1L’intérêt pour la créativité s’est développé sur fond des changements économiques structurels intervenus depuis la fin des années 1980, période marquée, d’une part, par les conséquences de la mondialisation et de la désindustrialisation, notamment en matière de chômage et de déclin des formes traditionnelles du salariat dans les économies matures et, d’autre part, par les mutations consécutives au développement des nouvelles technologies de l’information et des communications au sein de l’ensemble du système économique.
2Le terme d’économie créative n’est pas couramment utilisé dans la littérature économique, dans laquelle on trouve plutôt l’expression « économie de la connaissance », la connaissance désignant ici le facteur supposé être à la source de la nouvelle dynamique de croissance tirée par l’innovation. Cependant, dans un contexte où la compétitivité se fonde de plus en plus sur la différenciation, une partie significative de la création de valeur est désormais réalisée en amont des processus de production, dans les phases d’idéation, de conception et de design, associées à l’innovation. La créativité est alors considérée comme une ressource fondamentale pour la croissance. Le terme créativité est apparu aux États-Unis dans les années 1940 pour désigner les processus cognitifs ou les comportements à l’origine de la création. Dans la lignée de Amabile (1988), on peut la définir de manière générale comme la « capacité à produire ou à réaliser quelque chose qui soit à la fois nouveau, original et en même temps adapté à la question ou au contexte ». Souvent associé aux domaines de l’art ou de la science, le terme est désormais utilisé dans des contextes très divers, voire hétérogènes. Du point de vue des organisations, la créativité est considérée comme une caractéristique de l’esprit d’entreprise. En outre, dans les secteurs innovants, la créativité, jointe à l’individualisation du travail, s’inscrit aussi comme un déterminant majeur de la performance organisationnelle (Amabile, 1988). C’est ainsi qu’au-delà de la psychologie la créativité est devenue un centre d’intérêt important dans les sciences de gestion et de l’information et la communication, elle est aussi désormais un axe explicite de certaines politiques publiques tournées vers le soutien de la croissance économique dans un contexte postindustriel.
3Cet essai vise à définir ce que nous considérons comme le paradigme de l’économie créative en nous inspirant du travail d’Andréas Reckwitz sur la diffusion de ce qu’il appelle « l’éthos créatif » dans la société contemporaine. Selon lui, « le mot créativité fait référence à l’activité destinée à la production constante de nouvelles marchandises sur le modèle de la production artistique » (Reckwitz, 2017, p. 22). Dans ce contexte, la créativité n’est pas seulement associée aux individus mais concerne l’ensemble du système social. Reckwitz considère que cet éthos créatif s’inscrit dans un nouveau régime de production et de consommation, qualifié de « dispositif créatif », qui « constitue une articulation entre un processus d’esthétisation et un régime social de nouveauté, tout en fondant cette nouveauté esthétique dans un même modèle impliquant le producteur et l’utilisateur » (Reckwitz, 2017, p. 23). En nous concentrant essentiellement sur le régime de production, nous utilisons pour notre part le terme paradigme emprunté à la philosophie des sciences, qui désigne un ensemble d’éléments de niveaux différents qui, combinés, constituent une représentation dominante à un moment du temps, pour caractériser ce nouveau régime économique de croissance, d’emploi et d’innovation reposant sur la convergence entre créativité, culture, économie et technologie.
4La première partie met en évidence les éléments retenus pour caractériser ce paradigme : un processus d’esthétisation de l’économie et d’inclusion des activités artistiques dans le modèle économique, qui se manifeste par l’institutionnalisation des industries culturelles et créatives comme branche de l’économie et par l’inscription de ce processus dans les organisations, le travail et la « société entrepreneuriale » au sens de David Audretsch (Audretsch, 2006). Dans le contexte de ce paradigme, la deuxième partie présente la théorie pragmatiste de John Dewey et son prolongement dans la théorie de l’effectuation de Sara Sarasvathy comme un cadre d’analyse de l’action propre à rendre compte de l’agir créatif (Joas, 1990) prêté à l’activité entrepreneuriale. La troisième partie examine les modèles économiques spécifiques dans lesquels s’inscrit l’entrepreneuriat dans les ICC et qui impactent la dynamique de la créativité qui s’y développe. Nous conclurons cet essai en mettant en évidence les ambivalences du paradigme de l’économie créative.
5Le paradigme de l’économie créative peut tout d’abord être envisagé sous l’angle du processus par lequel la créativité a connu un développement centrifuge qui a conduit progressivement, au cours de l’histoire, à fusionner l’art dans l’économie, selon le sociologue Andreas Reckwitz, et qui, à notre sens, a fait émerger la notion d’industries culturelles et créatives comme branche de l’économie (1.1.). Le paradigme de l’économie créative peut être vu ensuite comme un régime économique et social d’innovation permanente nourri par la créativité qui affecte les organisations et le travail et se manifeste par le retour de la valeur de l’entrepreneuriat (1.2.).
- 1 Trois secteurs d’activité avaient précédemment annoncé la tendance à l’intégration de l’art dans l’ (...)
6Jusqu’à une période assez récente, l’« éthos créatif », associé au registre de l’esthétique et de la sensibilité, par opposition au registre de la rationalité, était principalement limité à certaines sphères de la culture, et notamment aux activités artistiques. L’industrialisation de la fin du XIXe siècle, à travers les processus de rationalisation de la production et du développement urbain qu’elle a entraînés, avait renforcé ce divorce et conduit à la « concentration des pratiques esthétiques dans l’art en opposition et en complément au processus massif de dés-esthétisation dans les autres domaines sociaux » (Reckwitz, 2017, p. 23). D’abord circonscrit à l’art, le registre de l’esthétique s’est progressivement étendu à la sphère des modes de vie dits bourgeois. Par ailleurs, et parallèlement à la critique de l’injustice sociale et de l’aliénation, la critique du capitalisme industrialisé a pu aussi porter sur la dégradation de la qualité du travail et de l’esthétique de la vie sociale et s’incarner dans les modes de vie alternatifs des sous-cultures ou des contre-cultures. Le tournant néolibéral qui s’est développé à partir des années 1980, couramment associé au passage à un régime d’« économie de la connaissance et de l’innovation » est concomitant d’une nouvelle étape du capitalisme produisant « sa propre forme d’esthétisation centrée sur le monde des marchandises » (Reckwitz, 2017, p. 20)1.
