Introduction

1En économie industrielle, une abondante littérature est née de la critique des modèles de diffusion technologique. Ces derniers faisaient des technologies des entités déjà constituées de manière exogène. Il s’agissait alors d’étudier le rythme et l’ampleur de l’adoption et les effets sur les « performances » des entreprises adoptantes ou non adoptantes (Foray et Le Bas, 1986). En rompant aussi bien avec les modèles dits « technology push » (Mansfield, 1961) qu’avec les modèles « demand pull » (Schmookler, 1966) pour chercher à « endogénéiser » le progrès technologique et donc les technologies elles-mêmes, l’économie du changement technique a déstabilisé ces modèles à partir des années 1980. Elle a cherché à saisir comment le contenu des technologies lui-même était dépendant des apprentissages qui permettent de leur donner corps dans les organisations. La théorie évolutionniste a représenté un important progrès de ce point de vue mais, comme l’avaient souligné Gaffard (1990) et certaines critiques des « modèles d’épuisement » (Garrouste et Héraud, 1992), elle laissait hors du champ de l’analyse économique une part importante des processus de création de technologies.

2C’est dans cette perspective qu’une jonction s’est opérée avec les travaux des sociologues de l’innovation (Callon, 1994) et la place qu’ils réservent aux processus d’appropriation. En effet, comme l’écrivait Boullier au cœur de ce débat en 1989, au-delà de la caractérisation des processus effectifs de changement technique, le « diffusionnisme » est un « positivisme de l’innovation » qu’il cerne ainsi : « une étude limitée à la diffusion postule nécessairement que ce processus se déroule sans aucune transformation de l’innovation : elle est un donné définitif auquel les populations vont s’adapter plus ou moins rapidement. C’est donc le “milieu d’accueil” qui va se transformer » (Boullier, 1989, p. 33).

3Outre le travail conceptuel d’endogénéisation des progrès techniques et des technologies accompli pour rendre perceptible la centralité des dynamiques organisationnelles, concurrentielles et institutionnelles dans leur conformation, ce sont les recherches empiriques conduites sur l’innovation et le changement technique qui ont été affectées. Il ne s’agissait plus seulement de repérer les avancées ou les retards dans l’adoption mais de se pencher sur les processus effectifs d’innovation et/ou sur le caractère actif des processus d’appropriation. En insistant par exemple sur le « learning by using » (von Hippel, 1989) ou le « learning by interacting » (Lundvall, 1992) et en en montrant les effets, les économistes évolutionnistes ont contribué à tirer les conséquences de ces critiques du diffusionnisme.

4Pourtant, la littérature sur la « transformation numérique » apparue vingt ans plus tard peut apparaître comme « diffusionniste ». Comme le rappellent Besson et Rowe (2011), les (TIC) ont longtemps été considérées par les chercheurs en système d’information comme un formidable vecteur de changement organisationnel, les conduisant « à chercher une formule universelle qui transforme toute organisation de la médiocrité à l’excellence » (Besson et Rowe, 2011 p. 5). Les auteurs conviennent cependant qu’elles produisent rarement « la révolution attendue » (p. 5). Les causes de ces échecs ont été longuement étudiées. Certaines pointent « l’inertie organisationnelle » (Besson et Rowe, 2012). Les changements promus par les systèmes d’information viendraient se heurter aux routines organisationnelles qu’il conviendrait de combattre pour opérer la transformation organisationnelle. Les termes de « résistance au changement » et/ou d’« inertie organisationnelle » trahissent une forme d’oubli des critiques faites à la fin des années 1980. Elles soulignaient que limiter son travail de recherche à la question de la diffusion « postule nécessairement que ce processus se déroule sans aucune transformation de l’innovation » (Boullier, 1989, p. 33). Au contraire, en raison de leur caractère problématique dans la division du travail et du pouvoir, l’entreprise de numérisation et les technologies qu’elle promeut font l’objet d’un examen très distancié par les utilisateurs.

5Notre recherche s’inscrit dans la perspective ouverte par ces critiques anciennes du « diffusionnisme » et les recherches qu’elle a suscitées. Comme elles, nous nous donnons pour objet les processus d’appropriation des outils numériques. Nous cherchons, non pas à identifier comment les acteurs résistent et rejettent par leur inertie la greffe numérique, mais comment, en assignant à ces outils une autre place que celle prévue, ils en redessinent les contours et le rôle. L’étude du cas de l’entretien et réparation automobile (ERA) ressort comme assez emblématique à cet égard.

6Bien que le niveau de développement des services numériques proposés dans ce secteur varie selon les enseignes, le mouvement est assez général. Ainsi, il est aujourd’hui possible de prendre un RDV et de réaliser un devis en ligne pour chiffrer le montant d’une prestation. De même, des tablettes numériques, connectées au système d’information de l’entreprise et de l’enseigne, sont utilisées lors de la réception du véhicule en présence du client. Elles permettent, non seulement de réaliser le tour du véhicule et de chiffrer « en direct » les opérations proposées, mais également de développer les ventes additionnelles sur des opérations que le client n’avait pas envisagées (changement de balais d’essuie-glace ou de pneus…). Grâce à la tablette et à l’accès immédiat aux données qu’elle offre, le client peut décider rapidement s’il accepte les propositions supplémentaires qui lui sont faites. Au terme de la prestation, il peut laisser un commentaire sur le web.

