1Dans une information de janvier 2016 adressée aux préfets de région et de département, le ministre de l’Intérieur détaillait les principes et modalités des schémas régionaux d’accueil des demandeurs d’asile (SRADA) que l’État français cherchait à mettre en place pour « assurer une meilleure répartition territoriale de l’offre d’hébergement dédiée aux demandeurs d’asile ». En parallèle, lors d’opérations successives de démantèlement de la « jungle » de Calais en 2015 et 2016, des dizaines de bus étaient loués pour acheminer celles et ceux qui avaient accepté la proposition de l’État de séjourner dans un des multiples centres d’accueil et d’orientation (CAO) ouverts à la hâte sur l’ensemble du territoire. Des personnes étaient ainsi déplacées du nord de la France vers des lieux éloignés et localisés hors des grandes métropoles. Se renforçaient ainsi les contours d’une géographie de l’asile déconcentrée, incluant des espaces jusqu’alors restés marginaux dans l’accueil des exilés (Gourdeau, 2018).

2Cette politique de dispersion des structures d’hébergement, et par conséquent des exilés, n’est pourtant ni nouvelle ni propre à la France. L’institutionnalisation du dispositif d’accueil en France au milieu des années 1970 a d’emblée reposé sur un double principe de centralisation et de dissémination des centres d’hébergement sur l’ensemble du territoire guidé par deux critères : la concentration de populations étrangères et la situation économique de la zone envisagée (Masse, 2001). Des communes rurales ont ainsi dès le départ été incluses dans l’accueil de réfugiés, indochinois notamment (Simon-Barouh, 1989). Les évolutions du dispositif dans les décennies suivantes ont suivi ce principe initial, la répartition nationale se doublant dans les années 2000 d’une redistribution à l’échelle départementale puis régionale (Bonerandi, 2008).

3Ce faisant, la France reprenait à son compte une pratique déjà en vigueur dans d’autres pays. L’Allemagne, qui l’avait instaurée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour l’accueil des membres des minorités allemandes d’Europe centrale, orientale et d’Union soviétique, l’utilisa en 1974 pour l’accueil de demandeurs d’asile (Boswell, 2003). Cette politique se diffusa alors sur le continent européen (Robinson et al., 2003). La Grande-Bretagne élabora à la même époque un mécanisme de répartition volontaire d’une partie des demandeurs d’asile ; ce mécanisme fut rendu obligatoire et étendu à l’ensemble des requérants à l’asile en 1999 (Dwyer et Brown, 2008). Bien qu’élaborées dans des contextes très différents, ces mesures nationales convergeaient autour d’un leitmotiv, celui du « burden sharing » (partage du fardeau), de la répartition des « coûts » financiers, sociaux et symboliques de l’accueil des demandeurs d’asile et réfugiés sur un territoire national donné. Une préoccupation similaire émergea à l’échelle européenne au début des années 1990 et généra des réflexions autour des modalités de répartition des demandeurs d’asile entre les États membres (Boswell, 2003). Depuis le milieu des années 2010, le mécanisme dit de « relocalisation » a ravivé cette discussion et souligné le caractère néolibéral des transformations engagées dans la gestion de l’accueil : délégation de la prise en charge de l’asile, multiplication des appels d’offres à destination du secteur privé, pression sur les coûts de prise en charge des demandeurs, etc. (Novak, 2019 ; Aquilina et Bugnot, 2017).

4À partir d’enquêtes menées dans un large quart sud-ouest de la France et de l’analyse de bases de données quantitatives, cet article examine la répartition des exilés dans des espaces ruraux. Il cherche à comprendre comment la politique de répartition territoriale a des répercussions sur leur prise en charge et sur l’engagement en faveur des exilés de citoyens de communes rurales. Il s’inscrit dans les activités en cours du programme CAMIGRI qui, depuis 2016, se consacre à l’analyse des mutations des campagnes françaises dans la dynamique des migrations internationales. En cours de réalisation, les travaux entrepris visent à documenter et à mieux comprendre la diversité des modalités d’accueil des exilés au sein des territoires ruraux. Quelle place occupent aujourd’hui les campagnes dans le dispositif national d’accueil de cette population ? Comment s’y déroule l’accueil voire l’installation des demandeurs d’asile et réfugiés ? Quels sont les acteurs impliqués et comment la prise en charge institutionnelle s’y articule-t-elle avec l’action de collectifs bénévoles de plus en plus nombreux ?

Encart méthodologique 1 : Quelles sources statistiques pour une approche géographique des exilés en France ?

