1Issu d’une conférence organisée à Turin en 2019, ce volume collectif dirigé par Barbara Curli, Professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Turin (UNITO), analyse les relations entre l’Italie et le canal de Suez depuis l’ouverture de celui-ci (1869) jusqu’à la crise qui suivit la nationalisation du canal par le président égyptien Gamal Abdel Nasser (1956). L’originalité du volume repose sur la perspective italienne qu’il apporte à une historiographie florissante sur l’isthme. Dans la lignée des travaux de Claudio Fogu (2020), Valerie MgGuire (2020) et Claudia Moatti (2020), les auteurs choisissent la Méditerranée comme un cadre d’analyse pertinent pour renouveler l’histoire de l’Italie contemporaine.
2Composé de 22 chapitres et d’une postface, l’ouvrage postule que l’ouverture du canal fut centrale dans plusieurs processus historiques relatifs à l’histoire globale, méditerranéenne et, aspect moins abordé par l’historiographie, à l’histoire de la construction nationale (et impériale) italienne. Dès le milieu du XIXe siècle, la question du canal fut débattue par les élites économiques et politiques des États pré-unitaires qui s’interrogeaient sur le développement des infrastructures en tant que voie d’accès privilégiée à la modernité. Près de cent ans plus tard, la crise de Suez suscita une réflexion majeure chez les élites italiennes autour de la question du développement et du tiermondisme. Au prisme de Suez, c’est plus largement l’histoire de l’Italie dans sa relation avec l’espace méditerranéen que les auteurs interrogent.
3Six parties thématiques composent le volume. Chacune rassemble des contributions aux approches fort différentes (s’inscrivant dans l’histoire des techniques, l’histoire économique ou encore l’histoire sociale). Les parties I et II analysent la floraison d’une production écrite diversifiée sur l’isthme (« Isthmian literature », p. 12, comprenant essais, pamphlets, ou encore pièces de théâtre) et la manière dont elle participa à construire l’imaginaire d’une Italie unifiée et de son rôle méditerranéen. Les chapitres montrent que les attentes suscitées par le percement du canal en termes de développement économique, qualifiées de « techno-optimisme » (p. 58), cèdent rapidement le pas au réalisme et au désenchantement face à la faiblesse technique et à la marginalisation de la péninsule dans les échanges mondiaux.
4Suez représente aussi l’ouverture d’un nouvel espace colonial pour l’Italie, fraîchement arrivée dans le jeu impérial. Les parties III et IV s’intéressent aux projets coloniaux dans la Corne de l’Afrique et sur les côtes de la mer Rouge. En même temps, les espaces traversés par l’isthme sont des espaces nationaux en devenir, à commencer par l’Égypte, et des lieux où se déploie une stratégie impériale globale. Les ambitions italiennes sont mises en perspective avec l’agentivité de plusieurs acteurs locaux (l’Empire ottoman et ses représentants, les autorités égyptiennes et les acteurs yéménites notamment). Ces derniers cherchent à tirer profit de la présence italienne sur les côtes de la mer Rouge ou bien à établir un modus vivendi à mesure que l’Italie étend son empire jusqu’à l’invasion de l’Éthiopie (1935).
- 1 Pour un bilan de deux décennies de recherche sur les cosmopolitismes en Méditerranée, voir Smyrneli (...)
5Intitulée A transnational social history of Suez, la partie V analyse Suez comme un lieu de construction communautaire et identitaire pour les milliers de travailleurs et de résidents immigrés, dont beaucoup sont issus de la Méditerranée sud-orientale, de Grèce et d’Italie, mais aussi des provinces de l’Empire ottoman. Les pratiques de racialisation et de ségrégation, tout comme les concurrences et les interactions qui se jouent sur le lieu de travail (les ateliers de la compagnie du Canal, notamment) ou encore dans le champ scolaire révèlent des lignes de fracture qui se creusent davantage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ces constats amènent les auteurs à reconsidérer le concept de cosmopolitisme, en dialoguant avec la production historiographique sur ce concept polémique1.
