques de la TR. Mais le passage d’un régime à un autre reste sous investi. Cet horizon théorique, qui est aussi la spécificité de la TR, constitue sa contrainte méthodologique majeure (Boyer & Michel, 2023). Jusqu’à présent, la solution a consisté à étudier les transformations de chacune des formes institutionnelles dans la crise de l’accumulation. L’endogénéité du changement structurel consiste en particulier à montrer que des traits minoritaires dans une forme institutionnelle antérieure, donnant sens et puissance aux traits majoritaires, gagnent en importance dans sa crise. Des éléments du RSF sont-ils susceptibles de porter la formation d’un nouveau rapport social de travail ? C’est dans cette perspective que se situe ce dossier.

2. Le travail fragmenté à l’épreuve théorique du changement structurel du rapport salarial

16En tant qu’activité anthropologique, le travail humain agit sur le milieu et change avec lui. Cette propriété est médiée par les outils qui en accroissent l’efficacité productive (Leroi-Gourhan, 1943). Deux narratifs économiques, largement irréconciliables, permettent de l’interpréter. D’un côté, l’économie standard décrit la production comme la mise en contact des deux facteurs que sont le capital et le travail à partir de leur prix, sans frottement social. La flexibilité des prix assure la trajectoire vers l’équilibre et les choix optimisateurs. Le chômage ne peut être que volontaire. D’un autre côté, sous l’impulsion de l’accumulation et en lien avec la conflictualité qui lie les forces sociales qui la réalisent, l’utilisation du travail est décrite comme un rapport social. Dans leur analyse rétrospective des régimes d’accumulation, les régulationnistes ont mis en avant le concept de RS pour rendre compte de l’évolution de long terme du rapport de production, c’est-à-dire la manière dont la mise en valeur du capital mobilise la main d’œuvre depuis la révolution industrielle, y compris le chômage involontaire.

2.1. Le rapport salarial, en homogénéisant la manière de faire croitre le profit, homogénéiserait le travail

17Depuis le début du xixe siècle, facteurs démographiques et comportements d’activité soulignent de nombreux changements structurels affectant la population active. La salarisation est l’un d’eux (Marchand & Thélot, 1997). Aujourd’hui, en France, le taux de salarisation de l’emploi est de près de 90 % (Insee, 2025). Il était d’environ 15 % deux siècles auparavant. Avec des variantes inévitables, l’évolution a été identique dans les autres pays industriels. Au niveau mondial, et avec toutes les précautions d’usage dans la manipulation de macro-data globales, l’OIT indique que le taux de salarisation de l’emploi est passé de 44 % au début des années 1990 à 52 % aujourd’hui.

18Si la TR décrit l’adaptation de l’accumulation du capital et de ses régimes comme un processus fondamentalement ouvert, il en va de même des rapports sociaux qui l’incarnent. Une modalité de RS désigne une modalité dominante d’utilisation du travail pour faire croître les profits, une crise systémique en désigne la rupture et le conflit pour un nouvel appariement. Dans ce cadre, les acquis rétrospectifs de la méthode régulationniste pour mettre en évidence les changements structurels dont font l’objet le rapport social de travail sont nombreux. Aglietta ([1976] 1997) a montré comment, après la Seconde Guerre mondiale, un régime d’accumulation intensive, fordiste, a été rendu possible en intégrant la couverture des besoins de la force de travail salariée au circuit du capital. Boyer (1978) a rendu compte de la succession des dominations temporaires de trois rapports sociaux de travail depuis le xixe siècle. Il montre comment la flexibilité du taux de salaire et de l’emploi, marquant une préférence pour le salariat dans la mobilisation de la main-d’œuvre, sont devenues les principales limites à l’accumulation et, corrélativement, comment l’institutionnalisation de l’emploi fordiste a permis de la relancer dans un contexte de contrôle des forces concurrentielles et de forte socialisation.

19La diversité des capitalismes témoigne, pour des régimes d’accumulation semblables, de formes d’organisation différenciées des architectures institutionnelles nationales tantôt tirées par le marché, tantôt tirées par l’intervention publique. Les rapports sociaux de travail différenciés attestent en particulier de l’intensité diverse des luttes dans la formation de compromis sociaux entre des groupes en coopération et en opposition permanente (Amable, 2003). La littérature récente souligne l’importance des pays émergents dans l’accumulation au niveau global comme le retour du capitalisme d’État, même au centre (Alami & Dixon, 2024).

20La globalisation a modifié la hiérarchie des formes institutionnelles des régimes d’accumulation intensifs : avec la financiarisation, les rapports sociaux de travail, liés aux espaces nationaux de codification et d’institutionnalisation, ont perdu leur première place au sommet des formes institutionnelles (Boyer 2002a). Depuis lors, la remise en cause du RSF a été abondamment documentée au Nord. La dynamique économique qui conduisait à sa généralisation a été rompue en Amérique latine dans la « décennie perdue », période ouverte par la crise de la dette en 1982 (Boyer, 2012 ; Neffa et al., 2025). Son déploiement a simultanément pu être observé en Chine comme un instrument de croissance conduisant à la même limite de suraccumulation du capital et à la crise du régime d’accumulation (Séhier, 2017). Où que ce soit et quelle que soit la période, le RS décrit une manière particulière d’utiliser les forces de travail diverses dans des activités économiques elles-mêmes diverses pour valoriser le capital. Le salariat n’est pas homogène. La multiplication des formes concrètes qu’il peut prendre s’ajoute aux formes sociales archivées d’utilisations de la force de travail ou aux autres statuts de travail pour produire de l’hétérogénéité. Cela explique que, même si l’accumulation du capital contribue à la formation d’un rapport social de travail, la dynamique interne des forces de travail ne s’y réduit pas.

21Dans l’ouvrage Théorie de la régulation, un nouvel état des savoirs, une première tentative conceptuelle d’organisation des transformations actuelles de la fragmentation du travail et de sa crise est avancée (Boyer et al., 2023, p. 9), faisant l’hypothèse d’une discontinuité conceptuelle entre un RSF en déclin et un rapport social d’activité en voie de généralisation.