7Nous chercherons à comprendre pourquoi le déploiement des solutions numériques semble, du point de vue des acteurs, incompatible avec l’existence d’un marché « situé » c’est-à-dire « socialement structuré par des réseaux concrets d’interconnaissance dont la dynamique est celle de ses réseaux » (Courpasson, 1994, p. 221). C’est à la fois un marché construit autour des liens physiques et sociaux entre son producteur et son client et construit autour d’un territoire au sens physique du terme. Nous faisons l’hypothèse que l’existence d’un marché situé impacte l’appropriation du numérique et met en échec la constitution d’un marché transparent dans le secteur de l’ERA.

9Pour bien cerner les enjeux de l’entreprise de numérisation de l’ERA, nous présentons d’abord le secteur de l’ERA et les formes de numérisation de ses processus actuellement en cours. Nous présentons ensuite le cadre théorique de notre recherche. Une troisième partie est dédiée aux résultats de notre enquête et à la présentation des formes de diffusion des outils numériques qu’elle nous a permis d’observer. Enfin, nous proposons une interprétation des changements effectifs des organisations, du travail, des marchés et de l’industrie qui se dessinent dans le domaine de l’ERA.

1. Le secteur de l’entretien et réparation automobile et les formes de numérisation de ses process commerciaux

13Ces transformations numériques ont ensuite pour enjeux la construction du marché. Par la promotion de ces innovations numériques, les enseignes entendent faire en sorte que, depuis son canapé et sa tablette ou son smartphone, le « nouveau client numérique » puisse gérer ses réparations et faire son marché. À cette fin, il aura la possibilité de choisir son réparateur en consultant sa e-réputation, de prendre RDV quelle que soit l’heure, d’obtenir un prix en comparant les professionnels. Une fois déposé son véhicule, il pourra obtenir un devis conforme aux réparations effectivement réalisées grâce à la tablette numérique. L’offre qui en découle se veut plus transparente à deux niveaux. Le premier concerne le diagnostic. Dès lors que c’est la voiture qui émet la demande d’entretien ou de réparation, le client peut se libérer de l’expertise du garagiste face à laquelle il se sent parfois démuni pour en apprécier la pertinence. Les prix deviendraient également plus transparents car le devis serait réalisé par l’ordinateur ou la tablette plutôt que par le professionnel. L’ERA deviendrait alors une marchandise que l’on pourrait standardiser et détacher du « représentant de la marque ».

2. Nouveaux outils numériques : une histoire ancienne

2.1. Des technologies au service du client

15Lorsque l’on cherche à comprendre la façon dont les entreprises réagissent aux transformations numériques de leurs activités professionnelles, les travaux de recherche menés à partir des années 1990 sur l’impact des premiers équipements technologiques offrent déjà des éléments d’analyse. Ces travaux s’appuient notamment sur la première vague de déploiement des outils bureautiques ou des progiciels de gestion qui connaîtront un développement accéléré à partir de cette période. Quelle que soit la discipline, il est désormais établi que ces premières technologies ne sont pas de simples outils techniques tant elles tendent à transformer les pratiques et les organisations. Segrestin (2004) pointe par exemple l’ambiguïté « quasi constitutive » des ERP (Enterprise Resource Planning). Ils sont à la fois porteurs d’une volonté de développer la transversalité en rendant accessible l’information disséminée au sein des différentes strates de l’organisation et de renforcer ainsi le collectif (Greenan et Mairesse, 2006). D’un autre côté, ils obéissent aussi à des logiques de standardisation permettant d’accroître le contrôle exercé sur les pratiques. En cela, ils entretiennent une forte filiation avec le taylorisme (Valenduc, 2000 ; Gilbert et Leclair, 2004). Néanmoins, sur ce point, il convient selon Geffroy-Maronnat et al. (2004) de distinguer les grandes entreprises des petites entreprises. Moins tentées par l’obsession du contrôle, ces dernières parviendraient plus facilement à mobiliser les ERP au profit d’une organisation transversale de l’entreprise. Ces premières recherches montrent également l’importance du contexte et de l’environnement pour comprendre le processus d’intégration des dispositifs techniques, permettant ainsi de dépasser toute vision déterministe de la technique. Autrement dit, les entreprises ne sont pas de simples réceptacles des nouvelles technologies. En dépit des « cadrages cognitifs » dont celles-ci peuvent être porteuses (Segrestin, 2004 ; Boullier, 2016), il existe un « espace de délibération » (Segrestin, 2004) au sein duquel s’enracinent les usages qui en sont faits. Comme le montre l’analyse de Mallard (2014), il s’opère, à partir du milieu des années 1990, une inversion dans la manière dont sont pensés les liens entre technologies et organisation avec l’émergence de la notion d’usage. Que ce soit en économie et en science de gestion (Jaeger et Rallet 1990) ou en sociologie (Boboc, 2017), les auteurs montrent que les salariés sont acteurs et producteurs de ce processus d’intégration, passant d’une logique d’assimilation à une logique d’appropriation des (TIC). Mallard (2014) résume alors ces contributions de la façon suivante : « Les technologies ont bien des effets sur les organisations, mais ils sont médiés par des usages apparaissant de façon dynamique, selon les schémas de leur appropriation par les acteurs » (p. 60).