Le dispositif national d’accueil (DNA) des exilés : une politique de dispersion territoriale

Mobiliser l’ensemble des territoires départementaux et régionaux

8L’augmentation du nombre annuel de demandes d’asile et l’allongement considérable des délais de traitement des dossiers accroissent la durée des séjours dans les centres. La proportion d’exilés qui ne peuvent y être hébergés ne cesse d’augmenter au fil des ans. À partir des années 1990, l’évolution du dispositif est donc toujours étroitement liée à l’hébergement hors dispositif et aux durées des procédures administratives.

13Les schémas régionaux des deux régions étudiées retranscrivent différemment ces grandes orientations. En Occitanie, l’objectif du schéma est d’harmoniser les capacités d’accueil entre départements des anciennes régions. En Nouvelle-Aquitaine en revanche, la réflexion est située sur le plan démographique et soutient l’idée d’une orientation plus marquée vers les départements les moins densément peuplés de la région. Les SRADA appellent par ailleurs à prendre en considération l’équipement en services. Ainsi, en Occitanie, la proximité des établissements de santé et des aéroports est un critère pour l’évolution du dispositif.

14Dans un contexte d’ouverture hâtive d’hébergements, la disponibilité de biens immobiliers notamment détenus par l’État apparaît être un critère déterminant. Se dégage au final une approche fonctionnelle de l’espace où l’évaluation des ressources favorisant l’inscription socio-économique et sociale de ces structures d’hébergement semble d’ordre secondaire.

Un déploiement récent du DNA dans les espaces peu denses, ruraux et périurbains

15La politique de déploiement de l’hébergement des exilés menée par l’État français depuis les années 1990 reste difficile à appréhender dans ses traductions concrètes (cf. Encart méthodologique 1). L’utilisation de données portant sur la localisation à l’échelle communale des différentes structures et sur leurs capacités d’hébergement en 1999, 2017 et 2019 permet néanmoins d’apprécier la dynamique la plus récente et de la comparer avec l’état du dispositif à la fin des années 1990 (Carte 2).

16Des différences de répartition régionale dans le DNA sont notables : en 1999, le dispositif se déploie surtout dans le sud-ouest de la France et dans la moitié nord-est du pays. Les espaces ruraux et périurbains apparaissent comme essentiels au déploiement du dispositif. En 1999, les deux tiers des bassins de vie disposant d’infrastructure(s) d’hébergement sont de densité intermédiaire ou peu denses, situés en particulier dans le Nord-Est et le Sud-Ouest de la France. Si les grandes villes sont dotées de plus grandes capacités d’accueil, la dispersion du dispositif au-delà des grandes métropoles est donc visible dès la fin des années 1990. Par ailleurs, son déploiement a reposé sur deux logiques : l’augmentation des capacités d’accueil dans les territoires déjà dotés et la création de structures dans de nouveaux territoires. Ainsi, entre 1999 et 2017, la part des bassins de vie densément peuplés ayant au moins une structure a doublé pour atteindre 96 %, alors que la part des territoires de densité intermédiaire ou (très) peu denses est passée de 2 % en 1999 à 19 % en 2017. De sorte qu’en 2017, la moitié des bassins de vie disposant d’infrastructure(s) sont peu denses, et un tiers sont de densité intermédiaire. Au cours des années 2000 et 2010, le dispositif s’est donc déployé en s’appuyant largement sur les territoires périurbains et ruraux. Sur la période la plus récente, entre 2017 et 2019, son déploiement se traduit plus par une augmentation des capacités d’accueil dans les bassins de vie disposant déjà de structures — ce qui est lié notamment à la diversification des types d’infrastructures (Graphique 1) —, que par la création de structures dans de nouveaux territoires. Si les centres urbains de plus de 200 000 habitants semblent particulièrement mobilisés de ce point de vue, une augmentation conséquente des capacités d’accueil dans les bassins de vie extra-urbains est à noter.

17L’évolution du dispositif national d’accueil depuis la fin des années 1990 semble bien portée par une logique de répartition sur l’ensemble du territoire national, ce qui se traduit par une forte dispersion des dispositifs d’hébergement entre les régions et entre les types d’espaces. Si cette distribution est déjà ancienne, la multiplication récente des dispositifs d’hébergement conduit à des répartitions spatiales différenciées par type de structure et vient in fine renforcer le rôle des espaces ruraux et périurbains comme territoires privilégiés par la politique de déconcentration à l’échelle nationale (Carte 3).

19Deux types de structures se distinguent par leur forte implantation hors des grandes villes : les CADA et les CAO. Seuls 20 % des bassins de vie disposant de CADA et 24 % de ceux disposant de CAO sont densément peuplés. Un grand nombre de CADA sont situés dans des communes périurbaines en périphérie des agglomérations parisienne et lyonnaise, dans des petits bourgs ruraux du centre de la France et dans des communes rurales peu denses du Sud-Ouest et du Massif central. Cette répartition spatiale des CADA a évolué ces dernières années avec une augmentation des capacités d’accueil dans les bassins de vie déjà pourvus, surtout hors des grandes villes entre 2015 et 2017 et plutôt au sein des grandes agglomérations entre 2017 et 2019. De nouveaux CADA ont également ouvert dans des bassins de vie qui n’en possédaient pas, surtout en Bretagne, dans le Massif central et en Rhône-Alpes. Cette répartition spatiale et son évolution récente matérialisent l’ancienneté d’une politique de dispersion de l’hébergement institutionnel des exilés sur le territoire national et la poursuite de cette tendance.

