1Édité par Norig Neveu, Karene Summerer-Sanchez et Annalaura Turiano, ce volume est un des fruits du projet de recherche international MisSMO (Christian missions and societies in the Middle East: Organizations, identities, heritage,19-20 centuries) porté par l’École française de Rome et diverses institutions (NWO – the Dutch Research Concil – , IFAO, IFPO, IREMAM, LARHRA). L’histoire des missions dans le monde arabe et au Moyen-Orient a fait l’objet de très nombreuses recherches et de profonds renouvellements depuis trente ans. L’approche à la fois diplomatique (la mission comme vecteur des politiques impérialistes européennes) ou religieuse et institutionnelle (création de nouvelles Églises, transformations des Églises orientales, « latinisation »), a progressivement laissé la place à une lecture davantage ancrée dans l’histoire sociale, plus attentive à l’agency des populations en contact avec les missionnaires et aux rencontres (encounters) entre les différents protagonistes de l’activité missionnaire. En un sens « Missions and Preaching » marque un retour à des questionnement plus religieux tout en s’appuyant sur les recherches les plus récentes.

2À rebours d’une histoire souvent restreinte à la période coloniale, ce livre scrute la mission sur le temps long (du xix^e au xxi^e siècle) et développe une approche connectée de la mission et de la prédication. Si la prédication en tant que telle a été moins étudiée pour les missions de la période coloniale (c.1850 - c.1950), l’attention portée à cette pratique permet d’inclure l’islam et le judaïsme dans la réflexion. Comme le relève Heather Sharkey, la prédication au sens strict (autrement dit de sermon) est plutôt une activité d’hommes de religions alors que la majorité des missionnaires sont des femmes. Dans la perspective de l’ouvrage, son sens est donc élargi : les missionnaires prêchent aussi par leurs œuvres d’éducation, de santé ou de charité. L’objectif est de montrer comment les méthodes missionnaires et la prédication façonnent les sociétés du Moyen-Orient contemporain de multiples façons (p. 3). Les éditrices se veulent aussi attentives à la dimension matérielle de la mission et de la prédication, alors que ces aspects sont souvent négligés dans les études missionnaires. Elles reprennent le concept « d’orchestration matérielle » (p. 20) du prosélytisme pour interroger les missions et la prédication à nouveaux frais. La prédication a aussi des effets sur les missionnaires eux-mêmes. S’y intéresser permet en outre de mettre en lumière les nuances voire les dissensions qui séparent des prédicateurs relevant d’une même confession.

3Composé de onze articles très stimulants, l’ouvrage, édité avec soin, alterne études de cas et contributions plus synthétiques (Cf. les articles de Gaëtan du Roy ou de Vincent Vilmain). À partir du cas égyptien, Gaëtan du Roy plaide, de façon convaincante, pour une étude globale des dynamiques missionnaires, qu’il est nécessaire d’inscrire dans des questions religieuses, sociales et politiques plus générales (ici celle de la pluralité religieuse). Vincent Vilmain étudie l’Alliance israélite universelle comme une mission et met en lumière ses objectifs de réforme du judaïsme oriental et ses difficultés à se faire accepter comme les conflits qui naissent entre l’Alliance et les communautés locales ou entre les différentes branches de l’Alliance. L’ouvrage se conclut par un décapant épilogue rédigé par Michael Marten (« Decolonising Missions and Preaching » qui plaide pour introduire les résultats des dernières recherches en sciences religieuses dans les travaux sur les missions.

4La première partie, « Borders, conversions and migrations » introduite par Bernard Heyberger (« Mission and Conversion: a long terme perspective ») revient sur la dimension spatiale de la mission, les frontières qu’elle trace, les périphéries qu’elle délaisse, les circulations dans lesquelles elle s’inscrit (Nord-Sud, Sud-Sud et même Sud-Nord). Les articles mettent en évidence la centralité de la réforme au sein du projet missionnaire ou de conversion : il s’agit de construire ou de reconstruire une communauté religieuse parfaitement orthodoxe. Mission et prédication élèvent des barrières entre ceux qui adhèrent à leur projet et ceux qu’il laisse indifférents. Elles favorisent des recompositions profondes au sein des communautés : la « prédication » des Loubavtich a favorisé une forme d’« israélisation » du judaïsme français, transformant ses relations avec la société française (en favorisant une forme d’isolement) et son identité diasporique (Sébastien Tank-Storper). Les migrations façonnent les groupes religieux comme les communautés évangéliques d’Istanbul dont une partie des fidèles sont issus du Sud global (Armand Aupiais).