16Les TIC qui se déploient à cette période font entrer plus directement le client au sein des organisations. La gestion de bases de données de type CRM (Customer Relationship Management), destinées à capter et à analyser les informations relatives aux clients, date des années 1990. Outil incontournable de la personnalisation de l’offre et de la fidélisation du client, il est au cœur du processus de numérisation que connaissent aujourd’hui les entreprises. Chargé de centraliser les données numériques, son rôle et sa place se trouvent renforcés. Jaeger (1998) note que dès cette époque le déploiement des SI est déterminé par la volonté de passer d’une production poussée à une production tirée par le marché. Le CRM permettrait alors de répondre aux besoins et aux attentes du client. Les entreprises se placent ainsi sous « l’autorité croissante du client » (Ughetto, 2002, p. 1). Pour justifier leur plan d’action, leur stratégie ou encore le développement des TIC, elles énoncent ses attentes et, par là même, construisent une figure du client. Cette construction du client renvoie aux multiples « figures du consommateur » qui, depuis l’essor de l’industrie moderne, ont orienté la construction de l’offre et ont servi à justifier certaines formes d’organisation du travail. C’est au nom de cette figure du « client numérique » que les professionnels des réseaux sont censés opérer leur « transformation numérique ». Le terme de « figure » est utilisé ici au sens de la « figure rhétorique qui permet de se faire obéir et de transformer l’organisation au nom du client » (Cochoy, 2002, p. 4). La figure qu’il incarne suffit à justifier les dispositifs technologiques : « Le client devient une catégorie ex ante, un modèle construit de la réalité, qui permet à l’entreprise d’apporter des réponses préstructurées » (Benghozi, 1998, p. 16). Elle permet de justifier au sein des organisations les actions réalisées.

17Pour comprendre la façon dont agit cette « figure du client », nous nous appuierons dans la partie qui suit sur deux études réalisées sur le secteur bancaire.

2.2. Le numérique, la figure du client et le marché

18Courpasson (1994) montre comment, dans les années 1980, les banques sont passées d’un mode de fonctionnement non marchand à un mode de coordination par le marché. Cette nouvelle approche les a conduits à opérer une segmentation des clientèles par type de marché, par âge et par CSP. Les nouvelles règles d’affectation des clientèles qui ont alors vu le jour ont obligé les agents commerciaux à se spécialiser et à adopter une approche plus technique du client. Ils se sont professionnalisés et ont dû abandonner une relation clientèle fondée jusqu’ici sur la proximité locale et territoriale, au profit d’une parfaite maîtrise des méthodes d’analyse de leur segment de clientèle. La primauté du segment sur le territoire a alors conduit les agences à renoncer à une approche de « marchés situés » caractérisée par « l’encastrement » des banquiers dans les univers locaux et favorisant une relation fondée sur la confiance et la proximité. En mobilisant la notion d’encastrement, Courpasson (1994) fait ici explicitement référence aux travaux de Granovetter (1985) qui, par ce terme, désigne l’étroite imbrication entre les structures sociales et le marché. Elle se traduit, pour le banquier, par une présence forte sur le terrain et dans la vie sociale locale. À la suite des évolutions décrites par Courpasson, « le marché devient un objet dépersonnalisé ; il semble perdre sa concrétisation et sa structuration sociale locale pour devenir un espace de placement de produits » (1994, p. 215).

19Dans les années 1990, « l’orientation client » finit par s’imposer dans le secteur bancaire. À partir de l’analyse d’une série d’articles publiés entre 1997 et 2001 dans des revues professionnelles de ce même secteur, Ughetto (2002) donne à voir le travail de construction d’une nouvelle figure du client à l’intention du management bancaire. Sous l’effet d’Internet, le client serait devenu expert, parfaitement informé, conscient de ses besoins, en mesure de comparer toutes les offres du marché, de les mettre en concurrence avant de choisir la plus avantageuse. Se dessine alors la figure d’un client « plein d’assurance, parfaitement conscient de ses désirs » (p. 11). L’énoncé va de pair avec la nécessité de mettre en place de nouvelles pratiques professionnelles, dont la plus marquante est de passer « d’une orientation produit » à « une orientation client ». Celle-ci repose sur la personnalisation de l’offre ou la vente de solutions adaptées qui permettraient de combattre la menace de voir partir un client devenu volage. Cette différenciation de l’offre s’appuie sur une segmentation fine de la clientèle au moyen de logiciels de CRM.

20Néanmoins, Courpasson (1994) montre que les réformes qui consistaient à proposer une nouvelle segmentation des clientèles sont restées inabouties parce qu’elles étaient en décalage avec la réalité des « marchés situés » où évoluaient les clientèles d’une banque régionale. De même, Cusin et Ughetto ont observé un décalage entre la figure du client compétent, informé, opportuniste que brandissent les promoteurs de la banque électronique et les compétences approximatives du client (Cochoy, 2002). Cusin (2002) montre que la fidélité reste la règle. Pour comprendre ce « décalage », il faut, selon Courpasson (1994), « penser le marché comme un système concret d’acteurs » et saisir « que les relations qui se nouent dans le marché comme dans les organisations sont « imbriquées » dans un contexte social particulier et ne répondent donc pas à une régulation abstraite » (p. 222).

21L’autre raison pour laquelle les réformes sont restées inabouties est que ces nouvelles approches étaient en opposition avec la conception que les commerciaux se faisaient de leur métier au sein de ces marchés locaux. Les identités professionnelles originelles sont restées vivaces parce que, dit Courpasson (1994), « il y a, dans la nature même du marché situé, des ressources identitaires dans lesquelles le banquier […] puise pour bâtir un compromis entre la loi nouvelle du segment et la loi ancienne du territoire » (p. 224).

