1D’après le dernier rapport publié par Campus France (2020), le nombre d’étudiants internationaux en France progresse toujours, mais moins rapidement que la moyenne mondiale. Le pays continue, en revanche, d’accroître son attractivité auprès des étudiants d’Afrique et du Moyen-Orient. L’Afrique subsaharienne est par ailleurs devenue en 2020 la première zone d’origine des candidatures devant l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. La France est à la fois le sixième pays d’accueil et de départ des étudiants. Les universités continuent de rassembler deux tiers des effectifs internationaux, même si elles voient leur recrutement s’éroder, en particulier aux niveaux master et doctorat (Ibid.). Enfin, 14 % des étudiants étaient étrangers en 2020 dont la moitié inscrits en licence, quand ils représentent quasiment la moitié des étudiants de doctorat. Ces données soulignent le poids de cette catégorie d’étudiants en France et des enjeux qui y sont liés.

2Le gouvernement français a en outre décidé, fin 2018, de mettre en place une stratégie d’attractivité pour les étudiants internationaux, intitulée « Bienvenue en France ». Elle vise la simplification des démarches administratives d’obtention de visa pour études et la création de nouvelles bourses, mais la mesure phare de ce plan consiste aussi en une hausse des frais d’inscription pour les étudiants extracommunautaires (Jamid et al., 2020). L’arrêté d’avril 2019 qui officialise la mise en place de « Bienvenue en France » procèderait non seulement à une différenciation géographique, mais impliquerait également un accroissement de la logique de sélection sociale. Celle-ci pourrait « entériner plus largement l’idée d’un marché de l’éducation dicté par la concurrence et la performance, dans lequel la priorité est notamment donnée aux ressources que les familles sont prêtes à mobiliser pour les études de leurs enfants » (Ibid.).

3Même si les étudiants internationaux restent des acteurs peu connus de la globalisation migratoire, les spécialistes de la migration s’intéressent de plus en plus au phénomène de la migration internationale des étudiants et le nombre de publications est en augmentation (Gillabert et al., 2017). Les opportunités offertes par la présence des étudiants internationaux, mais aussi les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, soulignent la nécessité pour l’université de penser les logiques d’inclusion, de différenciation et d’accompagnement spécifique, notamment dans l’apprentissage de la langue française. Des dispositifs d’accompagnement des élèves allophones existent en effet dans l’enseignement primaire et secondaire, mais rien n’est proposé dans l’enseignement supérieur.

4Il est vrai que l’inscription des problématiques d’éthique, de diversité et d’inclusion parmi les fondamentaux pédagogiques des enseignements demeure un défi à relever à l’université (Bruna et al., 2016). Les enquêtes consacrées à ce sujet questionnent néanmoins assez peu la diversité culturelle offerte par ces étudiants et le cosmopolitisme qui pourrait en découler (Baruel et al., 2020).

5Or, la crise sanitaire liée à la COVID-19 a souligné avec acuité les singularités des trajectoires universitaires des étudiants internationaux, plus souvent marquées par les difficultés économiques et d’acculturation au monde universitaire, l’éloignement familial et le sentiment de souffrance voire de dépression (Dequiré, 2007). Toutefois, cette crise sanitaire a également mis en lumière la pluralité des parcours migratoires parmi celles et ceux scolarisés en France. Même s’il s’agit d’une crise « sans précédent » (Belghith et al., 2020b), tous les étudiants n’ont pas été touchés de la même façon ni avec la même intensité. Les plus autonomes vis-à-vis de leur famille, dont la situation se caractérise par un éloignement de celle-ci et de l’aide matérielle et financière qu’elle peut apporter, comptent parmi les plus durement affectés par l’épidémie sur le plan économique et psychologique (Ibid.). À cet effet, nous nous questionnons dans cette contribution empirique sur l’influence de la crise sanitaire sur les trajectoires migratoires et l’expérience des étudiants internationaux en France. Comment ces dernières et ces derniers ont-ils vécu les périodes de confinement successives, alors que les plus proches relationnellement étaient les plus éloignés géographiquement, et que les plus proches géographiquement étaient eux aussi le plus souvent inatteignables ? Un tel questionnement nous amène à nous interroger, de façon centrale, sur l’expérience de la crise sanitaire des étudiants internationaux à travers la problématique de l’accès : accès à l’autre d’abord, qu’il soit en ligne (famille et amis dans le pays d’origine) ou hors ligne (amis et connaissances en France), mais accès aussi aux études qui restent pour ces jeunes le motif principal d’arrivée dans le pays d’accueil.

6Nous reviendrons tout d’abord sur le fait que l’expérience étudiante des internationaux diverge nettement selon leur niveau d’études, leur lieu d’habitation, mais aussi en fonction de la possibilité ou non, pendant cette période, d’avoir pu rentrer dans son pays. Les retours dans le pays d’origine, assez rares, en particulier pour les étudiants africains, ont permis aux étudiants d’être rassurés et de se ressourcer. Puis, nous verrons que les technologies de la communication ont joué un rôle majeur dans la gestion de l’immobilité. La « mobilité numérique », par le biais notamment des réseaux sociaux numériques et des messageries instantanées, apparait comme autant d’espaces communicationnels prioritairement réservés au maintien du lien familial et amical. En ce sens, les technologies de la communication ont permis d’atténuer, dans une logique d’économie compensatoire (Cardon, 2014), le sentiment de solitude, d’inquiétude pour la famille et d’isolement. Ces mêmes outils ont également mis en avant de fortes inégalités dans l’accès à la connexion, doublées de nombreuses injonctions à la joignabilité et l’absence, parfois, de droit à la déconnexion, alors que toutes et tous soulignent la tension entre le caractère à la fois enfermant et libérateur des dispositifs numériques. Enfin, nous appréhenderons la crise sanitaire comme une opportunité de questionnement des étudiants internationaux sur leur parcours migratoire, entre bifurcations, renoncements et nouveaux horizons (Gohard-Radenkovic, 2017). Certains ont clairement pris conscience de leur besoin de rentrer définitivement dans leur pays à l’issue ou non de leurs études, quand d’autres, au contraire, affirment que cette crise leur a permis de comprendre que leur pays d’origine ne serait pas en capacité de leur assurer un avenir, ni de valoriser leurs compétences (Soon, 2010). La crise sanitaire semble donc avoir eu un effet révélateur de la diversité de gestion des parcours migratoires, mais aussi des incidences fortes sur ces mêmes parcours. Au-delà d’une année perdue, il semblerait peut-être plus juste de parler d’année de bilan et de réflexion, en termes de projet, d’environnement et de rapport au monde.

Méthodologie

8Nous avons décidé d’utiliser ici le terme d’étudiants internationaux plutôt que d’étudiants étrangers, car les expressions « étudiants internationaux » ou « étudiants en mobilité internationale » définissent, selon l’UNESCO, « des personnes étudiant dans un pays étranger dont ils ne sont pas des résidents permanents ». L’ISU (Institut de la statistique de l’UNESCO) privilégie cette notion à celle d’étudiant étranger, à savoir un étudiant qui n’est pas citoyen du pays où il étudie, puisque les mesures d’accession à la citoyenneté varient largement d’un pays à l’autre, rendant ainsi difficile la comparaison internationale (CAPRES, 2019). Ce concept traduit en effet l’idée de mobilité et de trajectoire migratoire, car il est possible, par exemple, d’être un étudiant étranger né en France. Les caractéristiques suivantes seraient donc propres aux étudiants internationaux : ils n’ont pas la nationalité du pays d’accueil, ils ne sont pas membres permanents du pays d’accueil et ils ont réalisé leurs études secondaires dans un autre pays que le pays d’accueil (Terrier, 2009). Ce concept d’étudiant international n’est toutefois pas pleinement satisfaisant, car les étudiants internationaux sont souvent amenés à rentrer dans leur pays, ce qui n’est pas toujours le cas des étudiants, en particulier africains, que nous avons interrogés.

9Il est ressorti d’une première analyse des résultats que le vécu du premier confinement de ces étudiants se démarquait assez nettement de celui des étudiants français. Sur le volet quantitatif, nous nous sommes également appuyés sur l’enquête de l’OVE (Observatoire de la Vie Étudiante) réalisée par Belghith et son équipe (2020a). Cette dernière, qui nous semble une des plus abouties au moment de l’écriture de cet article, met également en lumière la diversité des expériences des étudiants confinés en fonction de différents facteurs sociodémographiques, parmi lesquels le fait d’être né à l’étranger et de venir réaliser ses études en France.

Un confinement synonyme de difficultés économiques et d’apprentissage, mais aussi d’isolement

11La plupart des travaux menés sur les étudiants internationaux soulignent des trajectoires souvent marquées par une pluralité de difficultés, que celles-ci soient d’ordre matériel (financière, logement, etc.), relationnel ou scolaire (Dequiré, 2007), par ailleurs souvent fortement cumulatives.