7C’est dans ce contexte qu’un intérêt pour promouvoir les industries cultuelles et créatives (désormais désignées sous le sigle d’ICC) a commencé à se généraliser, porté par des pouvoirs publics, des organisations internationales (CNUCED-UNESCO, 2013) ainsi que par des acteurs du monde socio-économique2. Cet ensemble dont le périmètre est loin d’être encore défini d’une manière standardisée regroupe des secteurs d’activités ayant comme objet principal la création, le développement, la production, la reproduction, la promotion, la diffusion ou la commercialisation de biens, de services qui trouvent leur origine dans la créativité individuelle ou collective. L’UNESCO considère que ces activités peuvent être définies à partir de certaines caractéristiques communes3 : elles associent la culture et l’économie ; les revenus commerciaux qu’elles génèrent sont fondamentalement liés aux valeurs expressives ou artistiques propres à ces champs d’activité ; les biens et services produits dans ces secteurs sont généralement éligibles à la propriété intellectuelle, qui constitue ainsi un facteur important de leur modèle économique ; ces secteurs créatifs sont aussi étroitement liés au numérique qui a profondément modifié les conditions de la production ou la diffusion de la création (Chantepie et Le Diberder, 2019) ; enfin une grande partie de ces secteurs est caractérisée par la prédominance de microentreprises et la non-systématisation du salariat comme mode de rémunération du travail. Le terme ICC renvoie concrètement à l’ensemble constitué, d’une part, par les industries culturelles : principalement les secteurs de la musique, du cinéma, de la presse et l’édition, du jeu vidéo auxquels sont également intégrés des secteurs moins industrialisés et plus directement proches des arts comme le spectacle vivant, les arts visuels et le marché de l’art et, d’autre part, par les industries dites créatives : principalement l’architecture, la publicité, la mode (auxquelles on associe de plus en plus aujourd’hui la gastronomie et les arts de la table) qui intègrent aussi des dimensions artistiques, mais sont plus directement commerciales. L’intérêt économique pour les ICC se décline à plusieurs niveaux. Premièrement, depuis le rapport précurseur du gouvernement du Royaume-Uni de Tony Blair dans les années 1990 pour mener une évaluation de leur contribution à la croissance et l’emploi (Potts, 2011), de nombreuses études convergent pour mesurer la contribution directe de ces secteurs pour l’économie mais aussi les effets connexes de ce type d’activités sur leurs fournisseurs ainsi que les externalités touristiques qui renforcent leur contribution à la croissance et l’emploi (Higgs et Cunningham, 2008 ; Busson et Evrard, 2013 ; CNUCED-UNESCO, 2013 ; EY, 2019). Deuxièmement, cette contribution à l’économie peut être beaucoup plus élevée encore, lorsqu’elle est mesurée à l’échelle de villes ou des métropoles dans lesquelles la culture et les ICC sont généralement concentrées. Ces études convergent ainsi pour montrer que ces secteurs « comptent ». Les autorités politiques locales les utilisent explicitement comme levier d’attractivité, dans le sillage des études sur les villes créatives (Landry, 2008) qui voient les clusters créatifs comme des avantages comparatifs à l’échelle des territoires. Enfin, ces secteurs sont aussi réputés plus « inclusifs » en présentant moins de barrières à l’entrée, notamment pour des jeunes diplômés qui y sont plus nombreux que dans les secteurs traditionnels, et l’UNESCO voit aussi dans la créativité un facteur de développement durable. Ainsi, cette émergence du concept d’ICC illustre le processus centrifuge de la créativité et la fusion de plus en plus aboutie de l’art et de l’industrie, de l’imbrication des valeurs esthétiques et marchandes.
8Le paradigme de la créativité s’est également diffusé dans les organisations (Amabile, 1988 ; Woodman et al., 1993 ; Carrier et Szostak, 2014). En effet, « l’opposition entre l’économie et l’art, qui avait prévalu dans le capitalisme dit bourgeois et organisé, s’est dissoute, et les pratiques économiques et artistiques ont développé des structures similaires [nous soulignons] » (Reckwitz, 2017, p. 93).
9À la différence de la situation qui prévalait à l’époque « du capitalisme des premiers temps, fluide et imprévisible », la grande entreprise managériale qui se déploie dans le régime fordien n’était pas organisée en vue de promouvoir la créativité mais plutôt en vue d’assurer la régularité et la standardisation de la production à travers la division du travail, la hiérarchie, la planification et le calcul. Dans cette grande entreprise managériale, « les acteurs principaux sont l’administrateur, le technicien et les professionnels, [qui sont des] figures non émotionnelles » (Reckwitz, 2017, p. 85). La place faite à la nouveauté dans l’organisation était alors souvent réduite aux départements internes de recherche et développement. Le paradigme de la créativité a cependant infusé dans les organisations dans l’économie post-fordienne et post-bureaucratique, désorganisée par le changement structurel, et impliquant pour les entreprises d’adopter une structure favorable à un régime d’innovation permanent. Ainsi, le processus linéaire découverte-invention-développement-diffusion dans des institutions séparées d’un point de vue spatial qui était la structure prédominante dans la période fordienne fait place à une vision de l’innovation comme processus non linéaire et réparti dans l’ensemble de l’organisation. Dans cette perspective, l’organisation n’est plus vue comme une structure, mais comme un processus et la créativité est considérée comme étant à la source de l’innovation désormais non réductible au seul changement technologique.