22Ce compromis entre l’ancienne règle et la nouvelle doit être interprété comme un contrôle par les professionnels de l’espace d’interaction entre marché des produits et marché du travail. Paradeise (1987) indique que pour saisir comment se forme, non seulement la « valeur d’usage » du travail (le rôle qu’il tient dans la production) mais encore sa « valeur d’échange » (sa contribution à la valorisation marchande) il est nécessaire de ne pas limiter la question des qualifications au seul périmètre de l’entreprise. Il faut également, écrit-elle, que « l’espace du marché des produits recouvre celui du travail à organiser » (Paradeise, 1986, p. 154). C’est dans cet espace que se construisent, se défendent et, parfois, se détruisent les identités productives, les qualifications et la « professionnalité ». C’est aussi vrai des banquiers que des garagistes.

3. Processus d’appropriation parcellaires des nouveaux dispositifs numériques

3.1. Contestation de la « figure du client numérique » par les professionnels de l’ERA

23Remettant en cause l’intention initiale, qui consiste à penser que le client souhaite pouvoir prendre son RDV en ligne, sans entrer en contact avec le professionnel ou sans se déplacer, certains garagistes font le choix de le rappeler systématiquement : « A la base quand Citroën l’a créé, ils nous ont dit, il ne faut surtout pas rappeler les gens, car justement si les gens prennent des RDV en ligne c’est pour ne pas être sollicités. Mais, systématiquement on rappelle les gens, parce que déjà, ils y trouvent de l’intérêt, ils y trouvent une reconnaissance, et surtout ça permet de prendre un vrai RDV ». (Agent Citroën). Lorsque ce professionnel parle de « vrai RDV » il renvoie à la nécessité de « requalifier » les besoins du client, car malgré les outils numériques à sa disposition, la demande du client est jugée trop imprécise : « Ils vont cliquer par dépit ou alors ils vont marquer « contrôle général » ou « réparations autres » parce qu’ils ne savent pas exprimer leurs besoins, c’est pour ça qu’on les rappelle ». (Agent Citroën). Pour le garagiste, recontacter le client permet de s’assurer que la durée du RDV prévu est conforme aux travaux à réaliser et que les pièces à commander correspondent aux besoins. Si la démarche est d’abord liée à une problématique d’organisation du travail, cet échange permet aussi au professionnel de réaffirmer son expertise. Il rappelle en effet que, contrairement à ce que pourrait laisser croire la numérisation et la possibilité qu’elle donne au client de prendre un RDV en ligne, il est le seul à pouvoir juger de ses besoins.

24La difficulté pour le client de définir ses besoins apparaît de façon plus forte encore lorsqu’il s’agit de réaliser un devis en ligne. Si les opérations d’entretien courant (vidange par exemple) peuvent facilement être chiffrées, d’autres interventions sont plus difficiles à évaluer par le client comme nous le confie cet agent : « On a un sacré problème avec nos clients qui font leur devis, ils sont complètement à côté de la plaque ». (Agent Peugeot). Le professionnel rappelle ainsi que l’ERA ne peut être réduit à un bien standard. L’historique du véhicule joue un rôle essentiel dans l’estimation des coûts et de ses besoins : « Les devis en ligne moi je n’en fais pas. (…) pour tout ce qui est embrayage, révision ou autre (…) ça va à l’encontre de la qualité, c’est-à-dire qu’aujourd’hui un nouveau client qui arrive : Est-ce qu’il a respecté le plan d’entretien constructeur ? Est-ce qu’il a décalé ses révisions ? Est-ce qu’il est dans le bon intervalle ? Est-ce que c’est un véhicule qui est suivi ou pas ? Qui est soigné ou pas ? » (Agent Citroën). Cette méfiance est d’autant plus forte que l’usage de cet outil peut se révéler risqué pour le client comme pour le professionnel. Informé au préalable du prix à payer, le client accepte difficilement d’autres travaux qui, à l’examen du véhicule, peuvent se révéler nécessaires : « Avec le devis en ligne, le client arrive, on a beau faire le tour du véhicule et lui dire, y’a ça, ça et ça. Il répond, moi je veux payer ce que j’ai demandé, point. C’est beaucoup plus compliqué ». (Concessionnaire Renault). En suggérant au client qu’il est en mesure d’identifier ses besoins, le devis en ligne disqualifie l’expertise du professionnel.

25La méfiance qu’expriment ici les professionnels à l’égard des RDV et devis en ligne se manifeste également vis-à-vis de la tablette. En effet, ce nouvel outil n’est pas sans perturber l’organisation du travail. Par exemple, lors de la réception du véhicule, il est difficile pour les professionnels d’utiliser cette interface face à des clients pressés : « C’est très beau sur le papier, mais c’est très dur à mettre en place parce que, pour le réceptionnaire, c’est compliqué de mettre la voiture sur le pont, il y a trois personnes derrière qui attendent. C’est vrai que ça permet de vendre plus, c’est facile à expliquer, tout le monde y croit, mais ça ne fait pas gagner du temps au réceptionnaire (…), ça lui prend du temps. Il y a M. Dupont qui attend ». (Concessionnaire BMW). Certains agents craignent également qu’elle ne vienne perturber leur relation avec le client : « C’est dans l’air du temps, on prend la tablette, on fait le tour avec le client, on lui dit « Ah, attention, vos pneus ! ». On prend le machin pour mesurer les pneus. Ça c’est bien dans la pub, mais dans la vie de tous les jours, pour nos structures, nos clients, ce n’est pas ce qu’ils recherchent. Pour moi, on n’est pas crédible ». (Agent Citroën).