Des conditions de confinement singulières

12Même si les étudiants internationaux sont, en général, relativement « privilégiés » et bénéficient souvent du soutien financier de leur famille dans leur migration (Brooks et Waters, 2010), leurs conditions financières ont parfois été lourdement affectées par la crise sanitaire. Celles et ceux de notre échantillon semblent avoir été nettement plus touchés que leurs homologues français par la dégradation de leur situation financière, déjà fragilisée en raison de l’éloignement de la famille et du soutien pécuniaire qu’elle peut procurer. Une enquête menée par l’OVE (Belghith et al., 2020a) sur les étudiants confinés souligne en effet que les étudiants internationaux ont été les plus affectés par une perte de ressources en raison de la crise. Près d’un étudiant étranger sur deux (47 %) déclare avoir rencontré des difficultés plus importantes qu’habituellement, contre seulement 12 % des étudiants français. Parmi nos répondants, la moitié déclare avoir perdu une partie de leurs ressources du fait de la crise :

« La principale difficulté, ce sont les finances : du fait que la durée du travail est vraiment limitée, mes finances ont vraiment pris un coup avec cette crise. » (Yao, étudiant de master, vingt-huit ans, né en Côte d’Ivoire)

13Cette réduction des ressources a d’abord eu un impact sur les conditions matérielles des étudiants, qui soulignent fréquemment avoir dû limiter leurs dépenses :

« Comme je ne travaille plus, je suis à la maison et ça fait qu’avec mon salaire je n’arrive qu’à payer mon loyer, payer l’assurance et autres, donc je n’ai plus d’argent pour assurer correctement mes besoins. » (Seydou, étudiant de licence, vingt-trois ans, né au Mali)

14Sur ce point, l’enquête de l’OVE (ibid.) révèle une différence importante entre les étudiants français et internationaux. Près d’un quart de ces derniers (23,1 %) déclarent s’être restreints sur le plan alimentaire pour des raisons financières, contre seulement 4 % des étudiants français. Les répercussions des restrictions sanitaires sur l’activité économique et le monde du travail ont été importantes pour les étudiants, et en particulier pour les étrangers. Le recours généralisé au télétravail, la fermeture des commerces non essentiels, et, en particulier, des établissements employant traditionnellement des étudiants (restaurants, centres commerciaux, etc.) ont amené une bonne partie d’entre eux à cesser totalement leur activité salariée ou à réduire drastiquement leur temps de travail. D’autres étudiants déplorent enfin avoir été freinés, voire stoppés, dans leur recherche d’emploi :

« Sur le plan financier, c’est un peu compliqué, très compliqué d’ailleurs parce qu’il n’y a pas de boulot, il n’y a pas de job étudiant et tous les restaurants sont fermés, tout est fermé. Il n’y a pas de boulot, il y a un peu d’aide auprès des parents qui sont au pays, mais il y a aussi la crise là-bas et donc ils font de leur mieux, mais ce n’est pas totalement ça. » (Kodjo, étudiant de licence, vingt-deux ans, né au Bénin)

15La réduction des aides financières fournies par les familles, souvent elles-mêmes touchées par la crise, est également désignée comme un facteur aggravant, comme l’explique Koffi :

« C’est le côté crucial de cette crise, le volet économique… Ceux qui nous venaient en aide, c’est parce qu’ils travaillaient qu’ils nous venaient en aide, je pense spécialement à mes frères par exemple, avec cette crise où tout est à l’arrêt, ils sont au chômage partiel, c’est compliqué. Ce qu’on recevait est considérablement diminué. » (Koffi, étudiant de master, trente ans, né au Togo)

16D’autres facteurs d’ordre administratif (e.g. allongement des délais pour le renouvellement d’un titre de séjour autorisant l’accès à l’emploi) ou encore institutionnel (e.g. retards dans l’attribution de certaines aides financières) ont également fragilisé leur stabilité financière.

Des apprentissages freinés par le distanciel

17Au-delà des aspects strictement financiers, la question des conditions d’apprentissage a été particulièrement compliquée pour de nombreux étudiants internationaux. Si la crise sanitaire a eu une influence significative sur la scolarité des étudiants en général, notamment en termes de motivation, de concentration et de surcharge de travail souvent liées au distanciel (Barthou et al., 2021), les étudiants internationaux semblent avoir été encore plus affectés. Comme le soulignent Coulon et Paivandi (2008 : 34), étudier à l’étranger peut s’apparenter à un « faisceau de ruptures déroutantes », du fait de la multiplicité des changements auxquels sont confrontés les étudiants. Ces derniers renvoient à trois principales dimensions : communicationnelle d’abord, du fait d’une maitrise partielle de la langue, relationnelle ensuite, dans leurs liens avec leurs pairs et professeurs, et pédagogique enfin, renvoyant à l’adaptation au système éducatif français qui diffère de celui du pays d’origine. De fait, la mise en place de l’enseignement à distance a eu des incidences fortes sur ces trois dimensions, privant en partie les étudiants internationaux des volets communicationnel et relationnel, ce qui a eu, par effet-ricochet, des répercussions sur la dimension de l’adaptation au système éducatif et aux pratiques pédagogiques. La question des difficultés de compréhension des enseignements révèle à ce titre une forte distinction entre étudiants internationaux et français, les premiers étant 55 % à déclarer avoir rencontré des difficultés importantes contre 36,4 % des seconds (Cf. Graphique 1).

18Il faut avant tout préciser que la compréhension de l’organisation pédagogique des cursus et des activités d’enseignement peut susciter, pour certains étudiants internationaux, une perte de repères et des difficultés d’adaptation (Cohen, 2001). La mise en place de la « continuité pédagogique », dans l’urgence et sans préparation, semble avoir amplifié cette perte de repères. Le principal facteur explicatif avancé par les étudiants internationaux pour expliquer leurs difficultés d’apprentissage est la distance physique avec les professeurs, réduisant ainsi drastiquement les interactions :

« Comme je n’ai jamais connu mon professeur, je ne peux pas faire une bonne relation interpersonnelle vraiment, pour cela je n’ai pas confiance pour faire les questions. » (Étudiant de master, âge non renseigné, né au Mexique)

19Pour certains, cette distance s’est accompagnée d’un manque de suivi et d’accompagnement des enseignants. Plusieurs pointent en effet un manque d’encadrement et d’adaptabilité de certains enseignants qui ne tiendraient pas compte de certaines fragilités des étudiants internationaux, en particulier leur plus faible maitrise de la langue française écrite et orale, et, notamment, d’une langue « savante » et technique (Coulon et Paivandi, 2008) :

« Certains enseignants ne comprennent pas que c’est plus compliqué pour certains étudiants que d’autres en distanciel. » (Mawuko, doctorant, trente ans, né au Togo)

20Les étudiants internationaux soulignent également les disparités dans le rythme d’apprentissage, qui impliquent une charge de travail plus importante pour s’approprier les enseignements :

« Il faut être attentif avec les accents des profs, le vocabulaire au début c’était un peu chaud, maintenant ça va au fur et à mesure je commence à m’habituer […] quand le prof parle, ce n’est pas évident avec les notes. Ils sont tellement rapides par rapport à toi que tu es obligé même après les cours de faire des recherches, d’aller à la BU et prendre les livres pour être au même niveau que les autres parce que la prise de notes ce n’est pas pareil entre moi et puis les étudiants qui sont là depuis… Voilà, c’est un peu ça du coup moi je suis obligée de redoubler d’efforts pour être au même niveau que les autres. » (Issa, étudiant de licence, vingt-sept ans, né au Mali)

21Il faut ajouter ici que les démarches pédagogiques et les relations entre enseignants et enseignés peuvent être extrêmement différentes en fonction des pays et zones géographiques. Certains systèmes privilégient un mode d’enseignement participatif dans lequel les enseignants ont un rôle d’accompagnement, au-delà d’une simple transmission des savoirs. Le cas français est quant à lui plus axé sur un ritualisme académique (Felouzis, 1997), une approche didactique plus structurée et plus directive, qui exige un effort d’adaptation particulier (Cohen, 2001). Il parait donc important, au-delà des caractéristiques propres aux étudiants internationaux, de penser aussi le poids du modèle universitaire et des pédagogies utilisées dans les difficultés rencontrées par la plupart de nos répondants, qui plus est en période de crise sanitaire.