10Les théories des organisations ont également intégré ce thème de la créativité sous l’angle du déficit de la motivation des salariés dans la grande entreprise fordienne et se sont développées dans plusieurs directions associant les thèmes de la créativité, de la notion extensive de design et de l’esprit entrepreneurial (Parmentier et al., 2017). Si le design renvoie historiquement à la combinaison de l’usage et de la sémantique des produits pour des consommateurs qui cherchent à enrichir leur style de vie à travers des biens symboliques, le concept s’est étendu aussi à la conception des organisations et des institutions elles-mêmes (Szostak, 2006). Ainsi, dans le cadre d’une organisation du travail plus horizontale et plus flexible qui se met en place dans les entreprises, l’économie du design présente le travail artistique comme un archétype du travail par projet dans l’entreprise post-fordienne. L’organisation est aussi vue dans cette perspective comme le cadre du développement personnel, favorisant l’épanouissement et la créativité des individus. Quant à l’attitude entrepreneuriale, elle ne se définit plus uniquement par la création ou le développement d’une activité mais aussi par la mobilisation des compétences individuelles au sein même d’une organisation, ce que signifie le néologisme d’« intrapreneur ».
11Du côté des pouvoirs publics cette fois, le contexte de ce capitalisme créatif voit aussi le retour de l’entrepreneur comme figure valorisée. L’entrepreneuriat est considéré comme source de création d’emplois et d’organisations et régénérateur d’une dynamique de croissance rompant avec le modèle de production de masse dans les grandes entreprises verticalement intégrées et bureaucratiques entré en crise vers la fin des années 1970. Le tournant libéral des politiques publiques a été marqué par un changement des principes des politiques industrielles verticales et sectorielles prévalant dans les périodes antérieures et orchestrées par l’État au profit de politiques horizontales et générales, compatibles avec la politique de la concurrence (Arena et Dutraive, 2016). Ce qui a inspiré cette orientation est l’idée que la croissance repose désormais sur un régime d’innovation permanent qui, s’il peut être soutenu en amont par la politique publique, ne peut être mis en œuvre que par la création d’entreprises. David Audretsch désigne ce tournant visant à favoriser la création d’entreprises et l’innovation par le terme de « société entrepreneuriale ». Il considère que l’entrepreneuriat avait été négligé dans les modèles de croissance en économie, notamment par les modèles de croissance endogènes qui, tout en considérant la connaissance comme facteur fondamental pour l’innovation, l’attribuaient uniquement à l’activité des firmes. Cependant, selon cet auteur, ce sont moins les grandes firmes qui transforment la connaissance en valeur économique que l’activité entrepreneuriale. Cela tient selon lui à deux raisons, « premièrement, les grandes entreprises présentes dans les industries manufacturières traditionnelles ont perdu leur compétitivité dans la production localisée dans les pays à coûts élevés. Deuxièmement, les petites firmes entreprenantes ont pris une nouvelle importance et une nouvelle valeur dans une économie basée sur la connaissance » (Audretsch, 2006, p. 60). C’est ainsi que « l’entrepreneuriat acquiert une nouvelle importance dans une économie basée sur la connaissance parce qu’il sert de mécanisme clé par lequel la connaissance créée dans une organisation est commercialisée par une nouvelle entreprise. Ce faisant, il contribue à la croissance économique, à l’emploi et à la vitalité de l’économie dans son ensemble » (Audretsch, 2006, p. 67). Dans cette perspective, l’entrepreneur, qui était devenu une figure désuète dans le capitalisme fondé sur la grande firme managériale, retrouve dans ce contexte un rôle économique et social prédominant en tant que créateur d’activités et d’entreprises.
12Le paradigme de l’économie créative peut être ainsi caractérisé par un processus d’esthétisation progressive de l’économie, de fusion de l’art dans l’industrie qui aboutit à la structuration d’un ensemble d’activités dans les ICC et s’inscrit plus généralement dans un modèle de société entrepreneuriale visant un régime d’innovation permanent. Par son activité, l’entrepreneur devient alors une figure emblématique dans le paradigme de l’économie créative.
13On peut dès lors se demander comment son action entrepreneuriale peut être précisément articulée à la question de la créativité. Dans la partie suivante, nous traitons cette question sous l’angle de la théorie de l’action dont nous présentons la version selon la philosophie pragmatiste qui est propre à rendre compte de l’agir créatif lié à l’entrepreneuriat.
14Pour saisir le statut de l’entrepreneuriat dans le paradigme de l’économie créative, nous considérons d’abord que les théories du rôle de l’entrepreneur dans l’économie ont déporté progressivement le centre d’intérêt des caractéristiques individuelles vers l’interaction de l’entrepreneur avec l’environnement, c’est-à-dire l’action entrepreneuriale (2.1.). Nous défendons ensuite que la conception pragmatiste de l’action est à même de constituer un cadre pour appréhender la dimension créative de l’action humaine (2.2.) et trouve une application dans l’approche par l’effectuation propre à rendre compte de la créativité de l’activité entrepreneuriale en contexte organisationnel (2.3.).