22L’avantage du rapport salarial, la mise à jour des régularités caractéristiques de l’utilisation de l’emploi salarié dans un régime d’accumulation, en serait également son principal problème. En effet, tous les rapports salariaux décrits relèvent d’une approche trop macro, trop homogénéisante. Cela est encore plus vrai de la succession historique de régimes d’accumulation et des transformations des formes institutionnelles qui les architecturent (Bartoli & Boulet, 1990). À ce titre, le RS serait une forme d’isomorphisme institutionnel normatif. Sa limite tient donc à sa faible capacité à différencier les situations observées d’emploi. Plusieurs arguments se cumulent pour conceptualiser le rapport de production comme un rapport social d’activité.

2.2. Rapport social d’activité et diversité sectorielle de la production

23Le premier argument appelle à ne pas négliger la diversité sectorielle dont l’accumulation du capital a toujours fait usage, tout comme, à l’inverse, des activités qui se sont développées en dehors de son orbite. Retenons deux exemples. Dans une agriculture aujourd’hui diversifiée et spécialisée, le régime de travail associe le travail pivot de l’exploitant agricole contrôlant une accumulation soutenue, encouragée par le numérique (Martin, 2024) et l’endettement, au développement d’un salariat précarisé à statut multiple (Magnan & Laurent, 2025). Le bouclage de la production dépend de rémunérations et de conditions de travail dégradées dont l’aggravation conditionne pourtant les possibilités d’expansion sectorielles (Magnan & Laurent, 2023), elles-mêmes dépendantes de l’intégration croissante de l’agriculture dans les chaines de valeur de l’industrie agro-alimentaire. La sectorisation actuelle de l’enseignement supérieur et de la recherche offre un autre exemple du recours généralisé au précariat (Carpentier & Picard, 2023 ; Glaymann, 2025) pour altérer cette fois l’emploi à statut sur lequel a été bâtie la régulation publique de l’éducation et de la recherche, aujourd’hui obstacle à l’appropriation marchande des résultats de la recherche (Lamarche & Michel, 2023).

24Les premières recherches régulationnistes sur les taux de profit sectoriels, en éloignant la vérification des lois du profit de Marx, insistaient déjà sur la plasticité de l’accumulation dans le capitalisme (Andreff, 1976). Elle s’accompagne de celle des formes du travail salarié mobilisées dans la valorisation d’un capital déterminant dans l’organisation sectorielle des activités (Du Tertre, 2002). La forte institutionnalisation du RSF ne s’est jamais traduite par une utilisation homogène du travail salarié pourtant faiblement différencié du point de vue de la qualification. À titre d’exemple, les négociations salariales de branches n’ont jamais débouché sur la généralisation du SMIC. La conditionnalité du recours au travail salarié s’accompagne d’une réversibilité dans ses formes mêmes. Ainsi, au mouvement de désalarisation progressive du travail agricole concurrentiel en faveur de l’emploi industriel au xixe siècle(Marchand & Thélot, 1997) a succédé celui, plus actuel, d’une resalarisation précaire, de nature concurrentielle.

2.3. Rapport social d’activité et diversité des formes de l’emploi

25Le second argument cherche à rendre compte de la multiplication de formes d’emploi que la crise du fordisme a déjà imprimé dans le paysage social. La distinction est fondée sur la distance à cette norme d’emploi et donc à ses institutions dysfonctionnelles, à travers la discontinuité des parcours professionnels, la pluriactivité, la précarité et le chômage. Dès lors, il convient de distinguer, à côté de l’emploi salarié dont la rémunération s’étend jusqu’au salaire indirect, d’autres formes d’occupations professionnelles, qualifiées d’activités, se limitant à une rémunération directe, avec des droits sociaux altérés, voire absents, ou qui ne sont pas nécessairement salariales (Laurent & Mouriaux, 2008). Les tenants du rapport social d’activité insistent également sur la conjonction de la désectorisation de la norme d’emploi fordiste et de la territorialisation de l’activité dans un balancement entre, d’un côté, un ancrage accru de la population relevant du halo du chômage et de la solidarité nationale et, de l’autre, le territoire comme un lieu de ressources incubant dans la proximité des recompositions sectorielles ou des organisations particulières de production et d’emploi.

26Plus récemment, la densification des formes alternatives d’emploi, leur inscription dans la durée, font surgir des transversalités que le RS ne permet pas de caractériser. Ainsi, les analyses de genre insistent sur la question du régime politique associée à celle des formes d’emploi (Brunet & Jeffers, 2023) en mettant l’accent sur la question du contrôle du travail reproductif (Guérin et al., 2022). Dans le cas des entreprises de l’ESS, le modèle des coopératives de production cherche à mettre en œuvre son principe fondateur de justice dans la production, depuis la prise de décision jusqu’à la répartition des bénéfices (Lamarche & Richez-Battesti, 2023).

27La diversification des formes d’emploi suffit-elle à invalider le concept de RS ? C’est bien le cas lorsqu’elle décrit l’inadaptation croissante du cadre d’emploi fordiste. Les recherches en matière de rapport social d’activité procurent une typologie efficace de la pluralité des formes d’emploi sur un gradient combinant des formes standard de l’emploi salarié, de leur diversification, de leur mixage avec des emplois non salariés jusqu’à leur autonomisation complète. Ces recherches montrent également que les échelles de la discussion sur la crise de l’emploi et sa recomposition importent, aucun secteur ne pouvant se prévaloir d’une échelle unique. L’infra-national peut être un lieu de cohérence productive et sociale. L’échelle nationale peut occulter la mobilisation d’acteurs dans des cohérences méso-sectorielles émergentes (Lamarche & Bastien, 2025). Le supranational amène lui aussi sa conditionnalité. L’éloignement, caractérisant de manière croissante la mobilisation du travail par les capitaux avancés pour la production, donne lieu à un renouvellement des modalités de l’exploitation par celles des coordinations asymétriques de la mise en valeur (Lojkine, 2025).

