1L’ouvrage, issu d’un travail de thèse, a pour point de départ le meurtre de Massinissa Guermah, dans les locaux de la gendarmerie de Beni Douala (18 avril 2001), et les révoltes, protestations et répressions qui lui succédèrent en Kabylie. Ces événements, qualifiés de printemps noirs, interrogent la place du mouvement et de la question berbère en Algérie, mais également celle de la tribu. En effet, l’apparition à cette occasion de la coordination des arouch, dairas et communes (CADC), acteur politique faisant explicitement référence à la tribu (arouch au pl. ; arch au sing., dans leur forme francisée), a suscité et suscite encore des questionnements sur la place, le rôle et les reconfigurations de formes d’organisation tribale en Kabylie, et plus largement en Algérie.

2Cette recherche vient donc apporter, à partir du cas des At Zemmenzer, tribu dont le territoire est limitrophe de la commune de Tizi Ouzou, un éclairage nécessaire sur le sujet. La perspective de l’auteur est de croiser histoire et approche monographique de la tribu, en s’appuyant en bonne partie sur les sources orales kabyles (notamment les poèmes). Il en découle un livre particulièrement dense et intéressant à lire.

3L’introduction comporte un bon état de l’art des débats, en particulier anthropologiques, sur le concept de tribu (essentiellement au Proche-Orient et en Afrique du Nord). La problématique de l’auteure se concentre en un passage que je reprends ici : « Au-delà des discours d’affirmation et des actions de revendication, je souhaite donc analyser comment s’articulent les phénomènes de réappropriation d’éléments hérités de la société tribale précoloniale ébranlée par la conquête, d’une part, et d’autre part le processus de reconstruction identitaire qui touche la Kabylie depuis le début du xx^e siècle, afin de voir ainsi dans quelle mesure on peut encore parler de tribu (arch) en Kabylie aujourd’hui » (p. 22).

4Les deux chapitres qui suivent donnent des aperçus généraux sur la tribu en Kabylie et sur l’articulation entre tribu et affirmation identitaire. Malika Assam y fait discuter des sources multiples antérieures à la colonisation (Ibn Khaldoun), coloniales (administrateurs et militaires), scientifiques (notamment sur les différentes terminologies relatives à la tribu dans le monde berbère, tableaux 1, 2, 3 et 4, p. 39-42), mais également les sources orales locales (en particulier les différentes poésies mobilisées dans le chapitre 2). Il en ressort, s’agissant de la question tribale, que celle-ci, en particulier en Kabylie et dans l’approche de Malika Assam, se confond beaucoup avec l’institution de l’assemblée villageoise, qui semble lui être centrale. La chose n’est pas généralisable à l’ensemble de l’Algérie.

