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SECONDE PARTIE
Lectures

AREZKI Saphia, De l’ALN à l’ANP : la construction de l’armée algérienne (1954-1991)

Éditions de la Sorbonne, Paris, 2022
Jonathan Hassine
Référence(s) :

AREZKI Saphia, De l’ALN à l’ANP : la construction de l’armée algérienne (1954-1991), thèse doctorale, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2022

Texte intégral

1Plus que toute autre institution en Algérie, l’armée est associée depuis plus d’un demi-siècle à l’exercice du pouvoir. Le tour de force de l’ouvrage de Saphia Arezki, De l’ALN à l’ANP. La construction de l’armée algérienne (1954-1991), consiste à les dissocier. Délaissée dans les travaux historiques au profit d’autres disciplines (sociologie, science politique), l’étude de l’armée algérienne, à l’instar des autres armées du monde arabe, était jusque-là cantonnée à ses grandes figures, celles qui occupent, voire incarnent le sommet de l’État. Sans négliger ces officiers qui constituent, avec d’autres cadres moins connus, la trame du livre, l’auteure parvient à replacer l’institution en tant que telle au cœur de son récit.

  • 1 L’ouvrage a été publié en 2018 par la maison d’édition algérienne Barzakh. Le texte a ensuite été l (...)

2Dans cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2014, Saphia Arezki se propose d’étudier la construction de l’armée algérienne en prenant comme point d’entrée le corps des officiers de l’Armée nationale populaire (ANP), héritière, après l’indépendance en 1962, de l’Armée de libération nationale (ALN)1. Il n’est donc pas question de suivre tous les individus qui ont combattu au cours de la guerre d’indépendance (1954-1962), mais plutôt de retracer les trajectoires de ceux qui ont « revêtu l’uniforme de l’ANP » (p. 21) à l’issue du conflit. Saphia Arezki s’attache ainsi à décrire les origines (sociales, familiales, géographiques) et la formation de ces hommes (première partie), avant d’observer comment ils posent les jalons d’une future armée nationale dans le tumulte de la guerre (deuxième partie). L’un des grands apports du livre est de ne pas s’arrêter à « l’événement 1962 » (Rahal, 2022) : en articulant le parcours des cadres pendant la guerre à leur devenir au sein de l’ANP, l’auteure réussit à franchir le seuil de l’institution militaire pour en éclairer le fonctionnement et les principaux défis qu’elle doit relever, de l’indépendance jusqu’à la veille de la « décennie noire » en 1991 (troisième partie).

3Comment écrire l’histoire de l’armée algérienne ?

4Pour écrire l’histoire de l’armée algérienne, l’auteure s’appuie avant tout sur une prosopographie du corps des officiers. Il faut saluer d’emblée le labeur accompli par Saphia Arezki pour remplir pas à pas les quatre tables de sa base de données (identité et affectation, éléments biographiques, formation, données relatives à la carrière au sens large), sans pouvoir accéder aux archives institutionnelles postérieures à 1962. Bien que la base de données en comprenne davantage, l’étude s’appuie sur les seuls individus « dont au moins une information relative à la carrière militaire et une information biographique » (p. 298) ont pu être répertoriées, soit 194 officiers. La base de données n’est pas représentative de l’ANP dans son ensemble (p. 32), ni d’une unité spécifique. Elle est en revanche quasi exhaustive pour ce qui concerne les élites militaires puisqu’elle comprend « tous les chefs d’État-major, les ministres de la Défense de l’ANP, les commandants de gendarmerie et les chefs de régions militaires sauf deux » (p. 298).