22Enfin, les plus faibles interactions avec les pairs, qui favorisent pourtant une logique d’entraide scolaire, ont également joué en défaveur des étudiants internationaux, en particulier ceux arrivés en France récemment. Beaucoup regrettent en effet de ne pas avoir pu bénéficier de l’aide de leurs camarades pour comprendre certains enseignements. Les interactions numériques, moins spontanées qu’en présentiel, ne permettent pas de pallier l’absence de contacts physiques :

« Au niveau des cours en présentiel, c’était déjà difficile et là en distanciel où tu es seul, tu ne peux même pas demander l’aide d’un ami, là ça devient un peu plus compliqué et des fois on est obligés d’abandonner parce que tu t’es arrêté à un niveau où tu n’as pas pu te débloquer, donc tu abandonnes. » (Ousmane, étudiant de master, trente ans, né au Burkina Faso)

23Pour certains étudiants, les difficultés d’adaptation au système universitaire ont pu s’accompagner d’un sentiment d’illégitimité, et parfois même d’infériorité en comparaison aux autres étudiants. Plusieurs expliquent avoir parfois été réticents à poser des questions, par crainte de se retrouver en difficulté ou stigmatisés :

« Parfois on se perd dans les explications de l’enseignant. Et on n’est pas seul, alors le fait de relancer à chaque fois l’enseignant parce qu’on ne comprend pas, c’est comme si on était bête. Parfois je me sentais un peu en difficulté par rapport à ça. » (Mawuko)

24Les enseignants qui ont adapté leur enseignement ou qui ont eu une attention particulière aux étudiants internationaux ont permis en partie d’atténuer ce sentiment d’illégitimité :

« Madame X m’a proposé un prof, Monsieur Y. Il m’aide pour les articles et tout, me donne les bases, les trucs principaux, des trucs importants, et moi je vais essayer de faire la grande tâche, comprendre, comment faire des recherches et tout. Ça m’a vraiment aidé. » (Safiya, étudiante de licence, vingt-sept ans, née en Algérie)

Du sentiment de solitude aux pensées suicidaires

25La sociabilité étudiante s’organiserait selon trois modalités principales (Jellab, 2011) : une sociabilité « scolaire », où l’appartenance à un groupe d’étudiants est conçue comme un appui ; une sociabilité « extrascolaire » au sens où elle repose sur le partage d’un temps commun (loisirs, activités culturelles ou militantisme) ; et une sociabilité « mixte » qui recouvre la dimension scolaire et extrascolaire et qui autorise l’appartenance à plusieurs groupes. Ces différentes instances socialisatrices ont été comme suspendues pendant cette crise sanitaire, ce qui a pu avoir des effets néfastes assez forts chez l’ensemble des étudiants. Or, notre enquête révèle que ces difficultés ont pu être amorties en cas de (re)confinement en famille, en maison et milieu rural ou périurbain.

27La taille du logement a également eu des répercussions directes sur les conditions de travail universitaire des étudiants internationaux. Celle-ci ne leur a pas toujours permis de s’aménager un espace spécifiquement dédié au travail, quand plusieurs d’entre elles et eux déplorent des conditions matérielles peu propices aux études. Ils regrettent en effet d’avoir dû partager, dans un même lieu, souvent inconfortable, espace de travail et vie privée :

« Maintenant, je suis dans un appartement du CROUS, mais j’ai vécu aussi dans un autre studio, c’était un appart-hôtel. Donc vous voyez plein de changements, mais jamais avec une ambiance adéquate pour travailler, c’était toujours la catastrophe : moi, les valises, un espace un peu petit, le même où je mange, où je dors, où je travaille aussi. » (Ana, étudiante de master, vingt-quatre ans, née au Brésil)

28La taille et les difficultés liées au logement semblent également avoir accentué le sentiment d’isolement et de solitude des étudiants internationaux confinés seuls, nourri par ailleurs par l’éloignement familial et les restrictions sanitaires. Les questions de la solitude et de l’enfermement sont en effet au cœur des propos des interviewés et constituent une dimension centrale de leur vécu du confinement :

« Forcément une solitude s’est un peu instaurée, c’est-à-dire une distanciation sociale entre même ses amis, ses compagnons, en plus de sa famille qui n’est pas dans la même ville, donc je la [la crise] vis très mal. » (Yao)

29Plusieurs facteurs semblent avoir participé au sentiment d’isolement ressenti par les étudiants internationaux. Le niveau de diplôme a, par exemple, dessiné une frontière entre les individus les plus diplômés, qui se déclarent globalement plus sereins face à la crise que ceux titulaires d’un baccalauréat (53,3 % des étudiants de master et doctorat contre 30,7 % des autres). La date d’arrivée en France semble également jouer sur l’expérience de la crise sanitaire. Les primo-arrivants, et de façon encore plus précise, celles et ceux arrivés en période de crise, font état d’un sentiment d’isolement bien plus accru que celles et ceux installés depuis plusieurs années, du fait de leur impossibilité de nouer des relations sociales :

« J’étais seule depuis le début du confinement, je n’ai pas eu de contact, je ne connais personne vu que je suis arrivée il y a cinq ou six mois. Ce n’est pas le moment de faire des rencontres ou d’avoir un contact avec les autres, je n’ai pas la chance, voilà [rires]. Je n’ai pas la chance de faire une rencontre ou d’avoir un contact avec cette société existante. » (Safiya)

30Face à ce fort sentiment de solitude et d’isolement, les réactions des étudiants internationaux ont été assez différentes. Le manque de sociabilité et de liens sociaux a conduit certains individus à adopter des comportements transgressifs au regard des consignes sanitaires. Des répondants expliquent en effet avoir plusieurs fois songé à sortir pour rencontrer des amis au risque d’être sanctionnés, comme le souligne Ilyes (étudiant de master, vingt-sept ans, né en Algérie) :

« Il y a des gens qui ont été confinés tout seuls, c’était mon cas. Sans exagérer le premier confinement, j’ai failli perdre la tête. Des fois je me disais, je vais sortir, tant pis si je croise un policier et qu’il me donne une amende je vais l’accepter. C’était vraiment insupportable. »

31Celui-ci explique avoir transgressé les règles et participé à une soirée :

« On avait besoin de ça, on avait pas le droit à cause des restrictions, mais on pouvait pas ne pas le faire sachant que je ne vais peut-être pas les voir jusqu’au mois de septembre. »

32D’autres, affirment également avoir eu des échanges réguliers avec d’autres étudiants, souvent eux aussi internationaux, afin de supporter cette période d’isolement. Le fait de vivre en résidence universitaire a pu être un élément facilitant cette proximité et ces échanges.

33La plupart de nos répondants affirment néanmoins avoir respecté les consignes sanitaires. Parmi eux, ce sentiment d’isolement n’a pas été vécu avec la même intensité. Pour beaucoup, la gestion de ce sentiment de solitude s’est opérée par le truchement du numérique et des liens familiaux en ligne. Toutefois, il a pu générer des difficultés psychologiques, comme le souligne Koffi :

« Il y a les difficultés aussi sur le point psychologique […]. Il est difficile de se voir et tu te retrouves tout seul dans ta chambre ce qui rend le moral très bas. »

34Cette fragilisation sur le plan psychologique s’est traduite de différentes façons, certains expliquant s’être sentis particulièrement stressés, anxieux, ou angoissés, quand d’autres se sont déclarés déprimés. D’autres, enfin, affirment avoir eu peur que leurs pairs mettent leur vie en danger :

« Il y a des gens qui n’ont pas vraiment supporté le confinement. On a essayé de rester en contact juste pour éviter des choses bizarres. Des fois les gens peuvent faire des choses qu’après ils regrettent. On a essayé de rester en contact pour éviter l’isolement. » (Ilyes)

35Ou ont eux-mêmes eu des pensées suicidaires :

« Psychologiquement, on n’était pas bien dans la tête, on pense à notre famille qui est loin de nous et j’avoue que si je n’avais pas eu ma famille je pense que j’allais peut-être faire le pire. » (Moudjib, étudiant de master, vingt-sept ans, né au Bénin)

36La question du suicide, plus ou moins explicitement abordée, est revenue dans de nombreux entretiens. Cela s’explique d’une part parce qu’ils sont étudiants, ce qui rejoint les résultats d’autres enquêtes françaises, notamment celle conduite par l’université de Lorraine (Essadek et Rabeyron, 2020) sur la santé mentale de 8 004 étudiants qui montre que 14,8 % d’entre eux ont eu des pensées autodestructrices ou suicidaires. D’autres études étrangères ont par ailleurs montré que le statut d’étudiant était un facteur important d’exposition au risque dépressif, le statut de personnes en emploi protégeant plus nettement les acteurs (González-Sanguino et al., 2020). D’autre part, le statut d’étranger semble aussi avoir joué un rôle. En effet, dans notre échantillon total, les pensées suicidaires sont revenues beaucoup plus souvent dans les entretiens conduits auprès d’étudiants internationaux que dans ceux des autres étudiants. Cela ne signifie pas que tous les étudiants internationaux ont vécu cette expérience sous le mode de la souffrance, mais que la situation a été plus difficile pour les plus isolés, les plus précaires et les moins accompagnés. L’isolement social se révèle en effet dans d’autres enquêtes (Wathelet et al., 2020) être un facteur de risque important dans la prévalence des pensées suicidaires, du stress, de la détresse, de la dépression et du niveau élevé d’anxiété.

37L’importance de ces résultats pourrait amener l’université et les autres lieux accueillant des étudiants internationaux à mieux penser, collectivement, leur accueil et leur accompagnement. Enfin, le confinement a eu un effet révélateur de tendances sociologiques plus profondes et a bien mis en lumière le fait que les étudiants internationaux ne sont quasiment pas l’objet de dispositifs spécifiques, qui, dans une logique inclusive, pourraient leur permettre de mener à bien et sereinement leurs projets. Les liens forts, pour ces étudiants, ont finalement été très majoritairement des liens numériques.

L’immigration-continuité à l’heure de la crise sanitaire

38Pour la grande majorité des populations déjà connectées, les différents confinements imposés lors de la crise sanitaire ont joué un rôle sur le temps quotidiennement consacré aux outils et plateformes numériques (Barthou et Bruna, 2021). Cette amplification du « temps des écrans » possède plusieurs explications, qui sont le plus souvent cumulatives. Les fortes restrictions des déplacements qui conduisent à un sentiment « d’enfermement » au domicile, les nouvelles formes d’organisation du travail/des études orientées vers le « tout distanciel » et la perception du smartphone en tant que seule ouverture tangible vers l’extérieur, semblent en grande partie à l’origine de cette hyper connexion. Dans le cas des étudiants internationaux et parce que leur connexion répond aussi à un devoir de présence vis-à-vis du cercle familial, cette surutilisation d’outils déjà très chronophages s’en trouve encore exacerbée.