28Le propos appelle toutefois plus de nuance. L’implication des acteurs peut être grande et les activités émergentes concernées demeurer infra-marginales relativement à la capacité organisatrice de l’accumulation qui adapte en permanence les formes de l’emploi qui la réalise. Le déclin de la norme du RSF réintroduit la flexibilité de l’emploi et du taux de salaire en généralisant la baisse du coût du travail. Soumise aux arbitrages des salariés-sociétaires d’une SCOP, pourtant équipés de compétences politiques, la régulation du volume de l’activité va afficher une préférence pour l’emploi et consentir à une baisse des salaires pour y parvenir (Magne, 2019). Une réponse courante à la difficulté des organisations proches de la norme d’emploi fordiste est ici dupliquée. Si ce sont bien des changements marginaux agrégés portant ici sur les formes d’emploi qui ont un sens dans l’analyse du changement endométabolique, rien n’indique qu’ils concourent à identifier une cohérence nouvelle, permettant d’anticiper un nouveau rapport social de travail. En France, depuis quarante ans, les relances conjoncturelles de l’emploi n’ont jamais été celle des salaires ; la diversité des formes d’emploi peut s’apprécier à partir de la recherche de flexibilité de l’emploi et des salaires. Une exception notable fut celle de la brève reprise post-covid où le pic d’activité a pu favoriser les revendications salariales et la stabilisation des conditions de travail. Enfin, la diversité des formes d’emploi ajoute à la pression du taux de chômage celle de la fragilisation de la forme la plus consolidée de l’emploi salarié, le CDI, qui se déforme de l’intérieur par la multiplication des exemptions sur le droit du travail, comme le paiement des heures supplémentaires, la durée du travail et les exonérations de cotisations sociales. La diversité des formes d’emploi, y compris à la frontière du salariat, est orientée par le coût du travail.

2.4. Le rapport social d’activité au Sud

29Pour caractériser le rapport de production comme un rapport social d’activité, le troisième argument porte sur le caractère fondamentalement inapproprié du concept de RS pour les pays du Sud : l’accumulation du capital n’y est qu’une forme parmi d’autres de la dynamique économique (El Aoufi, 2009). Dans le même temps, le constat d’un emploi informel dominant, même raffiné techniquement, renseigne peu sur les mutations de la production. L’agriculture africaine peut illustrer cet enjeu particulier. Elle y représente plus de la moitié des emplois mais seulement un quart du PIB. En dépit de cette faible productivité, elle est appelée à fournir un revenu significatif au grand nombre de jeunes actifs actuels et à venir du fait de la transition démographique, d’une ampleur historique inédite. Pour mettre en évidence les conditions d’un changement structurel inévitable (Boyer, 2016), la TR peut être sollicitée à condition d’adapter sa méthode sans déterminisme. La diversité des rapports sociaux institués (mobilité urbain/rural, familial/indépendant/salarié, agricole/non agricole) désigne différentes formes de mobilisation du travail rural. Ces dernières sont sensibles à l’activité et non orientées par la seule accumulation, sans que cela ne fasse pour autant obstacle à la définition des institutions organisant la production, telles que l’accès à la terre, au capital productif, aux connaissances et la reproduction de la force de travail en matière de régime. Le rapport social d’activité le conceptualise. Mises à l’épreuve du temps long à travers une analyse générationnelle, les institutions ainsi redéfinies du rapport social d’activité montrent une capacité d’adaptation aux tensions propres à la réalisation du régime, en particulier par le développement de la pluriactivité, par la mobilité pré-installation pour les plus jeunes. En revanche, cette aptitude, en diversifiant les possibilités d’accès à la terre, notamment par l’achat et non plus la seule transmission, est source de blocages croissants concernant la reproduction globale du régime. La prise en charge des anciens est contournée par la rupture de la transmission. La marchandisation de l’accès à la terre et la nécessité symétrique d’une prise en charge socialisée des anciens poussent vers la crise structurelle le régime de l’agriculture familiale (Girard et al., 2022).

30Le premier article présenté dans le dossier (Maradan et al., 2025) s’intéresse également à un contexte d’activités et d’emploi où le RS ne permet pas de rendre compte de la mobilisation de la main-d’œuvre. Le concept de rapport occupationnel développé par K. Maradan et ses co-auteurs rend compte de la manière dont les mobilités territoriales sont mises à profit par les individus pour construire des spécialisations qui ouvrent des opportunités individuelles d’emploi par le développement des territoires. Dans la multiplication de choix qui structurent les stratégies d’emploi, les individus s’orientent par une préférence pour l’auto-emploi et l’entrepreneuriat. La multiplication des chaines de mobilité à l’échelle d’un territoire permet de générer de nouveaux emplois, de nouvelles entreprises interconnectées à l’échelle du territoire.

31Si l’on se réfère au schéma théorique régulationniste du changement, les recherches en matière de rapport social d’activité aident à préciser les modalités méso et micro de la marche spécifique de la dégradation d’une forme institutionnelle en crise, y compris au Sud. Pour l’instant, ces recherches n’indiquent cependant pas comment pourrait se réaliser le retournement vers une nouvelle forme stable d’utilisation du travail, assurant de meilleures conditions de vie et de travail, dans une accumulation qui tiendrait compte des transformations de ce dernier.

3. L’effacement du rapport salarial fordiste par la remise en cause asynchrone de ses piliers constitutifs

32Le rapport social de travail est appréhendé tout à la fois par les régularités caractérisant la rémunération de la force de travail, les conditions dans lesquelles le travail est mobilisé et la manière dont est assurée la reproduction de la force de travail. À travers différents rapports salariaux, la TR a montré la variabilité de ces appariements, c’est-à-dire l’adaptation du travail-marchandise à la dynamique heurtée de l’accumulation. Que peut-on apprendre du processus du déclin séquencé du RSF ?