5Si la composition de l’échantillon diminue forcément la significativité des résultats, elle n’invalide pas la démonstration générale puisque l’auteure prend soin, à chaque fois, d’en indiquer les biais et de corroborer par d’autres sources les affirmations avancées. Saphia Arezki ne se contente pas en effet d’exploiter son « corpus » (selon le nom donné au groupe des 194 militaires étudiés), elle tire profit de la vaste documentation qui a servi à la réalisation de la base de données : décrets et arrêtés parus au Journal officiel, archives militaires françaises (Service historique de la Défense, Centre des archives du Personnel militaire), Centre des archives nationales à Alger (pour la période avant 1962), mémoires écrits par des anciens officiers, et, enfin, la presse locale. Ce livre est également le fruit d’une recherche de terrain menée en Algérie, pour glaner quelques dates de naissance et de décès sur les pierres tombales du cimetière des martyrs d’El Alia, pour traquer les officiers dans les photographies exposées au Musée de l’Armée, à Riad al-Fath. Surtout, ces riches matériaux ont été complétés par une enquête orale, dont on perçoit l’importance tout au long de l’ouvrage malgré le nombre assez restreint de personnes interrogées (une quinzaine, dont une dizaine d’anciens militaires).

6Préparer l’avenir par tâtonnement

7Les trajectoires des officiers, à cheval sur la période pré et post-1962, permettent de reconstituer la gestation laborieuse de l’Armée nationale populaire. Loin de dépeindre un processus linéaire, le livre montre bien les tâtonnements qui caractérisent l’organisation d’une force armée cohérente (selon l’objectif affiché), puis la construction d’une future armée nationale. Il y a bien sûr le Congrès de la Soummam, en 1956, qui marque une « première tentative d’unification des forces dans un contexte où la fragmentation et l’autonomie sont la règle » (p. 100), avec la création des six wilayas (régions militaires) et la structuration élémentaire de l’ALN (ordre de bataille, système de grades). Mais c’est à partir de l’année suivante qu’apparaissent les prémices de l’ANP, « au moment où les combattants de l’ALN ne sont plus uniquement destinés à combattre la France, mais à devenir les cadres de l’institution militaire qui prendra le relais de l’ALN, une fois l’indépendance gagnée » (p. 64). Il existe donc, parmi les responsables de l’ALN, une volonté précoce de préparer l’après-guerre, illustrée par l’envoi des recrues les mieux instruites en formation dans d’autres pays arabes (Égypte, Syrie, Irak, Jordanie), ainsi qu’en Chine puis en URSS.

8Cette projection vers l’avenir n’empêche pas les clivages à différentes échelles, à commencer par celui entre les maquis de l’intérieur et l’armée qui se forme aux frontières, au Maroc, et surtout en Tunisie. Alors que les maquis dépérissent sous les coups de l’armée française à partir de 1958-1959, le centre de gravité de la lutte de libération nationale se déplace vers la frontière tunisienne, véritable « base de repli » (p. 118) des combattants de l’ALN. C’est là-bas que les troupes se réorganisent et gagnent en cohésion, sous les ordres d’un État-major général (EMG) créé en 1960 dans la localité tunisienne de Ghardimaou. C’est là-bas aussi que se forgent les liens décisifs entre les futurs cadres de l’ANP ainsi que les inimitiés « qui perdurent bien après 1962 » (p. 132).

9Dans ce basculement de l’intérieur vers l’extérieur, une figure émerge : celle de Mohamed Boukherouba, plus connu sous son nom de guerre, Houari Boumediene. Loin d’en faire l’unique artisan de l’armée des frontières, Saphia Arezki prend soin, au contraire, de le replacer dans un réseau d’officiers qui œuvrent, avec plus ou moins de succès, à l’unification de ces combattants. Dans ce contexte, un débat qui n’a jamais cessé depuis les premiers temps de la guerre retrouve de la vigueur : que faire des déserteurs de l’armée française, toujours suspectés d’être des agents de la puissance coloniale ? Comme d’autres responsables militaires avant lui, Boumediene n’hésite pas à mettre à profit leurs compétences malgré les critiques. Ce pragmatisme, que l’on retrouve par la suite, lui permet de se constituer une clientèle précieuse pour asseoir son autorité sur l’armée des frontières.