L’omniprésence de la connexion ou la difficile autorégulation des pratiques

39Comprendre le vécu de la crise sanitaire des étudiants internationaux nécessite de revenir sur le contexte particulier du confinement pour cette population spécifique. Si nous avons observé au cours d’une vaste enquête que les étudiants français ont majoritairement fait le choix de la recohabitation — ou de la cohabitation prolongée — dans cette période inédite (ibid.), notre enquête qualitative dévoile un quotidien bien différent pour celles et ceux qui n’ont pas eu de telles possibilités. Dans ce contexte, ils et elles ne perçoivent pas seulement les outils numériques comme une garantie de maintien du lien social (Diminescu, 2005), mais aussi comme une échappatoire à la morosité quotidienne. À cet effet, le temps des écrans n’est pas un temps uniforme. Les étudiants internationaux dévoilent ainsi une pluralité de pratiques qui ne leur sont d’ailleurs pas exclusives, comme « jouer à des jeux vidéo » (Ilyes), « naviguer sur les réseaux sociaux » (Ousmane) ou « être sur Netflix jusqu’à tard dans la nuit » (Demba, étudiant de master, vingt-trois ans, né au Mali). Ana, en revanche, a pu assurer une continuité dans son soutien psychologique tout en maintenant le lien avec une personne de confiance dans son pays d’origine : « J’avais arrêté mes séances parce que j’étais en France [...]. Grâce à un logiciel, je fais mes séances en ligne, avec cette personne en qui j’ai confiance ». Garder le lien avec la famille à distance reste toutefois un des usages majoritaires.

40Ces temps de connexion apparaissent parfois excessifs pour nos répondants, notamment pour Hawa (étudiante de licence, vingt-et-un ans, née au Mali) qui déclare quant à elle passer « presque tout [son] temps avec [son] smartphone [ce qui] doit représenter dix-huit heures par jour ». De la même façon, le téléphone portable est un prolongement du corps pour Demba, qui veille à le garder proche de lui : « Je peux l’utiliser à l’instant T et après je le dépose quelques minutes et je l’utilise et ainsi de suite. Dès que je me réveille, je l’ai à côté dans ma main ». Pour les étudiants internationaux, les moments d’étude, de pause, de loisir, de contact avec la famille et les amis, de collecte d’informations, de doute et de construction de soi ; bref, une majorité des temps de la vie quotidienne semblent s’articuler autour des outils et plateformes numériques lors de cette crise sanitaire. Surtout, certaines de ces temporalités se superposent parfois à d’autres. Alors que les cours à distance se caractérisent par des possibilités de « disparition présente » (Gergen, 2002), d’être là sans être là, caméra et microphone coupés, le temps des études est ponctué de distractions :

« Pendant que l’enseignant écrit quelque chose, vous pouvez pas juste regarder comme ça, il faut faire autre chose [...]. Donc je suis sur les réseaux sociaux. Pour ne pas vous mentir, des fois juste je me connecte et je laisse mon PC, je suis là mais je ne suis pas là. » (Ilyes)

41Il ressort de notre enquête Transicovid que ces stratégies semblent communes à une majorité d’étudiants, qu’ils soient ou non nés en France. Le lien diasporique est parfois aussi une occasion supplémentaire de détournement de l’attention : le temps consacré à la famille peut ainsi empiéter sur le temps scolaire. De même, la tenue à distance des enseignements ne permet plus aux étudiants de se retrouver, d’échanger ou d’apprendre à se connaître lors de temps informels, ce qui touche encore une fois plus particulièrement les étudiants internationaux, souvent seuls à leur domicile :

« Avec le confinement tout le temps tu es chez toi, même pendant les cours et tu te sens isolé, tu n’as personne du coup à chaque fois tu te connectes et tu parles avec la famille et avec les amis. » (Issa)

42L’importance de la connexion dans une logique d’intégration, qui s’accompagne d’une injonction à la joignabilité, apparait logiquement plus forte encore lorsque l’université ne peut plus jouer son rôle d’instance de socialisation :

« Pendant ce moment de crise, on a encore plus besoin de lien social : se couper des réseaux sociaux, c’est s’exclure de l’humanité. » (Koffi)

43Diminescu (Diminescu et Guido, 2019 : 205) expliquait récemment qu’une fois équipé de son smartphone, le « migrant connecté » disposait de la possibilité de « switcher instantanément avec plusieurs mondes d’existence » et apparaissait ainsi « plus proche de la figure du navigateur que de celle du déraciné ». Mais derrière cette métaphore, qui traduirait l’opportunité offerte au migrant d’avoir le « chez lui » dans sa poche, ce qui est par ailleurs discutable (Barthou, 2019a), se cache surtout la problématique de la prise de distance aux outils numériques dans son quotidien. Parce que de multiples activités sont directement liées à l’utilisation des outils numériques, les étudiants internationaux insistent tout particulièrement sur la nécessité d’être connectés, que toutes et tous n’expliquent pas par les mêmes raisons. Demba évoque sans surprise les motifs des cours à distance et du lien familial mais insiste surtout sur la perte d’informations et ses conséquences sur l’accès à l’emploi en cas de non-connexion :

« Avec la crise, l’utilisation de l’Internet n’était pas un choix, mais une nécessité. […]. C’est primordial de l’avoir sinon on perd l’information. Imaginez par rapport aux offres, c’est celui qui a accès à l’information qui profite de l’offre. Il faut rester toujours informé, c’est très important. »

44Hawa justifie sa connexion par le manque d’alternatives dans un quotidien confiné :

« C’est le seul outil qui me distrait un peu. Je suis toute seule donc c’est juste par téléphone que je communique, j’en ai vraiment besoin. Si je n’utilise pas le téléphone, je suis là à rien faire. »

45Elle rejoint ici Ilyes, pour qui l’utilisation intensive des outils résulte également d’une absence de choix :

« Pourtant je ne suis pas vraiment le genre accroc à ce genre de chose. C’est juste que… on a pas le choix, il faut passer le temps sinon on va perdre la tête. »

46En période de confinement et afin de lutter contre le poids de la solitude, le smartphone s’est donc révélé, peut-être encore plus qu’avant, un précieux allié du quotidien pour les étudiants internationaux. La triple nécessité d’être connecté aux autres, joignable et informé, pendant cette crise sanitaire, se double ici de besoins d’ailleurs, de temps de loisir et d’introspection qui, là encore, passent souvent par le recours aux écrans.

Les freins à la déconnexion dans un quotidien confiné

47Si, pour les diverses raisons évoquées précédemment, les étudiants internationaux déclarent avoir significativement augmenté leur temps passé devant les écrans, ils et elles n’omettent pas de préciser avoir déjà pensé à se déconnecter volontairement de ces technologies. Les « migrants connectés » témoignent ainsi de cette logique réflexive de mise à l’écart temporaire de dispositifs chronophages qui, par la force des choses, rythment lourdement leur quotidien confiné. Cependant, nos analyses rejoignent les travaux déjà exposés dans la littérature à ce sujet : dans les faits, la volonté de se déconnecter n’est que rarement accompagnée par la réalisation effective de cette prise de distance (Jauréguiberry, 2014 ; Bruna, 2014). Nos répondants soulignent d’abord l’impossibilité d’une déconnexion totale en période de crise sanitaire : la quotidienneté de la connexion apparait comme une condition non négociable de la poursuite des études. Sena (doctorant, vingt-six ans, né au Togo) ajoute même que la déconnexion lui semble antinomique du statut d’étudiant :

« Aucun étudiant ne peut se couper du numérique pour étudier parce qu’être étudiant, c’est quand même chercher à comprendre les principes qu’on enseigne en cours et sur Internet on a des milliers de bibliothèques. »

48Les incitations familiales à la connexion quotidienne semblent plus prégnantes encore lors de cette crise sanitaire :

« Quand je n’appelle pas ma mère, elle n’aime pas. Elle me dit que je suis seule en France, que c’est une situation compliquée, qu’elle me voit encore toute petite et elle a besoin de savoir si je vais bien. » (Selena, étudiante de master, vingt-quatre ans, née en Espagne)

49Certains de nos répondants sont pourtant bien parvenus à se déconnecter et ont justifié ce choix auprès de leur famille par le besoin de se recentrer sur eux-mêmes ou encore la nécessité de se focaliser sur les révisions en période d’examen. Mais ces tentatives de prise de distance ont, pour certains répondants, été interrompues par le cercle familial. Seydou explique s’être déconnecté, mais seulement quarante-huit heures : « Au-delà, j’ai pas pu tenir, j’ai abandonné parce que mon oncle m’appelait et ma mère s’inquiétait ». Alors qu’elle se préparait à ses examens, la mise en pause de Hawa s’est rapidement conclue par des reproches :

« Ma mère s’est fâchée, elle m’a dit qu’elle ne me manquait plus, que maintenant que je suis en France je ne pensais plus à elle […], elle m’a reproché de ne pas lui faire un message au moins une fois par jour. Je lui ai dit que cela ne se reproduirait plus. »