26L’outil est ici soupçonné de fragiliser la relation de confiance établie avec le client qui se fonde sur la capacité du professionnel à ne pas passer auprès de son client pour « un commerçant » qui chercherait à lui facturer sa prestation au maximum : « Je me laisse la liberté de ne pas faire tout le tour du véhicule avec eux. Je ne les rappelle jamais avant 45 mn, après la dépose du véhicule, pour que ce soit crédible, ou qu’on ne soit pas forcément des rabatteurs de chiffres supplémentaires ou autre. Je préfère faire le tour du véhicule, les rappeler et quand je les rappelle ¾ d’heures après en disant : « Ecoutez, mon technicien vient de me faire un retour sur votre véhicule, il m’a montré ça, ça, ça, il faudrait faire ça en priorité ». Là, le client il est beaucoup plus attentif, il se dit que j’ai vraiment une expertise professionnelle, consciencieuse, avec des priorités et, là, 98% du temps le client accepte ». (Agent Citroën). Ce garagiste qui préfère se passer de la tablette, sans pour autant renoncer aux « ventes additionnelles », souligne ici toute l’importance du « tempo » quant à la proposition commerciale qui sera faite et dont dépend la crédibilité de son expertise.

27Le type d’outil utilisé et l’ordre dans lequel ils se succèdent tout comme le choix de les utiliser sont vécus comme cruciaux. En témoigne cette « leçon » de la bonne prise en charge de la demande client par un responsable de garage : « T’as un client qui arrive qui dit : « J’ai un voyant qui s’allume » bon, le garagiste de base : « Ouais, vous avez votre carte grise ? ». Pas bon. Monsieur : « Bonjour, j’ai un voyant qui s’allume ». « Un voyant qui s’allume, il est comment ? » « Il est triangulaire, ça ressemble à une cocotte-minute ». Avant de toucher la moindre touche de l’ordinateur, tu te lèves, tu lèves le capot, tu regardes la bagnole, même si tu ne regardes rien, parce qu’il n’y’a rien à voir, tu t’occupes de lui, tu rassures le client, voilà ». (Agent Peugeot). Prendre en considération la demande du client suppose ainsi dans un premier temps de tenir à distance l’ordinateur avec lequel le professionnel saisit l’ordre de réparation (O.R.). L’expertise que lui reconnaît son client ne passe pas par l’outil qui doit rester en « back office ». Contrairement à ce que peut laisser penser l’incitation au développement numérique, ce qui importe d’abord c’est sa capacité à identifier l’origine du dysfonctionnement sur la base de ses connaissances. Le professionnel sait que c’est à cette condition qu’il pourra entrer en relation avec son client, le rassurer et gagner sa confiance.

3.2. Le jugement du professionnel au cœur de la relation commerciale

29L’une des ambitions portées par l’exhibition de la figure du « client numérique » consiste à transformer l’acte technique, réparer un véhicule, en un acte commercial. En effet, les professionnels de l’ERA, volontiers considérés comme de bons techniciens, sont stigmatisés de manière récurrente comme de piètres commerçants qui sous-exploiteraient les possibilités offertes par les outils du marketing relationnel développés par les éditeurs de progiciels. Il leur est souvent reproché de ne pas renseigner la base de données clients (CRM) et/ou de ne pas l’exploiter. Ils renonceraient ainsi aux bénéfices qu’offrirait une vraie gestion de la relation client adossée aux outils numériques, comme en témoigne ce professionnel de solutions de progiciels dédiés aux agents et aux MRA : « On va leur montrer qu’on est capable de faire de la relance, de proposer une liste de clients à relancer intégralement. Ils vont trouver ça intéressant, mais dans la pratique, ils vont nous dire c’est bien, mais je n’ai pas le temps. Il y a ce décalage-là qui est encore assez fort. » La tablette, le RDV et le devis en ligne apparaissent comme de nouveaux dispositifs techniques chargés d’équiper le processus commercial, de le normaliser et d’en garantir la réussite. En imposant un tour du véhicule dont la durée et le déroulement seront les mêmes dans tous les garages, en indiquant les ventes additionnelles conseillées en fonction des indications saisies, la tablette vise à contraindre l’approche du client par le professionnel. Il ne pourra plus se soustraire aux étapes jugées indispensables. De plus, les coordonnées du nouveau client numérique seront directement captées et intégrées dans la base de données. En un seul clic le professionnel pourra facilement réaliser les campagnes marketing prescrites par l’enseigne qu’il peine aujourd’hui à mettre en œuvre du fait d’une base de données insuffisamment renseignée.