15L’entrepreneur a diversement été pris en compte dans les analyses économiques. Une grande partie des auteurs classiques voient en lui une force libératrice de l’économie face aux coercitions des anciens régimes. Si une partie de l’analyse économique qui se développera ultérieurement et se définit en référence à l’action rationnelle n’accorde pas de statut particulier à l’entrepreneur, les auteurs de l’école autrichienne ont au contraire partagé une vision qui en fait un type d’acteur impulsant la dynamique du capitalisme, faisant face au risque et à l’incertitude, impulsant l’évolution des conditions de production et du marché, porteur d’innovation et de transformations sociales et ainsi comme un agent créatif. On doit en particulier à Schumpeter la distinction entre le manager, comme l’agent de la planification et de la technique de la grande entreprise et l’entrepreneur qui est la figure individualisée de la création de nouveauté imprédictible à partir de la recombinaison novatrice d’éléments existants. Il le distingue aussi de l’inventeur qui est un découvreur, dont l’entrepreneur réalise la découverte dans une organisation ou un marché. L’entrepreneur est considéré comme une personnalité visionnaire, volontaire, investie dans un engagement émotionnel et constitue une figure quasi héroïque du capitalisme. Enfin, il présente des capacités bien différentes du marchand qui est simplement un calculateur, « l’entrepreneur ainsi conçu ressemblerait à l’artiste du discours traditionnel en ce qu’il se voit endosser un génie créateur unique » (Reckwitz, 2017, p. 97). Ici la dynamique économique n’est alors pas imputable à l’action rationnelle, mais à une pulsion émotionnelle.
16Cependant, ces approches attribuent excessivement ces traits à des qualités personnelles: elles représentent souvent les entrepreneurs comme des figures singulières. Face à cette posture individualiste, d’autres auteurs proposent une conception définissant les conditions nécessaires pour équiper tout individu ordinaire d’un esprit entrepreneurial. C’est ainsi que certaines approches contemporaines de l’entrepreneur déplacent l’analyse des caractéristiques individuelles vers celles du contexte social. C’est le cas de William Baumol qui déconnecte la conception de l’entrepreneuriat de celle de l’individu et de ses fonctions ou caractéristiques propres au profit du caractère déterminant de l’environnement (Baumol, 1990) : l’action entrepreneuriale dépend, selon lui, fortement du lieu, de l’époque et des institutions, qui dessinent les règles du jeu et la structure des incitations économiques pour les agents. Si la créativité humaine et l’esprit d’entreprise sont nécessaires à la dynamique économique, ils dépendent avant tout de l’environnement institutionnel qui les y encourage, ou non. Le concept de « société entrepreneuriale » que David Audretsch a forgé en défendant la thèse selon laquelle les petites entreprises ne sont pas une simple survivance du passé, mais qu’elles jouent, encore aujourd’hui, un rôle fondamental en matière d’innovation (Audretsch, 2006), induit là encore, qu’il ne s’agit plus d’aptitudes individuelles. Le psychologue social David McClelland a, de son côté, montré la corrélation entre la culture entrepreneuriale d’un pays et son développement économique, ce qui permet de comprendre pourquoi les États cherchent à valoriser l’esprit d’entreprendre via des formations, des concours, des aides, etc. Ici, les motivations à entreprendre sont elles-mêmes intrinsèquement sociales y compris dans la mise en place d’un statut d’auto-entrepreneur.
- 4 La philosophie pragmatiste américaine s’est développée à la croisée du dix-neuvième et du vingtièm (...)
17Nous retenons ici deux idées sur l’entrepreneur comme agent créatif. Premièrement, l’importance de déplacer le niveau d’analyse des seuls traits individuels – lesquels peuvent apparaître comme innombrables et contradictoires – vers l’impact du contexte et de l’environnement au sens large sur l’activité entrepreneuriale. Mais, tout en considérant que le contexte culturel et économique, l’environnement social, familial ou le réseau encouragent de manière déterminante la motivation à entreprendre, il s’agit pourtant de rendre compte de la créativité de son action. Deuxièmement, envisager cette action comme créative implique de la spécifier dans le cadre des théories de l’action. Or, si un certain nombre de conceptions envisagent bien l’entrepreneur implicitement comme un agent créatif, les différentes approches de l’action sur lesquelles elles se fondent et peuvent par ailleurs s’opposer, ont en commun une conception téléologique de l’action, dirigée soit par la raison soit par des normes et ne restituant pas, dans les deux cas, la nature véritablement active et créative de l’action humaine. La philosophie pragmatiste, en particulier dans la version élaborée par John Dewey, constitue au contraire le cadre d’une théorie de l’action qui intègre précisément la créativité et propre à dépasser les « théories rationalistes ou normatives » qui s’opposent dans de nombreuses sciences sociales (Beckert, 2003 ; Beckert et Joas, 2002 ; Joas, 1999)4.
- 5 Pour Dewey, la raison renvoie à « l’ordre immuable de la nature et l’organe de l’esprit grâce auque (...)
18Le pragmatisme se distingue tout d’abord fondamentalement et sur plusieurs points de la théorie de l’action rationnelle. Premièrement, elle propose une conception très différente de la décision fondée sur la relation des fins et des moyens5. La théorie de l’action rationnelle postule des fins prédéfinies et des moyens donnés qu’il s’agit d’allouer le plus efficacement possible en amont de l’action et, dans cette perspective, la décision précède l’action. Le pragmatisme se définit comme une « philosophie de l’expérience » qui, au contraire, défend un lien constitutif entre la pensée et l’action. Dans cette approche, la décision ne se fonde pas sur des « finalités en soi », préétablies et extérieures à l’expérience mais c’est au contraire l’action même qui fait émerger ce que John Dewey appelle « des finalités en vue » (Dewey, 2011). C’est ensuite la situation, notamment la nature des moyens disponibles, et non des critères exogènes, qui permet d’envisager les finalités possibles. Le processus de décision n’est ainsi pas formellement prédéfini mais dynamique. Le cours même de l’action modifie la situation, impliquant une reconsidération et une réévaluation des moyens et des fins sur la base de l’évaluation des effets réalisés au cours de l’action. L’incertitude inhérente à la complexité de nombreuses actions constitue aussi une raison qui fragilise le postulat de fins prédéfinies et fixes propre à la théorie de l’action rationnelle.
- 6 En effet, comme le formule Dewey, « il n’y a pas de désirs ni d’intérêts qui, tant qu’ils diffèrent (...)