50Surtout, la jeune femme est depuis lors soumise à un « devoir de connexion » pour apporter une réponse à une quête de réassurance parentale, comme nous l’observons de plus en plus dans les nouvelles pratiques de surveillance liées à la parentalité numérique (Bruna, 2022). Néanmoins, le besoin parental d’être quotidiennement rassuré est sans doute plus important encore à l’heure de la crise sanitaire, puisque l’Europe fait partie des continents les plus touchés par la COVID-19. Jusqu’alors, les étudiants internationaux apparaissaient plus inquiets pour leurs parents du fait de la situation dans le pays d’origine, en particulier pour les étudiants africains, que l’inverse. Ce renversement des inquiétudes peut s’expliquer, selon Kodjo, par la médiatisation de l’aggravation de la situation sanitaire dans les pays occidentaux :

« C’est vrai qu’il y a la crise au Bénin, mais ce n’est pas la même chose qu’en France quand vous regardez un peu les chiffres et je sais qu’ils ont peur pour moi. »

51Le plus souvent, l’échec de la déconnexion s’explique par la centralité du smartphone dans le quotidien confiné des répondants de notre enquête. Ousmane prévient qu’il faudrait lui « arracher des mains » pour qu’il se déconnecte, après quoi il « tomberait en dépression ». Safiya, pour sa part, « ne se sentirait plus vivante » si elle restait « sans lien avec la famille et les cours ». Ana, au contraire, souhaite se déconnecter et met en place des stratégies, souvent infructueuses, pour y parvenir :

« Je mets le portable dans un mode nocturne, il ne montre pas ce qui est en train de se passer pendant une période. Et chaque fois que je le fais, je continue à essayer de regarder et je vois toutes les notifications. J’ai toujours l’impression que je vais rater quelque chose. »

« J’avais un pote au Mali, on a vécu beaucoup de choses. Il est décédé. On un groupe WhatsApp là-bas avec des potes et c’est eux qui me l’ont appris. Imaginez s’il n’y avait pas les réseaux sociaux, je pouvais faire un mois sans apprendre que mon pote est parti. »

53Même s’ils sont plus rares, certains répondants prennent de la distance avec les communications transnationales. Ils tempèrent, voire refusent, la quotidienneté du lien parental et instaurent leurs propres règles :

« C’était plutôt eux qui cherchaient à savoir comment ça allait pour moi, mais j’avais pas le temps de leur répondre tous les jours. Comme je les avais prévenus que ce serait difficile avec ma formation, ça ne leur posait aucun problème. » (Mawuko)

54Dans nos entretiens, il semble que cette maitrise du temps des interactions familiales concerne davantage les individus installés en France depuis plusieurs années, et non les nouveaux arrivants pour qui la famille représente, au quotidien, un — sinon le seul — soutien moral nécessaire.

Vivre la coprésence avec la famille pendant la crise sanitaire

55Le rôle des dispositifs numériques dans cette possible continuité relationnelle avec le physiquement distant est régulièrement mis en avant (Diminescu, 2005 ; Nedelcu, 2009). Cela se retrouve également dans notre enquête :

« Le numérique m’a permis de pouvoir avoir mes parents en ligne, de pouvoir discuter en direct avec eux, donc, ça a été pour moi un atout pendant ces moments de crise. » (Issouf, étudiant de master, vingt-huit ans, né au Burkina Faso)

56Mais garder un lien avec la famille n’est pas le seul élément qui justifie la fréquence des communications transnationales : des répondants de notre enquête évoquent surtout avoir trouvé du soutien auprès de leurs proches : « Ça m’a aidé psychologiquement, ça m’a aidé à surmonter, à supporter tout ça » (Kodjo).

57Dans cette période atypique, nous constatons que les échanges communicationnels avec le pays d’origine sont priorisés dans le discours de certains répondants, alors que ceux avec leurs pairs, habitant près de chez eux, semblent passer au second plan : « Les gens m’écrivent mais je réponds pas. C’est vraiment à ma famille proche que j’écris » déclare Mawuko. Si cela nuance des résultats issus de travaux récents (Mattelart, 2019), les restrictions sanitaires en sont sans doute en partie responsables. Les préoccupations dans cette période d’incertitudes sont davantage orientées vers la famille éloignée, que la fermeture des frontières rend encore plus inatteignable. Il ressort néanmoins que nos répondants transgressent parfois certaines restrictions en place et organisent des retrouvailles clandestines, par exemple « le samedi soir, pour jouer aux cartes […], pour discuter et cuisiner comme au pays » explique Seydou à propos d’un groupe d’étudiants maliens dont il fait partie. Cette ritualisation hebdomadaire de la rencontre avec d’autres jeunes de la même origine peut faire écho à un sentiment de nostalgie, notamment culinaire, mais aussi à la recherche d’un attachement à des valeurs communes que les étudiants internationaux peinent à retrouver en France.

58Lorsqu’il s’agit de contacter la famille, les étudiants internationaux se heurtent souvent à diverses problématiques matérielles. Par exemple, nos répondants africains se trouvent confrontés à la fracture numérique dans son acception la plus géographique, à savoir l’existence de fortes disparités entre un Nord et un Sud dans l’accès à Internet (Beaude, 2012). Safiya développe par exemple qu’il est préférable d’attendre certaines heures pour appeler ses proches : « Il y a des moments où ça va et d’autres où c’est mauvais donc au moment où ça va on allume la caméra et on va parler. […] Mais quand il y a une mauvaise connexion, on reste dans le cycle des : allô ? Oui ? Allô ? ». Moudjib ajoute qu’il doit parfois éviter de faire des appels vidéo afin d’économiser de la bande passante, et se veut fataliste : « Ce n’est pas à chaque fois que j’ai l’occasion de voir ma famille ou mes amis en vidéo ». La différence entre l’audio et la vidéo tient également à l’opportunité de voir l’autre malgré la distance : « J’aime beaucoup voir les visages » explique Selena, tandis que Mawuko admet qu’il passe surtout des appels en vidéo « pour que [ses] sœurs puissent voir [son] fils grandir ». Cela fait écho aux travaux de Stéphane Vial, qui insiste sur l’intérêt de l’image dans les échanges communicationnels et dans la perception de l’autre à travers les dispositifs sociotechniques (2013). Pour les étudiants internationaux, il s’agit donc de souligner la rareté et la valeur de tels moments qui sont révélateurs de profondes disparités dans le maintien du lien social avec la famille. L’impossibilité de passer des appels vidéo marque en effet l’absence du corps des proches, que l’on ne peut voir grandir et évoluer, bouger et s’exprimer : un élément essentiel à la communication peut ainsi être rendu inaccessible aux étudiants internationaux selon la qualité de la connexion.

59Pour certains étudiants français (re)cohabitants, le manque de contacts physiques à l’extérieur du domicile parental ressort comme une préoccupation centrale. Dans le cas des étudiants internationaux et plus particulièrement africains, un lien vidéo de bonne qualité peut déjà s’apparenter à un privilège dont ils ne peuvent disposer au quotidien. Ici, les qualités de la connexion Internet d’une part, et du lien avec la famille d’autre part, apparaissent indissociables. Une mauvaise connexion semble générer une certaine frustration chez nos répondants qui soulignent à la fois la nécessité d’entrer en contact avec leurs proches et le sentiment d’impuissance qui se dégage d’une telle situation : « On est frustrés, on a plus de pouvoir, on ne peut plus rien, on est limités » (Koffi). Les individus en viennent aussi à développer des stratégies pour signifier leur présence. Yao sait que ses parents et sa sœur n’ont pas toujours de connexion autour de leur domicile, mais il les appelle « même s’ils sont hors zone de connexion histoire de faire signe de vie ».

60Pour les étudiants internationaux, la crise sanitaire a également mis en évidence les avantages comme les limites de la coprésence rendue possible via les outils numériques. Dans le discours de nos répondants, cela se retrouve surtout lors de moments forts auxquels ils ont pu assister, mais qu’ils n’ont pas eu le sentiment d’avoir pleinement partagés. Hawa évoque le mariage de sa sœur, auquel elle a assisté par le biais d’un appel vidéo lors du premier confinement :

« Le fait de ne pas être sur place m’a beaucoup marquée. J’aurais aimé participer aux préparatifs du mariage et participer au mariage et faire la fête comme les autres. Le téléphone m’a aidé à passer le coup. Mais bien sûr, c’est pas la même chose. »

61Le recours aux dispositifs numériques s’envisage ici comme un moindre mal : la jeune femme gardera une image de cet évènement qu’elle a « presque vécu » malgré la distance. Mais cette insistance sur le moment présent révèle aussi qu’elle n’a pas participé à « l’avant », donc aux préparatifs du mariage, et qu’elle n’assistera pas non plus à « l’après » puisque le lien s’arrête brutalement une fois l’ordinateur éteint. Cette participation à distance à la vie familiale, amputée de temps forts qu’il demeure impossible de partager, présente donc des limites tangibles. La possibilité de naviguer entre deux mondes (Diminescu, 2005) peine à faire oublier, d’une part, que la famille reste bel et bien absente de la réalité physique (Barthou, 2019b) et, d’autre part, que cette même réalité est souvent synonyme de solitude et d’isolement dans ce contexte de confinement. De son côté, Ilyes a vécu le mariage de sa sœur de façon asynchrone :

« Pendant le mariage, ils [ma famille] ont fait des vidéos, ils m’ont montré ce qu’ils ont fait et tout, c’est comme si j’étais là, mais j’étais pas là. »

62Lui aussi insiste sur le « comme si », apportant à son tour une nuance à des discours souvent focalisés sur ce qui s’invente et expérimente dans les espaces numériques, et non sur ce qu’il y manque encore.