20Les CAO constituent quant à eux un exemple saillant des effets géographiques des politiques les plus récentes. Ils ont pour mission de disperser la population exilée depuis certains lieux, ce qui conduit à une répartition spatiale atypique : ils sont présents dans chaque région sauf en Île-de-France, et à l’échelle infrarégionale ils sont parfois absents des métropoles régionales (Bordeaux, Nice, par exemple). Ils se caractérisent par une forte implantation en milieu rural : 40 % des bassins de vie ayant des CAO sont des bassins de vie de faible ou très faible densité. Ce sont plus précisément des communes rurales isolées dans le Limousin et dans le Massif central, et plutôt de petits bourgs ruraux dans le Centre et dans la région Pays de la Loire. Enfin, dans la moitié nord et dans le Sud-Est de la France, les CAO implantés hors des grandes métropoles se trouvent surtout dans les petites villes des bassins de vie de densité intermédiaire.

Des conditions locales d’accueil diversifiées en milieu rural

21La suite de l’analyse repose sur le matériau de deux terrains d’enquêtes, choisis en considérant la diversité des espaces ruraux et la dimension historique des logiques et pratiques de l’accueil des exilés en milieu rural (Cf. Encart méthodologique 2).

23En Occitanie, le CADA étudié vient de fêter ses vingt ans d’existence et témoigne d’une expérience collective de l’accueil inscrite dans la durée. Il a été ouvert dans un espace enclavé de moyenne montagne. La situation démographique y est faiblement déficitaire dans la mesure où l’apport migratoire, significatif depuis les années 1970, permet de compenser les conséquences du vieillissement de la population. Ce terrain d’étude appartient aux territoires concernés par les différentes vagues de néoruraux (souvent liées à des contestations sociales : Mai 1968, CPE 2006 ou en rupture avec des modes de vie urbains et consuméristes) dont les mouvements successifs ont contribué à diversifier les profils socioprofessionnels, les projets d’installation économique et les modes de vie. Il se distingue par une certaine tradition d’accueil ou d’ouverture à des populations « non-autochtones ».

24Au regard de la diversité des espaces ruraux, l’analyse proposée prend place dans deux territoires distincts (cf. Encart méthodologique 2). Le choix des terrains d’enquête a été guidé par le souci de considérer la dimension historique des logiques et pratiques de l’accueil des exilés en milieu rural.

Encart méthodologique 2 : Saisir les dynamiques locales de l’accueil dans des territoires ruraux contrastés

25La dispersion des structures d’accueil des exilés est décidée au niveau national après que les préfectures ont fait remonter les propositions d’ouverture de centres formulées par les organismes gestionnaires. Les élus locaux sont impliqués de manière variable dans cette première phase du processus et ne sont parfois sollicités qu’une fois la décision prise. Le CADA en Occitanie et l’HUDA en Nouvelle-Aquitaine illustrent deux positions distinctes des premiers édiles sur l’ouverture de structures d’hébergement sur leurs communes. Les deux municipalités ont en commun d’avoir eu à gérer des décisions d’implantations prises à l’initiative des autorités préfectorales. Pour autant, elles s’en sont saisi différemment, l’une en en faisant une opportunité, l’autre en maintenant une distance manifeste avec cette décision.

26En Occitanie, l’ouverture du CADA a servi d’appui à l’action municipale. La mairie a accepté sans difficulté la demande de la préfecture de transformer les locaux initialement destinés à un foyer de jeunes travailleurs. Ce changement de destination du bâti a d’emblée été appréhendé comme un moyen de stabiliser la population locale (de quelques centaines d’habitants), de maintenir deux services publics d’importance (La Poste et la gendarmerie), et de créer quelques emplois. L’arrivée des demandeurs d’asile a aussi permis de développer l’école grâce à l’ouverture d’une classe supplémentaire. Dans la mécanique générale de dispersion des structures d’hébergement, l’orientation privilégiée de familles vers ce centre est ainsi devenue une priorité pour le soutien apporté par la mairie, mais aussi pour l’action des professionnels du centre. La localisation en milieu rural est en effet perçue par l’ensemble de nos interlocuteurs comme posant des difficultés particulières que seule une vie en famille permettrait d’atténuer.