30Par ailleurs, la diversité des supports mobilisés et l’usage inégal qu’ils en font sont parfois perçus comme une source d’éparpillement, de perte de temps, voire d’archaïsme. Le développement des outils numériques vise à introduire une continuité dans le « parcours client », depuis le premier contact en ligne, jusqu’à la restitution du véhicule. Les éditeurs de logiciels qui promeuvent cette transformation numérique parlent ainsi d’un « parcours client sans coutures ». Ils défendent des solutions intégrées qui évitent toute « re-saisie ». Pourtant, c’est précisément cette hétérogénéité qui constitue, selon Denis (2003), la force des « chaînages techniques », notion utilisée par l’auteur pour rendre compte de la façon dont les outils interviennent dans l’activité des TPE. Cette expression renvoie à la façon dont les supports de communication s’enchaînent, se combinent et s’articulent lors du traitement de la demande du client pour former une activité, à la fois composite, réfléchie et cohérente. Alors que le logiciel sera adapté à la manipulation et au tri des informations, le téléphone offrira plus de réactivité dans le traitement de la demande client. Dans notre cas, dès lors que les compétences relationnelles sont au cœur de la pratique des garagistes, elles doivent pouvoir, pour s’exercer et se manifester, faire irruption au milieu de la pluralité des outils numériques qui équipent sa relation client : le garagiste brise alors la continuité numérique pour préserver ces espaces. Rappeler le client ayant pris un RDV en ligne, mettre à distance le devis en ligne ou se passer de la tablette pour reprendre la maîtrise du tempo sont trois dérogations au process théorique déterminées par la nécessité de maintenir cette relation mise à mal par les interfaces numériques : « On nous demande de faire vivre au client une expérience qualitative et enrichissante et, d’un autre côté, on fait tout pour dématérialiser les expériences, ou les points de vente et les intervenants. » Et de préciser : « À un moment donné il y a quand même une prise de contact nécessaire » (Agent Citroën). Cet agent rappelle ici qu’il est face à un client concret. C’est à condition d’en tenir compte qu’il pourra maintenir la confiance et l’appariement singulier caractéristique de la relation commerciale des TPE (Dubuisson-Quellier, 2003 ; Mallard, 2011).

31Contrairement aux reproches qui leur sont souvent faits, la relation que ces professionnels de l’ERA entretiennent avec leurs clients ne saurait se limiter à leur seule expertise technique. Sachant qu’il y a généralement un choix à effectuer, en proposant par exemple une vidange avec ou sans changement de filtre, ils passent de la technique au commercial lorsqu’ils « conseillent » le client sur les choix à faire. La question de savoir si c’est une opération commerciale ou une opération technique ne se pose pas. De même, si, après le diagnostic technique, des décisions sont à prendre sur une réparation a minima ou une opération plus ample, la confirmation ou la modification de l’ordre de réparation (OR) initial au téléphone avec le client aura la même « double nature ».

32En matière d’ERA, les dispositifs numériques qui interviennent au niveau de chaque maillon et, surtout dans les passages d’un maillon à l’autre, renvoient l’idée que ce qui est perçu comme singulier et requérant le jugement du professionnel et du client peut, grâce à la « big data », être rabattu sur des situations simples. En mobilisant un nombre accru de variables, comme le permettent les outils numériques, les enseignes considèrent que ces derniers peuvent répondre à la demande du client mieux que ne le feront les artisans et qu’ils peuvent se substituer à leur jugement. En doutant de la pertinence d’opter pour un environnement entièrement numérisé, c’est précisément ce à quoi les professionnels s’opposent.

33Si tel est le cas, c’est parce qu’il en va de la défense de leur travail, de leur qualification, voire de leur « identité professionnelle » étroitement associée à la conception qu’ils se font de leur marché. Là où le numérique renvoie, de fait, pour les têtes d’enseigne à une entreprise disciplinaire qui entend « désencastrer » le marché de l’ERA et en proposer un traitement normé défini « en centrale », les professionnels « indépendants » accomplissent un travail commercial qui « re-complexifie » les demandes. Nous verrons que si cette contestation est observable à la fois chez les concessionnaires (R1) et les agents (R2), elle s’exprime à des degrés différents.

4. La nature de la contestation de la transformation numérique

4.1. Marque constructeur et réseau de distribution : une dépendance mutuelle régulée

35Nous allons nous concentrer ici sur le cas des réseaux de marques, qui résume assez bien la problématique générale des acteurs de l’ERA face à leurs enseignes. En effet, dans ces réseaux, la transformation numérique souhaitée paraît a priori facile à implémenter. Les constructeurs automobiles ont la capacité d’obliger les affaires à s’équiper, à se former et à se comporter comme ils le souhaitent en raison de l’importance économique du « panneau » de la marque qu’il représente pour les PME et TPE de l’ERA. Le droit européen de la distribution automobile s’étant, depuis 2010, rapproché du droit de la franchise, la capacité de prescription par les constructeurs de leurs « solutions numériques » s’est trouvée accrue en rendant les résiliations plus faciles.

37Les parts de marché des constructeurs dépendent de la capillarité de leurs réseaux. Leur capacité à les intégrer sur le plan financier d’abord (Tedlow, 1996) et sur le plan opérationnel ensuite (Clarke, 2007) a d’emblée été faible. Le schéma qui s’est constitué dès les années 1910 aux États-Unis est universel et d’une remarquable stabilité. Dans le contexte français, il s’adosse à une action collective. En dehors des syndicats patronaux (CNPA, FNAA…), des chambres des métiers et de l’OPCA de la branche (l’ANFA), constructeurs et acteurs de l’ERA structurent leur dialogue via des « groupements » de concessionnaires et d’agents. Ils incarnent la nécessité pour les constructeurs d’accepter que ces instances viennent corriger l’inégalité de pouvoir de négociation et de composer avec leurs représentants coalisés sur les points problématiques de leurs relations quotidiennes. Cette institutionnalisation permet aux patrons des PME et TPE de l’ERA de s’imposer comme tels en faisant de leur refus de se plier à telle ou telle injonction un refus collectif qui leur évitera d’encourir des sanctions.