3.1. Le rapport salarial fordiste remis en cause par l’évolution des dynamiques salariales et des conditions de travail

33Le RSF se caractérise notamment par les conditions d’évolution de la rémunération du travail. Avec lui, la croissance du capital par tête a été régularisée par l’équivalence de la croissance de la productivité du travail et du taux de salaire réel. À partir des années 1950, l’institutionnalisation d’une gouvernance collective des salaires et de l’emploi a permis de préserver le salaire réel des effets de l’inflation. Dans une grande variété de modalités nationales (Moden, 1983), l’indexation des salaires nominaux sur les prix assurait la réalisation d’un niveau de demande globale nécessaire au bouclage du régime d’accumulation. En se basant initialement sur l’inflation passée, les mécanismes d’indexation des salaires sur les prix contribuaient à garantir le maintien du salaire réel. L’effet de fluctuations conjoncturelles de l’emploi dans la détermination des salaires étaient ainsi considérablement lissées. Dans un contexte de fort pouvoir de négociation des travailleurs, les salaires réels pouvaient même progresser, comme par exemple en France à la fin des années 1960 (Charles et al., 2024). Au cours des années 1970, avec la croissance durable du taux de chômage et l’affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs, les mécanismes d’indexation en vigueur sont cependant remis en cause. Les politiques macroéconomiques évoluent, visant désormais la désinflation. À cette fin, elles mobilisent notamment la flexibilisation du marché du travail pour briser la boucle prix-salaire. La généralisation de mécanismes d’indemnisation du chômage a tout de même contribué à maintenir la demande globale mais le compromis fordiste est bel et bien rompu dans les années 1980. Le chômage de masse, la perte d’influence des syndicats ou l’ouverture économique vers des économies à bas salaires sont des facteurs qui permettent alors de modifier durablement l’allocation des gains de productivité. En moins d’une décennie, le transfert de valeur ajoutée des revenus du travail vers ceux du capital a été estimé entre 6 et 7 % des salaires réels (Ralle & Toujas-Bernate, 1990). Les spécificités du RSF français s’effacent. Indéniablement depuis l’Acte unique, l’Europe entre dans une ère de modération salariale : au net freinage de la croissance du salaire réel a succédé une progression ralentie qui reste, jusqu’à l’heure actuelle, très inférieure aux gains de productivité (OECD, 2024). Les reprises conjoncturelles ultérieures de l’emploi ont été sans effet sur les salaires.

34Au-delà des conditions de rémunération, le RSF se caractérise aussi par l’évolution des conditions de travail elles-mêmes. La pénibilité du travail est évidemment un terrain particulièrement propice à l’expression de la conflictualité sociale. Elle suscite l’institutionnalisation de règles et normes portant sur les conditions de travail. En France, cette formalisation apparaît en 1898, avec la première loi sociale assurantielle sur les accidents du travail. Plus tard, et c’est indissociable de la mise en place du RSF, l’institutionnalisation de l’arbitrage entre le coût économique de l’organisation du travail et le coût social des dommages subis par les salariés en matière de santé et de sécurité du travail est considérablement approfondie, encadrée par des instances représentatives dédiées, les CHSCT (Piotet, 1988). Si le travail peut objectivement apparaître moins dur aujourd’hui, son exercice s’effectue dans un climat d’incertitude individuelle lié à la crise de l’emploi favorisant l’abaissement des coûts liés à son organisation (Lautier, 2025). En lien avec la croissance de la diversification et la qualité du travail, cet exercice s’est également beaucoup individualisé. Un management vertical défavorise la coordination et isole au contraire le travailleur de son collectif de travail (Linhart, 2021) et donne prise à la gouvernance par les nombres (Supiot, 2015). L’assignation des individus à la réalisation de performances à la définition desquelles ils ne sont pas associés, coupées de leurs conditions de travail, privilégie l’efficacité à toute idée de justice et constitue un contexte propice à la réécriture régressive du droit du travail (Supiot, 2022). Dans cette situation dégradée, aiguisée par le ralentissement des gains de productivité, des formes de démocratie interne à l’entreprise, assurant le dialogue et l’implication des salariés dans la prise de décision au sein des entreprises, peuvent parfois être mises à l’étude (Erhel & Palier, 2025). Plus largement, ces pistes confirment la nécessité d’envisager l’entreprise comme un lieu politique (Chanteau & Postel, 2023).

35Jusqu’au milieu des années 1990, le démantèlement de caractéristiques clés du RSF sur les versants des salaires, de l’emploi et des conditions de travail a été relativement neutre concernant les formes socialisées de la reproduction de la force de travail. Dans le recul global de la part de la valeur ajoutée revenant au travail amorcé dans les années 1980, Piton et Vatan (2018) montrent que la part des revenus du travail socialisés dans l’ensemble de la rémunération du travail s’est maintenue en Europe et qu’elle s’est même accrue aux EU. Cette observation abrite néanmoins des recompositions qui questionnent le rapport social de travail.

3.2. La socialisation de la reproduction de la force de travail, dernière étape dans le déclin de la norme d’emploi fordiste ?

36La force de travail est la capacité à travailler, propre à tout individu. La reproduction de la force de travail désigne le maintien dans le temps ou le renouvellement de cette capacité de génération en génération. Ces propriétés sont anhistoriques. En revanche, les formes sociales dans lesquelles elles s’accomplissent ne le sont pas. Dans le capitalisme, cette capacité à travailler est généralisée sous la forme du travail-marchandise. Ce n’est pas le cas de la reproduction de la force de travail qui va entrer progressivement, de manière incomplète et contradictoire dans la dynamique historique des régimes d’accumulation.