27Le soutien du maire a dépassé le moment de l’installation du CADA pour devenir un fil conducteur de la politique municipale et du travail social. Il dit être de façon « permanente » en lien avec la direction du centre et ses interventions sont liées au contexte rural. La mairie s’est par exemple parfois mobilisée pour assurer le relogement de personnes arrivées en fin d’hébergement au CADA. Elle participe également au système de transport des demandeurs d’asile — ramassage scolaire, navettes hebdomadaires vers des communes plus importantes pour les achats courants. Une convention a été passée avec la direction pour la mise à disposition du bus municipal, le financement étant réparti entre la mairie et l’organisme gestionnaire.

29Cet événement intervient dans un contexte sociopolitique peu favorable à l’arrivée de populations étrangères. De premières réactions d’hostilité à l’ouverture du centre se sont exprimées par une distribution de tracts dans le quartier et une manifestation organisée par le mouvement politique d’extrême droite, Génération identitaire, aux portes du centre d’hébergement. À l’initiative d’un membre du parti Les Républicains, une pétition a reçu l’adhésion de nombreuses personnes et a trouvé un écho dans les médias nationaux. Mais au-delà de ces réactions initiales, l’arrivée progressive des exilés a, a contrario, suscité un élan de solidarité qui s’est partiellement constitué à partir du tissu associatif local — nous y reviendrons.

30La municipalité affiche depuis l’ouverture du centre une certaine réserve. Les trois changements de direction qu’a connus l’HUDA depuis 2015 n’ont sans doute pas aidé à tisser des liens. Contrairement à la situation étudiée en Occitanie, l’installation du centre est marginale sur le plan de la dynamique démographique de la petite ville (un peu plus de 1 % de la population totale). Les effets d’entraînement potentiels en matière de développement local ont aussi pu être perçus comme plus limités. Selon le maire, l’insertion du centre et de ses résidents dans la vie locale est du ressort du tissu associatif. La municipalité a ainsi limité son soutien à l’attribution de moyens supplémentaires accordés aux Restos du cœur. Fin 2019, elle a accédé à une demande du collectif de solidarité aux exilés, constitué dès l’ouverture du centre, en mettant à sa disposition un local municipal pour qu’il puisse y exercer ses activités. Entre un soutien mesuré apporté aux associations et sa mission de maintien de l’ordre dans le quartier d’implantation du centre, l’équipe municipale garde un œil attentif sur les dynamiques sociales que génère le lieu d’accueil.

Accompagner les populations exilées en milieu rural : vers une convergence locale des champs d’action ?

Aménager l’accueil en milieu rural

32La dynamique du DNA, rythmée par un jeu de placements et de déplacements d’exilés, met en lumière les conditions plurielles de présence en milieu rural. L’accueil dans ces lieux s’accompagne d’une méconnaissance quasi généralisée du lieu d’arrivée par les demandeurs d’asile, qui ne peuvent le choisir. La localisation rurale de certains centres semble de prime abord peu appréciée, voire redoutée des exilés en raison de l’isolement social qu’elle générerait ; elle est de ce fait généralement dissimulée par l’OFII et constitue un enjeu de taille lors de la prise en charge par les travailleurs sociaux.

33Les professionnels du social établissent les premiers contacts dans les gares de proximité au moment où les nouveaux résidents arrivent, après avoir souvent séjourné temporairement dans une grande ville (Paris, Lyon, Toulouse, etc.). Une fois qu’ils sont parvenus sur les lieux de leur hébergement, l’installation s’organise. Les premières étapes respectent un protocole d’accueil formalisé. Ainsi, en Occitanie comme en Nouvelle-Aquitaine, les professionnels nous ont décrit leur activité : préparer la chambre des nouveaux arrivants, éditer un contrat de séjour dans la langue maternelle des demandeurs et composer un kit d’arrivée comprenant des produits de première nécessité (hygiène, nourriture, etc.). La présentation de l’équipe et un bref entretien d’accueil avec la direction de la structure composent également des étapes de l’accueil qui visent à aider les exilés à identifier les ressources humaines et matérielles disponibles.

34Le contexte local d’accueil joue un rôle déterminant sur les dynamiques de l’arrivée. Ainsi, en Occitanie, cette première étape s’avère cruciale. Les travailleurs sociaux doivent faire face à l’inquiétude parfois marquée et à la perte de repères des nouveaux arrivants qui séjournaient auparavant dans des régions françaises éloignées et ne savaient que rarement qu’ils seraient hébergés dans un village distant de tout centre urbain majeur. Dans ce contexte, l’accompagnement passe donc d’abord par un travail de mise en confiance et de valorisation des atouts de la structure. Le relais est immédiatement pris par les résidents déjà présents qui assurent un accueil plus informel et intègrent les nouveaux arrivés à la vie collective. L’impossibilité de faire des courses alimentaires sur place est généralement compensée par un premier repas préparé par les co-résidents, qui réexpliquent alors aux nouveaux venus l’organisation du quotidien dans le village.