19Le pragmatisme récuse aussi l’individualisme attaché à la théorie de l’action rationnelle. Un individu est conçu comme un flux d’expériences et ses transactions avec l’environnement physique et social sont constitutives de ses finalités. Ceci implique que l’environnement politico-légal et organisationnel constitue le cadre de la définition des fins et des moyens dans un contexte donné6. Cependant, et à la différence cette fois de la perspective « normative », ce sont les actions, non pas individuelles d’ailleurs mais dans le cadre d’organisations, et leurs régulations publiques, qui constituent l’origine de la normativité. Les normes ne sont pas extérieures à l’action, elles émergent de l’action collective.
20Ni la théorie de l’action rationnelle ni la théorie normative dans leur opposition ne considèrent la créativité comme un élément fondamental de l’action humaine, en particulier en ne faisant pas véritablement de place pour le lien entre incertitude et imagination. La perspective pragmatiste permet au contraire d’en rendre compte en dépassant justement l’opposition de ces deux approches. La créativité est vue comme inhérente à la manière dont les êtres humains fondent leur action : elle constitue un ressort à la fois de l’utilisation des ressources à disposition de l’action et de l’adaptation dans un contexte de changement permanent. La créativité se manifeste d’abord dans l’anticipation. Comme le dit Dewey, « la prévision imaginative de l’avenir est cette qualité première du comportement qui permet de s’orienter dans le présent » (Dewey, 1917, p. 13). Dans les situations stables et récurrentes, les normes, qu’elles soient sociales, juridiques ou issues des expériences passées, forment des habitudes qui suffisent à établir des anticipations fonctionnelles. Cependant, les habitudes et les normes n’épuisent pas le registre de l’expérience humaine qui doit faire face aux variations de l’environnement, lesquelles fragilisent alors les fondements de l’action jusque-là adoptée. Face à des situations inédites ou l’émergence de problèmes qui font obstacles à l’action ou face au fait que l’action ne produit pas les effets prévus ou désirés, la réflexivité est alors nécessaire pour reconsidérer l’action. Cette phase de réflexivité visant « la reconstruction » d’habitudes pour l’action relève précisément de la créativité. Il s’agit d’imaginer de nouvelles formes d’action à partir d’une situation problématique, qui seront expérimentées et évaluées par leurs effets. Dans la perspective pragmatiste, la créativité consiste de facto à inventer de nouvelles variantes d’actions en fonction de facteurs exogènes ou endogènes relatifs à la situation. Elle s’inscrit comme une ressource inhérente à l’action, contextualisée et non pas standardisée par les règles de la logique formelle ou par des normes.
21Si le pragmatisme ne porte pas directement sur l’entrepreneuriat, le monde des affaires et l’entreprise (Marchesnay, 2012), dans la mesure où il considère que la créativité est consubstantielle à tout être humain, la conception de l’action qu’elle défend constitue cependant un cadre de référence pour penser la nature créative de l’activité entrepreneuriale (Khalil, 2003). C’est en particulier le cas de la « théorie de l’effectuation » conceptualisée par Sara Sarasvathy (Sarasvhaty et Germain, 2011).
22Certaines approches déplacent leur centre d’intérêt des traits de l’entrepreneur vers l’action entrepreneuriale, qui lie de manière transactionnelle l’individu et l’environnement, comme le préconise Gartner : « la recherche sur l’entrepreneur devrait se concentrer sur ce que fait l’entrepreneur et non sur ce qu’il est » (Gartner, 1988, p. 58). Pour lui, en effet, l’entrepreneuriat doit être considéré comme un processus, l’action entrepreneuriale consistant avant tout à créer des organisations (Gartner, 1988). Ceci conduit donc à substituer le substantif « entrepreneur » qui désigne un individu, par le verbe d’action « entrepreneuring » (Steyaert, 2007), que l’on peut traduire par « l’action d’entreprendre », et en conséquence, à considérer l’entrepreneuriat, là aussi, d’un point de vue dynamique (Germain et Jacquemin, 2017). Cela implique notamment d’offrir un rôle plus explicite et plus proactif dans la création de nouveaux marchés que les conceptions plus traditionnelles du marché qui l’envisagent comme une force naturelle ou sociale. Dans cette perspective, « une explication de la création d’artefacts […] tels des firmes, des marchés, des activités économiques […] nécessite de mobiliser la notion d’effectuation » (Sarasvathy, 2001, p. 243).
- 7 « Les fins et les moyens sont dialogiquement entremêlés. Les fins atteintes aujourd’hui deviennent (...)
23La conception de l’action entrepreneuriale en termes d’effectuation correspond en tout point à la théorie positive de l’action de John Dewey selon laquelle les fins (ou les préférences) et les moyens ne sont pas donnés mais articulés et rebattus dans le cours de l’action et à une conception de la décision qui consiste à imaginer les effets possibles de moyens qui sont disponibles dans une situation donnée. Alors que la plupart des modèles de décision utilisés pour concevoir l’action entrepreneuriale se concentrent sur les informations prédictives pour assurer le contrôle de l’avenir, l’effectuation est au contraire un modèle de prise de décision non prédictif. Il s’agit d’inverser la logique téléologique et de partir des éléments déjà contrôlés qui peuvent aboutir à des résultats nouveaux7.
24Dans l’approche par l’effectuation, tout comme pour Dewey, la créativité ne relève pas de l’immanence mais de la transformation. « Vous commencez avec le monde tel qu’il est, c’est-à-dire avec la petite partie de celui-ci qui vous est accessible en particulier, et vous y effectuez une série de transformations effectives qui aboutissent à la création de nouveaux mondes » (Sarasvathy et Germain, 2011, p. 68). Aussi, si, auparavant, l’entrepreneuriat était appréhendé selon un « modèle téléologique de l’esprit d’entreprise fondé sur une prise de risque rationnellement planifiée selon un processus linéaire d’opportunités », il peut davantage être vu comme « fondé sur les moyens, prudent, et consistant en un processus circulaire impliquant bricolage et effectuation » (Kraaijenbrink, 2012, p. 187).