38Ces dispositifs sont la toile de fond sur laquelle les constructeurs vont devoir inscrire leur entreprise de « numérisation » des pratiques commerciales. Les institutions professionnelles sont des instances actives qui n’hésitent pas à dire dans quelles conditions cette entreprise pourra s’opérer. Leur présence et la prise en compte par les constructeurs de leurs remarques ou réserves viennent ainsi redoubler et conforter le fait que les marchés sont situés. Il faut néanmoins différencier les formes que prennent les résistances respectives à la numérisation de leurs pratiques des R1 et des R2.

4.2. La contestation experte et managériale des R1

40D’abord, les responsables des sites qu’ils gèrent sont responsables de leurs équipes et de la bonne marche des principales opérations. Lorsque la configuration des outils pose plus de problèmes qu’ils n’en résolvent à l’atelier, ils trouveront le soutien de la direction pour ne pas les utiliser, comme c’est le cas pour la tablette selon le concessionnaire BMW évoqué précédemment. Le rôle du management du groupe sera alors de faire en sorte que cela n’ait pas de conséquences sur le versement des différentes primes du constructeur.

41Ensuite, parce qu’ils gèrent plusieurs marques, les groupes ont des points de comparaison entre les outils que leur imposent les différents constructeurs. Ils peuvent s’en servir pour critiquer les propositions et demander des inflexions. Ils peuvent le faire directement car beaucoup d’entre eux se sont dotés de responsables centraux d’une marque dont le travail est précisément de gérer la relation avec le constructeur. Ils peuvent également le faire par l’implication forte qu’ils ont dans les différents « groupements de concessionnaires ».

42Enfin, beaucoup de groupes se dotent aujourd’hui d’une « direction du digital » dont la fonction est de compléter, voire de contester, l’entreprise des constructeurs. Par exemple, face à la piètre qualité des « leads » communiqués par le CRM des constructeurs qu’il va obliger chaque point de vente à traiter dans des délais imposés, le groupe recourt à des prestataires spécialisés pour l’aider à mieux les qualifier et à perdre ainsi moins de temps à rappeler en vain des « prospects ». De même, certains groupes développent leurs propres sites Internet pour rendre visibles tous les stocks de véhicules d’occasion (VO). Ils contestent numériquement la « propriété des clients » et la primauté des « labels VO » des constructeurs.

43Ainsi, même lorsque les représentants des enseignes souscrivent volontiers à la nécessité de la transformation numérique, ils maintiennent un rapport distant aux dispositifs proposés par souci d’opérationnalité d’abord, et par souci de maîtrise de l’interface client ensuite.

4.3. La contestation située des R2

44Pour les R2, la situation est différente car ils sont moins associés aux marques qu’ils représentent. Alors que les concessions sont d’abord identifiées à leur marque et secondairement au nom du groupe auquel elles appartiennent, le R2 peut prétendre que les gens viennent chez lui avant de venir chez son constructeur comme aime à le rappeler cet agent Citroën : « J’ai des gens qui viennent chez moi, à qui je ne vends même pas que des Citroën et ils me disent, nous on achète une “Éric” [prénom de l’agent], on n’achète pas une Renault, une Peugeot. » Le fait qu’ils traitent des véhicules d’autres marques joue un rôle important. Dès lors que la pérennité de la représentation de la marque sur un territoire dépend aussi de ce complément d’activité indispensable à l’équilibre économique de l’affaire, cette réalité s’impose au concessionnaire et au représentant régional du constructeur. Elle signifie que l’alignement des intérêts de l’agent sur ceux du R1 et de la marque est un alignement imparfait mais qu’il ne peut en être autrement.

45Historiquement, tant que les constructeurs se contentaient de laisser leurs réseaux traiter des « marchés situés », ceci ne posait pas de problèmes. Au tournant des années 2000, les constructeurs ont procédé à une reprise en main (Jullien, 2001). Via le statut de « réparateur agréé », ils ont formulé des exigences accrues en termes de signalétique, d’aménagement, d’équipement et de formation. Celles-ci n’étaient accessibles qu’aux structures importantes où les véhicules de la marque faisaient l’essentiel des entrées atelier. Dès lors, la population des agents a décliné. Aujourd’hui, l’offensive numérique des constructeurs intervient dans un contexte où ceux-ci ne se battent plus pour « nettoyer » leurs réseaux secondaires mais pour les maintenir. Ils savent que toute réduction de leur capillarité réduirait leurs parts de marché.

47Malgré cet attachement à leur marque, la représentation du « marché » qui sous-tend l’entreprise de numérisation n’est pas la leur. Le « client numérique » qui veut traiter l’ERA de son véhicule comme ses achats sur Amazon en mettant chacun en concurrence et en décidant et payant sur le site n’est pas le leur. Si la tablette comme le devis en ligne suscitent d’assez vives réticences, c’est parce que cela désencastre la relation en construisant une figure du client et du garage qui paraît presque inconvenants. Il n’y aurait alors « plus de questions à se poser », plus de choix à proposer, plus de place pour exercer son jugement et sa connaissance de son client.