5Les chapitres qui suivent portent plus directement sur la tribu des At Zemmenzer avant le printemps berbère de 1980 (chapitres 3, 4, 5) et par la suite (chapitre 6, 7, 8). On comprendra ce découpage par la problématique de la recherche – articulation entre tribu et reconstruction identitaire berbère. On y apprend que la tribu des At Zemmenzer constitue à l’origine un regroupement aux origines hétérogènes, initialement rattaché à la tribu des Ait Assi. Ils sont ensuite fixés en douar au moment du Senatus Consulte (1863), expropriés de 13 % de leur territoire et subissent des réorganisations suite à la révolte de Mokrani (1871). L’auteure nous présente en somme les pérégrinations administratives successives de cette tribu durant la période coloniale. Mais, en raison du peu de ressources du pays, « jusqu’à la fin de la période coloniale, le territoire du douar-tribu ne subit pas de modification. La politique administrative n’aura pas gêné la cohésion de la tribu » (p. 133). Dans les premières décennies de l’indépendance, les assemblées villageoises fonctionneront de manière officieuse et, malgré les transformations des modes de vie et des pratiques matrimoniales (diminution importante de l’endogamie tribale), le nom et les représentations de la tribu ont pu persister dans l’Algérie indépendante. À la faveur du mouvement berbère, des transformations sociétales (augmentation des jeunes diplômés notamment) et des recompositions politiques en Algérie à la fin des années 1980 (ouverture au multipartisme et aux associations), les assemblées villageoises, transformées en comités de village, et au-delà la tribu, se trouvent réinvesties et mobilisées comme référents dans les actions citoyennes et politiques locales. L’auteure nous explique le fonctionnement des comités de village, ainsi que la continuité et transformation des règlements villageois, qui demeurent s’agissant des tâches collectives, amendes et médiations de conflits (notamment entre villages) en dépit des évolutions pendant la période coloniale et depuis l’indépendance (les règlements villageois ne traitent par exemple plus des délits graves). Malika Assam illustre également les articulations, parfois les complémentarités, entre ces comités de village, les structures étatiques locales (Commune et Wilaya) et la justice d’État. Ces comités, malgré les transformations qu’ils ont subies depuis plus d’un siècle, gardent néanmoins comme vocation de protéger le domaine du patrimoine et de l’honneur du village. Les révoltes de 2001 mobiliseront ces comités, mais également la tribu qui apparaît alors comme une forme d’organisation supra-villageoise, non permanente, et qui demeure tributaire des décisions prises au niveau des villages.

6Les trois derniers chapitres (9, 10 et 11) portent plus directement sur le militantisme identitaire berbère, au lendemain de l’Indépendance (années 1960 et 1970) et à partir du printemps berbère de 1980, ainsi que sur l’essor du mouvement associatif berbère à la faveur de l’émigration (rôle de l’académie berbère) et la fin du parti unique (fin des années 1980). Malika Assam nous montre comment ces associations s’articulent et/ou redynamisent les comités de village, participent du processus de transformation des rapports à la culture kabyle et comment sont mobilisés les éléments de la culture matérielle (artisanat) et immatérielle (production littéraire). Elle décrit les constructions mémorielles locales et régionales qui, en rompant avec les discours officiels, s’appuient en particulier sur les éléments de l’autochtonie locale et sur les références à la tribu. La question tribale apparait de manière plus marginale dans ces trois derniers chapitres, si ce n’est par le prisme de l’implication des militants dans les assemblées villageoises et l’importance progressive des coordinations inter-villageoises faisant explicitement référence à la tribu (arch). L’auteure ouvre ici la problématique aux cultures matérielles et reconstructions mémorielles locales qui intègrent, entres autres, des références implicites à la tribu.

8Au final, l’ouvrage de Malika Assam constitue néanmoins un ouvrage particulièrement bien documenté et utile pour qui s’intéresse à la question tribale en Algérie, en Kabylie plus précisément, et sa réappropriation dans le cadre du mouvement culturel berbère qui se déploie en Kabylie et ailleurs. On comprendra le prisme privilégié de la recherche – reconstruction identitaire berbère – par l’orientation disciplinaire de l’auteure (langues et cultures berbères). Ce faisant, Malika Assam, n’aborde pas suffisamment d’autres thèmes qui semblent autant si ce n’est plus importants du point de vue des acteurs locaux… et des sciences sociales. La plateforme d’El Kseur, document nodal de la coordination des arouch, dairas et communes (CADC), n’aborde en effet la question berbère que dans son point 8 (sur 15) – comme le rappelle Malika Assam en note de bas de page (p. 245). Du reste elle ne mentionne que deux fois seulement ce document important qui devrait en toute logique figurer en annexe ou tableau dans l’ouvrage (cela n’est pas le cas). Les thématiques de la prise en charge des victimes par l’État, de la justice, de l’attribution du statut de martyr (réinscription dans l’histoire nationale), de la place de l’État social sont autant de points prioritaires dans cette plateforme et qui, articulés à la question tribale, feraient l’objet de recherches passionnantes. Du moins, ces sujets, abordés trop brièvement par Malika Assam, complèteraient utilement ce premier opus remarquable.