35Dans le cas du CADA, l’accueil est également facilité par la densité du réseau associatif, structuré de longue date et renforcé par les événements de 2015. L’intervention de nombreux collectifs militants sur les temps d’attente et notamment sur les week-ends contribue favorablement à la prise de repères pour les nouveaux arrivants. Pour les familles, la place cardinale qu’occupe l’école dans le processus d’installation fait également l’objet d’activités proposées sur le temps périscolaire.

36Si en Occitanie les observations témoignent d’un climat favorable, en raison de l’histoire longue des relations tissées localement avec les collectifs militants, au sein de l’HUDA, les travailleurs sociaux ont d’abord été confrontés à l’expression de l’hostilité d’une partie de la population. La précédente directrice du centre d’hébergement rappelle lors d’un entretien et à l’appui de son expérience dans plusieurs lieux d’accueil que l’asile « crée toujours du remous dans les campagnes ». Ces crispations sont à envisager non seulement à la lumière de la coloration politique locale, mais aussi de l’histoire des lieux dans laquelle a pu se forger une tradition de l’accueil. Aujourd’hui, en plus des connaissances déployées par les professionnels du social, l’accueil ne saurait s’aménager sans l’appui des associations locales.

38L’irruption de ce nouveau public a eu plusieurs effets sur l’association. Sur un plan fonctionnel, celle-ci a dû composer avec cette situation inédite et repenser une partie de ses missions autour d’actions plus ciblées (cours de français, vie quotidienne en France, procédures administratives). Sur un plan structurel, l’équipe a été renforcée par une personne salariée en contrat aidé, contrat dont la pérennité repose sur des financements régionaux en négociation régulière. La définition du périmètre de la grande région Nouvelle-Aquitaine a renforcé la position périphérique de notre terrain d’enquête et l’association peine de plus en plus à insérer ses missions dans les nouvelles orientations régionales. L’aménagement d’un accueil adapté s’ancre dans un jeu d’échelles territoriales où les enjeux locaux autour des demandeurs d’asile s’accordent difficilement avec les grandes lignes budgétaires de la nouvelle région.

39Localement, le secteur associatif est un soutien précieux et la mobilisation de la population a fédéré de nouvelles énergies. L’ouverture de l’HUDA et l’arrivée des demandeurs d’asile ont poussé de nombreux habitants à se porter volontaires pour donner des cours de français. Plus qu’une adhésion à l’action globale de la structure associative, ce contingent présente la singularité de n’être mobilisé qu’en faveur des demandeurs d’asile. Cet investissement dévoile le profil attendu de bénévoles retraités qui s’engagent parfois pour la première fois dans le secteur associatif. Toutefois, d’autres personnes se sont engagées afin de mettre à profit des compétences professionnelles acquises dans le secteur social ou médical.

40Ces soutiens viennent aujourd’hui étayer l’action mise en place par les travailleurs sociaux. Certains bénévoles de l’association ont d’ailleurs développé une mission d’accompagnement des demandeurs d’asile dans le cadre des procédures de recours. En investissant ce volet administratif particulièrement chronophage et technique du parcours des demandeurs d’asile, ils endossent un rôle d’auxiliaires des travailleurs sociaux. Ce soutien est nécessaire à la constitution des recours des demandeurs d’asile, mais il n’est pas sans créer de tensions. La confrontation des points de vue professionnels et militants peut s’avérer délicate dans le cadre social réduit de la petite ville. L’ébruitement de ces tensions fait aussi l’objet d’une écoute attentive de la municipalité, car l’engagement militant, tel que la décision d’accueillir à domicile des déboutés du droit d’asile, place les élus face à des situations inédites.

41La dispersion nationale implique donc une prise en charge sociale et un aménagement de l’accueil où les réponses ad hoc proposées par les mobilisations associatives soulignent les limites d’une politique gouvernementale déployée dans des territoires où les ressources sont à imaginer pour gérer l’arrivée et accompagner l’installation des exilés et ses répercussions sur la vie locale.

Administrer l’attente d’un statut en milieu rural

42Après l’arrivée et l’installation des exilés, la gestion du quotidien et des démarches administratives au sein de territoires ruraux inégalement équipés et desservis prolonge la collaboration entre travailleurs sociaux et bénévoles. En effet, la localisation des centres d’accueil en milieu rural a des répercussions importantes sur le travail des professionnels et sur l’accompagnement militant. Elle nécessite une implication forte dans la gestion des mobilités des exilés, mais aussi celles des travailleurs sociaux et des professionnels extérieurs aux établissements. L’attente et sa gestion s’articulent principalement autour de cette problématique.