48Ce n’est alors plus seulement l’intérêt du travail, son sens et sa nature qui seraient transformés. Seraient alors redéfinis le marché et les places qu’il assigne aux uns et aux autres. En rendant le travail commercial numérique, professionnel et normé, le numérique organise l’unité de la promesse de la marque et la substituabilité de ceux qui la représentent. C’était déjà le but de Hoyt, à l’initiative de la gestion scientifique de la force de vente en 1912 (Cochoy, 1994). Le client peut alors passer du web au point de vente et d’un point de vente à l’autre sans discontinuité de son « expérience client ». Le problème est alors que si tous les professionnels utilisent ces outils qui se ressemblent, les clients n’ont plus le choix qu’entre le même. Conformément à ce qui se passe dans les enseignes de réparation rapide ou de centre-autos, « l’expérience client » est proche et elles ont une « capacité de rétention » très faible.

49Sans être plus chers que ces acteurs, les R2 résistent. Ils manipulent précautionneusement les outils que la numérisation de leurs pratiques voudrait qu’ils embrassent. Ils privilégient dans la gestion de leur temps et de leurs clients l’activité relationnelle qui leur permet de produire la confiance. Leur identité professionnelle joue comme une conscience confuse de ce « positionnement » et de sa soutenabilité. Face à l’offensive numérique, ils font le tri entre ce qui leur permet de mieux faire leur travail au profit de leurs clients et ce qui les amène à consacrer trop de temps à des activités qui ne leur apportent rien et les transforment en exécutants. Ce faisant, ils se donnent les moyens, malgré – ou avec – le numérique, de continuer de construire le marché.

50Parce qu’ils réussissent assez bien cette entreprise, les enseignes savent qu’il faut composer avec eux. Ces derniers n’hésitent pas à « activer » leurs groupements qui négocient les outils, leurs spécifications, le tempo auquel il faudra les adopter et les programmes de formation permettant d’en accompagner le déploiement. Par exemple, sur les sites constructeurs, le client ne peut pas comparer directement les devis proposés par les différents R1 ou R2. Les groupements ont obtenu qu’il faille d’abord choisir son garage pour obtenir son devis. Chaque R2 rentre ses barèmes horaires et les pièces avec lesquels il entend travailler. Si cela n’interdit pas les comparaisons, cela réduit la comparabilité des prestations proposées. Ils préservent un espace au relationnel et aux jugements du client et du professionnel. Le devis en ligne est alors une opportunité pour faire venir le client au garage physiquement ou par téléphone et pour reprendre alors le travail relationnel.

51Une fois l’équipement numérique de la relation commerciale assuré, le marché conçu « comme un système concret d’acteurs » (Courpasson, 1994) reste un marché structuré autour d’une grande variété de traitements des véhicules et des automobilistes. La « norme de consommation » en matière d’ERA est de facto définie par les artisans et place les acteurs les plus avancés dans leur « transformation numérique » en position de challengers.

Conclusion

52En réponse à la nécessité d’opérer sa transformation numérique, l’action économique ne saurait être réduite à une « décision d’adoption ». Les processus d’appropriation ont vocation à altérer les nouvelles technologies. Ainsi, sans refuser le numérique, les entreprises exhibent une « raison pratique » qui dessine la pluralité des mondes possibles (Salais et al., 1998). Il en résulte que la transformation numérique effectivement observable est assez éloignée du changement promu.

53Face à ce projet se posent des questions de dépossession et de déqualification des professionnels concernés. Dans le cas du secteur de l’ERA, ce sont des « patrons » qui sont impliqués. Sont alors en cause la question de leur travail et de celui de leurs employés, celle de leur statut de « patron », celle de la valeur de leurs affaires et celle de la « nature » du marché. Confrontés aux « dangers de la réduction » par le numérique, les acteurs de terrain complexifient le problème. Ils le font d’abord parce que leur expérience passée les conduit à constater un écart entre la « figure du client » promue par leurs enseignes et celui qu’ils voient tous les jours. Ils le font ensuite parce que le temps qu’ils perdent à se plier aux exigences qui pèsent sur eux les confirme dans cette conviction. Ce faisant, ils défendent leur statut d’entrepreneurs aptes à juger mieux que l’intelligence artificielle ce qu’il convient de proposer à « leurs » clients. Ainsi, ce que cette étude empirique donne à voir relève moins de l’inertie que de l’inscription de ce changement technique dans un système de relations inter-firmes et de relation au marché.

54En contrepoint, notre analyse est aussi susceptible de donner à voir ce qu’il manque aux travailleurs des plateformes et à leurs organisations collectives pour pouvoir résister aux formes de numérisation qui les concernent. En effet, dans le cas de l’ERA, comme pour Uber ou Deliveroo, le numérique est censé permettre à une marque de déléguer la relation directe avec le client tout en conservant les données qui lui sont liées (Jan, 2018). Tels qu’ils sont développés par les éditeurs de logiciels et les concepteurs des applications, les outils permettent à l’enseigne d’exercer une surveillance de la multiplicité des opérateurs sous-traitants connectés à son cloud à chaque moment de leurs process. De ce point de vue, les enjeux de la numérisation que nous avons décrits ont une parenté avec ce que les plateformes imposent aux indépendants qu’ils font travailler. Néanmoins, à la différence de ce que l’on observe dans leur cas, le projet bute dans l’ERA sur le caractère situé des marchés et la forte institutionnalisation des professions concernées (Jobert, 2003). Il en résulte que les acteurs concernés disposent de capacités individuelles et collectives de contestation dont les travailleurs des plateformes sont dépourvus car, dans leur cas, le marché est construit et créé par les plateformes qui les emploient.