L’impact de la crise sanitaire sur les trajectoires migratoires et projets de vie

63Si la crise sanitaire a eu un impact particulier sur le quotidien des étudiants internationaux, elle semble également avoir eu des répercussions assez fortes sur leur trajectoire migratoire, qu’elle remette totalement en cause le projet initial, qu’elle l’ait modifié ou, à l’inverse, grandement renforcé.

Le manque d’ambiance et de convivialité

64Le confinement a naturellement été une épreuve pour l’ensemble des Français, mais, dans le cas des étudiants internationaux et en particulier africains, le sentiment d’enfermement a été amplifié par une vie concentrée dans un espace souvent très réduit et exigu. De plus, la distance avec le modèle culturel du pays d’origine s’est trouvée fortement accentuée pendant cette crise sanitaire :

« Moi, vous savez, au début c’était difficile. C’est cette année que je viens d’arriver en France, en septembre passé. Chez nous au Mali on est pas du tout habitués à ça, être enfermés à la maison. On est pas tellement touchés. Venir ici et être enfermé à la maison, au départ c’était pas facile. » (Seydou)

65Au-delà des frontières physiques liées au confinement et aux consignes sanitaires, les étudiants internationaux ont aussi expérimenté une frontière symbolique. Ils témoignent souvent d’une fermeture et d’un individualisme fort de la société française :

« J’aime bien discuter, aller chez des amis, organiser des trucs, des petites fêtes, des soirées avec des amis, ça me permet de déstresser, car pour moi la société française est très fermée, c’est chacun pour soi. » (Mawuko)

66La mise en comparaison entre la France et le pays d’origine est récurrente dans les discours des étudiants internationaux, comme si cette période avait particulièrement mis en lumière les saillances culturelles entre les deux zones géographiques. La perception de traits culturels français de retenue et de distance semble avoir été accentuée par les risques sanitaires liés au coronavirus. La crise sanitaire aurait, pour nos enquêtés, dévoilé des spécificités existantes qui paraissent souvent faire écho à des difficultés personnelles, elles-mêmes liées à l’éloignement familial et particulièrement difficiles à supporter dans cette période :

« Là-bas, c’est plus social, en famille, on cause, on s’amuse, c’est vrai que chacun a ses occupations mais on trouve toujours un temps pour se rassembler […]. La France pour dire vrai chacun gère comme il peut, c’est difficile vraiment de se rassembler, je peux dire la crise a dévoilé une distanciation sociale en France qui existait bel et bien mais c’était un peu voilé. Je ne sais pas si c’est au niveau de nos communautés, parce que c’est difficile de côtoyer les Français, je ne sais pas si c’est moi, si j’ai un problème ou bien, ce sont eux-mêmes qui font un blocus voilà, chacun cherche à résoudre ses problèmes, tout le monde est pressé. Chez nous en Côte d’Ivoire, on dit chacun se cherche. » (Yao)

67Enfin, au-delà de la mise en comparaison, le manque d’ambiance et de convivialité en France revient régulièrement dans nos entretiens. Lui aussi parait renforcé par la solitude liée au confinement et à la distanciation sociale :

« L’ambiance, c’est-à-dire je pense que l’ambiance est unique, je ne retrouve pas l’ambiance que j’avais chez moi ici. D’abord, tous mes amis sont restés là-bas, ma famille est restée là-bas, du coup j’avais mes habitudes que je ne retrouve plus ici. Quand je parlais de l’ambiance, je viens du Togo et le Togo est un pays qui s’amuse beaucoup où on a la joie de vivre, c’est différent par rapport à la France. » (Sena)

68Les fêtes, rencontres et échanges entre pairs, très attendus dans la mobilité, et centraux dans la sociabilité juvénile, vont ici être particulièrement regrettés car la migration estudiantine est devenue une migration individuelle et en grande partie numérique. La rencontre avec le pays et ses habitants n’a donc pas pu avoir vraiment lieu et la présence physique sans contact génère elle aussi de la frustration. La crise sanitaire va donc renforcer le sentiment d’entre-deux bien décrit par Sayad (1991) : l’entre-deux lieux, l’entre-deux temps, l’entre-deux sociétés et surtout l’entre-deux manières d’être ou l’entre-deux cultures. C’est pour cela aussi que la chaleur de la famille, la permanence du lien et la réassurance réciproque semblent s’opposer, selon nos répondants, à la « froideur » de la France. La distance géographique n’empêche en rien la force des liens familiaux (Beaugendre et al., 2016), quand la présence physique n’est pas synonyme de proximité ni d’interaction avec la population française. Cela est particulièrement vrai face à la situation sanitaire.

69Il semble que les relations entre pairs, et particulièrement entre les étudiants de la même origine, aient grandement aidé nos répondants dans cette période d’isolement :

« Je me sens délaissé, je n’arrive pas à m’intégrer, je me sens plus à l’aise avec les personnes qui viennent du même horizon que moi. » (Ousmane)

70Comme l’a montré la sociologie américaine, de l’école de Chicago aux travaux de Portes (1998), les ressources communautaires peuvent effectivement constituer un capital social important qui facilite souvent l’intégration. Portes et Rumbaut (2014) identifient à ce titre différentes postures chez les immigrés face aux relations communautaires, de l’engagement à la rupture. Néanmoins, les relations interethniques, en tant que « communautés positives, ouvertes à la société englobante » (Wieviorka, 1996) peuvent en effet, dans un premier temps, amortir « le choc de déracinement » (Ibid.), décuplé en période de COVID-19 :

« Tu as vécu pendant cinq, dix ou quinze ou vingt ans, dans une convivialité totale et du coup, tu tombes dans cette situation, je crois que la rupture est tellement brusque que ça agit psychologiquement et tu sembles complètement abattu. » (Koffi)

71Des études conduites auprès d’étudiants internationaux avaient déjà montré la dimension positive de l’accès à un réseau d’étudiants de la même origine, notamment celle de Pinto Baleisan (2014), car ils apprécient souvent les moments conviviaux, où le partage des codes culturels leur permet de se détendre et de suspendre les difficultés propres à la vie d’étranger. La faiblesse, voire l’absence même des relations interethniques, parfois dernier support dans le pays d’accueil, peuvent être une vraie source de souffrance. De ce fait, certains vont maintenir ce lien quitte à contourner ou ne pas respecter les consignes sanitaires :

« Je suis dans une résidence universitaire donc on est dans le même bâtiment, et comme on vient du même pays, des fois on se retrouve, on cause. Vu qu’on sort pas, on est dans le même bâtiment, des fois elles viennent dans ma chambre ou je pars dans leur chambre. » (Hawa)

72Hamidou Dia avait lui aussi montré que face à l’anonymat dans la société d’accueil, les étudiants sénégalais en France subissent « des déclassements en cascade face auxquels les solidarités coutumières et l’engagement associatif offrent selon lui un recours inattendu » (Dia, 2014). Sur le Cameroun les travaux de Fomani (2020) sur l’intégration professionnelle des jeunes diplômés, nuancent ces conclusions et pose la question de la sortie de la communauté ou du groupe, ce qui amène à une vision plus complexe du processus d’intégration, à comment on construit des réseaux en dehors de son groupe.

73La vie sociale et les rencontres physiques, au cœur des sociabilités juvéniles, ont donc fait défaut aux étudiants en général mais plus particulièrement aux internationaux. Celles et ceux installés depuis plus longtemps en France ressentent aussi ces difficultés mais relativisent :

« Ce manque de chaleur a fait que je me sentais, pas déprimé, mais un peu en difficulté. […] C’est par rapport à ça que je disais qu’en termes de relation humaine c’est un peu mitigé en France. Au final, j’ai fini par comprendre que c’est culturel et je fais avec. » (Mawuko)

74Une autre façon de pallier ces difficultés d’intégration démultipliées par le confinement a été le retour temporaire dans le pays d’origine, même s’il est resté relativement marginal dans notre échantillon.

L’enjeu des retours temporaires

75La crise sanitaire a posé la question du retour temporaire dans le pays d’origine afin d’éviter un confinement en solo et puisqu’il était a priori possible de continuer à étudier à distance. Parmi nos quatre-vingt-quinze répondants, seule une vingtaine est repartie dans le pays d’origine. Une partie des étudiants a donc expérimenté la migration rupture quand une autre partie, moins nombreuse, a pu vivre la migration étudiante comme une « logique de va-et-vient entre deux espaces, et non une rupture ou un rejet d’un espace au détriment de l’autre » (Charbit et al., 1997). La question du retour en famille, centrale pour l’ensemble des étudiants, qu’ils soient français ou internationaux, a été soulignée avec acuité par le confinement. Elle revêt une forme particulière pour les étudiants internationaux, dans cette logique de l’accès, car elle dessine une ligne claire entre celles et ceux qui ont pu rentrer et les autres. Il est évident que les ressources des étudiants et la distance avec le pays d’origine ont créé des inégalités fortes entre eux.