« Ce qui est typique à ici, c’est l’accompagnement physique. On fait un peu les taxis, quoi. C’est sûr que ça, vous ne le retrouverez pas en ville. » (Entretien, 19 février 2019)

43Dans ce CADA situé dans un village sans accès aux transports en commun et avec une seule épicerie, toutes les activités de la vie quotidienne et du suivi de la procédure requièrent des déplacements. Or, la très grande majorité des personnes hébergées ne sont pas motorisées. Pour assurer les déplacements, le centre est équipé de deux minibus et bénéficie d’une convention avec la mairie. Ces moyens restent pourtant insuffisants à tel point que les personnes hébergées disposant d’un véhicule sont incitées à faire du covoiturage avec d’autres résidents.

45Dans la petite ville de Nouvelle-Aquitaine accueillant l’HUDA, l’accès aux services de proximité et aux loisirs est plus aisé. La gestion du quotidien peut être assurée, dans une certaine mesure, à pied ou à vélo. Les dons, prêts et réparations gratuites de vélos proposés par des bénévoles facilitent ces mobilités de proximité. Cependant, l’accès aux services médicaux, les démarches administratives ou les visites de sociabilité sont soumis à des trajets en voiture ou en car vers les villes principales les plus proches, éloignées de cinquante à 100 kilomètres. À cette distance, et même s’ils sont parfois pris en charge par les associations de solidarité, le coût du transport est élevé et les trajets contraignants. L’accès à l’autonomie pour les déplacements est largement conditionné par la maîtrise de la langue, la connaissance du système de transports et les modalités de fonctionnement des administrations ou des dispositifs sanitaires.

46La problématique des mobilités interfère aussi très directement dans l’exercice du travail social, comme le dit une intervenante sociale :

« Parfois c’est un choix d’accompagner la famille dont on est référent, parfois c’est un choix de ne pas l’accompagner et que ça soit quelqu’un d’autre. Et ça, c’est super intéressant, c’est une des spécificités en quelque sorte. On ne fait pas que des entretiens dans le bureau, qui est un cadre un peu formel, on fait parfois aussi des entretiens qui sont très informels dans la voiture et ça nous permet de connaître un peu toutes les familles aussi […]. Avec le turn-over de fou qu’on a maintenant, ça nous aide des fois. » (Entretien, 19 février 2019)

48Les accompagnements des déplacements représentent l’équivalent horaire d’une journée de travail par semaine pour chacun des intervenants sociaux du CADA. Autant d’heures a priori perdues pour l’accompagnement social et juridique inscrit au cahier des charges de l’établissement. Cependant, la majeure partie de nos interlocuteurs valorise les heures passées en transport. Les déplacements sont un espace-temps spécifique pour essayer de tisser un lien de confiance. L’accompagnement dit « global » peut mettre à profit la nécessité de déplacer les exilés pour étayer les dossiers de demande d’asile.

50Le fonctionnement des organismes gestionnaires peut également peser sur le travail social et les missions de ses agents. L’éclatement géographique des centres ou des logements dédiés à l’accueil en milieu rural a pour effet de disperser l’activité des professionnels. Dans les deux établissements étudiés, les directrices ont deux à quatre autres structures sous leurs responsabilités, ce qui les contraint à partager leurs temps de travail et de présence ; à de nombreux trajets et à déléguer certaines missions aux travailleurs sociaux. La direction administrative des centres en milieu rural s’avère d’autant plus complexe que leur isolement génère des difficultés de recrutement des travailleurs sociaux — faible nombre de candidatures aux offres d’emploi, fréquentes ruptures de contrats à l’initiative des salariés.

51À l’échelle de l’HUDA, cette difficulté est fortement ressentie du fait du peu de travailleurs sociaux (trois) en regard de la capacité maximale d’accueil (quatre-vingt-dix personnes). La conjugaison de la faiblesse des effectifs à l’isolement géographique du centre a participé à transformer la solidarité locale en une forme de délégation de la prise en charge des déplacements liés à l’administration de l’asile.