5La seconde partie (« Preachers, Negotiations and Interactions »), introduite par Heather Sharkey met en lumière différents prédicateurs. Tout d’abord des femmes égyptiennes de l’association Ansâr al-sunna al-muhammadiyya (« Partisans de la tradition prophétique »), fondée en 1926 et qui s’est dotée à la fin des années 1950 d’une branche féminine. Éloignées des mosquées par le nouveau contrôle de l’État mis en place par le Président Sissi, ces prédicatrices ont investi des espaces plus séculiers et privés et gagné une forme d’autonomie (Naïma Bouras). Ensuite des instituteurs des écoles Gülen en Afrique subsaharienne. Au Kenya, au Sénégal et en Afrique du Sud, le fonctionnement de ces écoles, qui ne sont pas ouvertement prosélytes, repose sur le recrutement d’auxiliaires locaux inégalement impliqués dans l’institution, mais qui jouent un rôle central d’intermédiaires avec la société locale tout en s’inscrivant désormais dans ses réseaux transnationaux (Gabrielle Angey). Enfin des catholiques en Israël dans les années 1950 à travers la figure d’un prédicateur catholique en hébreu, le carme Bauchet et les membres de l’association Saint-Jacques (1955) dont l’action se situe dans le sillage de celle de Charles de Foucauld et la promotion d’une réelle « inculturation » témoigne de la diversité des voies missionnaires même dans un milieu aussi étroit (Maria-Chiara Rioli).

6La dernière partie, « Missionary Strategies, between Political Power(s) and Everyday Practices », introduite par Maria Chiara Giorda, s’intéresse davantage aux rapports avec le politique, incarné par l’Empire ottoman des réformes ou l’islam politique du début du xxi^e siècle. Necati Alkan s’intéresse à la politique de « correction des croyances » (correction of belief(s)) menée notamment à la fin de la période ottomane pour réformer des populations considérées comme éloignées de l’islam afin de de raffermir leur loyauté à l’égard de l’État. Frederico Alpi revient sur l’élaboration des mythes fondateurs de la communauté protestante arménienne au cours du xix^e siècle, mythes (les Arméniens protestants sont les héritiers des Tondrakians du IX^e siècle) que l’on peut considérer comme un « produit dérivé » de la mission protestante américaine. Ester Sigillò enfin, s’intéresse aux associations islamiques nées en Tunisie dans le sillage de la révolution de 2011. Souvent soutenues par les pays du Golfe (Qatar, Koweït), elles font preuve d’une réelle capacité d’adaptation à un environnement politique labile : celle-ci passe par une professionnalisation qui les rapproche des ONG mais aussi par la promotion de nouveaux thèmes (contre la corruption, défense de l’environnement).

7À travers ces figures de missionnaires, de prédicateurs ou de prédicatrices, hommes plus souvent que femmes, inscrits dans différents courants de l’islam (salafisme contemporain, réformisme musulman du xix^e siècle ou du xxi^e siècle, confrérie Gülen), du christianisme (catholique, protestant, évangélique) ou du judaïsme (Loubavtich, judaïsme plus « libéral » de l’Alliance israélite universelle), vivant dans des régions diverses, de la Tunisie à Istanbul, de Paris au Kenya, ce livre foisonnant témoigne de la fécondité et de la richesse du programme de recherche mené par ses éditrices avec la complicité de Philippe Bourmaud. Il constitue indubitablement une riche contribution à l’étude du phénomène missionnaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord durant les deux derniers siècles.