10Le désordre bien ordonné de l’institution militaire

11Il ne faut pas surestimer l’organisation de l’ALN – qu’il s’agisse des maquis ou de l’armée des frontières – au moment de l’indépendance. Les défis sont immenses pour transformer cette force révolutionnaire d’environ 45 000 hommes – majoritairement illettrés – en une armée nationale et professionnelle. Les modalités de cette transition à la fois complexe et douloureuse laissent entrevoir le quotidien d’une institution militaire en dehors du contexte guerrier, un objet encore très peu investi dans les recherches sur les armées de la période post-coloniale. Dans ce tableau, deux idées-forces se révèlent particulièrement fécondes pour appréhender le fonctionnement de l’armée algérienne, sous la houlette de Houari Boumediene (1962-1978) puis de Chadli Bendjedid (1979-1991).

12L’intégration des unités disparates repose d’abord sur un « savant dosage » (p. 176) entre légitimité et compétence : Boumediene place – ou maintient – des chefs maquisards au passé prestigieux à la tête des régions militaires, tout en nommant à l’échelon central des cadres compétents et loyaux en majorité issus de l’armée française. Si le manque de sources se fait davantage sentir pour traiter la présidence de Chadli Bendjedid, les remaniements observés montrent que ce jeu d’équilibre se poursuit. Celui-ci s’accompagne toutefois de l’éviction des fidèles de Boumediene et de l’émergence d’une nouvelle génération d’officiers : les hommes envoyés en formation à l’étranger durant la guerre succèdent aux maquisards, tandis que les anciens de l’armée française sont remplacés par des cadres plus jeunes, eux aussi passés par les troupes de la puissance coloniale (p. 258).

13Outre le système d’attribution des plus hauts postes, c’est l’organisation même de l’armée algérienne qui est interrogée : comment expliquer la rareté des publications officielles pour tout ce qui a trait aux fonctions de commandement ? Saphia Arezki démontre que le désordre apparent, l’absence d’organigramme et de cadre règlementaire, résulte en fait d’un choix délibéré de la part des chefs militaires afin de régir l’armée à leur guise. Loin d’être une exception, ce mode de gouvernement se retrouve dans d’autres armées comme celle du Tchad où le « décret sans numéro » dispense les autorités de rendre compte d’une décision qui a priori n’existe pas (Debos, 2013).

14L’ouvrage de Saphia Arezki porte ainsi un regard novateur sur l’armée algérienne à travers les trajectoires de ses officiers supérieurs, dont les origines ne sauraient se résumer au « triangle BTS » (Batna-Tebessa-Souk Ahras), souvent érigé en creuset des élites politico-militaires de l’Algérie indépendante. Outre l’accès compliqué aux sources, cette approche centrée sur le corps des officiers reflète la difficulté d’aborder une armée dans sa globalité. En cela, il s’agit d’un remarquable travail pionnier qui, comme l’auteure le reconnaît elle-même, appelle d’autres chantiers historiographiques. Le riche état des sources proposé à la fin du livre, les notices biographiques, augmentées de nombreuses cartes et photographies, sont autant d’outils qui devraient encourager d’autres chercheurs à partir sur les traces des vétérans algériens pour en écrire l’histoire.

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Bibliographie

Debos Marielle, 2013, Le métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres, Paris, Karthala.

Rahal Malika, 2022, Algérie 1962  : une histoire populaire, Paris, La Découverte.

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Notes

1 L’ouvrage a été publié en 2018 par la maison d’édition algérienne Barzakh. Le texte a ensuite été légèrement actualisé pour sa parution en France aux Éditions de la Sorbonne (objet de la présente recension).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jonathan Hassine, « AREZKI Saphia, De l’ALN à l’ANP : la construction de l’armée algérienne (1954-1991) »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 153 | 2023, mis en ligne le 15 juin 2023, consulté le 29 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/remmm/19121 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remmm.19121

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Auteur

Jonathan Hassine

Sorbonne Université

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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