25Cette conception pragmatiste de l’effectuation constitue, en outre, une évolution substituant à la vision de l’action entrepreneuriale en termes d’allocation et de régulation du marché ex post une vision en termes d’action et de régulation ex ante par le projet – projet où s’exprime l’autonomie des acteurs, c’est-à-dire leur capacité à concevoir et produire leurs propres règles à partir d’un environnement contraint et régulé, et à exprimer la nature créative de l’action (Bréchet et Desreumaux, 2010 ; Bréchet et Prouteau, 2010). En effet, si l’entrepreneur est bien inscrit dans un contexte (la situation), son action conduit aussi à modifier et adapter ce contexte, ce qui renvoie bien également à la conception transactionnelle de l’action selon John Dewey. Il faut remarquer ici que, pour cet auteur, cette dimension créative n’est pas limitée à des hommes ou des situations extraordinaires, mais concerne au contraire toute personne dans un certain contexte où elle peut exercer une initiative et une autonomie. C’est ce que Sarasvathy considère également dans le champ de l’entrepreneuriat quand elle dit : « ce qui est réalisé par l’entrepreneur “expert” est réalisable par l’entrepreneur ordinaire. Cela montre que presque toutes les entreprises durables ont pour origine des idées plutôt banales, issues de la réalité quotidienne des gens ordinaires. La seule différence est que certaines personnes choisissent d’agir de manière entrepreneuriale, c’est-à-dire qu’elles choisissent de lancer une entreprise ou de construire une organisation comme méthode d’action » (Sarasvathy et Germain, 2011, p. 69).
26Cette conception de l’action entrepreneuriale créative entre en résonance avec le régime d’innovation permanent, encourageant la création d’organisations qui est mise au premier plan dans le cadre du paradigme de l’économie créative. La spécificité du statut de l’entrepreneuriat des ICC est, à partir de là, ambiguë à analyser : on peut considérer que l’entrepreneuriat des ICC est doublement créatif. Premièrement, l’activité spécifique qui s’y développe est liée de manière plus directe que dans d’autres secteurs à la créativité artistique. Deuxièmement, il peut être aussi vu comme un entrepreneuriat comme les autres dans la mesure où les ICC sont intégrées dans le régime général de l’économie qui incite tout secteur à la créativité. On peut alors appréhender la dynamique de la créativité à partir des caractéristiques des productions et du contexte de l’action entrepreneuriale des ICC, c’est-à-dire les structures industrielles typiques de ces secteurs.
27Partant de l’idée que le paradigme de l’économie créative implique l’intégration d’un ensemble d’activités plus ou moins directement liées à l’art dans une logique industrielle, et qui se traduit par l’institutionnalisation des ICC comme branche industrielle, nous montrons tout d’abord que la dualité de l’organisation industrielle et des modèles économiques des ICC répond à des formes exacerbées d’incertitude liées aux spécificités de ces activités (3.1.). Nous montrons ensuite comment la dynamique de la créativité répond à cette structure industrielle duale (3.2.).
28Le contexte de l’agir entrepreneurial dans les ICC est marqué par une grande variété et hétérogénéité des formes d’organisations et d’activités réunies statistiquement dans ces secteurs, allant de l’artiste-entrepreneur aux firmes multinationales qui produisent et distribuent des biens culturels en passant par les petites structures proches de l’artisanat (Busson et Evrard, 2013). La nature des activités dans ces secteurs, qui consistent à produire et diffuser des produits culturels, implique des caractéristiques spécifiques par rapport à d’autres secteurs d’activité. À la différence de la plupart des processus de production, le processus de création et de réalisation de produits culturels consiste en l’élaboration de prototypes et à une production discontinue, qui s’opère dans le cadre d’une organisation par projet, reconnue comme favorable à l’intégration des connaissances et de l’émergence de nouvelles idées créatives (Cohendet et Llerena, 1999). La demande y est versatile et le succès, plus qu’ailleurs, aléatoire. En effet, tout d’abord, la demande de biens et services culturels, dont la valeur est symbolique plutôt qu’utilitaire, est une consommation répondant aux besoins supérieurs, ce qui la rend très sensible à la conjoncture et au niveau des revenus. Ensuite, en raison d’une très forte incertitude sur la qualité – celle-ci étant davantage une convention qu’un attribut objectif –, la demande a tendance à se polariser sur quelques évènements ou produits sous l’effet de divers mécanismes d’interaction sociale et d’effets informationnels (réputation, prescription, rendements croissants d’adoption, etc.) (Menger, 2009, 2014). Ces mécanismes rendent le succès très aléatoire et relativement imprévisible. Une des conséquences en est que, pour certains segments d’activité dans les ICC, les coûts de production sont très importants et irrécupérables en cas d’échec, et les coûts marginaux sont faibles, ce qui implique une rentabilité essentiellement liée à l’importance de la demande et de la diffusion. Le processus de création et de production mobilise, en outre, d’importantes ressources humaines particulières, artistiques et techniques, dont le périmètre peut changer à chaque nouvelle production (un film, un enregistrement, un jeu vidéo, une exposition, un spectacle).