76Se dessinent alors trois profils principaux dans notre échantillon face au retour temporaire : le retour incontournable, le retour souhaité mais impossible et le retour inenvisageable. Les étudiants qui sont rentrés ne se sont pas vraiment posé la question et ont décidé, comme si les choses ne pouvaient être autrement, de rentrer dans leur pays d’origine pour éviter le confinement ou reconfinement seuls :

« Tout était un peu normal, mais quand on a confiné en novembre encore une fois, je me rappelle que je me suis dit : Ah non c’est pas possible pour moi, je peux pas rester toute seule, je peux pas rester ici, j’étais dans l’appart-hôtel, j’ai complètement paniqué. J’ai acheté un billet d’avion et je suis partie au Brésil. » (Ana)

77Ces retours, malgré des voyages souvent compliqués et stressants, ont globalement été très positifs :

« Même si pour y aller j’ai dû porter plusieurs documents et un test COVID négatif, retrouver ma ville, mes amis, et ma famille m’a permis de voir les choses différemment et d’être plus positive chaque jour ! » (Étudiante de licence, dix-huit ans, née en Espagne)

78Le retour a permis à la fois de « mieux vivre » la période, de « s’évader un peu et de sortir de la routine » et de « prendre un nouveau souffle ». Néanmoins, le retour s’est parfois révélé ambivalent et a pu compliquer la rentrée en France :

« Je vis la période un peu mieux, cependant depuis le retour en France bien que ce soit chez mes parents je me sens doublement enfermée étant donné qu’en Espagne le couvre-feu a lieu plus tard et les cafés sont ouverts… le fait d’avoir retrouvé un semblant de vie sociale et l’avoir reperdue a fait un effet yoyo. » (Ana)

79L’impossibilité de rentrer, qui concerne une partie conséquente de notre échantillon, a été vécue comme une épreuve supplémentaire dans cette période et a souligné la situation de précarité de nombreux étudiants internationaux. Elle a parfois été bien vécue, souvent avec philosophie, mais elle a également été synonyme de souffrance pour de nombreux répondants :

« C’est très difficile [de ne pas être rentré] mais face à l’impossibilité, on se console à travers les moyens de bord pour avoir les nouvelles de la famille. » (Étudiant de master, vingt-sept ans, né au Cameroun)

80Vivre une période aussi anxiogène, loin de ses proches, a en effet généré un surcroit de stress et d’inquiétudes.

81Enfin, le troisième registre, celui du retour inenvisageable peut s’expliquer par des raisons assez différentes. La plupart des étudiants internationaux ont à peine envisagé ce retour, car ils ne pouvaient financièrement le prendre en charge. D’autres, qui avaient fait le choix de venir en France parfois envers et contre tout, avec la ferme intention de mener à bien leurs projets d’études, ne voyaient pas « de sens » au retour et espéraient que la situation se débloque rapidement. Seydou témoigne :

« Je suis venu ici pour travailler, gagner un peu d’argent pour pouvoir me concentrer sur mes études l’année prochaine. C’est mieux de juste appeler les parents et de leur envoyer l’argent, parce que eux, ils ont les mêmes problèmes là-bas, c’est pas facile. Ils sont contents parce que je suis en France, ça fait partie de mes rêves de venir étudier ici. Je suis content et eux ils sont contents. Ils appellent, ils me motivent, ‘applique-toi, concentre-toi sur tes études on a pas besoin de toi en ce moment’. »

82D’autres enfin avaient avant tout peur d’être bloqués dans leur pays d’origine, ce qui les aurait empêchés de pouvoir mener à bien leurs études et aurait exposé leurs familles :

« Non [il n’est pas rentré dans son pays d’origine], de peur peut-être de rester là-bas étant donné que les frontières se ferment à chaque fois que le taux d’incidence augmente donc je ne veux quand même pas prendre de risques d’aller peut-être dans ma famille pour les contaminer […] du coup j’ai préféré quand même rester en France pour ne pas retourner. » (Moudjib)

83Quoi qu’il en soit, la crise sanitaire a conduit de nombreux étudiants à repenser cette question du retour et l’importance qu’il revêt pour elles et eux :

« Ça a un peu changé ma façon de voir les choses pour rentrer un peu plus souvent. […] Rentrer plus souvent serait mieux, pour me ressourcer. Même si quelque chose se passe, je sais au moins que j’y suis allé. » (Mawuko)

84Il est évident que les conditions sanitaires participent de ce besoin de rentrer et d’être rassurés. La question financière joue bien sûr un rôle important dans ce non-retour, mais elle s’articule parfois à d’autres dimensions, telles que le poids familial mais aussi des normes de genre.

« Oui, je m’étais dit le mieux est de rentrer au pays mais ça, c’est juste que je n’ai jamais eu l’envie de le faire. Imagine pour venir ici c’est tellement de procédures et puis il y a les moyens financiers, les parents ont tellement dépensé que du jour au lendemain venir parce qu’il y a une crise et tout, repartir comme ça, du coup dans un coin de la tête j’ai pensé à ça mais jamais à le mettre en pratique, voilà. Le faire c’est comme décevoir toute la famille ce n’est pas évident, tu es obligé de t’accrocher comme en Afrique c’est ça, surtout quand c’est un garçon, si c’est une fille, on peut comprendre. » (Issa)

85Le retour temporaire est avant tout lié aux ressources financières, mais aussi au projet de migration étudiante et au poids de la famille dans ce dernier. Rentrer, même temporairement, c’est donc faire un choix, qui peut rassurer et permet de se ressourcer, mais c’est aussi mettre en danger le projet migratoire et s’exposer au non-respect des injonctions parentales et des normes sociales.

Des parcours migratoires plus ou moins affectés par la crise sanitaire

86Les étudiants internationaux sont au carrefour de différents parcours, puisque ces derniers impliquent la continuité d’un cheminement vers un but, sans préjugé de linéarité (Zimmerman, 2011) et articulent différentes temporalités (ibid.).

87Les étudiants semblent avoir oscillé entre moments de doute, de résignation, de démotivation, d’espoir et de détermination. Sur le plan de leurs projets scolaires et professionnels, certains ont simplement procédé à quelques modifications mineures, en changeant de spécialités afin, par exemple, d’élargir leurs champs de compétences au regard de la crise et de ses conséquences :

« Avec cette crise et les difficultés que les entreprises rencontrent, il faut que j’élargisse mes champs de compétence, donc c’est à cause de cette crise que j’ai pris cet aspect de difficultés fiscales. » (Koffi)

88La plupart de nos répondants se sont profondément questionnés sur la suite et leurs choix, dans la logique d’introspection personnelle et de décélération qui a caractérisé cette période, comme cela a été le cas pour l’ensemble des étudiants (Barthou et al., 2021). Une partie d’entre elles et eux semblent avoir quelque peu perdu confiance en eux et doutent donc de la suite. Les réactions sont néanmoins très diversifiées. Certains envisagent de changer de filière :

« Sur mes projets d’études, je me pose des questions mais je n’ai pas encore statué. J’ai intégré cette formation pour apprendre des choses, pour être opérationnel. Mais je me pose des questions sur les compétences […]. Si je trouve une alternance dans une structure peut-être que ça pourra me faire changer d’avis. » (Mawuko)

89D’autres, souvent à cause des difficultés liées à la « continuité pédagogique », ont clairement décidé d’arrêter leurs études :

« Avant j’avais l’intention de continuer mes études, mais maintenant je pense plus sur la vie professionnelle, je peux dire que pendant cette crise j’ai l’impression que j’ai vécu un siècle en étudiant, c’est long, c’est stressant aussi. » (Étudiante, niveau de formation non renseigné, vingt-six ans, née en Algérie)

90Enfin, la crise sanitaire semble avoir renforcé les choix de la plupart d’entre eux :

« Parfois, je sentais un regret de venir en France mais en pensant que j’aurais plus d’opportunités pour réaliser mon projet professionnel je trouve que c’était le bon choix. » (Étudiante de licence, dix-sept ans, née au Maroc)

91Nous pouvons observer chez une bonne partie des étudiants un renforcement de leurs projets initiaux et une volonté de les mener à bien :

« Personnellement, c’est ce que moi je fais, je me dis : “Ah ! Réveille-toi l’objectif n’est pas encore atteint, tu as du boulot fais de ton mieux d’ici quelques jours ou quelques mois, tu seras diplômé et tout ira bien”. Mais avec le stage on se cherche, on attend encore jusqu’à la fin de l’année donc on reste confiant que d’ici là tout reviendra à la normale et on trouvera aussi notre part. » (Koffi)

92En ce qui concerne le retour définitif dans le pays d’origine, étroitement lié au projet universitaire, il semblerait que la crise sanitaire et le confinement aient clairement joué un rôle :

« Oui, c’est difficile même notre vécu ici est difficile puisqu’on est mieux chez soi. On est ici sur une terre étrangère, on n’a pas forcément sa famille qui est au complet et donc on a nos membres de famille qui nous manque. Il y a cette envie du pays qui nous manque et donc c’est difficile et surtout avec ces moments de confinement où on est seul dans sa chambre, ça nous pousse un peu à penser à y retourner. » (Koffi)