3.2.1. La reproduction socialisée de la force de travail dans la norme d’emploi fordiste

37Dans le développement du salariat, la socialisation d’une partie de la reproduction de la force de travail apparaît précocement comme une réponse partielle au rejet de l’exploitation du travail-marchandise. En France, l’adoption d’un régime de retraite de la marine marchande dès 1673 vise à lever les réticences à l’embarquement des marins pour assurer la valorisation du capital le plus prometteur du commerce triangulaire (Rediker, 2010). À partir du xixe siècle, la prise en charge de la vieillesse se développe à partir de secteurs stratégiques de l’accumulation, tels que les charbonnages, et d’autres activités de reproduction de la force de travail entrent dans un processus de socialisation, comme l’éducation et la santé. Delorme & André (1983) insistent sur le rôle de l’État et montrent que ces financements socialisés sont le produit de compromis institutionnalisés qui stabilisent la conflictualité sociale à travers le développement des systèmes éducatifs et de protection sociale. Lindert (2004) confirme, au niveau international et toujours dans une perspective de long terme, que les progrès de la participation politique réduisent l’intensité des conflits autour de la répartition du revenu.

38Si le caractère redistributif sous-tend la socialisation de certaines activités liées à la reproduction de la force de travail, ce sont les rythmes de l’accumulation qui permettent d’en identifier l’essor, repérable dans la dynamique de long terme de différents pays européens (Salais et al., 1986 ; Diebolt, 1995 ; Reimat, 1997 ; Carry, 1999 ; Domin, 1998 ; Carpentier, 2001). Jusqu’en 1945, ces activités se développent en phase de dépression économique. Leur socialisation, issue d’un premier modèle de financement essentiellement public, assure la production de la qualité de la force de travail nécessaire au renouvellement de l’accumulation (Michel & Vallade, 2010). À côté de déterminants plus classiques comme le progrès technique, elle conditionne la redéfinition d’un régime d’accumulation vertueux, au sein duquel les dépenses affectées ne reculent pas mais se déploient au contraire dans des institutions spécifiques de production, telles que l’école publique, les hôpitaux, les régimes de retraite (Michel & Vallade, 2007).

39La socialisation de la reproduction de la force de travail précède donc le RSF. S’il ne l’a pas créée, il l’a toutefois considérablement développée. Pour cela, il l’inscrit dans le circuit de reproduction du capital (Aglietta, [1976] 1997). La permanence des modalités de financement souligne la puissance politique des compromis institutionnels qui les ont instaurées. Ces mécanismes de socialisation favorisent aussi l’auto-développement de l’éducation (ou de la santé) sur le cycle de vie dont l’indépendance aux conjonctures de la dépense est historiquement croissante (Michel, 2002). Finalement, le RSF a bénéficié de la synchronisation passée de leurs fluctuations : si la dynamique de l’accumulation a pu précédemment dépendre de l’amélioration de telle ou telle activité socialisée, elle dépend désormais de l’ensemble. La synchronisation des dépenses permet de mettre à jour une tendance à l’autonomisation de la production de la qualité de la force de travail dans les conjonctures longues des régimes d’accumulation.

40À partir des années 1940, un autre modèle de financement de la socialisation se généralise, via la cotisation sociale, directement lié au rapport capital travail (Michel & Vallade, 2010). La généralisation de la cotisation sociale s’appuie sur un prélèvement direct sur le capital, compatible avec le caractère redistributif des activités de reproduction socialisée (Amoureux et al., 2018). Le volume des montants ainsi généré est très supérieur à celui du modèle basé sur la dépense publique. L’efficacité de la production en a fait une composante structurelle de l’accumulation, créant une relation de dépendance entre cette reproduction socialisée et la valorisation du capital. Lindert (2024) a montré que le consentement à ces financements est lié à l’obtention de gains de productivité qui ont un coût nul pour les parties prenantes. Ce faisant, la reproduction de la force de travail se réalise par deux modalités qui ne sont plus réglées l’une par l’autre : les salaires directs issus de la production expliquent la consommation privée, tandis que ces activités socialisées développées sous forme de consommations collectives, relèvent d’une autre partie de la rémunération du travail. Cette composante s’inscrit alors dans le temps long de la démographie, des appareils de production et des financements dédiés (Saillard, 2002).

41Jusqu’aux années 1990, les modèles de financement de la reproduction socialisée de la force de travail n’étaient pas substituables. Ainsi, contrairement aux autres composantes du RSF, ce financement, dont le capital est le principal contributeur, n’a pas fait l’objet de remise en cause fondamentale. L’usage redistributif des financements dédiés à l’éducation et la protection sociale, et donc leur participation indiscutable au contrôle des inégalités, dans un contexte de crise sociale, renforce la portée des compromis institutionnalisés fondateurs (Amable & Palombarini, 2018). Ils expliquent les consentements à leur maintien et à leur généralisation dans le temps, à coût croissant, comme leur architecture de financement publique et sociale. Leur puissance explique le processus d’auto-organisation de ces activités, c’est-à-dire la croissance auto-entretenue de l’éducation (et de la santé) à l’échelle des générations mais aussi, désormais, à travers les temps sociaux à l’échelle du cycle de vie (Vallade, 2002).

3.2.2. La dérégulation : un écosystème animé par la normalisation publique

42Dans un régime de croissance où la financiarisation constitue une réponse aux difficultés de l’accumulation (Boyer, 2009), où la croissance du salaire réel est réduite et où les gains de productivité ralentissent encore, les coûts de la reproduction socialisée de la force de travail repesant sur le capital sont toutefois perçus comme un obstacle au profit et à l’accumulation.

43En intégrant massivement le rapport capital / travail, la socialisation de la reproduction de la force de travail est devenue un élément de la rémunération présente ou future du travail mais aussi une condition de réalisation du profit. Économiquement, l’appréciation de sa charge devrait être évaluée par la contribution de la qualité du travail produite par le financement des services collectifs à la productivité individuelle et collective, d’une part, et par les bénéfices collectifs issus de son utilisation mutualisée et solidaire en dehors même de la relation d’emploi, d’autre part. Or, cette charge est jugée trop élevée du seul point de vue du « coût du travail » sur le marché. Elle renchérit le salaire et constituerait un obstacle à l’emploi pendant qu’elle nuirait à la compétitivité prix des entreprises sur des marchés globalisés.