29Deux formes antithétiques d’organisation répondent à cette incertitude particulière, typique de ces activités, et forment ce que l’économie industrielle appelle un oligopole à frange concurrentielle. La première se traduit par une forte concentration oligopolistique des majors souvent intégrées à de grands conglomérats industriels pour diversifier et diluer les risques. Dans cette partie du marché, la rentabilité passe par une large diffusion des œuvres. La production vise alors à répondre au goût moyen du public et la recherche d’une large diffusion repose sur des techniques coûteuses de marketing qui sont autant de barrières à l’entrée pour de nouveaux entrants potentiels. Si, dans ces majors, la dimension entrepreneuriale s’exprime dans le cadre de l’organisation par projet, elle n’élimine pas cependant la dimension standardisée des processus de production et des productions elles-mêmes selon les recettes du succès. On peut noter à cet égard que le spectacle vivant a longtemps été exclu de ce modèle capitalistique, soumis à « la fatalité des coûts » liée au poids du travail dans le processus de production, l’impossibilité de dégager des économies d’échelle et à la difficulté de couvrir les coûts uniquement par les recettes (Baumol et Bowen, 1966). Mais ce domaine a été récemment rendu compatible avec la logique industrielle par le rachat par des firmes multinationales de structures d’organisation de festivals désormais géants et standardisés, ainsi que de salles de très grandes jauges multifonctionnelles.
30L’autre partie du marché, la frange concurrentielle, est constituée, au contraire, d’acteurs individuels (parfois les artistes eux-mêmes) ou d’entreprises qui sont souvent de très petites tailles et faiblement capitalisées appelés les indépendants. Les frontières des organisations dans lesquels les projets se développent y sont le plus souvent flexibles et temporaires (Salaun, Fulconis et Fabbe-Costes, 2016). Cette économie est économiquement fragile, mais elle s’appuie sur une demande de niche qui peut constituer un débouché captif et sur les motivations intrinsèques d’acteurs passionnés acceptant des rémunérations faibles et aléatoires. La dimension entrepreneuriale y est plus conforme à une logique artisanale. La question qui se pose alors est : comment la dynamique de la créativité, au sens ici de productions originales, opère-t-elle dans une telle structure de marché ?
- 8 Dans l’industrie musicale par exemple, les majors ont bien retenu les enseignements des années 1960 (...)
31Dans ce type de secteurs, où l’offre est surabondante et l’incertitude du succès est forte, la concurrence ne s’exerce pas par les prix mais par l’originalité (Menger, 2009, p. 448). Dans la partie la plus capitalistique du marché, dont la rentabilité repose sur une très large diffusion, la standardisation autour des recettes qui ont fait leur preuve constitue la stratégie dominante. C’est plutôt dans la partie la plus artisanale du marché que l’émergence de la nouveauté s’opère. Par des mécanismes assez imprévisibles et incontrôlables, du type « rendements croissants d’adoption », ce qui est un marché de niche peut parfois s’amplifier et rencontrer une audience considérable. Les majors cherchent alors à capter le produit de la créativité qui provient des acteurs indépendants8. La dynamique de la créativité dans les ICC se traduit alors par un processus de diffusion entre l’underground, le middleground et l’upperground (Simon, 2009 ; Cohendet et al., 2009). 1) L’underground est « l’ensemble des activités créatives, artistiques et culturelles, qui se déploient hors des réseaux formellement organisés d’institutions de production, d’exploitation et de diffusion » (Simon, 2009, p. 39). Les modalités d’action y sont souvent expérimentales et subversives vis-à-vis des paradigmes culturels (ou des cultures dominantes). Elles se basent sur le partage d’une identité artistique et d’un style de vie tacites (des normes informelles) et inédits. Ce sont les milieux avant-gardistes de la culture. 2) Le middleground comporte des organisations intermédiaires qui sélectionnent et aident à structurer les éléments émergents de l’underground, elles se manifestent par des communautés qui organisent et codifient progressivement les nouvelles pratiques ou productions et qui en établissent les applications économiques. 3) L’upperground est le niveau institutionnalisé. Il s’agit souvent des firmes pour les industries culturelles, des musées et des institutions culturelles pour les activités publiques liées à la culture. C’est au niveau de l’underground que se situent les sources d’inspiration pour les industries culturelles mais aussi les industries créatives comme la publicité, la communication, la mode ou les jeux vidéo. Ce sont les producteurs indépendants, qui constituent ici le middleground, qui opèrent une sélection et une première étape de la valorisation des créations et d’articulation de formes artistiques avec la dynamique économique qui seront ensuite récupérées par les firmes multinationales de la culture selon les opportunités économiques de transformer des productions underground en culture mainstream.
32Par ailleurs, les modèles économiques qui se développent sous l’effet des technologies digitales et d’Internet et par lesquelles les ICC sont très souvent impactées (Chantepie et Le Diberder, 2019) exacerbent encore cette dualité du marché et la dynamique sélective de la créativité qui s’y opère. D’un côté, le développement des technologies du numérique et les nouveaux modèles qu’il autorise détruisent de nombreuses barrières à l’entrée et démocratisent ainsi l’entrée dans des activités autrefois protégées ; ils permettent de dépasser les contraintes en capital matériel et les réglementations, ce qui décuple la production culturelle et l’expression de la créativité (Flichy, 2017). D’un autre côté, les plateformes, devenues les acteurs dominants de la diffusion, dont les modèles économiques sont ceux de marchés bifaces marqués par des effets de réseaux importants et des externalités croisées (Tirole, 2018), desservent la concurrence et renforcent la concentration du pouvoir économique au niveau de la diffusion des contenus culturels.
33Ainsi, dans cette organisation duale, la dimension la plus capitalistique de l’organisation industrielle des ICC capte la créativité issue des indépendants (à l’image du modèle des liens entre les start-up et les grands groupes) et la dénature parfois en transformant des créations artistiques en produits culturels de masse, c’est-à-dire en marchandises.
34Dans cet essai, nous avons proposé de caractériser le paradigme de l’économie créative par les éléments suivants : (1) un régime de croissance fondé sur l’innovation et la nouveauté permanente qui érige la créativité sur le modèle artistique comme ressource fondamentale de l’économie ; et (2) qui est porté par les valeurs entrepreneuriales incarnant l’agir créatif, que nous avons analysé sous l’angle de la théorie pragmatiste de l’action (3). Le paradigme créatif se traduit aussi, selon nous, par l’institutionnalisation des ICC dont la dynamique de créativité peut se comprendre sur la base de leurs structures de marché.