93Plusieurs étudiants semblent un peu déçus par la France et souhaitent donc changer de projet :

« Je me suis rendu compte que je n’avais plus forcément envie de rester travailler ou faire un stage en France, car il y a beaucoup de restrictions contrairement à mon pays d’origine. » (Étudiante de master, vingt-trois ans, née au Niger)

94Des étudiants ont clairement pris conscience lors de cette crise sanitaire de l’importance du retour définitif, comme si celle-ci avait révélé des priorités et la centralité de la famille dans l’épanouissement personnel :

« Je pense qu’il est préférable pour moi de faire quelque chose qui me permette de passer plus de temps avec ma famille, car l’avenir est tellement imprévisible. Je devrais chérir ce à quoi je tiens le plus... » (Étudiant de master, vingt-huit ans, né au Vietnam)

95Pour d’autres, même si l’éloignement n’est pas toujours facile à vivre, le retour définitif n’est pas à l’ordre du jour. Les étudiants internationaux, et en particulier africains, évoquent dans la majorité des cas l’expérience professionnelle à acquérir en France pour rendre son parcours universitaire et professionnel plus solide dans l’optique d’un retour. Néanmoins, quelques doutes quant au retour affleurent dans les réponses, souvent liés à l’instabilité ou aux problèmes économiques et sociaux de leur pays d’origine. La France leur parait plus en mesure de leur assurer un bon avenir :

« Ça m’arrive d’y penser [retour définitif] oui, mais juste pendant le moment où je trouve des difficultés. Après, même en Algérie, c’est plus que difficile, il y a beaucoup de choses qui me motivent quand je pense à ça. » (Étudiante de licence, vingt-six ans, née en Algérie)

96Enfin, un dernier groupe d’étudiants ne semble pas avoir d’autre choix que de poursuivre leur trajectoire en France, car leur famille compte sur eux. La décision n’est donc plus individuelle mais bien collective voire familiale et la question du choix toute relative :

« Les bonnes personnes que j’ai rencontrées ici m’ont donné de l’espoir et l’envie de rester ici en France. De plus, c’est la seule façon pour moi d’améliorer la vie de ma famille, car ici avec l’accès au travail je peux vraiment supporter ma famille. » (Étudiant de master, vingt-sept ans, né au Cameroun)

97Ces résultats soulignent le fait que la mobilité estudiantine ne se distingue pas toujours des autres formes de migrations et ne répond pas qu’à des impératifs de formation et de carrière. La famille d’origine, les réseaux transnationaux et les partenaires dans les projets jouent effectivement un rôle central dans les projets migratoires de formation (Efionayi et Piguet, 2014).

98Un autre facteur qui nous semble important dans notre enquête est celui du fort sentiment d’altérisation et d’étrangeté, certainement amplifié par cette crise sanitaire et la distanciation physique et sociale. Agulhon et Xavier de Brito (2009) affirment, à propos d’étudiants internationaux à Paris, qu’ils rencontrent des sentiments fréquents de domination, d’infériorité, de repli identitaire mais aussi des difficultés économiques proches de ceux des migrants « ordinaires ». Nous retrouvons en filigrane chez nos répondants ces difficultés d’intégration :

« Je me sens délaissé, je n’arrive pas à m’intégrer, je me sens plus à l’aise avec les personnes qui viennent du même horizon que moi. » (Ousmane)

99Des étudiants mettent aussi l’accent sur ce sentiment d’étrangeté et le besoin de familiarité et de proximité :

« Je pense que c’est culturel et c’est vraiment ça qui me manque, le fait de ne pas se sentir étranger. » (Mawuko)

100Il semble également important ici de penser les approches pédagogiques universitaires, peu ouvertes sur l’inclusion et la diversité culturelle. En effet, des catégorisations problématiques et des assignations identitaires (Debono, 2015) peuvent se retrouver du côté des représentations des enseignants, comme le souligne Ousmane :

« Je le dis parce que la manière dont nous accueillons les autres étudiants chez moi au Faso, je n’ai pas été accueilli de cette façon ici en France, parfois même c’est les profs mêmes qui tiennent les propos décourageants. »

101Comme l’explique Tarrius (2001), « le territoire ne produit pas que de l’identité, notre identique, mais aussi de l’altérité, de l’étrange, leur différence ». La migration, même dans le cas des étudiants, met donc en saillance l’ethnicité et l’étrangeté, notamment dans cette période d’incertitude et de méfiance face aux autres. Toutefois, le cumul du sentiment d’étrangeté, des difficultés universitaires et du sentiment de solitude peut nourrir la volonté de rentrer définitivement chez soi ou la frustration de ne pouvoir le faire. En effet, le « retour définitif », présenté comme tel par certains étudiants même s’il parait impossible de parler de retour définitif à ce stade, s’impose pour beaucoup de nos répondantes et répondants comme absolument incontournable, ce qui nous parait largement amplifié par la crise au regard d’autres enquêtes (Agulhon et Xavier De Brito, 2009) portant spécifiquement sur les étudiants africains (Demintseva, 2014). Malgré l’illusion du temporaire et du provisoire (Sayad, 1991), nous pensons qu’une partie des répondants, du fait de l’incertitude et du sentiment de solitude liés à cette période, essaient de se rassurer en affirmant vouloir rentrer, car nous sentons poindre dans de nombreux entretiens la question du doute et du chemin parcouru pendant cette crise. Il faut toutefois se méfier, comme nous y invite Bréant, de la représentation des immigrés comme incarnation d’un « mythe » du retour sans cesse différé (2020). Pour autant, toujours selon Bréant, ces migrations de retour ne sont pas accessibles à toutes celles et tous ceux qui désireraient se réinstaller dans leur pays d’origine : « Beaucoup de retours demeurent retardés, voire empêchés, dans la mesure où il est fondamental de disposer de ressources économiques et sociales importantes pour pouvoir concrètement se réinstaller » (Ibid.). La mobilité et l’intégration étant largement tributaires de facteurs endogènes et exogènes, des effets de contexte et des ressources individuelles, il parait donc essentiel de penser la labilité et la pluralité des parcours des étudiants internationaux. La crise sanitaire constitue donc une réelle bifurcation de par son imprévisibilité, son irréversibilité et ses conséquences à la fois collectives et individuelles (Grossetti et al., 2009), mais il semble essentiel de relativiser son poids dans les trajectoires migratoires étudiantes, car il s’articule souvent à des effets de contexte, d’interactions et de non-linéarité.

Conclusion

102Les politiques d’immigration sélectives contribuent non seulement au ralentissement des migrations étudiantes vers la France, mais aussi à la reconfiguration des caractéristiques de ces migrations, au détriment des étudiants les plus modestes (Kabbanji et Toma, 2020). À ce titre, les étudiants internationaux semblent avoir été doublement victimes de la crise sanitaire. D’une part, ils ont souffert, au même titre que les autres étudiants, de la mise en place, sans réelle préparation ni accompagnement, de la continuité pédagogique et de la fermeture prolongée des établissements d’enseignement supérieur. D’autre part, ils ont été victimes de l’éloignement familial et de leurs conditions de logement. Ils ont par conséquent été plus largement affectés par le sentiment de solitude et d’isolement, ce qui a pu entrainer des conséquences psychologiques assez lourdes mais aussi des difficultés d’apprentissage. Les outils numériques ont été un facteur facilitant dans cette période mais les injonctions universitaires et familiales à la connexion permanente ont mené certains d’entre eux à un sentiment de saturation et à une volonté de déconnexion, au moins temporaire, quoique très difficile pendant le confinement. L’hyperconnexion ne semble néanmoins pas avoir pallié l’absence des enseignants ou des pairs, ni même la distance physique avec le pays d’origine et la famille. Enfin, la crise sanitaire a poussé de nombreux étudiants à repenser leur projet et mobilité internationale, que le retour définitif soit devenu incontournable, nécessaire ou inenvisageable.

103Notre travail souligne, au-delà de cette crise sanitaire qui a réellement servi de révélateur, l’importance de l’accueil des étudiants internationaux en France. Il pourrait être intéressant ici de penser les moyens de sensibiliser les acteurs universitaires aux singularités des étudiants internationaux et à la diversité interculturelle, afin d’éviter que l’installation d’un certain fatalisme culturaliste ne devienne un prétexte à l’inaction (Debono, 2015). En outre, il semble essentiel de pouvoir penser les étudiants internationaux autrement qu’en termes de précarité ou d’insuffisances, mais bien en tant qu’acteurs à part entière, réflexifs et responsables. Tel l’étranger de Simmel (1908), marqué par l’extériorité résultant de la « combinaison particulière de la proximité et de la distance, de l’attention et de l’indifférence », les étudiants internationaux apportent en effet un regard critique et pertinent sur notre système universitaire, mais aussi sur leur environnement. La plupart d’entre elles et eux ont en effet souligné à la fois la nécessité de mettre rapidement en place une transition écologique mais aussi solidaire et internationale.

104Au-delà de la nécessité de penser l’accompagnement des étudiants internationaux dans leur diversité et leur pluralité, les expériences et regards de ces derniers invitent à s’interroger sur les enjeux auxquels nos universités, et plus largement la société française, se trouvent aujourd’hui confrontées.