44La puissance politique des compromis fondateurs de l’éducation ou de la protection sociale fait obstacle à des suppressions directes ou brutales. Le transfert du coût de la reproduction socialisée de la force de travail assuré par le capital vers la dépense publique rend possible la dernière étape de la dérégulation du RSF. Sa forme varie selon les pays, en lien avec la grammaire des compromis nationaux et des termes de leur conflictualité sociale. Mais les politiques publiques de l’emploi ont pour point commun leur vocation d’en abaisser le coût pour le capital, en assumant le déséquilibre des comptes publics que cela occasionne.

  • 1 À titre de comparaison, le déficit de la sécurité sociale en 2024 est de 15,4 milliards d’euros. Le (...)

45En Allemagne, les réformes Hartz (2003-2005) formalisent des processus initiés dans la décennie précédente. Elles recherchent la flexibilité maximale des salaires par des réformes radicales de l’assurance chômage (Chagny, 2005). L’intervention publique a d’abord introduit une baisse des cotisations sociales sur les bas salaires expliquant une explosion des mini-jobs. Elle a ensuite généralisé une définition plus restrictive et conditionnelle d’accès aux prestations sociales en laissant aux travailleurs l’arbitrage entre emplois abondants faiblement rémunérés et indemnisations plus défavorables du chômage. Le résultat est une diffusion rapide des bas salaires et de la pauvreté. Sur le plan macroéconomique aussi la déstabilisation est notable. Ces mesures plus radicales et franches que celles mises en œuvre dans d’autres pays européens pour démanteler les compromis existants favorisent l’apparition de déséquilibres courants internes à l’Union européenne. Ainsi dopée, la compétitivité-prix allemande provoque la croissance des excédents commerciaux pendant que les déficits se creusent dans le sud de l’Europe. Ces déséquilibres rendront possible la crise de la zone euro en 2010 (Duwicquet & Mazier, 2016). En France, à partir de 1993, le financement des services et droits sociaux, d’abord maintenus, va de manière croissante être transféré des employeurs vers de la dépense publique. Cela se fait via un mécanisme d’exonération des cotisations sociales employeurs, d’abord sur les bas salaires puis à des niveaux de plus en plus élevés de rémunération, réduisant in fine comme peau de chagrin la base de collecte des cotisations : en 2023, seuls 2 % des salariés ne sont concernés par aucune exonération (Bozio & Wasmer, 2024). Si au cours de sa première décennie ce dispositif a pu inciter à la création d’emplois, ces auteurs concluent à l’apparition d’effets d’aubaine sur l’emploi plus qualifié et à sa contribution à l’écrasement de la hiérarchie des salaires. Pour la France, une évaluation comptable consensuelle évalue le transfert à 77 milliards d’euros1, soit 2.6 % du PIB en 2023 (Rietmann & Gay, 2025). Parallèlement, la fiscalisation des recettes sociales a transféré la charge d’une partie croissante du financement des assurances sociales sur les revenus du travail via des assiettes réduites pour les revenus du capital. Ce phénomène est européen (Dherbécourt et al., 2023). Sur un plan macroéconomique, cette logique est absolument vaine si elle est généralisée. La recherche de gains de compétitivité-prix via la réduction des cotisations et des salaires ne peut produire des effets internes positifs qu’à la condition expresse que les partenaires commerciaux n’adoptent pas le même type de politique. Or, ces logiques, comme on l’a rappelé, sont largement européennes.

46Dans ce dossier, l’article de Bénicourt et Issehnane (2025) se focalise justement sur l’évolution du régime français de l’assurance chômage. Après avoir rappelé le rôle stabilisateur de celui-ci sur la base du salaire indirect que représente l’indemnisation du chômage, les autrices montrent que ce n’est pas selon cette modalité qu’il a accompagné la crise de l’emploi. Alors que le risque chômage a fortement augmenté depuis les années 1970, sa part dans la protection sociale a diminué. La fiscalisation des recettes du régime a permis de le déréguler en cadrant de manière toujours plus restrictive l’indemnisation. Elle a également permis de faire basculer l’indemnisation vers l’activation des politiques de l’emploi et une baisse des droits. Instrument de la flexibilité de l’emploi, les réformes de l’assurance chômage ont rendu plus difficilement atteignable l’accès à l’indemnisation dans un contexte de croissance de la discontinuité de l’emploi. Les travailleurs du spectacle n’ont pas échappé à la rationalisation générale de l’assurance chômage. Néanmoins, travailleurs discontinus par nature, ils ont su faire prévaloir la spécificité de leur activité à travers des organisations et luttes professionnelle, rendant au régime sa mission initiale de garantie de revenu.

47Au-delà des préoccupations sur la soutenabilité financière de telle ou telle dépense sociale, la relative stabilité de la part des financements liés à la socialisation de la reproduction de la force de travail dans celle des revenus nationaux revenant au travail dans la répartition de la valeur ajoutée a pu occulter le désengagement croissant du capital observé depuis les années 1990.

48La substitution de ses contributions multiples par des financements publics allège le coût du capital mais constitue également un levier pour contraindre la production de services collectifs assurant la production de la qualité du travail. Ainsi, en l’absence de marché, la normalisation publique (Aglietta & Brender, 1984) a encadré historiquement leur progression. Leur autonomisation a pris la forme d’une croissance auto-entretenue, indissociable de leur contribution à l’égalité sociale par leur effet redistributif. Aujourd’hui, leur croissance se heurte au rationnement des financements publics. La soutenabilité budgétaire en est la première justification, même si la dynamique des transferts du capital vers des financements publics justifie une mise en perspective critique. Ensuite, l’hypothèse de gains de productivité latents propres à ces activités socialisées a justifié des économies de travail, principal facteur de production de ces services. Mais la maîtrise sectorielle des dépenses publiques et sociales portée par l’État se traduit par la baisse de la qualité des services liés à ces dépenses. À ce titre, la crise sanitaire fut un puissant révélateur du coût social de la lutte contre ces « coûts » (Boyer, 2020).