- 9 Cet auteur définit de la manière suivante la classe créative : « [Ce sont] des individus qui sont r (...)
- 10 Selon les études de cet auteur, la présence d’une forte part de travail créatif dans un territoire (...)
35Ce paradigme peut cependant être apprécié de manière ambivalente. Les changements structurels intervenus depuis les années 1980 se sont traduits par une réduction des activités industrielles et une croissance considérable des activités tertiaires (y compris en lien avec les firmes industrielles qui ont contribué à ce processus par externalisation). Mais cette expansion générale des activités tertiaires recouvre en réalité de fortes disparités avec, d’un côté, les activités rattachées à l’économie de la connaissance et au travail immatériel hautement qualifié, auxquels se rattache une partie de « la classe créative », et, d’un autre côté, les activités de service « de base » avec des emplois souvent peu qualifiés. Cette polarisation est à l’origine de la croissance des inégalités de rémunération. Elle est aussi à l’origine des inégalités territoriales de ressources et de revenus. En effet, « la classe créative », au sens que lui donne Richard Florida9, est fortement concentrée dans les métropoles10. Le paradigme de l’économie créative, offre ainsi des opportunités d’épanouissement pour une partie de la population mais se traduit par une forte polarité et s’inscrit dans une société plus inégalitaire qu’autrefois.
- 11 Par exemple, dans le secteur des médias on assiste à un passage de formes de production de program (...)
36D’autre part, le régime d’innovation permanent fondé sur la créativité est sensé s’incarner dans des organisations moins hiérarchiques et dans lesquelles les salariés ont plus d’autonomie et de possibilités d’implication que dans le régime fordiste. Ceci est également supposé impliquer « un enrichissement de la qualité du travail et plus généralement des expériences humaines attendues dans le cadre d’un changement structurel orienté vers un environnement valorisant les ressources immatérielles de la créativité » (Bazzoli et Dutraive, 2020, p. 69). Si ceci est bien le cas pour certains travailleurs dans les secteurs innovants, l’évolution dans la structure des organisations présente des effets également très ambivalents du point de vue de la nature supposée plus créative du travail. À côté de dispositifs moins hiérarchiques, de la généralisation du travail par projet et de l’encouragement à l’intrapreneuriat, les grandes organisations sont aussi traversées par un processus de bureaucratisation croissant qui se manifeste par « l’accumulation sans fin de strates organisationnelles intermédiaires » (Graeber, 2020, p. 277), la multiplication des étapes de supervision, des procédures, d’outils de gestion externes ou des systèmes d’information. De nombreuses situations de travail sont ainsi marquées par des injonctions contradictoires à l’autonomie parallèlement à ces contrôles accrus, à tel point que l’on qualifie parfois cette évolution du travail de « néo-taylorienne ». Étant en théorie plus près du champ artistique, le travail et les activités dans les ICC sont souvent associés à des qualités correspondant à l’idéal de ce qu’on peut attendre d’une activité ou d’un travail gratifiant : sa contribution qualitative à la société (expression de potentialités, production d’une qualité esthétique ou épistémique…), une dimension expérimentale, et pour les individus une expérience essentielle à la réalisation de soi. C’est sans doute une des raisons qui expliquent que les enquêtes sur le bonheur au travail placent ce type d’activités en haut des classements (Menger, 2009 ; Flichy, 2017). Cependant, en réalité, ces conditions de « travail dans l’incertain » sont soumises comme d’autres secteurs à une forte concurrence, une insécurité des emplois et à des inégalités de revenus et des disponibilités temporelles souvent hors normes (Eikhof et Warurst, 2013). La fusion des modèles d’organisation des ICC et des autres secteurs industriels s’est en effet développée dans les deux sens. Premièrement, on pourrait dire que « l’ironie veut que les arts, qui depuis deux siècles, ont cultivé une opposition farouche à la toute-puissance du marché, apparaissent comme des précurseurs dans l’expérimentation de la flexibilité, voire de l’hyper-flexibilité [qui affecte l’organisation d’autres secteurs] » (Menger, 2002, p. 68). Deuxièmement, la production culturelle qui existait dans des organisations stables a été remplacée par une production en réseaux dans lesquels les structures, les pratiques et les relations sont devenues éphémères, fondées sur des partenariats changeants dans les ICC, comme dans le reste de l’économie11. Cette flexibilité dans les ICC peut paradoxalement être associée à des formes de bureaucratisation managériales renforcées, sclérosantes du point de vue de la créativité (Graeber, 2020, p. 277).
37Enfin, dans le paradigme de l’économie créative, les artistes et les activités artistiques sont de moins en moins considérées comme à part du monde économique mais, ils sont vus soit comme une source d’externalités positives, soit comme susceptibles de constituer des intrants pour des activités plus classiques. Si cette intégration de l’esthétique et de l’économie n’est pas nouvelle, cette imbrication est de plus en complète et aboutit à un processus de « désartification » selon l’expression du sociologue T. Adorno. En effet, « la montée en puissance du design marque la fin de l’opposition de l’art et de l’industrie. […] Les musées ne ressemblent plus à des musées mais à des lieux commerciaux de loisir, […] les expositions deviennent des spectacles, relèvent du genre de l’installation ou de l’événement » (Talon-Huguon, 2018, p. 17). Certains artistes vivent ainsi de produits dérivés industriels ou ils créent directement pour des marques commerciales. Il s’agit là encore d’une ambivalence du paradigme de l’économie créative qu’il nous semble essentiel de souligner pour conclure cet essai. Si ce paradigme intègre l’activité artistique longtemps maintenue aux marges et érige les artistes comme une des figures emblématiques de la société entrepreneuriale et de l’économie de l’innovation, c’est sous une modalité qui assujettit souvent la valeur artistique à la valeur économique.
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