52Une très large part des nombreux déplacements vers les services de l’État ou les hôpitaux alentour sont dépendants de l’aide fournie par les associations locales. L’association constituée au moment de la création de l’HUDA consacre aujourd’hui la moitié de son budget aux transports des résidents. La plupart des demandes de transport sont transmises par les travailleurs sociaux qui sollicitent les bénévoles après avoir établi l’ordre des « priorités ». Au cours des réunions associatives, l’appel est souvent lancé pour plus de disponibilité des bénévoles pour la prise en charge des déplacements qui constitue la principale sollicitation des organismes gestionnaires des centres envers le tissu associatif. Or, cet investissement demande une certaine réactivité en fonction des besoins plus ou moins urgents et une coopération étroite entre les professionnels du centre et les bénévoles. En outre, cette « mission » de transport avait été sous-estimée voire ignorée par la plupart des bénévoles qui pensaient s’investir prioritairement dans des activités locales plus facilement aménageables dans leur agenda quotidien. L’accaparement généré par cette tâche a fini par limiter le nombre de volontaires. On compte ainsi moins d’un quart des bénévoles de l’association investis dans l’accompagnement des déplacements. Eux aussi apprennent à valoriser ces temps d’intimité. Chacun des rendez-vous avec l’administration est l’occasion d’échanges préalables avec un bénévole compétent sur l’objet de la convocation puis de discussions lors du trajet routier. Sans ce soutien difficile à mettre en place, l’administration de l’asile serait rendue impossible. Au premier chef, dans ces espaces ruraux, l’absence ou l’inadéquation de l’offre de transports publics avec les contraintes horaires des convocations administratives ne peut être palliée que par l’engagement des bénévoles.

Négocier la sortie : « retenir » les exilés ?

53Si du côté de l’État le déploiement de l’accueil des demandeurs d’asile dans les campagnes a été motivé notamment par la disponibilité en bâti adapté, à l’échelle locale la possibilité d’une installation durable des exilés semble avoir encouragé certaines communes à s’engager du côté de l’accueil. L’installation des exilés représente pour certains élus une opportunité de redynamisation démographique et économique. Cependant, la sortie des centres d’hébergement est une étape sensible. Elle passe en effet par l’accès à un logement autonome et/ou à un emploi. À nouveau, dans les espaces ruraux étudiés, la gestion de cette étape du parcours des exilés s’inscrit dans le cadre d’une collaboration étroite entre travailleurs sociaux et bénévoles.

55Le CADA étudié en Occitanie est localisé dans un département dans lequel l’accès au logement social est plus aisé qu’ailleurs du fait du déclin démographique de nombreuses communes. Sollicités par les travailleurs sociaux du CADA, le service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO), les bailleurs sociaux et la CAF (Caisse d’allocations familiales) collaborent pour trouver des logements aux personnes bénéficiaires d’une protection dans les délais impartis par la loi. Les professionnels soulignent les ressources qu’ils trouvent à travailler dans un espace rural. Les relations interpersonnelles seraient plus nombreuses et étroites, les réseaux sociaux plus dynamiques. L’activation des réseaux professionnels suppose toutefois que les exilés acceptent de rester dans le département. Les négociations entre professionnels et exilés autour des logements disponibles entraînent dès lors une réorientation des parcours résidentiels des réfugiés vers les petites et moyennes villes du département. Loin de se déployer uniquement dans des communes rurales, la géographie de l’accueil connecte par conséquent différents types d’espaces.

56Au sein de l’HUDA, la gestion des places, jugée « mauvaise » par la directrice du centre — rappelons qu’elle est du ressort de l’OFII et non de la direction des établissements —, conduit à une sous-occupation du site. Cette difficulté permet aux personnes ayant reçu une protection de l’État français de bénéficier d’une certaine tolérance de la part de l’OFII quant à l’organisation de leur sortie. Les autorités leur permettent en effet de rester dans les lieux au-delà des délais prévus par la loi. Ce maintien prolongé dans la structure met à nouveau en lumière toute la difficulté des professionnels du social à trouver rapidement une solution d’hébergement. Le relogement est entravé par l’accès à l’emploi local, une fois le statut de réfugié obtenu. L’insertion professionnelle est ici un enjeu majeur, qui rappelle l’importance des conjonctures locales en matière d’insertion des réfugiés sur le marché de l’emploi (Herman et Rea, 2017). Dans le territoire environnant l’HUDA, le secteur agricole est devenu un pourvoyeur d’emplois saisonniers majeur. En recherche constante de main-d’œuvre pour les travaux de cueillette, les exploitants agricoles pourraient voir chez les réfugiés un vivier de salariés. Alors que les initiatives se multiplient dans les régions voisines (Pays de la Loire et Centre-Val de Loire), la localisation du lieu de travail fait obstacle à la sortie des bénéficiaires du centre. En effet, dans un parc locatif social marqué par la rareté des places, les propositions de logements coïncident rarement avec les sites où sont employés les réfugiés. Comme l’explique une travailleuse sociale, faire un choix entre logement et emploi est difficile dans la démarche d’accompagnement. Pour les réfugiés, quand bien même il est un frein à la sortie du centre, l’emploi est une première étape dans l’acquisition d’une autonomie financière. De rares exceptions sont connues et sont souvent portées en exemple par les travailleurs sociaux et certains bénévoles pour souligner qu’une insertion locale est possible. Un ancien résident érythréen de l’HUDA a par exemple récemment décroché un CDI comme serveur dans un restaurant de proximité faisant désormais régulièrement appel à d’autres personnes hébergées dans le centre pour des postes en CDD.