49Par ailleurs, le rationnement refonde et amplifie les inégalités liées à la dégradation de la rémunération marchande de la force de travail. Il est un moyen de contrôler le développement de ces services collectifs par la sélectivité. Là où la lutte pour l’égalité avait fondé leur caractère redistributif, ils redeviennent des facteurs d’inégalités. La généralisation d’un niveau d’éducation dans la population constitua longtemps le support de la dévalorisation homogène du rendement marginal d’éducation en matière de rémunération et donc de l’accès à moindre coût aux gains de productivité liés à la croissance de l’éducation (Michel, 1999). Désormais, avec la généralisation de l’enseignement supérieur, l’origine publique ou privée du diplôme refonde les différences de rémunération (Bleemer & Quincy, 2025). Enfin, le rationnement offre la possibilité de créer, à travers la marchandisation de ces activités (Fraser, 2014), un nouveau support pour l’accumulation du capital. Non pas que, subitement, l’indétermination de la profitabilité d’une activité de production d’éducation ou de santé, qui en a favorisé la forme publique, serait levée. En revanche, la production de la qualité des forces individuelles de travail pour l’emploi étant devenue déterminante, elle supporte un consentement à payer de la part des individus pour se différencier. Des capitaux sont donc en mesure d’en retirer une rente tout en pouvant exercer un contrôle sur les contenus jusqu’ici émancipateurs d’activités pro-égalité s’étant développées, à ce stade, loin de l’accumulation.

50Après avoir contribué à la restauration de régimes d’accumulation successifs, les activités socialisées de reproduction de la force de travail ont intégré, dans le RSF, le circuit du capital (Aglietta, [1976] 1997). Leur croissance a participé au gain de performance de l’accumulation dans le sens où le capital, en supportant une partie croissante de leur coût, a dû les intégrer dans sa propre mise en valeur. Toutefois, leur accélération dans le RSF a conduit à se demander si elles obéissent à un mode d’organisation spécifique, marqué par leur auto-développement. Leur autonomisation croissante de la conjoncture du capital et la puissance persistante et renouvelée des compromis institutionnalisés qui les ont fondées vont dans ce sens.

3.3. Production de la qualité de la force de travail par des activités socialisées : la mise en limite du régime de productivité du travail-marchandise ?

51Le ralentissement des gains de productivité fut l’une des causes de la rupture du compromis fordiste. Ces gains ont pu reprendre ponctuellement et favoriser la croissance économique, sans que les explications de court terme des fluctuations n’emportent complètement l’adhésion (Askénazy & Erhel, 2017). En tout état de cause, leur tendance de long terme reste caractérisée par une croissance ralentie, renvoyant davantage à un problème structurel (Artus, 2023). Aux causes inhérentes à la rupture du compromis fordiste, d’autres sont venues s’ajouter, renouvelant les termes de l’atonie de la productivité du travail.

52D’un côté, l’insuffisance de l’investissement traverse le temps : liée dans les années 1970 à une suraccumulation structurelle, elle est depuis favorisée par une faiblesse de la demande effective provoquée par les politiques macroéconomiques de lutte contre l’inflation. Désormais, l’incertitude qui pèse sur la rentabilité réduit les possibilités d’allocation du capital. La politique de l’offre inconditionnée dans ses multiples versants est également en cause. L’abondance monétaire favorise le maintien de structures productives faiblement efficaces tandis que le soutien budgétaire à l’innovation diminue le coût du capital sans sélectivité et sans résultats probants. De l’autre côté, la flexibilité de l’emploi, après avoir interrompue la croissance des salaires réels, continue à se développer. Que ce soit par la dérégulation des formes d’emploi ou par des dispositifs publics de prise en charge de la baisse du coût du travail, les gains de productivité ainsi acquis, de plus en plus restreints, ne soutiennent que marginalement les salaires réels. Les moteurs classiques d’incitation à la croissance de la productivité du travail sont structurellement affaiblis (Aussilloux et al., 2020).

53Dans le même temps, la force de travail n’est plus celle qui prévalait dans le contexte de la rupture du compromis fordiste. Dans les pays de l’OCDE, le niveau d’éducation de la population active s’est considérablement élevé. En 2023, la proportion des 25-34 ans diplômés de l’enseignement supérieur dans la population active est supérieure à 50 % dans la plupart d’entre eux. Ce qui les distingue est le caractère tardif de l’augmentation du stock d’éducation supérieure dans la population active de 25 à 64 ans (MESR, 2025). De la même manière, les indicateurs de qualité de vie capturent, en dépit de leurs limites, une amélioration de la qualité de la population en matière de santé et de bien-être (Reig-Mullor et al., 2024).

54Désormais, des résultats convergents mettent en évidence l’existence de gains de productivité fondés sur l’utilisation de travail qualifié (Kormaz & Kormaz, 2017 ; Aussilloux et al., 2020 ; OCDE, 2024). D’autres mettent en avant l’hyper concentration des gains de productivité sur quelques entreprises qui font un usage innovant du numérique. Leurs performances sont liées à leur adaptation rapide, elle-même dépendante de leur aptitude à capter une main d’œuvre qualifiée et très mobile (Bush, 2025). D’autres, enfin, anticipent des gains de productivité possibles sur la base d’un accroissement considérable des dépenses pour la qualité du travail (Guadalupe et al., 2022). À l’inverse, dans le cas de la France, la mise au travail sans qualification comme le prévoit les dispositifs d’apprentissage expliquent 20 % des gains de productivité perdus en 2023 relativement à la tendance 2011-2019 ; la proportion monte à 32,7 % si on ajoute le travail indépendant, dont l’auto-entreprenariat (Askénazy, 2024).

