3La deuxième partie « Pratiques, dispositifs et institutions » débute avec le chapitre 6, rédigé en français, sur la configuration éditoriale et les pratiques de publication dans les revues. Son autrice, C. Raymond, analyse avec finesse la configuration éditoriale et l’espace des revues entre les années 1960 et 1990 avant d’étudier le cas d’une revue dite « intellectuelle ». On perçoit de nouveau le poids de certains individus dans ce champ, en lien direct avec certains régimes arabes. Les deux derniers chapitres rédigés en arabe, de A. Moussaoui et de H. Awada, sont complémentaires. Ils abordent la question de la pratique d’évaluation dans le cadre des pré-rapports à la soutenance des thèses au sein de l’Université libanaise et la formation de l’Institut des Sciences sociales au sein de cette université, comme un sous-champ académique.

4L’ouvrage nous livre une analyse de l’évolution historique de différentes disciplines et de leur institutionnalisation tout en situant dans l’espace social le monde dans lequel se pratiquent leur enseignement, les recherches et la multiplicité des formes de publication qui en découlent. Les différents chapitres de l’ouvrage analysent l’interaction de ce monde, aussi hétérogène que pluriel, avec les autres espaces et acteurs tels que l’État, le marché du travail, les organisations politiques et professionnelles, dont le rôle se modifie à travers l’histoire. Ils montrent la mobilité et la porosité des frontières des disciplines étudiées d’une part, et d’autre part, l’évolution aussi bien du contenu de l’enseignement délivré dans les universités au nom de ces disciplines que des recherches effectuées et publiées par une multiplicité d’acteurs dont l’appartenance ne se limite pas au monde universitaire. Cette évolution n’échappe pas non plus à la valeur que l’on accorde à ces sciences selon le moment historique (qui peut aller de la reconnaissance de leur utilité à une hostilité à leur égard).

5Dès l’introduction rédigée par C. Raymond, M. Catusse et S. Hanafi, l’ouvrage met l’accent sur certains événements historiques ayant structuré la société libanaise et influé, de manières parfois différentes, sur l’évolution des disciplines prises comme objet d’analyse. Cet ancrage local ne sacrifie l’influence ni des organisations internationales, ni de l’histoire globale, ni les débats ayant jalonné la formation des disciplines étudiées ici aux États-Unis et en Europe. Une telle articulation local-global s’avère nécessaire, non seulement du fait de la circulation des idées et des approches, mais aussi parce que les acteurs concernés (enseignants comme chercheurs en premier lieu) sont majoritairement formés dans des universités du « Nord », françaises au départ et plus tard américaines.

6En effet, l’histoire de la création des universités et les programmes d’enseignement qu’elles proposent en sciences sociales ne sont pas sans liens avec l’organisation politique du pays, restructurée d’abord à la fin de xix^e siècle en lien « avec le projet de renaissance arabe » et l’idée de « nation » et d’« État », et ensuite sous l’influence des « aspirations impériales et coloniales » (p. 17-18). Dans les premières universités dites « modernes » fondées à Beyrouth (p. 17), les sciences sociales n’étaient pas « disciplinées », mais relevaient plutôt de la « culture générale ». Leur objectif principal était alors de contribuer à la formation des élites sociales et politiques. Plus tard, à la différence des universités américaines ou européennes qui formaient des universitaires ou des travailleurs sociaux, la sociologie – par exemple telle qu’elle a été enseignée à l’Americain University of Beirut (AUB) – durant la période d’entre les deux guerres visait à « initier les étudiants… aux problèmes politiques et sociaux de la région » (Ph. Bourmaud, p. 18). La relation entre le monde des sciences sociales et l’État en formation imposait ainsi une certaine vision, voire une définition de ces sciences et de leur fonction dans l’espace social.

8La présence sur le terrain libanais de l’Organisation de Libération de Palestine et de ses centres de recherches, ainsi que le déroulement de nombreux combats durant la guerre civile (sans oublier les guerres menées par Israël) contribuent à la démarcation de nouvelles frontières géographiques, sociales et politiques, aussi bien à l’échelle du pays qu’au sein d’une capitale divisée désormais en deux secteurs : Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest. S’instaure une rupture radicale avec le rôle auparavant joué par l’État. Les activités de recherche à peine initiées s’effondrent et l’université publique éclate en branches pour faire face à la nouvelle géographie qu’impose la guerre civile. L’un des enquêtés cité décrit bien la situation lorsqu’il souligne : « c’est l’Université qui va vers les étudiants ». Si ces branches participent à la massification de l’enseignement, elles seront plus tard source de dispersion du personnel et d’inégalité dans l’enseignement.

