1Eberhard Kienle nous propose dans son ouvrage un panorama ambitieux de différents aspects de l’Égypte contemporaine tout en accordant une grande place au contexte historique. Il traite notamment des aspects relatifs à l’histoire politique, aux politiques économiques ainsi qu’à la politique étrangère du pays sur une période allant du début du xix^e siècle jusqu’à aujourd’hui. Cet ouvrage de science politique assume un ancrage historique très fort en revenant sur les premiers pas du règne de Muhammad Ali à partir de 1805, considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne, pour expliquer les continuités politiques et économiques de celle qu’il qualifie de « puissance fragile », qu’il entend décrire tout au long du livre.

2L’ouvrage débute par une chronologie qui traduit la volonté de couvrir tout à la fois un grand nombre d’aspects économiques, juridiques, sociaux ou encore politiques de l’Égypte contemporaine. Dès la première date choisie, l’auteur présente la thèse centrale de son ouvrage : la dépendance du pays aux puissances étrangères, en l’occurrence l’Empire ottoman et les puissances européennes (page xi). D’un point de vue économique, la recherche d’investissements étrangers a façonné les politiques économiques du pays (page 131) et participé à multiplier les partenaires économiques et alliés stratégiques comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou le Koweït pour la période actuelle. D’un point de vue politique, la pérennité des régimes successifs a notamment été permise par des positions géopolitiques fortes et fédératrices. Cette dépendance est ainsi résumée dans le passage suivant : « the changes reflected the permanent interplay between institutions, politics, and policies, all of them partly influenced by developments and decisions outside Egypt’s borders » (page 63).

3Egypt. A Fragile Power est organisé en quatre chapitres. Le premier, le plus court, résume l’essentiel de l’argumentaire de l’auteur. Il tourne, d’une part, autour des héritages qui marquent encore structurellement les vies politique, économique et sociale du pays, et d’autre part de la dépendance aux puissances étrangères. Cette dépendance et la quête d’indépendance qui en découle marquent le fil directeur de l’ouvrage. Eberhard Kienle montre ainsi l’ambivalence d’un pays souvent considéré comme étant une « puissance régionale » du fait de son influence culturelle, de sa situation géographique ou encore du poids de son armée, face à une réalité plus nuancée qu’il résume ainsi dès l’introduction : « the tale of Egypt’s strength nonetheless reflects wishes, hopes, and fears rather than reality » (page 2).

4Pour expliquer cette ambivalence, il revient sur trois aspects. Il aborde tout d’abord la centralisation des pouvoirs politiques – de la reprise en main du pays par Muhammad Ali à la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi en passant par la royauté puis le nassérisme (chapitre 2). Ensuite, il revient sur les politiques économiques et la mainmise du militaire, présente dès le coup d’État des Officiers libres en 1952, et qui se renforce jusqu’à aujourd’hui, par ailleurs analysée par Yezid Sayigh (Sayigh, 2019) ou Zeinab Abul-Magd (Abul-Magd, 2013 ; 2017). Enfin, il analyse la dépendance étrangère, notamment économique et militaire à l’égard des États-Unis, ou encore économique à l’égard de quelques pays du Golfe cités précédemment (chapitre 4). Chacun des trois chapitres est pensé de façon chronologique. Cette organisation permet de montrer l’évolution de ces trois aspects, tout en soutenant l’argument de la continuité et de la profondeur historique. Toutefois, cette approche parait parfois un peu trop descriptive. Le même schéma structure ainsi les chapitres, qui reviennent systématiquement dans un premier temps sur la fin de la monarchie et ses legs en termes d’influence, le coup d’État des Officiers libres en 1952, la période nassérienne et le rayonnement panarabe, la libéralisation sous Anouar el-Sadate, les réformes économiques et la progressive fermeture politique sous Hosni Moubarak, la présidence de Mohamed Morsi avant de traiter la période actuelle en quelques pages à la fin de chaque chapitre. La période postrévolutionnaire en tant que telle est relativement peu abordée, une vingtaine de pages en tout et pour tout, qui visent surtout à donner des clés de compréhension des dynamiques contemporaines.

5En fin de compte, l’ouvrage représente un compte-rendu très détaillé des évènements et des grands mouvements qui ont traversé l’Égypte ces deux derniers siècles. On peut saluer le souci du détail et du chiffre recueilli, notamment compte tenu de la difficulté à collecter des données fiables et à intervalles réguliers en Égypte aujourd’hui. L’ouvrage se distingue par la précision des évènements relatés et analysés. À cet égard, l’auteur assume l’usage de sources secondaires majoritairement anglophones, et plus rarement arabes ou françaises.

6Certaines thématiques, relevant davantage de l’histoire sociale et culturelle du pays et qui apportent pourtant un éclairage fondamental sur les questions de puissance et de dépendance, sont peu évoquées. On pense notamment aux travaux de Lila Abu Lughod, Zeinab Abul-Magd ou encore de Marie Vannetzel qui mobilisent des approches plus sociologiques des classes sociales, complémentaires du travail d’Eberhard Kienle.

7Finalement, l’ouvrage se lit comme une synthèse de l’histoire politique et économique de l’Égypte en langue anglaise. En cela, il sera utile à tout chercheur et étudiant travaillant sur l’Égypte contemporaine. Le développement sur la dépendance égyptienne proposé par Eberhard Kienle donne par exemple des clés de lecture pour comprendre les enjeux actuels du positionnement ambigu du pays dans les négociations sur le conflit israélo-palestinien.