58À cette difficulté de concilier des opportunités de logement à celle d’un emploi s’ajoute l’inadéquation entre les offres immobilières proposées aux réfugiés et leurs attentes. Certains statutaires refusent des logements qu’ils estiment trop petits. Ce qui est interprété comme une forme de « caprice » par les professionnels du social dans le centre HUDA qui a fait l’objet de mesures coercitives de la part de l’OFII. Dans les contrats d’accueil, il est désormais expliqué que tout refus de la part des réfugiés entraîne une exclusion du centre. Les réticences exprimées par certains réfugiés peuvent aussi être envisagées comme l’expression d’un sentiment de saturation. Nous émettons l’hypothèse que ces réactions sont un contrecoup des très nombreux déménagements vécus avant, pendant voire après la procédure, et qui sont loin d’être tous conformes aux aspirations individuelles ou familiales des personnes réfugiées.

60Si la question de l’insertion sociale des bénéficiaires de l’asile peut sembler relever de l’action et des compétences des travailleurs sociaux, les situations observées sur le terrain révèlent toutefois le rôle d’associations locales. En Occitanie, une association a été créée en 2014 à l’initiative de professionnels ayant tous (eu) une expérience d’activités sociales auprès de demandeurs d’asile, pour promouvoir la rencontre et l’échange entre les résidents du CADA et la population locale. C’est notamment par l’entremise de celle-ci que la jeune femme dont nous évoquions précédemment le parcours a pu travailler bénévolement chez un exploitant agricole installé à proximité du CADA.

61En revanche, l’ouverture récente de l’HUDA et la plus faible densité du réseau associatif ne permettent pas d’engager cette dynamique d’intégration, même si des évolutions sont en cours. Après trois années d’existence parsemées de moments de tension avec les différentes directions qui se sont succédé à la tête de l’HUDA, l’association locale d’aide aux migrants a engagé une réflexion sur les modalités d’une réorientation de son activité vers une aide à l’intégration locale.

« Grâce au local municipal que nous venons d’obtenir, nous pourrions mettre en place une permanence pour les personnes qui viennent d’avoir un statut et qui veulent s’installer ici. On pourrait entrer en contact avec les travailleurs sociaux pour voir comment aider pour la suite. » (Entretien, 13 décembre 2019)

62Les derniers termes de cette citation du responsable de l’association ont leur importance dans la mesure où la charge de travail des intervenants sociaux et le turn-over que connaît le personnel de cet établissement rendent difficile l’accompagnement des « projets de suite » des bénéficiaires de l’asile.

Conclusion

65À partir de l’étude de deux centres d’accueil situés en milieu rural, cet article souligne certains effets de la politique de dispersion des exilés. Si les espaces ruraux ont été mobilisés dans l’urgence par les autorités pour déplacer des exilés de zones de plus forte concentration (Calais, Paris), cette dynamique de dispersion vers les campagnes est plus ancienne. Elle remonte aux années 1970, a été institutionnalisée par le dispositif national d’accueil et renforcée depuis le milieu des années 2000. La multiplication des types de structures d’accueil complexifie le dispositif et brouille sa lecture, tout en renforçant la dynamique de répartition sur l’ensemble du territoire national.

66Les approfondissements qualitatifs opérés à partir de nos enquêtes montrent que l’accueil en milieu rural confronte les problématiques générales de l’accueil à certaines spécificités des campagnes. D’un côté, les interférences dans le dialogue entre les autorités et les élus, la baisse du nombre de travailleurs sociaux et des financements accordés, trouvent un écho particulier dans les petites villes et villages enquêtés. De l’autre, la localisation rurale donne une tonalité un peu différente aux modalités d’accueil. Plus particulièrement, la question de la mobilité se pose comme une préoccupation structurante du suivi social. La prise en charge des déplacements peut avoir des répercussions sur le travail social, ou sur les relations entre organismes gestionnaires et bénévoles. Dans cette équation, c’est toute la question du rôle des services publics et des municipalités qui se pose. L’attention portée aux maires dans cet article montre leur influence sur la structuration globale des actions de l’accueil.

68À l’heure où la question de l’accueil suscite la mise en réseau de territoires et de villes qui se disent « accueillants » (par exemple à travers l’Association nationale des villes et territoires accueillants, ANVITA), la prédominance du modèle urbain, dans les recherches en sciences sociales et dans les réflexions institutionnelles, souligne l’invisibilité persistante des communes rurales dans les débats contemporains. Pourtant, au cœur de petites villes et de villages français se nichent des territoires pionniers comme plus novices en matière d’accueil. Dans les milieux ruraux, la diversité des initiatives et des engagements donne à voir un savoir-accueillir en train de se faire grâce à ses interactions avec les autorités, les organismes gestionnaires et les exilés.