9Cette rupture fait également du Liban un « laboratoire » pour les sciences politiques qui seront marquées par l’émergence des paradigmes d’analyse autour de la parenté pour comprendre le conflit comme violence politique en l’absence d’État (p. 155, chapitre 3). Du fait de la destruction massive des quartiers centraux et historiques, la demande publique de reconstruction donnera plus tard un sens pratique tout à fait original aux études urbaines qui vont prospérer à la sortie de la guerre (cf. chapitre 2).

12Malgré l’importance de l’ouvrage, on regrette l’absence d’analyse des trajectoires, même si le rôle de certains individus y est souligné. Cette remarque s’applique particulièrement à l’article de A. Moussaoui sur les pré-rapports à la soutenance des thèses. Son approche en termes de capitaux et les extraits des rapports d’évaluation qu’il mobilise seraient plus convaincants s’ils étaient associés aux trajectoires et aux positions de leurs énonciateurs. Le dernier chapitre aurait pu lui être d’une grande utilité puisqu’il analyse la configuration dans laquelle ces trajectoires se déplacent, à savoir le sous-champ formé par la création de l’Institut des Sciences sociales au sein de l’Université libanaise. Cela aurait pu permettre à l’auteur d’appréhender l’acquisition de ce qu’il qualifie de « capital éthique » comme un processus non valorisant dans un espace où les acteurs conçoivent les règles du jeu comme déjà fixées. En effet, toute tentative de subversion peut coûter cher dans une configuration où les diplômes sont transformés en cartes de visite permettant à leurs détenteurs d’accéder à des emplois dont la rétribution est régie par la loi communautaro-politique institutionnalisée. La critique amère qu’il adresse au milieu dont il fait partie fait fortement penser au contexte palestinien dans lequel la majorité des recherches dites quantitatives se terminent là où elles devraient commencer. La dimension théorique s’y limite souvent à une liste de définitions n’ayant aucun lien avec la démarche entamée ou encore avec la problématisation et la formulation des hypothèses. Cela contribue souvent à des confusions dans le processus de recueil et de prodution des données quantitatives et empiriques (au niveau de l’enquête) ainsi qu’à des contradictions flagrantes dans leur interprétation (au niveau de l’analyse). Ce « chaos » participe des dangers qu’implique la circulation des idées en dehors de leur contexte de production, en particulier lorsque les concepts sont utilisés sans référence aux appareils théoriques, ni aux démarches et aux processus ou encore aux contextes d’origine à partir desquels ils ont été élaborés et construits. L’universalisation, la décontextualisation et la dés-historicisation des concepts théoriques pourraient en effet faire l’objet d’une recherche autour des dangers liés à l’« immigration des idées » (comme le disait K. Marx) ou encore à ce que P. Bourdieu identifie comme l’effet de pratiquer et d’enseigner les sciences sociales avec une lecture philosophique séparant la théorie de la démarche (Bourdieu, 2002 [1984], p. 39).

13L’intérêt de cet ouvrage tient au fait qu’il prend pour objet d’analyse les sciences sociales dans un pays où la pratique de recherche comme l’enseignement souffrent d’un manque criant de financement, d’institutionnalisation et d’investissement de la part de l’État. De plus, dès sa création, le champ universitaire n’échappe pas aux injonctions du champ politique fragmenté, bien qu’il ait temporairement bénéficié d’une certaine autonomie, relative et conditionnée, lors de la période chéhabiste. Il n’est pas non plus à l’abri des orientations imposées par une multiplicité d’acteurs internationaux, régionaux et arabes. C’est dans ce contexte associant aussi bien des particularités locales que des effets dits globaux ou « universels » (qu’on trouve ailleurs dans le monde) que l’ouvrage nous livre un panorama, certes non exhaustif, mais aussi riche que stimulant de l’évolution des sciences sociales au Liban. Il nous propose également des pistes à creuser dans d’éventuelles recherches, avec pour objectif de mettre en avant la manière dont ces injonctions influent sur les paradigmes d’analyse mobilisés, la place de la domination dans l’analyse et les questions dites « légitimes » qui dominent et orientent les axes de recherches selon les différentes phases de l’histoire libanaise.