6L’après crise de Suez (1956) fait l’objet de la VIe et dernière partie. Après avoir été une destination privilégiée des migrations Nord-Sud et Sud-Sud, le canal devient un espace d’émigration, notamment à partir de la Seconde Guerre mondiale. Alors que Suez se vide progressivement de sa population étrangère, la crise alimente des débats en Europe et en Italie sur la question du développement, sur le concept de tiermondisme et sur le rôle de l’Italie dans la Méditerranée postcoloniale. Différents acteurs, dont des représentants du parti démocrate-chrétien au pouvoir en Italie ainsi que l’Ente Nazionale Idrocarburi présidé par Enrico Mattei (1906-1962), participent activement à la production d’un discours sur la politique méditerranéenne de l’Italie et sa proximité avec les pays du Sud producteurs de pétrole.
7La postface de Frederick Cooper revient sur les principaux apports de l’ouvrage. D’après l’historien du colonialisme, l’histoire qui y est retracée est avant tout celle du développement de relations inégales et inégalitaires. Supposée promouvoir le développement de l’Italie et des ports méditerranéens, l’ouverture de cette voie maritime finit par enrichir davantage la Grande-Bretagne et les puissances d’Europe du Nord. Qui plus est, à rebours de la rhétorique du rapprochement Nord-Sud, promue dès la fin du XIXe siècle, l’ouverture de canal contribua à asseoir la domination coloniale. En ce sens, dans le prolongement de l’ouvrage de Valeska Huber, les différentes contributions suggèrent, d’après Cooper, que le canal « fut avant tout un nouvel élément dans un ensemble déjà fragmenté de relations politiques asymétriques » (Huber, 2013 : 387).
- 2 Ingénieur, délégué par la monarchie des Habsbourg à la Commission internationale pour le percement (...)
- 3 Ministre des Travaux publics du Royaume de Piémont-Sardaigne lors des travaux de percement de l’ist (...)
8À la lumière de ces apports, le pari formulé en introduction par la coordinatrice de l’ouvrage, consistant à analyser la place du canal dans la construction nationale et les ambitions impériales italiennes, tout en la replaçant dans une histoire méditerranéenne, voire mondiale, paraît tout à fait réussi. Le volume propose en outre quelques relectures et révisions historiographiques majeures, ayant trait au profil éclectique et cosmopolite des acteurs engagés dans le projet du canal (tels que Luigi Negrelli2 et Pietro Paleocapa3), au rôle dynamique que jouèrent certaines villes portuaires (Gênes, Venise et Trieste notamment), et à la place de l’expérience italienne au sein d’un ensemble spatial plus vaste.
9Très soigné dans sa forme et dans son contenu, le volume a le mérite de mobiliser une grande diversité d’archives (papiers personnels de Luigi Negrelli, archives des États pré-unitaires, archives de la Compagnie du canal de Suez). Toutefois, à part quelques incursions dans les fonds ottomans et égyptiens, les archives italiennes restent dominantes. Une courte réflexion méthodologique sur le croisement de sources éparses et leur accès pour une histoire croisée de l’Italie et de la Méditerranée aurait été bienvenue. On regrette aussi quelques redondances, surtout dans les deux premières parties, qui auraient pu être évitées par des renvois intertextuels, quasiment absents.
10Le volume réunit une équipe internationale de chercheurs et de chercheuses, mais aucun‧e Égyptien‧ne ne figure parmi les contributeurs (l’éditrice scientifique est toutefois consciente de cette limite lorsqu’elle évoque dans l’introduction les multiples difficultés rencontrées pour faire participer les collègues égyptiens à la conférence). Il est aussi à regretter que les acteurs locaux – autorités, travailleurs, entrepreneurs etc. – n’apparaissent qu’en pointillé dans les contributions, sans doute en raison de la nature des sources exploitées. Ces quelques remarques ne sauraient remettre en question les apports précieux de ce volume à l’histoire de l’Italie et de la Méditerranée, et aux travaux faisant dialoguer l’histoire de la Méditerranée et l’histoire impériale.