55L’utilisation du travail très qualifié, repéré notamment par des formations longues au sein des structures d’enseignement supérieur, amplifient et nuancent le phénomène. Les emplois occupés par ce type de travail, développés pour des innovations implantées sur la frontière technologique, sont les seuls susceptibles d’être maintenus en dépit d’une conjoncture défavorable et contre la flexibilité salariale généralisé (Askénazy & Erhel, 2017). Ce type d’emplois devient acyclique, tout comme les dépenses socialisées permettant d’en produire la qualité (Michel, 2018). Leur autonomisation de la conjoncture du capital se vérifie aussi bien dans leur auto-développement au moment de leur production que dans leur utilisation dans l’emploi.

56Est-ce que cela va dans le sens d’une relance actualisée d’une forte croissance des dépenses socialisées assurant la reproduction de la force de travail en phase de dépression économique comme ce fut le cas jusqu’en 1945 ? Vraisemblablement, mais en partie seulement. En effet, on peut également se demander si cette tendance ne signale pas l’altération du régime historique de croissance de la productivité du travail qui semble désormais dépendre d’une forte accumulation de travail issu des activités socialisées de production de la qualité du travail. Dans ce cas, ces consommations collectives détermineraient de manière croissante l’efficacité du travail non pas en économisant du travail mais en élevant sa qualité par des coûts croissants. Dès lors, les promesses de rentabilité du capital, dans un premier temps en présence de progrès technique, semblent subordonnées à un accroissement massif de la qualité du travail. Cette efficacité alternative émergente du travail circule déjà par le marché du travail, puissant instrument normatif.

57Pourtant, le moyen même d’y parvenir en questionne l’opportunité. À ce jour, aucun mode de réglage de la production de la qualité du travail par les activités de reproduction socialisées de la force de travail dans le régime d’accumulation n’a émergé. Leur marchandisation anticipée (Aglietta, [1976] 1997) comme moyen d’en contrôler la croissance au bénéfice de l’accumulation n’est pas advenue (Boyer & Mistral, 1983). En revanche, leur marchandisation pour en organiser le rationnement conduit à ouvrir davantage l’échelle des rémunérations salariales, à des inégalités, à des gaspillages de potentiel par le chômage ou le sous-emploi.

58Ce point est étudié par le dernier article du dossier. À travers une étude méso de la santé, Gallois (2025) montre que le périmètre du système de santé issu de la définition institutionnelle de la protection sociale fordiste est très insuffisant pour appréhender la dépendance du rapport capital travail à cette activité. Elle montre que les progrès du système de santé institutionnel ont profondément renouvelé l’arrimage du soin à l’aide et donc celui du système de santé à la sphère domestique. Si le système de santé a pu apparaître dans un contexte de croissance des ressources qui lui étaient dédiées comme une socialisation du soin, les progrès réalisés dans la production du soin se sont heurtés à un ralentissement des ressources qui a renouvelé la relation entre le système de santé et la sphère domestique. Celle-ci a développé un travail d’aide, le plus souvent familial et gratuit, mais dont le contenu est désormais normé par le soin. Sa nature change. Ainsi, le travail de santé est invisibilisé lorsqu’il est déployé dans la sphère domestique mais participe pourtant de la régulation générale permettant de chercher à améliorer la reproduction de la force de travail. Son caractère gratuit fait obstacle à son nécessaire développement et, ce faisant, à l’efficacité du système de santé.

4. Éléments conclusifs

59Le déclin du modèle fordiste ainsi que l’émergence de nouvelles formes d’emploi et de conflictualité appellent à analyser la diversité des situations de travail, à intégrer les enjeux écologiques mais aussi à repenser la protection sociale. Les termes d’une nouvelle phase d’institutionnalisation du travail et de la relation d’emploi commencent ainsi à être posés.

60Cette nouvelle phase sera assurément influencée par les futures évolutions de la productivité du travail, elles-mêmes en lien direct avec l’épuisement des ressources, le dérèglement climatique comme la survenue d’épisodes climatiques extrêmes ou la mise en œuvre de modifications des structures productives et de consommation qui sont imposées par une nécessaire bifurcation. Les bouleversements géopolitiques ne seront pas neutres non plus.

61Deux orientations sont esquissées.

62La première assume diverses hypothèses de croissance alternative mettant en avant le développement humain (Ranis et al., 2000 ; Michel & Vallade, 2007), d’autres encore la production des individus par du travail humain, à travers le modèle anthropogénétique (Boyer, 2002b). Dans ce cas, la reproduction intégrale de la force de travail migre vers la centralité du rapport social de travail. Avec d’autres, nous pensons au travail domestique (Bennholdt-Thomsen & Mies, 1999), au logement (OCDE, 2020), aux mobilités professionnelles (Vincent & Viry, 2022), à l’énergie (Chancel, 2025)… Sa socialisation peut aussi intégrer la reproduction de la nature, comme repéré par les Feminist Studies (Salleh, 2004).

63La seconde assume que les ressources liées aux activités socialisées de la production de la qualité du travail intègrent les trajectoires professionnelles des salariés. Le temps de production de la qualité du travail devient ainsi une partie croissante du temps de travail lui-même. Des propositions ont déjà été avancées dans ce sens : les marchés transitionnels pour aller vers des transitions professionnelles négociées (Gazier & Schmid, 2002), les droits de tirage sociaux pour garantir la continuité des trajectoires professionnelles (Supiot, 2016), la sécurisation des parcours professionnels par de nouveaux droits sur le modèle de la Sécurité sociale (Boccara, 2002 ; Gazier et al., 2014). Ces propositions reposent sur des mises à distance du salariat.

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Notes

1 À titre de comparaison, le déficit de la sécurité sociale en 2024 est de 15,4 milliards d’euros. Le déficit retenu dans le PLFSS de 2025 de 22,1 milliards.

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Pour citer cet article

Référence électronique

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Auteurs

Jonathan Marie

IHEAL-CREDA, Université Sorbonne Nouvelle, Orcid no 0009-0000-1105-8177

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Sandrine Michel

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